Impact de la guerre, écho de la révolution
Rémy Janneau
« Le premier pas dans la victoire contre l’Allemagne est l’écrasement des IWW Tuez-les comme vous tuerez des serpents » (Daily World, journal de l’Oklahoma) (1). « La révolution russe est le plus grand événement de notre vie » (William Haywood, dirigeant des IWW).
Une exception américaine ?
Outre l’éloignement géographique des principaux théâtres de combat, les Etats-Unis présentent, en 1917, un certain nombre de particularités. En premier lieu, une quasi-simultanéité entre l’entrée en guerre, le 2 avril, et les premiers développements de la révolution mondiale. Moins d’un mois s’est écoulé, en effet, depuis l’abdication du tsar. Bien qu’à la différence de la plupart des belligérants, les Etats-Unis n’aient donc pas connu de période d’incubation du défaitisme et de l’esprit révolutionnaire, le double impact de la conscription et des échos de la révolution russe se traduit par une radicalisation des masses encouragée par le refus, tant du syndicalisme révolutionnaire que des socialistes américains, de toute union sacrée. Cette radicalisation, enfin, ne débouchera pas sur une situation révolutionnaire. Les Etats-Unis connaîtront, en 1919, de puissantes grèves revendicatives et, jusqu’en 1921, des violences sans nom mais rien qui soit de nature à déstabiliser le capitalisme et le système politique, rien qui puisse se comparer aux révolutions qui ébranlent, au même moment, l’Europe et la Chine.
Cette dernière particularité renvoie -t-elle à quelque « exceptionnalisme américain » (2) ? Dès 1906, dans un livre devenu un « classique » à force d’être répété, Werner Sombart (3), sociologue et économiste alors proche du Parti social-démocrate allemand, concluait à l’« allergie au socialisme » d’une classe ouvrière américaine embourgeoisée. « Les utopies socialistes échouaient à cause du roastbeef et de l’apple pie. » Cette « allergie » a été expliquée depuis par les causes les plus diverses : l’immigration, génératrice de solidarités ethniques plus fortes que la conscience de classe (4), une structure sociale « américanisant » progressivement l’immigré et l’amenant à préférer un prudent réformisme à une révolution susceptible de tout remettre en cause (5), ou encore l’absence de passé féodal et d’une « révolte libérale révolutionnaire » (6), condition nécessaire de « l’idéologie socialiste ».
Nul ne nie la combativité de la classe ouvrière américaine, la puissance de son syndicalisme (7) ni l’extrême violence de la lutte des classes au pays de Jack London et d’Upton Sinclair (8). Ce qui est systématiquement postulé c’est son refus – et celui de l’ensemble de la société américaine – de toute perspective socialiste.
Au moins pour la période qui nous intéresse, l’audience du Parti socialiste d’Amérique dément pourtant cet « ex- ceptionnalisme » : 12 000 élus en 1910, (plus que d’élus travaillistes en Grande- Bretagne), une soixantaine de municipalités socialistes, 55 hebdomadaires lus par un million d’Américains, 900 000 voix soit 6 % des votes populaires aux élections présidentielles de 1912, plus encore en 1920, en pleine hystérie anü-Rouges, alors même que son candidat, Eugene Debs, est détenu au pénitencier d’Atlanta. Cette audience est d’autant plus remarquable qu’à la différence d’une social-démocraüe européenne quelque peu assoupie, ce parti se situe clairement sur le terrain du renversement du capitalisme, qu’il intervient activement au sein des IWW et qu’il s’oppose ouvertement aux interventions impérialistes conduites par les Etats-Unis.
Le mouvement ouvrier américain et la guerre
L’hostilité à la guerre aura été, jusqu’au conflit hispano-américain de 1898, une position largement partagée au sein du mouvement ouvrier. En 1897, les Chevaliers du travail (9) et l’AFL s’étaient opposés à un projet d’annexion d’Hawaï et à une proposition d’intervention à Cuba. Au lendemain de l’explosion du Maine dans le port de la Havane (10), The crafstam, organe officiel de l’AFL dans le Connecticut, avait dénoncé « un plan gigantesque […] et machiavélique » visant à « mettre les Etats-Unis au premier rang des puissances économiques et militaires », position anti-impérialiste clairement reliée à la lutte des classes : « Les capitalistes ramasseront la mise et les travailleurs qui oseront demander un salaire décent […] seront abattus comme des chiens errants. » Le Parti socialiste ouvrier (11) voyait quant à lui, dans cette guerre, « un prétexte pour détourner les travailleurs des vrais problèmes » (12), ce qui lui avait valu l’interdiction d’une manifestation contre la guerre, le 1er mai 1898.
