Loïc Le Bars
Dans l’historiographie française de la Grande Guerre, 1917 est caractérisée comme « l’année trouble », l’année de « la crise de la communauté nationale » (1). Une crise globale qui se réfracte dans tous les domaines et qui révèle, dès la fin de l’année 1916, une immense aspiration à la paix. Car toutes les offensives lancées depuis deux ans ont échoué : des centaines de milliers de morts et de blessés pour la conquête, le plus souvent éphémère, de quelques kilomètres carrés de terre dévastée. Pourtant, l’état-major s’entête et prépare la nouvelle « offensive de printemps ». Nombre de généraux n’en attendent pas grand-chose, mais, comme l’avoue le futur maréchal Fayolle, « si l’on ne recommence pas ces hécatombes, que deviendra la guerre ? » (2). Cela n’empêche pas les hommes politiques de commencer à discuter des « buts de guerre » qui ne se limitent plus à la récupération de l’Alsace-Lorraine. De quoi faire réfléchir ceux et celles à qui on avait fait croire qu’il s’agissait d’une guerre « du droit et de la liberté ». La crise est aussi sociale. La hausse des prix s’accélère, les salaires ne suivent plus et des problèmes de ravitaillement commencent à apparaître alors que les usines d’armement fonctionnent à plein régime, entraînant la surexploitation et le surmenage des ouvriers et plus encore des ouvrières, de plus en plus nombreuses à y travailler. A Paris, des grèves éclatent dès janvier 1916. La révolution russe de février 1917, en France comme dans tous les pays belligérants, va donner une impulsion décisive à l’expression de cette exigence de paix et lui ouvrir de nouvelles perspectives. Il en est de même pour le difficile combat mené par les militants et militantes des minorités pacifistes et internationalistes du Parti socialiste et de la CGT.
Le CRRI et le CDS
Celles-ci se sont principalement regroupées autour du « noyau » de La Vie ouvrière (Rosmer, Monatte, Merrheim…) qui, dès le début de la guerre, a refusé de se rallier à l’Union sacrée et dont la première manifestation publique a été la diffusion de la lettre de démission de Pierre Monatte du CCN de la CGT (décembre 1914). Cette minorité pacifiste s’appuie principalement sur la Fédération des métaux et, à partir d’août 1915, sur la Fédération nationale des syndicats d’instituteurs et d’institutrices (FNSI). Elle comporte aussi des militants anarchistes et anarcho-syndicalistes comme Péricat et Lepetit, de la Fédération du bâtiment. Elle s’affirme et se structure après la conférence de Zimmerwald et les comptes rendus qu’en font à Paris les deux délégués français, Merrheim et Bourderon, de la Fédération du tonneau mais qui intervient également dans le Parti socialiste, dans deux réunions où sont successivement conviés les militants de la CGT et ceux du PS. En novembre, est créé le Comité d’action internationale qui, en janvier 1916, prend le nom de Comité pour la reprise des relations internationales (CRRI). Celui-ci comporte deux sections, l’une regroupant les syndicalistes, l’autre les militants socialistes. La première désigne Merrheim comme secrétaire, la deuxième Bourderon. Tous se réunissent régulièrement au siège de La Vie ouvrière qui avait dû interrompre sa publication à la déclaration de guerre. Les principaux rédacteurs de Nache Slovo, le quotidien des socialistes émigrés à Paris et opposés à la guerre, assistent également à ces réunions. Alfred Rosmer et Marcel Martinet ont à plusieurs reprises insisté sur ce qu’eux et leurs camarades devaient à ces militants et en particulier à Trotsky.
Le CCRI commence à publier, clandestinement, et à diffuser des tracts et des brochures qui font souvent l’objet de saisies policières. Parmi ces dernières, celle qui, en juin 1916, rend compte de la conférence de Kienthal, la « seconde conférence socialiste internationale de Zimmerwald ». Le même mois, le Comité fait paraître la réponse de Malatesta aux « anarchistes de gouvernement ». Bien entendu, les organes de la CGT et du PS se gardent bien d’en parler et refusent d’insérer ses prises de position.
