Présentation et 1er exemple

Les CMO ouvrent une série sur les méfaits du stalinisme relayés par des « intellectuels  de gauche » ou « progressistes » jusques et y compris, on le verra, dans des ouvrages et des collections destinés aux étudiants et étudiantes. Ci-après nous reproduisons un article paru dans le Monde des 18-19 janvier 1953 consacré au prétendu « complot des médecins », rédigé par André Pierre, qui était alors le spécialiste de l’URSS dans ce quotidien. Nous rappelons d’abord ci-après les grandes lignes de cette fabrication policière que sa mort empêcha Staline, par ailleurs confronté à quelques difficultés de mise en oeuvre, de mener à bien, malgré l’enthousiasme manifesté par les staliniens français pour cette nième provocation.


Le « complot des médecins »

Article du Monde 18-19 janvier 1953

Le 13 janvier 1953, coup de tonnerre dans un ciel peu serein à Moscou : en haut et à droite de la première page de la Pravda un gros titre dénonce « De misérables espions et assassins sous le masque de professeurs de médecine. » L’article a été revu et corrigé mot à mot par Staline. En page quatre, un communiqué de presse annonce l’« arrestation d’un groupe de médecins saboteurs […] qui cherchaient, en leur administrant des traitements nocifs, à abréger la vie des hauts responsables de l’Union soviétique ». Selon le communiqué, qui n’évoque jamais le nom de Staline, ils ont assassiné deux dirigeants du parti communiste Alexandre Chtcherbakov (en 1945) et Jdanov (en 1946) et préparé le meurtre de cinq chefs militaires soviétiques.
Le communiqué cite neuf médecins dont six sont juifs accusés d’agir au compte de « l’organisation nationaliste juive bourgeoise, le Joint » et des services secrets britanniques et américains . Le communiqué affirme : « L’enquête devrait se conclure prochainement. » Le procès public est donc imminent et doit viser, outre des médecins dits terroristes, des dirigeants accusés de manque de vigilance et donc de complicité avec eux. Un article du même numéro dénonce en effet à la fois l’incurie des ministères de la Sécurité d’État et de la Santé publique. Jusqu’au 5 mars la Sécurité jette au total en prison 37 médecins, dont près d’une moitié de juifs.
Staline prépare donc une nouvelle purge sanglante comme diversion à la crise menaçante. Comme les médecins de Molière, la saignée est son seul remède. Parmi les bruits fantastiques qui courent alors et que l’on prend souvent pour l’écho de faits avérés, la rumeur court que tous les juifs vont être déportés en Sibérie.
La presse des partis communistes du monde entier se déchaîne. France Nouvelle du 24 janvier salue dans « la mise hors d’état de nuire des ignobles médecins espions et assassins, un coup foudroyant aux projets perfides des impérialistes américains fauteurs de guerre. » Il dénonce « la bande de monstres à face humaine, répugnants de lâcheté et hideux d’ignominie […] leurs crimes de cannibales […] et leurs procédés diaboliques, dignes des sorcières du Moyen âge. »
Staline confie alors au premier secrétaire du PC de Moscou, Nicolaï Mikhaïlov, antisémite convaincu, un projet de lettre ouverte à faire signer et publier dans la Pravda. Du 20 au 23 janvier, deux apparatchiks juifs dociles reçoivent des intellectuels juifs au siège de la Pravda ; ils les invitent à signer cette lettre qui propose le transfert, après le procès des médecins assassins, d’une partie de la population juive soviétique vers l’Est pour la protéger de la fureur du peuple indigné.
Certains signent, la honte au ventre, d’autres refusent. Staline reçoit le texte de la lettre le 29 janvier et la fait classer aux archives, d’où elle a disparu… Il demande à Dmitri Chepilov, rédacteur en chef de la Pravda, de rédiger un autre projet.
Le 19 février la Sécurité arrête le vice-ministre des Affaires étrangères, Ivan Maïski, juif, ancien ambassadeur d’URSS à Londres à l’époque où Molotov dirigeait les Affaires étrangères. Le vieux diplomate, pour éviter les coups, avoue avoir été recruté dans les services secrets britanniques par Churchill lui-même. Mais ses aveux extorqués visent Molotov et non les médecins. Le 23 février, tous les agents juifs de la Sécurité d’État, sont invités à rendre immédiatement leurs dossiers, leurs laissez-passer, leur uniforme. Mais la campagne antisémite patine ; seuls trois dirigeants s’y impliquent publiquement ; les autres font le dos rond. Selon Kaganovitch, « la campagne déclinait. Elle déclinait d’elle-même ». Staline, las, hypertendu, privé de médecins pour le soigner, se perd sans doute dans l’enchevêtrement de ses plans trop complexes.
On a longtemps cru, et je l’ai cru moi-même sur la foi de rescapés de l’époque (comme Jacob Etinguer le fils que j’ai rencontré à Moscou en 1989 et 1990, et dont le père, le premier médecin arrêté de la future affaire, était mort en cellule en février 1951 sous les coups), que Staline préparait alors la déportation massive des juifs en Sibérie. Le bruit en courait alors à Moscou et figure encore dans des ouvrages à sensation. Mais la rumeur, surtout dans une société totalitaire, compense le secret dans lequel sont prises les décisions plus qu’elles ne les reflètent. Nul ne sait ce que Staline se préparait alors à faire, même lui sans doute, dépassé par une machination trop incertaine.
Enfin le complot des Blouses blanches est imbriqué dans d’ autres machinations que Staline tente de monter en même temps (les nationalistes mingréliens, l’épuration de la Sécurité d’État) et dont l’ampleur le dépasse.
Staline avait déjà dû laisser en friche  des projets trop ambitieux : ainsi en 1938, avait-il abandonné les deux gigantesques procès destinés à démasquer le noyautage du Comintern et de la diplomatie soviétique par un centre trotskyste mondial clandestin. Mais en 1938 l’idée était restée secrète. Son abandon aussi. En 1953, la mort lui évite un abandon public humiliant et l’échec du « complot des blouses blanches » reflète la crise insoluble de son régime. Le 1er mars, une congestion cérébrale le frappe. Il meurt le 5.
Dans la revue des « intellectuels » du PCF la Nouvelle critique de mars 1953 Jean Kanapa, membre du Bureau politique du PCF, ose écrire : « Nous perdons l’homme pour qui l’homme était le capital le plus précieux, vertu incomparable qui fondait toutes les autres, le plus grand humaniste de tous les temps. » Si l’humanisme repose sur le nombre de fusillés et abattus victimes innocentes d’un système policier totalitaire l’impudique Kanapa a raison.