Cette guerre conduite, côté cour sous l’étendard de la « libération » de Cuba, côté jardin sous le signe d’une ouverture des marchés, marque le coup d’envoi de la mainmise des Etats-Unis sur leur arrière-cour latino-américaine. Elle s’accompagne au sein de l’AFL, d’une différenciation lourde de conséquences. Samuel Gompers (13) la découvre « juste et glorieuse » (14). La United Mine Workers se félicite qu’elle ait permis un bond en avant des ventes de charbon et d’acier, épousant, de la manière la plus ouverte, les buts de guerre de l’impérialisme. Une majorité de syndicats, notamment ceux des typographes, des ouvriers du verre, des chemins de fer, emboîte le pas. En revanche, les ouvriers du cuir, les charpentiers et les métallurgistes restent hostiles à la guerre, à tout le moins sceptiques quant au gain que les travailleurs pourraient en tirer. Ce que l’on peut remarquer, c’est que l’argumentation des opposants à la guerre se situe sur ce seul terrain : une augmentation des salaires résorberait les excédents aussi bien que la guerre, les Etats-Unis disposent de richesses minières qui les dispensent d’aller en chercher aux Philippines… Tout au plus le syndicat des charpentiers souligne-t-il que les ouvriers anglais ne tirent aucun avantage des colonies britanniques.
Le poids de la bureaucratie, la structuration par métiers, favorisent la contamination, chaque syndicat ayant tendance à voir ses intérêts « professionnels » plus que la solidarité anti-impérialiste (15). Cette guerre hispano-américaine montre de manière quasi chimiquement pure comment l’impérialisme a pu recruter ses « lieutenants ouvriers » et corrompre l’aristocratie ouvrière (16). Au tournant du siècle, le ver de l’union sacrée est déjà dans le fruit du syndicalisme « pur », en réalité réformiste.
Ce réformisme, combiné au refus obstiné de syndiquer les travailleurs non qualifiés, les Noirs et les immigrés, laissait un espace pour un autre type de syndicalisme. En juin 1905, naquirent, au congrès de Chicago, les International Workers of the World (IWW), organisation révolutionnaire et internationaliste. D’entrée, l’un de leurs principaux dirigeants, Big Bill Haywood (17), salua la révolution russe : « La voie ouverte par les russes, c’est la voie de notre avenir américain, de l’avenir du monde entier » (18). A l’approche de la guerre, cette position internationaliste sera constamment réaffirmée : « Propagande antimilitariste en temps de paix, défense de la solidarité entre les ouvriers du monde entier et, en temps de guerre, grève générale de toutes les industries » (19).
Contrairement à son homologue français, le syndicalisme révolutionnaire américain ne nourrissait aucune hostilité à l’égard du Parti socialiste. Eugene Debs, Daniel DeLeon jusqu’en 1908, Big Bill Haywood jusqu’à son exclusion en 1912, siégeaient à la direction des deux organisations. Ce parti, en effet, se caractérisait, lui aussi, par des positions internationalistes jamais démenties. Lors du vote de la guerre par le Congrès, la convention de Saint- Louis la dénoncera comme « un crime contre le peuple des Etats-Unis » (20).