Des groupes se constituent en province et rejoignent le Comité qui, en avril 1916, compte environ 850 adhérents. Ses réunions regroupent entre 50 et 100 participants. Mais les militants de sensibilité anarchiste rechignent à discuter de l’intervention dans le PS et ont du mal à travailler avec Merrheim jugé trop timoré. Celui-ci se heurte aussi de plus en plus fréquemment à Trotsky qui lui reproche de freiner et de paralyser l’action du Comité alors que, pour la première fois depuis la déclaration de guerre, des couturières et des travailleurs de l’habillement font grève pour obtenir des augmentations de salaire. En juillet, c’est au tour des ouvrières d’une usine de guerre de Puteaux de cesser le travail. Le gouvernement, soucieux d’éviter une contagion de la grève, oblige le patron à satisfaire leurs revendications.
Mais Trotsky n’incrimine pas seulement Merrheim pour sa frilosité et son refus de prendre en considération les propositions de Fernand Loriot, l’un des responsables de la FNSI, visant à améliorer le fonctionnement du CRRI. Il lui reproche aussi de s’opposer à ce que les partisans de Zimmerwald dans le PS se différencient nettement de la minorité longuetiste qui vient de voter une nouvelle fois les crédits de guerre et qui se refuse à exiger le départ des ministres socialistes du gouvernement d’Union nationale. Merrheim n’est pas le seul à vouloir ménager cette minorité qualifiée de « centriste ». C’est ce que révèle la discussion pendant l’été 1916 d’un projet de texte proposé par Trotsky désireux de clarifier les positions des « socialistes de Zimmerwald ». Beaucoup de membres du Comité, et en particulier Merrheim et Bourderon, s’offusquent de la virulence avec laquelle Trotsky s’en prend aux longuetistes. Deux mois sont nécessaires pour arriver à l’adoption d’un compromis rédigé par Loriot et Louis et Gabrielle Bouët, eux aussi membres de la FNSI. Ce texte est ensuite édité sous forme d’une petite brochure intitulée Les Socialistes de Zimmerwald qui insiste sur la nécessité pour ces derniers d’affirmer leurs positions en toute indépendance, même si des accords circonstanciels peuvent être trouvés avec la minorité longuetiste. La brochure se conclut en affirmant que « le devoir vital de la classe ouvrière est de demander dès maintenant l’armistice immédiat pour entamer des pourparlers de paix », d’exiger des parlementaires du parti qu’ils votent désormais « contre les crédits demandés pour prolonger la guerre » et qu’ils mettent fin à la « collaboration socialiste aux gouvernements capitalistes de guerre ».
Le 1er septembre, Nache Slovo est interdite et Trotsky expulsé vers l’Espagne. Le CRRI proteste et le fait savoir en diffusant un tract s’adressant à tous les « groupements socialistes » et à toutes les « organisations syndicales ».
Le Comité de défense syndicaliste (CDS) est créé peu après afin de combattre plus efficacement « la soumission » des dirigeants de la CGT à la « politique de guerre du gouvernement ». Il regroupe les syndicalistes les plus combatifs du CRRI qui avaient toujours eu du mal à s’y intégrer et que l’attentisme de Merrheim exaspère. Le CDS deviendra de plus en plus autonome sans jamais rompre formellement avec le CRRI. Loriot a lui aussi l’impression que Merrheim « n’est pas décidé à s’engager » (3) dans l’action. Et il constate que les craintes de Trotsky concernant l’intervention dans le PS étaient fondées. Au congrès socialiste de la fin décembre 1916, il est pratiquement le seul représentant de la minorité zimmerwaldienne à refuser de se rallier au texte présenté conjointement par la majorité et les longuetistes ; sa résolution n’obtient que 3,7 % des mandats alors que ses interventions avaient rencontré un réel écho parmi les délégués. Dès lors, Loriot va devenir dans le CRRI la figure de proue d’une « aile gauche » qui se cristallise progressivement autour de lui. Il est d’autant plus déterminé à se différencier des longuetistes que le « malaise », la « lassitude », pour reprendre les termes les plus fréquemment utilisés à l’époque, qui s’expriment aussi bien à « l’arrière » qu’au front, commencent à changer la donne dans le PS comme dans la CGT et qu’il serait « désastreux que ce soit cette minorité hésitante et sans idées nette qui bénéficie des révoltes de la conscience socialiste ».
