Cinéma – Télévision – DVD

Supplément spécial au n° 4 des Izvestias du soviet des députés ouvriers de Pétrograd, daté du 3 mars 1917, annonçant l’abdication des Romanov.

Lénine, une autre histoire de la révolution russe

Un documentaire de Cédric Tourbe co-écrit avec Michel Dobry et marc Ferro (1)

Eric Aunoble

Ce film documentaire qui rompt résolument avec le discours dominant en France depuis une bonne vingtaine d’années sur 1917 est à voir et à faire voir, même si cer­tains éléments sont tout à fait discutables.

Le film montre un certain nombre d’images rares ou carrément inédites, retrouvées récemment au Hoover Institute de l’Université de Stanford, là-même où sont conservées les archives de Trotsky. De plus, le réalisateur a travaillé avec deux spécialistes pour construire son propos : Marc Ferro, qui, à 94 ans, n’a rien perdu de son intérêt pour la révolution russe et le cinéma, et Michel Dobry, sociologue qui travaille depuis longtemps sur les crises politiques et s’est intéressé notamment à celle qui a vu l’effondrement des régimes dits « socialistes » à l’est de l’Europe.

Centré sur la capitale de l’Empire russe, Petrograd, le tableau vivant de la période révolutionnaire de février à octobre 1917 s’articule à une analyse des événements et de leurs forces motrices. Heureuse surprise, le point de vue adopté est clairement celui de la lutte des classes qui oppose ouvriers, paysans et soldats à la bourgeoisie, aux propriétaires terriens et au personnel politique. Notamment au travers des slogans des banderoles bran­dies dans les manifestations, on suit date après date (le film dure une heure trente) la radicalisation des masses révoltées, d’une « journée révolutionnaire » à l’autre.

Au centre de l’attention, le film éclaire le rôle du soviet, le conseil ouvrier de Petrograd. Composé majoritairement de « modérés » (mencheviks et de S-R [2]), il est tellement conciliant au début qu’il remet consciemment le pouvoir à la bour­geoisie. Malgré les tensions croissantes, il ménage toutefois toujours son extrême gauche. À l’automne, à mesure du renou­vellement des délégués, il devient majori­tairement bolchevique et Trotsky retrouve la responsabilité de président qu’il avait occupée en 1905.

Les images sont utilisées intelligem­ment : malgré quelques plans de coupe d’images documentaires soviétiques datant d’après la révolution, on voit pour l’essentiel des archives de l’année 17 clai­rement séparées des reconstituüons dans des films soviétiques des années 1920- 1960. Ces dernières sont commentées, soit qu’elles construisent un mythe, soit qu’elles correspondent à la réalité. Ainsi, concernant Octobre d’Eisenstein, l’image d’un Lénine tribun populaire accueilli à son retour en avril 1917 par une foule déjà convaincue est démontée, alors que celle de la chasse aux bolcheviks en juillet est confirmée.

D’ailleurs, le documentaire rappelle utilement que la radicalisation à droite en réponse au bouillonnement populaire n’était pas une invention a posteriori de la propagande soviétique. Les scènes où le général Kornilov pose en matamore devant une cour en uniforme et en frac sont aussi éloquentes que celles au cours desquelles Kerenski harangue la foule comme un enfant surexcité d’avoir la Russie comme jouet entre ses mains.

La construction du film autour des images d’archives sort de l’ombre les femmes, si souvent oubliées de l’histoire. Paradoxalement, comme les caméras n’ont pas franchi les portes des usines en 1917, ce sont les ouvriers qui apparaissent peu dans leurs lieux de travail. Le mou­vement des comités d’usine est donc évo­qué de façon un peu abstraite (3). On peut aussi regretter que n’apparaissent pas les grèves et mutineries qui se produisent au même moment en Allemagne, en France et en Grande-Bretagne, car la révolution russe naît de la guerre mondiale et fait bien partie d’une vague de contestation européenne. Le film étant déjà très dense, on accordera au réalisateur qu’il ne pou­vait décemment pas tout traiter.

On sera moins indulgent sur d’autres aspects. Le ressort narratif du film est de démontrer que Lénine n’est pas le planificateur omniscient d’une révolu­tion prévue et organisée de A à Z, mais quelqu’un qui poursuit toujours le même but depuis le début de son engagement révolutionnaire : l’insurrection. En 1917, il doit constamment réadapter sa politique en fonction des événements, dédaignant d’abord les soviets conciliateurs avant d’y voir le vecteur de la révolution prolé­tarienne quand il remarque que le slogan « Tout le pouvoir aux soviets ! » retentit spontanément dans les manifestations antigouvernementales. Il doit aussi com­battre les résistances d’un appareil bol­chevique ni monolithique ni discipliné.