Les résistances à la guerre
Le jeune sammy accourant dans l’enthousiasme pour aider « La Fayette » (21) relève de l’imagerie patriotique ou de l’atlantisme complaisant. Le moins que l’on puisse dire est que l’on ne se bouscule pas aux portes des bureaux de recrutement. Les exhortations de Wilson (22) à « sauver la démocratie dans le monde » restent sans effet : on attendait un million de volontaires, ils sont 73 000 ! Les partisans de la guerre ne ménagent pourtant pas leurs efforts. Un Comité d’information publique fondé à l’initiative du Congrès déploie 75 000 orateurs qui jusque dans les villages les plus reculés martèlent, discours après discours, combien la guerre est juste. Version américaine du social-patriotisme, Samuel Gompers prend la tête d’une Alliance for Labor and Démocratie fondée par le gouvernement pour « unifier le sentiment national » (23) en faveur de la guerre. De nombreux syndicalistes de l’AFL y adhèrent. Quelques personnalités socialistes comme l’écrivain Upton Sinclair et l’avocat Carence Darrow (24) joignent leur voix à ce concert belliciste.
Une telle débauche d’énergie n’a d’égale que les réticences de l’opinion ce qui, dès le mois de mai, amène le Congrès à instaurer la conscription. Les jeunes Américains lui opposent une résistance multiforme, de l’objection de conscience (25) à la manifestation ouverte contre la guerre, en passant par la demande d’exemption (26) et la remise d’une fausse adresse (27).
Le refus de la guerre ne se limite pas aux conscrits. Sa traduction la plus spectaculaire se situe sur le terrain électoral. Avec un score de 22 %, le parti de Debs quintuple, en effet, ses voix à l’occasion des élections municipales de New York. A Chicago, il passe de 3,6 % en 1915 à 34,7 %, à Buffalo de 2,6 à 30,2 %… Ces votes sont l’expression d’une lame de fond. Les meetings pacifistes se multiplient, regroupant des milliers de participants. Dans le Minnesota, 20 000 fermiers défilent contre la guerre, la conscription et l’enrichissement abusif. A Boston, le 1er juillet 1917, 8 000 manifestants mettent clairement en cause l’impérialisme américain : « Qui a volé Panama ? Qui a écrasé Haïti ? Nous voulons la paix ! » (28) Dans l’Oklahoma, des socialistes envisagent de faire sauter un pont ferroviaire et de couper les lignes télégraphiques pour stopper l’enrôlement. Une marche sur Washington est envisagée. Il faudra procéder à 450 arrestations pour empêcher la réalisation de ces projets. Un journal conservateur de l’Ohio s’inquiète : « Peu d’observateurs seraient en mesure de nier que si une élection avait lieu prochainement, un raz-de-marée socialiste submergerait sans doute le Middle West [… ] Jamais le pays ne s ’est embarqué dans une guerre plus impopulaire » (29).
Terreur au pays de l’Oncle Sam
Pour briser ces résistances, en juin 1917, le Congrès complète la loi sur la conscription par l’Espionage Act : toute incitation à l’insubordination, à la trahison (notion extensible s’il en fut !), à la mutinerie, d’une manière générale, toute obstruction au recrutement, est passible de peines de prison pouvant aller jusqu’à vingt ans. 900 personnes sont incarcérées en quelques semaines. 2 000 condamnations seront finalement prononcées au titre de cette loi.
La répression vise plus particulièrement les socialistes et les wobblies (30). Kate Richard O’Hare et Charles Schenck écopent, l’un de six mois de prison, l’autre de cinq ans de pénitencier pour avoir distribué des tracts hostiles à la guerre. Une peine plus lourde encore frappera Eugene Debs, l’année suivante : dix ans de pénitencier pour avoir harangué la foule devant la prison où étaient internés trois socialistes : « La classe des maîtres déclare les guerres et ce sont leurs sujets qui se battent. » Huit mois après l’Octobre russe, le discours faisait le lien avec la révolution mondiale : « Oui, bientôt nous nous saisirons du pouvoir dans ce pays et, partout dans le monde, nous détruirons toutes les institutions esclavagistes et dégradantes du capitalisme pour en fonder de nouvelles, à la fois libératrices et humaines. […] C’est le crépuscule du capitalisme. C’est l’aube du socialisme. […] Le jour venu, l’heure sonnera et notre grande cause triomphante […] proclamera l’émancipation de la classe ouvrière et la fraternité entre les hommes » (31).
En septembre 1917, 48 locaux du syndicat révolutionnaire sont simultanément investis. 165 dirigeants sont arrêtés et inculpés, au titre de l‘Espionnage Act, pour conspiration visant à entraver la conscription et à encourager la désertion mais aussi, en un amalgame significatif, pour intimidation dans le cadre des conflits du travail. 101 seront condamnés à de lourdes peines de prison.