Impasse militaire, crise politique, crise sociale…
Le 18 novembre 1916 prend fin la bataille de Verdun qui a débuté en février. On déplore, du côté français, plus de 370 000 morts, blessés ou disparus. Trois jours plus tard, le commandement britannique décide l’arrêt de l’offensive sur la Somme commencée en juillet et qui se révèle à peine moins meurtrière pour l’armée française. Les différentes armées retrouvent, à peu de chose près, les positions qui étaient les leurs au début de l’année… Ces hécatombes ont de quoi refroidir l’enthousiasme des plus belliqueux et renforcer l’aspiration à la paix dans toutes les couches de la société, y compris au sein de « la classe politique ». Ainsi, Joseph Caillaux, l’un des leaders du parti radical, défend-il l’idée d’un compromis honorable pour tous les belligérants.
Mais la presse révèle dans le même temps que le gouvernement Briand a abordé la question des « buts de guerre ». On réaffirme bien sûr la restitution de l’Alsace-Lorraine mais certains envisagent l’annexion de la Sarre et/ou de la rive gauche du Rhin et l’attribution de certaines colonies allemandes. Ces visées expansionnistes, même si le gouvernement se garde bien de les formuler officiellement, mettent à mal « le beau rêve de guerre défensive et libératrice », comme l’affirme le CCRI dans un tract reproduisant son «Appel aux Fédérations et sections du Parti socialiste, aux organisations syndicales, aux militants ». Dès lors, l’ensemble du mouvement pacifiste exige que les buts de guerre poursuivis par les Alliés soient exposés publiquement.
Si la guerre se poursuit, la France va « tomber en syncope », s’inquiète l’historien Aulard qui avait pourtant toujours eu des mots très durs à l’encontre de ceux qui, même timidement, évoquaient la possibilité d’une « paix blanche », sans annexions ni conquêtes. Ce malaise n’épargne pas le personnel politique. Clemenceau accuse le gouvernement Briand de ne pas mener la guerre avec toute l’énergie nécessaire et le rend responsable du « trouble » que connaît le pays en cette fin d’année 1916. Il s’en prend tout particulièrement à Malvy, le ministre radical-socialiste de l’intérieur, à qui il reproche de faire preuve de trop d’indulgence envers ceux qu’il appelle les « défaitistes » et d’avoir laissé le « désordre » s’installer dans les usines d’armement.
Les grèves reprennent en effet en région parisienne dès la fin du mois de décembre. Mais c’est surtout en janvier 1917 qu’elles prennent de l’ampleur. Les 400 ouvrières de chez Verdorelli, une des usines travaillant pour l’armée, cessent le travail ; le lendemain, les ouvriers suivent leur exemple. La grève s’étend les jours suivants. Le scénario est toujours le même : ce sont les femmes qui débrayent les premières suivies, la plupart du temps, par leurs camarades hommes. Le mouvement s’organise. A l’usine Panhard, un comité de grève se met en place. Ces grèves sont accompagnées par les syndicats et la Fédération des métaux qui font paraître des communiqués de soutien et qui interviennent auprès des autorités. Les revendications sont avant tout salariales. Il en est de même dans l’habillement où les couturières sont en grève du 8 au 10 janvier et obtiennent en partie satisfaction. Si dans ce dernier secteur, les femmes ont souvent joué par le passé un rôle déterminant dans le déclenchement des conflits, il n’en est pas de même dans la métallurgie. Il faut dire qu’en 1913, elles ne constituaient, en région parisienne, que 5 % des effectifs employés dans cette industrie. Mais, pour pallier à la pénurie de main-d’œuvre engendrée par l’essor de l’économie de guerre dès 1915, le recours aux « mobilisés industriels » s’est très vite révélé insuffisant. Il a donc fallu faire appel aux femmes et, dans une moindre mesure, aux travailleurs immigrés. En 1917, le pourcentage des ouvrières dans la métallurgie parisienne se chiffre à 26 %. Si, en 1916, leurs salaires sont supérieurs de 50 à 60 % sur ceux d’avant-guerre, alors que les prix ont augmenté en moyenne de 45 %, les salaires minima, eux, n’ont été relevés que de 30 %. Si les ouvrières parviennent donc à obtenir un meilleur salaire qu’en 1913, alors qu’elles continuent comme par le passé à être payées à la pièce, c’est au prix d’une intensification de leur travail, notamment par l’introduction du taylorisme, du recours systématique aux heures supplémentaires, et donc d’une fatigue extrême proche de l’épuisement. De plus, la hausse des prix s’accélère en ce début d’année 1917 et certains produits, comme le sucre ou la viande, sont ou vont être rationnés. A cela s’ajoutent des difficultés de ravitaillement en charbon et en gaz alors que cet hiver 1917 se révèle exceptionnellement froid.