Comme une claque à l’image de génie surhumain qu’ aussi bien les staliniens que les anticommunistes ont donné de lui, ce Lénine improvisateur voire bricoleur serait plutôt sympathique. Le poids des contingences est souligné tout au long du film, de façon souvent narquoise mais finalement assez lourde. Reconnaissons que c’est parfois drôle. Alors que les événements s’accélèrent en février à Petrograd, on entend une fanfare de kiosque à musique illustrer les images de la paisible Zurich où Lénine est encore coincé… C’est toutefois faire bon marché des faits : en pays neutre, Zurich permettait tous les trafics et autorisait toutes les rencontres. Rien moins que calme, la ville connaissait un essor foudroyant et l’émergence du mouvement Dada montre qu’elle n’était pas une villégiature pour activistes en retraite anticipée…

Si elle ne minimisait le rôle de Lénine que pour insister sur la révolution elle- même, cette vision ne nuirait pas trop à la compréhension des événements de 1917 en Russie. Mais, à la toute fin du film, juste après le récit de l’insurrection d’Octobre, la voix off explique tout à trac que Lénine, après avoir pris le pouvoir un peu par hasard et malgré son parti (4), étouffe la démocratie dans les soviets, avant de s’en prendre à la Constituante, puis aux partis de droite, et enfin de gauche, etc. Le diable du Lénine totalitaire, retenu pendant une heure vingt-cinq, jaillit finalement de sa boîte et l’on croit soudain se retrouver devant les productions dont on a été abreuvé depuis la parution du Livre noir du communisme.

Cela ne représente que trente secondes du film, mais comme une goutte de gou­dron suffit à gâter un tonneau de miel (ainsi que Lénine aimait à le répéter), il faut s’y arrêter. Plus que les opinions des auteurs, cette rupture finale de rythme trahit une faiblesse de l’analyse. Entre le mouvement populaire, remarquablement bien décrit dans sa dynamique, et les lea­ders politiques, fort bien campés, il y a un vide. Le parti de Lénine n’apparaît pas en tant que tel au-delà du cercle restreint des Trotsky, Zinoviev, Kamenev… Plus géné­ralement, la population en révolte n’est traitée qu’« en masse ». Qu’ils fussent bolcheviks, mencheviks, S-R, anarchistes ou sans parti, ceux qui révolutionnent les quartiers, les régiments et les usines sont sinon absents du moins réduits à l’état de silhouettes.

En fait, le point de vue adopté est essentiellement celui de Soukhanov dont les Mémoires sont abondamment cités (5). Son récit est à la fois d’extrême gauche mais finalement anti-bolchevique. En effet, proche des mencheviks-internationalistes, c’est un véritable électron libre du mouvement révolutionnaire, à la fois en désaccord avec les uns et les autres, mais à tu et à toi avec tous. C’est lui qui, au nom du soviet, propose en février au libéral bourgeois Milioukov d’assumer le pouvoir, alors qu’en octobre la direction bolchevique se réunit dans son appartement pour voter l’insurrection. Globalement, son regard est perçant, mais il voit plus la mécanique des rapports de force politiques que les processus organiques à l’œuvre dans le social.

Un lecteur ou un spectateur d’aujourd’hui, ne gardant de 1917 que le souvenir scolaire d’un vague prélude au totalitarisme, ne remarquera sans doute pas ces nuances. De notre côté, nous n’avons aucune raison de bouder notre plaisir ni de dissimuler notre intérêt pour un hlm qui montre si bien le tourbillon révolutionnaire ainsi que les véritables ressorts du succès des bolcheviks. Et si le documentaire fait discuter, tant mieux : cela prouve que cette révolution a encore des choses à nous dire.

( 1 ) Le film a été diffusé le mardi 28 février 2017 à 20 h 50 sur Arte. On peut le voir en se procurant le DVD auprès d’Arte. Coproduction d’Agat Films & Cie et d’Aile France.

(2) Petites erreurs, Tchkheidze, premier leader du soviet de Petrograd, est présenté comme S-R alors qu’il était menchevik ; et, vers la fin du film, le portrait de Sverdlov est présenté comme étant celui d’Antonov-Ovseenko.

(3) Pour mieux le découvrir, voir S. A. Smith, Petrograd Rouge, La Révolution dans les usines, (1983) Paris, Les Nuits Rouges, 2017 (à paraître).

(4) Comme ce que décrit Alexander Rabinowitch. Les bolcheviks prennent le pouvoir. (1976) Paris. La Fabrique. 2016.

(5) En français, il n’existe qu’une traduction ancienne, partielle et fautive : Nicolas N. Soukhanov. La Révolution russe -1917. Paris. Cercle du nouveau livre d’histoire. 1966.


Lénine expose ses Thèses d’Avril au Palais de Tauride à Petrograd.


Les ouvriers et les employés de T Hôtel des Monnaies à la manifestation du 1er Mai à Petrograd. Sur la banderole : « Vive la Fête internationale du travail ! », « Vive le socialisme ! »

Dessin de Vladimirov. « Lecture à haute voix des Izvestias, 3 mars 1917 », noté de la main du peintre.