A la terreur d’Etat s’ajoutent la chasse à l’homme et la répression privée. Des milices multiplient les violences, en toute impunité. Le cas de Franck Little, dirigeant des IWW lynché à mort à l’occasion d’une grève des mineurs du Montana, n’est pas isolé. Nombre d’autres militants tombent sous les coups des milices patronales ou de « groupes d’autodéfense ». Les bureaux des IWW sont systématiquement mis à sac, leurs meetings dispersés par des bandes armées. L‘American Prospective League s’introduit chez les suspects, perquisitionne en toute illégalité, viole le secret de la correspondance. La presse appelle à la délation. Au début de l’année 1918, le ministre de la Justice, Thomas Walt Gregory, peut s’enorgueillir : « Jamais dans son histoire ce pays n’aura été aussi bien surveillé » (32).
La lutte des classes continue
En dépit de ces conditions difficiles, non seulement la lutte des classes ne s’arrête pas mais elle s’intensifie. Les organisations syndicales se renforcent. Le gouvernement américain use, comme il se doit, de la carotte et du bâton. A l’AFL, qui collabore au War Labor Board (33), il n’hésite pas à octroyer d’importantes concessions, en particulier la journée de 8 heures dans les aciéries, traditionnellement hostiles à toute limitation de la durée du travail. Il n’en combat que plus durement les grèves conduites et soutenues par les IWW. Ces derniers parviennent notamment à organiser, dans l’Ouest et le Midwest plusieurs centaines de milliers d’ouvriers saisonniers dont la résistance impose de meilleures conditions de travail. Dans le sud profond et sur la côte pacifique, une grande grève des travailleurs forestiers, également affiliés aux IWW, impose une journée de 8 heures qui ne doit rien à la sagesse de « magnats forestiers visionnaires » (34). Les mines de cuivres d’Arizona sont également paralysées.
Dans l’industrie, ressurgit la vieille question de la syndicalisation par métiers ou par branche d’industrie. L’AFL reste attachée à un syndicalisme de métier excluant, nous l’avons vu, les ouvriers non qualifiés, les Noirs et les immigrés. Les IWW, favorables aux fédérations d’industrie, ont été traversés, quelques années plus tôt, par le débat suivant : fallait- il essayer de construire des fédérations d’industrie dans l’AFL, très largement majoritaire, en groupant puis en fusionnant, face au patronat, des syndicats de métiers sur la base de leurs intérêts communs, ou les organiser directement à l’extérieur ?
William Foster (35), favorable à la première solution s’était heurté, en 1911, àHaywood pour qui l’AFL devait être détruite. Foster avait alors quitté les IWW pour fonder une Ligue Syndicaliste dont l’objectif était de créer des noyaux révolutionnaires au sein de la vieille centrale.
La question se repose très concrètement, en 1917, aux abattoirs de Chicago (36) où Foster parvient à organiser solidement les travailleurs décapités par une sévère défaite en 1904. Ensuite, il s’attaquera aux aciéries où éclatera, en 1919, une grève de trois mois extrêmement dure. Ces efforts resteront sans lendemain, les dirigeants de l’AFL s’empressant, écrit Daniel Guérin, de « détruire l’œuvre [de Foster] dès qu’il eût le dos tourné pour se consacrer à d’autres tâches ». Ils marquent néanmoins une étape importante de l’histoire du mouvement syndical américain. Ils constitueront, en effet, un précieux point d’appui, dans les années 1930 pour John Lewis et les fondateurs du Congress of Industrial Organizations (CIO).