Les ouvrières de la métallurgie revendiquent donc d’abord, en ce début d’année 1917, une augmentation de 20 à 30 % de leurs salaires minima. Elles exigent aussi « plus de correction de la part de la part des contremaîtres et des chefs d’équipe » (4). Le 7, des incidents opposent à Ivry des grévistes aux forces de l’ordre ; plusieurs ouvrières sont arrêtées. Le gouvernement, soucieux d’éviter l’extension de la grève, montre sa détermination. Deux de ces ouvrières sont condamnées à deux mois de prison et deux autres à de lourdes amendes.
Les syndicats protestent et des collectes sont organisées pour leur venir en aide. Mais, dans le même temps, Albert Thomas, promu ministre de l’Armement lors du remaniement ministériel de décembre 1916 et demeuré seul représentant du PS dans le gouvernement Briand, reçoit une délégation de la CGT emmenée par Jouhaux et Merrheim qui lui demandent de fixer par la loi des salaires minima. Albert Thomas est conscient que seule « une politique d’intervention encore plus directe de l’Etat dans les rapports sociaux » (5) obligeant les patrons à se monter moins intransigeants peut calmer les esprits et permettre la reprise du travail. Le 12 paraît donc un décret instituant « l’arbitrage obligatoire » grâce à la mise en place dans chaque région de « comités permanents de conciliation » où siégeront des représentants des patrons et des syndicats. Quatre jours plus tard, un nouveau texte ministériel établit les salaires minima dans les usines de guerre. La direction de la CGT parle de « résultats positifs » et appelle implicitement à la reprise du travail. Les syndicats acquis à la minorité jugent ces mesures insuffisantes tandis que la Fédération des métaux, sans prendre position pour ou contre l’arrêt du mouvement, souligne qu’il s’agit là de minima qui pourront être ultérieurement augmentés. Après quelques hésitations, les grévistes votent la fin de la grève. C’est ensuite au tour des syndicats des ouvriers du bâtiment de demander des augmentations de salaire. Le 18, ils tiennent un meeting qui réunit plusieurs centaines de participants. Même les organisations de fonctionnaires commencent à se manifester et revendiquent une augmentation substantielle de leur prime de vie chère pour faire face à l’envolée des prix.
Cette agitation reste limitée à la région parisienne et cesse en février. Mais elle a marqué les esprits. De nombreuses adhésions viennent renforcer le syndicat des métaux, ce qui incite Merrheim à donner la priorité aux revendications et à mettre un peu en sourdine la propagande pacifiste. En revanche, des syndicats minoritaires s’efforcent de lier la continuation de la guerre aux difficultés auxquelles se heurte quotidiennement la population : « Plus la guerre se prolonge, plus la misère pénètre dans nos foyers », affirme par exemple le Syndicat du bâtiment parisien dans une convocation à une réunion fin janvier. Des tracts « Du charbon ou la paix » sont distribués à la porte des usines ou sur les marchés. Même la majorité de la CGT est amenée à infléchir son discours et, sans remettre en cause pour autant son soutien à la politique de défense nationale et en se gardant bien de rompre ses relations avec les pouvoirs publics, multiplie les attaques contre les patrons et les références à la lutte de classe. Dans ce contexte, la minorité longuetiste progresse dans le PS et s’empare de la direction de la Fédération de la Seine. Certains, dans la majorité, commencent à prendre leurs distance avec l’Union sacrée et s’interrogent sur leur participation au gouvernement, au demeurant réduite à sa plus simple expression. La reprise de l’action revendicative et ses répercussions dans les organisations ouvrières inquiètent aussi les autorités qui intensifient la répression contre la mouvance pacifiste.