Débat au sein des IWW
Cette continuité de la lutte des classes stricto sensu va aussi avoir ses effets pervers. La guerre n’est-elle pas un piège visant à détourner les travailleurs de la seule tâche qui vaille : renforcer le syndicat et faire prévaloir sur toute autre considération leurs intérêts matériels et moraux ? Cette question traverse les IWW dès l’entrée en guerre. Un débat particulièrement vif oppose alors Franck Little à Big Bill Haywood (37). Fidèle à la résolution de 1916 et aux positions traditionnelles du syndicalisme révolutionnaire, Little propose une lutte ouverte contre la guerre et, plus précisément, à partir de mai, contre la conscription : « Les IWW s’opposent à toutes les guerres et doivent faire tout ce qui est en leur pouvoir pour empêcher les ouvriers de rejoindre l’année ». Suivi par une majorité du bureau exécutif fédéral, Haywood s’oppose, au contraire, à toute action susceptible de mettre en péril l’organisation et de détourner les travailleurs de la lutte purement syndicale. Ralph Chaplin (38) fait adopter un compromis : une résolution dénoncera la guerre mais les wooblies mobilisés manifesteront leur opposition par une simple demande d’exemption ainsi motivée : « IWW, opposé à la guerre. » Toute agitation cesse. Les brochures et les affichettes antimilitaristes sont retirées de la circulation.
Le courage des dirigeants des IWW n’est pas en cause. On est très loin, certes, de la grève générale annoncée l’année précédente mais, à la différence des bureaucrates de l’AFL, aucun ne s’est rallié à la version américaine de l’Union sacrée. Aucun n’a invité les jeunes américains à se ruer au carnage. Il faut chercher les racines de ces divergences dans des différences d’appréciation quant à la place du syndicalisme dans la société américaine et quant à la signification de l’entrée en guerre des Etats-Unis. Proche d’Haywood, Ben Williams, éditeur de Solidarity, résume ainsi l’argumentation de la majorité : « En cas de guerre, nous voulons que le One Big Union sorte plus fort du conflit avec plus de contrôle sur l’industrie qu’avant. Pourquoi sacrifierions-nous les intérêts de la classe par égard pour quelques parades et quelques manifestations antiguerre bruyantes et impuissantes ? » (39). En clair, moyennant que les IWW s’abstiennent de toute action antimilitariste, la lutte syndicale devrait pouvoir continuer comme en temps de paix. La guerre n’est pas, de toute évidence, aux yeux des dirigeants des IWW, un prolongement de la lutte des classes par d’autres moyens mais un simple dérivatif visant à en détourner la classe ouvrière. Le syndicat se doit fort logiquement d’éviter le « piège » et de continuer à défendre les « intérêts de classe » sans risquer de compromettre, par des manifestations anti-guerre inutiles et inconsidérées, le renforcement du One Big Union, du « grand syndicat ». Dans une lettre à Franck Little, Haywood se montre, à cet égard, particulièrement tranchant : « La guerre mondiale a peu d’importance comparée à la grande guerre de classe » (40). Cette erreur d’appréciation va être mortelle, d’autant que cette attitude prudente pour ne pas dire attentiste ne s’accompagne – et c’est logique – d’aucune mesure d’entrée en clandestinité, d’aucune précaution visant à assurer la sécurité des dirigeants, a fortiori des militants, lancés, sans couverture d’aucune sorte, face à un Etat et un patronat déterminés à les éliminer.
Les IWW sont frappés, en effet, moins pour les actions qu’ils mènent qu’en raison de ce qu’ils représentent et du rôle qu’ils pourraient être amenés à jouer dans une crise révolutionnaire. D’où une répression quasi aveugle qui se traduira l’année suivante par une épuration de masse, les tribunaux condamnant à de lourdes amendes et à plusieurs dizaines d’années de prison, y compris d’anciens adhérents ayant quitté l’organisation avant la guerre voire des morts comme Franck Little, assassiné en septembre 1917 ! Enveloppés dans la même hystérie répressive, 250 étrangers d’origine russe seront expulsés, parmi eux les anarchistes Alexander Berckman et Emma Goldman qui gagneront la jeune république soviétique. Décapités, les IWW ne s’en relèveront pas.
L’aube d’une révolution ?