Pour Loriot, devenu le principal porte-parole de la minorité zimmerwaldienne, la situation est propice au développement du CRRI, à condition toutefois que son fonctionnement soit amélioré et son orientation clarifiée. C’est ce qu’il propose, le 15 février, à la réunion plénière du Comité devant quelques 130 militant(e)s. Le principe de cette réorganisation est adopté de même qu’est affirmée la nécessité de publier une déclaration exposant les positions de la « section socialiste » du CRRI. Le 1er mars, son projet de réorganisation est entériné. Il prévoit notamment d’améliorer la rentrée des cotisations et de centraliser la correspondance avec les groupes de province. Loriot est élu secrétaire de la section avec Louise Saumoneau, pacifiste de la première heure, comme adjointe. Cette réorganisation fait l’objet d’une brochure qui rappelle aussi l’origine du CRRI, sa fidélité aux principes socialistes d’avant 1914 et sa volonté de participer à la « reconstruction de l’internationale ouvrière » (6).
La révolution russe va brusquement donner une autre dimension à l’intervention du CCRI et lui donner de nouvelles perspectives. Il en est de même pour le mouvement que la classe ouvrière a commencé à amorcer au début de l’année.
«La révolution russe est le signal de la révolution universelle».
(« La révolution russe et le devoir socialiste », tract du CRRI, mars 1917)
Le 11 mars, L’Humanité reproduit en page intérieure une dépêche d’agence relatant que des « manifestations populaires », composées principalement de femmes et « demandant du pain », ont lieu depuis plusieurs jours à Petrograd. Le 14, le quotidien annonce en première page la suspension de la Douma par le gouvernement russe. Mais il souligne aussi que le peuple « soutient la Douma » et se félicite de la déclaration de « M. Milioukov, chef des cadets » assurant que « la Russie veut la victoire » et qu’elle l’obtiendra, s’il le faut, « malgré le gouvernement ». Trois jours plus tard, il titre en gros caractères : « La révolution triomphe en Russie », révolution que les socialistes français « saluent avec enthousiasme ». Le journal évoque pour la première fois l’existence d’un « conseil des délégués ouvriers ». L’abdication du tsar est annoncée le 18 de même que la constitution d’un gouvernement provisoire dominé par les cadets mais où siège aussi Kerenski, un « député travailliste ». Le lendemain, L’Humanité reproduit intégralement le discours du nouveau ministre des Affaires étrangères, Milioukov, qui affirme notamment que « l’armée russe ainsi que tous les partis politiques exigent unanimement la continuation de la guerre ».
Dès lors, le quotidien socialiste va décliner plusieurs thèmes complémentaires concernant la révolution russe. D’abord, la guerre, après le renversement du régime autocratique russe, « prend […] plus que jamais, son vrai caractère de lutte populaire de défense et de libération » (7). II avait en effet toujours été quelque peu délicat pour les dirigeants du PS de parler d’une « guerre pour le droit et la liberté » quand on avait pour allié la Russie tsariste. Maintenant, « le sens du grand conflit actuel » (8) est on ne peut plus clair : la guerre met aux prises deux camps que tout oppose, « d’un côté, la démocratie, de l’autre l’autocratie », et cela d’autant plus que les Etats-Unis vont combattre aux côtés des Alliés. « A la lumière de ces deux éclairs, quelles incertitudes et quelles réserves subsisteraient ? » (9). D’ailleurs, affirme Marcel Cachin, « la réaction russe […] désirait une paix séparée avec l’Empire allemand afin de l’associer à lui pour écraser le peuple russe et les démocraties de l’Europe » (10). Si donc le sens de la guerre ne fait plus aucun doute, la « paix immédiate de la Russie […] serait la paix contre la République française ». L’Humanité se réjouit des assurances données par le gouvernement provisoire quant à sa volonté de poursuivre la guerre et plus encore de la déclaration du Conseil des délégués des ouvriers des soldats reconnaissant ce gouvernement et assurant qu’il « n’entend exercer qu’un contrôle sur ses actes » (11). En revanche, le journal condamne fermement la « campagne kienthalienne » menée « par des social-démocrates russes qui se disent “léninistes” » en faveur de la paix immédiate. Heureusement, ces « agents provocateurs » sont hués par la foule quand ils tiennent des propos « pacifistes ». La direction du PS, en accord avec la commission des Affaires étrangères de la Chambre des députés, décide fin mars d’envoyer en Russie une délégation de trois députés, dont Marcel Cachin, chargée de mettre au point, en liaison avec les organisations socialistes, les conditions de la poursuite de la guerre et d’aider ces dernières à combattre les « défaitistes ». Le CRRI proteste contre cette initiative.