Il est deux manières aussi détestables l’une que l’autre d’écrire – ou de récrire – l’histoire. La première consiste à pointer sévèrement, avec le double avantage de connaître la suite et de vivre des temps moins troublés, les erreurs que les socialistes ou les IWW n’avaient pas le droit de commettre ! La seconde sanctifie le fait accompli : si la révolution n’a pas triomphé aux Etats-Unis, c’est qu’elle y était impossible…
Il convient donc d’évaluer, en évitant ces deux écueils, les chances d’une révolution dans un pays qui allait bientôt connaître une artificielle et trompeuse « prospérité » et devenir le royaume de Babitt (41). Les résistances à la guerre, les grèves parfois très dures qui marquent cette année 1917, s’inscrivent indéniablement dans la vague révolutionnaire qui va marquer l’immédiat après-guerre. Même si elle est peu mentionnée explicitement, l’influence de la révolution russe est déjà perceptible dans les discours. Après Octobre, elle attirera les révolutionnaires américains, en particulier les adhérents des IWW, « comme des mouches » (42). La « peur des Rouges » (red scare) va s’emparer, pour plusieurs années de tous les tenants de l’ordre établi.
Cependant – et là réside sans doute le facteur déterminant – la révolution attaque cette fois le maillon le plus solide de la « chaîne impérialiste ». Avec une « économie de championnat », dopée par les commandes d’une Europe qui se suicide, créanciers du reste du monde, flanqués d’un syndicalisme réformiste de masse à la dévotion de « sa » bourgeoisie, les Etats-Unis semblent en mesure d’absorber, au moins dans un premier temps, l’onde de choc des années 1917-1920. Chant du cygne des mouvements révolutionnaires ou aube d’une révolution socialiste ? Dans le long terme, rien n’est tranché.
Un article sera consacré, dans un prochain numéro, à la crise qui va secouer les Etats-Unis en 1919 et 1920
(1) IWW. International Workers of the World : organisation syndicaliste révolutionnaire.
(2) Seymour Martin Lipset (1922-2006), cité par Michael Hastings – Du socialisme en Amérique. Seymour Martin Lipset et le mystère de l’impossible greffe. Revue internationale de politique comparée – 2008.
(3) Werner Sombart (1863-1941). Pourquoi n’y a-t-il pas de socialisme aux Etats-Unis ? – PUF. 1992. Sous la République de Weimar, Sombart se ralliera à la « révolution conservatrice » puis au national- socialisme.
(4) Selig Perlman (1888-1959). Économiste et historien, spécialiste du mouvement ouvrier – A Theory of the Labor Movement, New York, Augustus M. Kelley, 1928. Cité par Edward Castelton – Peut-on être socialiste aux Etats-Unis ? Hier et aujourd’hui. Cités n° 43 – 2010.
(5) Pierre Melandri et Jacques Portes – Histoire intérieure des Etats-Unis au XXe siècle – Masson – 1991 – Page 46.
(6) Louis Hartz (1918-1986) – Histoire de la pensée libérale aux Etats-Unis, Paris, Economica, 1990. Pages 21-22. Première publication : 1955.
(7) En 1916, les effectifs de l’American Fédération of Labor (AFL) étaient d’environ 2 millions d’adhérents, ceux des International Workers of the World (IWW) de 70 000 à 100 000 selon les sources.
(8) Upton Sinclair (1878-1968), Jack London (1876-1916) : écrivains américains et militants socialistes. Ils décrivent la violence de la lutte des classes aux Etats-Unis en particulier dans Ea Vallée de la lune (London) et dans Ea Jungle (Sinclair).
(9) Organisation de défense ouvrière fondée en 1876. Elle décline à partir des années 1880 en raison de la concurrence de l’AFL.
(10) Cuirassé américain dont l’explosion, dans le port de La Havane, le 15 février 1898, fournit aux Etats-Unis le prétexte de l’intervention militaire qui fera de Cuba leur protectorat.
(11) Le Parti socialiste d’Amérique naîtra, en 1901, de la fusion de ce Parti socialiste ouvrier, dirigé par Daniel DeLeon et du Parti social-démocrate d’Amérique d’Eugene Debs.
(12) Howard Zinn, Une Histoire populaire des Etats-Unis, pages 351 à 353.
(13) Samuel Gompers (1850-1924), président quasi inamovible de l’AFL de 1886 à 1924 (une interruption de quelques mois en 1894-1895).
(14) Zinn, op. cit., page 353.
( 15 ) Cette vision étroitement corporative était elle- même à courte vue. Si la guerre entraîna certaines créations d’emplois et une hausse temporaire des salaires, elle se solda également par une flambée des prix. En l’absence d’impôt sur le revenu, le coût de la guerre, financée essentiellement par des taxes sur le sucre et le tabac, fut supporté par les plus pauvres. Gompers lui-même admettait, en privé, que le pouvoir’ d’achat des travailleurs qu’il était censé défendre avait chuté… de 20 %.
(16) Pour ne prendre que cet exemple bien connu. Gompers percevait de l’AFL un salaire égal à celui d’un grand patron… de manière à traiter d’égal à égal !!
(17) William Didley Haywood (1869-1928). L’un des principaux dirigeants des IWW. Se réfugia en Russie soviétique en 1920 pour échapper à la répression.
(18) Cité par Sam Ayache. in Cahiers du mouvement ouvrier ri 27 (août-septembre 2005).
(19) Résolution adoptée par la 10e convention ( 1916 ).
(20) Cité par Zinn. op.cit., page 413.
(21) Général Pershing : « La Fayette nous voici ! »
(22) Woodrow Wilson (1856-1924) – Président des Etats-Unis de 1913 à 1921.
(23) Zinn. op. cit.. page 414.
(24) Clarence Darrow (1857-1938) – Avocat. Défenseur d’Eugene Debs en 1894 puis de Big Bill Haywood en 1907. Il s’illustrera, en 1925. dans le célèbre « procès du singe » à l’issue duquel il fera acquitter l’instituteur John Thomas Scopes. déféré devant le tribunal de Dayton pour avoir enseigné la théorie de Darwin. Parmi les socialistes ayant finalement cédé aux sirènes du social-patriotisme. il nous semble juste de rappeler également, et en dépit de l’admiration que nous gardons pour l’écrivain, le cas de Jack London (décédé l’année précédente) qui avait, dès 1914. appelé à une guerre « contre les Huns ».
(25) Les objecteurs de conscience sont enchaînés dans des pénitenciers dans des conditions inhumaines.
(26) Selon le Herald de New York du 1er août 1917. 90 des 100 premiers Américains incorporés auraient demandé à être exemptés.
(27) Ces formes de résistance sont largement évoquées dans la presse.
(28) Cité par Zinn. page 420.
(29) Beacon-journal d’Akron – Cité par Zinn, pages 413-414.
(30) Militants des IWW.
(31) Zinn, page 417. Debs purgera finalement trente-deux mois de pénitencier en Virginie occidentale puis à Atlanta. Il sera gracié en 1921, à l’âge de 66 ans.
(32) Zinn, page 419.
(33) Bureau national du travail de guerre : organe tripartite gouvemement-patronat-syndicats (c’est- à-dire AFL) mis en place durant la Première Guerre mondiale pour réguler les relations sociales au mieux de l’effort de guerre.
(34) Cité par J. Grevin – IWW. les hésitations face à la Première Guerre mondiale – littp:// frinteimtionalism.org/book/export/html/1818.
(35) William Foster (1881-1961) – Lors de son séjour en France, il avait collaboré à La Vie ouvrière et s’était lié d’amitié avec Pierre Monatte. Il rejoindra, par la suite, le Parti communiste américain. En 1929. il en deviendra le secrétaire général en remplacement du « boukliarinien » Jay Lovestone.
(36) Question essentielle dans le contexte de l’économie de guerre. Il est significatif que Daniel Guérin (Histoire du mouvement ouvrier américain – Maspero – 1968) lui consacre la totalité du chapitre sur l’année 1917. Pages 47 à 49.
(37) Alors secrétaire général et trésorier de l’organisation.
(38) Ralph Chaplin (1887-1961) – Rédacteur en chef de l’organe des IWW Solidarity. Fera partie des 101 militants condamnés en vertu de l‘Espionage Act.
(39) Grevin. op. cit.
(40) Grevin. op. cit.
(41) Babitt – Personnage d’un roman de Sinclair Lewis publié en 1922. Babitt incarne, selon la formule consacrée, « l’Américain moyen » c’est- à-dire une petite bourgeoisie satisfaite d’elle- même, conservatrice et viscéralement attachée à l’American way oflife. Cette couche sociale était censée garantir la stabilité de la société américaine.
(42) James P. Cannon.