Dernier thème développé par L’Humanité, la nécessité de la révolution… en Allemagne et Autriche-Hongrie, car « il ne se peut pas que » les « masses populaires » de ces pays « ne se demandent pas, anxieuses, si les bergers qu’elles ont suivis ne les ont point acculées à une impasse où elles trouveront finalement au lieu du profit et de la gloire la défaite et le déshonneur ». C’est aussi ce qu’avait déclaré dès le 18 mars le bureau de la CGT quand il invitait, dans un communiqué apportant le soutien de la centrale à la révolution, les « prolétariats des empires centraux » à suivre « le grand exemple » de leurs camarades russes. La révolution russe suscite également l’enthousiasme des militants du CRRI et du CDS, mais un enthousiasme que tempère une certaine inquiétude. Les déclarations du gouvernement provisoire, et en particulier celles émanant de Kerensky, affirmant sa détermination à poursuivre la guerre, ne vont-elles pas rendre plus difficile l’action des pacifistes en donnant des arguments aux « socialistes de gouvernement » ? Certes, ils perçoivent la situation de double pouvoir engendrée par le déroulement de la révolution, et ils se félicitent des premières mesures prises « par le conseil permanent des délégués ouvriers » de Petrograd, en particulier l’instauration de la journée de 8 heures. « C’est de bon augure. La révolution continue son œuvre », se réjouit L’Ecole de la Fédération (12), l’hebdomadaire de la FNSI. Les militants révolutionnaires du CRRI sont convaincus que le conflit entre le gouvernement provisoire et les soviets est inévitable et qu’il ne cessera de s’approfondir. Mais, s’inquiète un instituteur proche de Louis Bouët, Edmond Bazot, « qui nous dit qu’il (ce conflit) ne se terminera pas par des journées de Juin (13) qui verront l’écrasement du peuple par les libéraux au bénéfice de la réaction ? » (14).
Le 29 mars, le CRRI organise un meeting de soutien à la révolution russe auquel participent environ un millier de personnes. Il est présidé par Merrheim qui prédit qu’« à l’exemple de la Russie tous les peuples belligérants feront la révolution et qu’ainsi la guerre prendra fin ». Puis la parole est donnée à Loriot qui déclare espérer que le « le Comité permanent des délégués des ouvriers et des soldats finira par s’assurer le bénéfice intégral de la révolution ». A la fin du meeting, il propose l’envoi d’un message de soutien « au peuple » et « aux socialistes » de Russie. Adopté par acclamations, ce texte se conclut en exprimant la conviction des participants que « la révolution russe émancipera non seulement les peuples de Russie, mais contribuera aussi au réveil des énergies révolutionnaires en Europe et entraînera tous les prolétaires à reprendre la lutte pour leur émancipation intégrale ».
La Ligue des droits de l’homme organise à son tour le 1er avril un meeting de soutien à la révolution russe avec le concours du PS et de la CGT. Tout se passe bien jusqu’au moment où la parole est donnée à Emile Vandervelde, le président de la Deuxième Internationale qui, depuis la déclaration de guerre, refuse tout contact avec les socialistes des empire centraux et s’oppose à la convocation d’une conférence de tous les partis socialistes des pays belligérants et neutres. Conspué par une bonne partie des 5 000 personnes présentes, militants ou sympathisants du CRRI et du CDS, il a bien du mal à terminer son discours. Les cris redoublent quand Jouhaux s’apprête à lui succéder à la tribune, à tel point que celui-ci renonce à prendre la parole de même que Renaudel qui devait intervenir pour le PS. « La réunion prit fin sans que fût mis aux voix l’ordre du jour qui avait été rédigé par le bureau », déplore le lendemain L’Humanité qui accuse des « éléments de trouble » d’être à l’origine de ces incidents. Le Journal du peuple, un quotidien acquis au pacifisme fondé en 1916 par Henri Fabre, se réjouit au contraire du bon tour joué à Jouhaux et aux socialistes majoritaires, ce qui lui vaut une suspension de huit jours. Pour Edmond Bazot, « les Vandervelde, Renaudel et Jouhaux ont pour la première fois reçus du peuple de Paris l’accueil que leur apostasie mérite depuis longtemps » (15).
Au même moment, « l’Appel du Comité des députés ouvriers et soldats de Russie aux prolétaires de tous les pays », où les mencheviks et les socialistes-révolutionnaires sont très largement majoritaires, commence à circuler dans les organisations ouvrières. L’Humanité en reproduit quelques extraits, et notamment celui où il est affirmé que « la révolution russe ne reculera pas devant les baïonnettes des conquérants et ne permettra pas son écrasement par une force militaire extérieure ». C’est aussi ce passage qui est cité dans le « manifeste » de soutien à la révolution russe que le comité confédéral de la CGT adopte le 3 avril. Les directions du PS et de la CGT insistent sur le fait que l’appel s’adresse en priorité au « prolétariat allemand » en l’exhortant à « briser le joug » de son « propre régime absolutiste » comme le peuple russe vient de le faire. Mais c’est un autre passage que les militants du CRRI vont mettre en exergue : « En nous adressant à tous les peuples qu’on détruit et qu’on ruine dans cette horrible guerre, nous déclarons qu ’il est temps de commencer une lutte décisive contre les tendances de conquête des gouvernements de tous les pays. Le temps est venu où les peuples doivent prendre dans leurs propres mains la décision de guerre et de paix ». Ils décident donc, malgré les ambiguïtés de cette déclaration, de la diffuser sous forme d’un tract au verso duquel ils font imprimer un appel pour faire du 1er mai « un jour de protestation et de revendications […] contre l’augmentation croissante du coût de la vie […], contre l’exploitation intensive des femmes […], contre la continuation de la terrible tuerie ». Cet appel explique que « le meilleur moyen pour nous d’aider nos frères russes à triompher de la contre-révolution qui les guette, d’aider nos camarades allemands à jeter bas le despotisme qui les opprime, c’est de faire sentir à notre propre bourgeoisie, à tous les profiteurs de la guerre, à tous les réactionnaires, dont l’action s’épanouit librement chez nous à la faveur de l’Union sacrée que notre conscience de classe se réveille enfin, que nous commençons à comprendre l’immense duperie de cette prétendue guerre de liberté, où nous percions peu à peu tous les nôtres ». Les slogans qui le concluent sont eux dénués d’ambiguïté : «A bas l’Union sacrée ! Vive l ’action internationale du prolétariat ! Vive la révolution russe ! Vive la révolution sociale internationale ! » Le gouvernement ne s’y trompe d’ailleurs pas et décide la saisie du tract qui continue cependant à être diffusé, les responsables du CRRI ayant appris à devancer les décisions de la commission de censure.
Faîtes Grève ! Soutenez la Grève ! Et tenez bon ! On les aura ! Le Comité pour la Reprise des Relations Internationales.
Tract du C.R.R.I. publié en mai 1917, pendant la vague de grèves.
Les autorités prennent en effet très au sérieux la tentative du CRRI et du CDS d’aider à la jonction entre l’agitation ouvrière qui, à Paris, a repris au mois d’avril dans l’habillement et le bâtiment, et la lutte contre la guerre en leur donnant, à l’exemple de la révolution russe, une perspective ouvertement révolutionnaire (16). D’autant plus qu’elles ne peuvent plus ignorer le mécontentement de la population confrontée à l’envolée des prix ni la « crise » de son « moral » à l’annonce de l’échec de la nouvelle et sanglante « offensive de printemps » décrétée par le général Nivelle. La montée du mécontentement oblige d’ailleurs la direction du parti à durcir le ton envers le gouvernement, accusé de laxisme envers les « marchands et spéculateurs de tous calibres » et de prendre un peu plus ses distances avec l’Union sacrée. Dans le même temps, L’Humanité continue à donner une large place aux déclarations des dirigeants du Conseil des soviets de Russie réaffirmant leur soutien à la poursuite de la guerre. En revanche, le journal condamne fermement les agissements des « ultra-kienthalien partisans de Lénine » qui tentent, sans succès assure-t-il, d’organiser des « manifestations contre les Alliés », et il s’indigne à l’annonce de cette « nouvelle stupéfiante » qu’est l’autorisation donnée à Lénine par le gouvernement allemand de traverser son territoire.
Pour la première fois depuis le début de la guerre, des syndicats, dans le bâtiment et l’habillement, appellent à faire grève le 1er mai. La FNSI envisage elle aussi de recourir à ce moyen d’action pourtant interdit aux fonctionnaires.
Les soldats qui rentraient de permission, et qui retournaient au front, ont poussé les cris de « Vive la paix ; à bas la guerre ; vive la révolution », ont chanté l’Internationale et la Carmagnole, et ont déployé le drapeau rouge.
Extrait d’un rapport de police du 31 mai 1917
Finalement, elle doit y renoncer mais elle invite ses adhérents à participer « aux manifestations et réunions qui auront lieu ce jour-là ». Devant le refus de la majorité de l’Union des syndicats de la Seine d’appeler à la grève et d’organiser des rassemblements, le CDS, soutenu par le CRRI, convoque le 1er mai au local de l’Union, rue Grange-aux-Belles, un meeting dont le succès, plusieurs milliers de participants, parmi lesquels beaucoup de « jeunes gens et de femmes », remarque Le Temps, dépasse les espérances de ses initiateurs. Un cortège se forme à l’issue du meeting et se dirige vers la place de la République. Les forces de l’ordre interviennent pour le disperser. L’affrontement « est long et violent » (17).
Le lendemain, la presse consacre quelques lignes au meeting, mais la censure a veillé à ce qu’aucune allusion ne soit faite à la manifestation. Le Temps, le journal « bourgeois et conservateur par excellence » (18), revient peu après sur le 1er mai dans un article publié en première page. « Les milieux autorisés » ont parfaitement compris la signification des événements parisiens. Le quotidien adresse donc un avertissement « aux travailleurs » qui doivent comprendre « que tout arrêt du travail, sous quelque prétexte que se soit, priverait la France d ’une partie de ses ressources et de ses moyens, et qu’il constituerait par là une véritable trahison à l’égard des soldat qui défendent la patrie avec une vaillance qui montre la France encore grandie aux yeux du monde entier ». Mais la révolution russe, « cette flamme surgie au milieu d’une chape de froidure » (19), a changé la donne et l’aspiraüon à la paix grandit au sein du mouvement ouvrier comme dans l’armée. Les menaces n’empêcheront pas une nouvelle vague de grèves, à Paris mais aussi en province, de se déclencher au milieu du mois de mai, de même qu’elles ne parviendront pas à faire obstacle aux mutineries qui vont suivre l’annonce par l’état-major français de la reprise de l’offensive interrompue en avril.
(1) Jean-Jacques Becker, Serge Berstein, Victoire et frustrations (1914-1929), Nouvelle histoire de La France contemporaine, t. 12, Le Seuil, 1990, p. 104.
(2) Maréchal Fayolle, Cahiers secrets de la Grande Guerre, Editions du Nouveau Monde, 2012.
(3) Lettre à Louis et Gabrielle Bouët. 17 novembre 1916. Fonds Bouët, Institut français d’histoire sociale. 14 AS 436.
(4) L’Humanité. 6 janvier 1917.
(5) Jean-Louis Robert, Les Ouvriers, la patrie et la révolution. Paris 1914-1919, Annales historiques de l’Université de Besançon ri 592, 1995, p. 109.
(6) Organisation et action de la section, CRRI, mars 1917.
(7) « Déclaration des députés socialistes », L’Humanité, 23 mars.
(8) Ibid., 6 avril.
(9) Article de Louis Dubreuilh, ibid., 26 mars.
(10) Ibid.
(11) Ibid., 27 mars.
(12) L’Ecole de la Fédération, 31 mars.
(13) Allusion aux journées de juin 1848 qui ont vu l’écrasement de la révolte du prolétariat parisien quatre mois après la révolution de Février. L’Ecole de la Fédération, 31 mars.
(14) Lettre à Louis et Gabrielle Bouët du 23 mars 1917.
(15) Lettre à Louis et Gabrielle Bouët du 5 avril 1917.
(16) C’est ce qu’il fait par exemple dans un tract intitulé « La révolution russe et le devoir socialiste » distribué quelques jours avant le 1er mai.
(17) Jean-Louis Robert, op. cit.. p. 106.
( 18) Lénine. Première Lettre de loin, mars 1917.
(19) Jean-Louis Robert, op. cit.. p. 110.