Katia Dorey
1916 a été une année terrible : boucherie au front, famine à l’arrière
Des centaines de milliers d’hommes sont morts à Verdun et sur la Somme, la ligne de front n’a pas bougé.
En août 1916, Kautsky écrit à Victor Adler : « L’extrémisme correspond aux besoins actuels des masses inéduquées […] Liebknecht est aujourd’hui l’homme le plus populaire dans les tranchées ».
A l’arrière, les statistiques officielles feront état de plus de 700 000 morts dues à la malnutrition et ses conséquences (scorbut, tuberculose ). L’hiver 1916- 1917, l’« hiver des rutabagas » (après une récolte de pommes de terre catastrophique), est le plus terrible mais la population ouvrière a connu la disette dès le premier hiver de la guerre. L’Allemagne, déjà aux deux tiers urbaine, dépend des importations pour se nourrir. Un mot nouveau apparaît : Erzatz (et pas seulement pour la nourriture). Avec le blocus maritime instauré par l’Angleterre, le pain est rationné dès février 1915 et toute l’alimentation à l’hiver 1915-1916, avec déjà des rations de famine quand on les obtient, après avoir fait la queue toute la nuit.
Les spéculateurs, eux, font fortune, les profits de guerre s’envolent (les bénéfices de Krupp ont quintuplé), dans les usines court le slogan : « Les prolétaires tombent, les dividendes grimpent. »
Dans ce climat, la nouvelle de la révolution russe est un avis de tempête. C’est ce que font savoir les chefs syndicaux au ministre de l’intérieur, Helfferich. Celui-ci rapporte au Conseil des ministres du 5 avril 1917 les propos tenus par le dirigeant syndicaliste Cohen, « un homme très compréhensif » : celui-ci adjure le gouvernement de ne pas rester passif, sinon « l’agitation publique que suscitent les difficultés de ravitaillement et le mouvement révolutionnaire en Russie risquent de provoquer une tempête telle que le gouvernement n’en sera pas maître ».
1917 : scission dans le SPD
Dès le 2 août 1914, les syndicats s’engagent à ne pas recourir à la grève.
Mais le vote unanime des crédits de guerre par les députés sociaux-démocrates, le 4 août, frappe de stupeur jusqu’à Lénine. L’ouvrier socialiste allemand se retrouve, comme l’écrit Pierre Broué, seul « en face d’un fascicule de mobilisation et sous la menace du conseil de guerre, dans le cadre de l’interdiction, de la part du gouvernement comme du parti et du syndicat, de toute grève ou manifestation ».
En fait, cette unanimité n’était déjà que de façade, quatorze députés s’étant prononcés contre ce vote la veille en réunion de fraction. Parmi eux Haase, qui se chargera néanmoins de faire le lendemain la déclaration justifiant le vote des crédits (beaucoup de pathos sur le socialisme et la paix souhaités, mais « à l’heure du danger, nous ne laissons pas tomber la patrie »). Le 3 décembre, Liebknecht rompt la discipline, il vote contre les crédits, mais il est seul, il n’est pas sanctionné. Les autorités militaires se chargeront de le mobiliser en février 1915.
Seul, mais pas isolé. Dans la circonscription de Niederbardim, à Berlin, des militants du SPD ronéotent sa déclaration au Reichstag et d’autres documents d’opposition à la guerre et à l’Union sacrée. Le 20 mars 1915, Otto Rühle le rejoint et la direction laisse une porte de sortie aux centristes, aux « opposants loyaux » : ils peuvent quitter la salle avant le vote, ce que font Haase et ses amis.

Otto Rühle (1874-1943)
En juin 1915, une lettre de 750 militants connus, rédigée chez et avec la participation de Liebknecht, est adressée à la direction pour protester contre sa politique.
Le 29 décembre 1915, ils sont vingt députés à voter contre les crédits de guerre (et vingt-deux à quitter la salle). Cette fois, en guise d’avertissement, Liebknecht est exclu du groupe parlementaire.
Les effectifs du parti, la vente de sa presse sont en chute libre, dans l’appareil, même les positions de l’opposition rencontrent un soutien croissant ; Haase prononce, le 24 mars 1916, un violent discours contre l’état de siège et trente-trois députés votent contre son renouvellement. Ils sont immédiatement exclus. Il y a donc désormais « en principe un seul parti, mais en fait deux groupes parlementaires et trois tendances ».
Trois tendances nettes, car les lettres de Spartacus n’ont cessé de dénoncer violemment l’opposition centriste.
L’adoption de la loi sur la mobilisation de la main-d’œuvre (en fait la militarisation du travail), en plein « hiver des rutabagas », porte à son paroxysme la crise du parti. La loi est vivement dénoncée par les centristes. Le 7 janvier 1917, une conférence de l’opposition se réunit, décidant seulement « d’entretenir des contacts permanents » pour développer leur influence « dans le cadre des statuts du parti » (motion votée par 111 voix, contre 34 à une résolution spartakiste et 6 à un texte favorable à la scission).
Mais le 16 janvier 1917, la direction du SPD passe à l’offensive, déclare que l’opposition « s’est mise elle-même hors du parti » et prend, tambour battant, des mesures d’exclusion massive : 91 organisations locales sont exclues en bloc, l’écrasante majorité des militants à Berlin, Leipzig, Brême, Brunswick.
L’opposition est en état de scission sans l’avoir voulue. Dans une nouvelle conférence à Gotha, le 6 avril, elle se constitue en Parti social-démocrate indépendant d’Allemagne, USPD. C’est bien une scission : 170 000 militants restent au SPD, l’USPD en revendique 120 000 et toutes les tendances d’avant guerre sont représentées en son sein : Haase et Ledebour, mais aussi l’aile la plus droitière, Kautsky, Hilferding, même Bernstein et les spartakistes.
La décision des spartakistes de rester dans l’USPD est prise malgré une forte opposition interne. Dès janvier 1916, Otto Rühle s’était prononcé dans le Vorwdrts (1) pour la scission de la social-démocratie (position chaudement approuvée par Lénine). C’est aussi la position de nombreux autres militants et dirigeants spartakistes. Les jeunes du parti également s’orientaient vers la scission. Les radicaux de gauche à Brême, Hambourg, Hanovre, Rüstrigen sont pour la scission. Ils veulent « le rassemblement immédiat de tous les éléments radicaux de gauche dans un parti ouvrier ». Le 10 mars, les radicaux de Brême écrivaient : « La plus grande responsabilité se trouve entre les mains du groupe Internationale (2) […], sans lui nous ne pourrons […] construire dans des délais prévisible un parti capable d’agir ».
Cette décision coupe donc en deux la minorité révolutionnaire et, en même temps, apporte à l’USPD l’énorme prestige des dirigeants spartakistes. Elle rend illisible la nature du nouveau parti. Dès 1917, les travailleurs et les marins en lutte vont payer cette ignorance.
Les grèves d’avril 1917
Des grèves ont lieu en mars à Kiel, Brême, Hambourg et Nuremberg. Mais c’est en avril, à Berlin et Leipzig qu’elles vont prendre le plus d’ampleur.
A Berlin
On peut lire dans un rapport du préfet de police du 23 février 1917 : «Actuellement presque tous les militants du syndicat des métaux sont politiquement membres de l’opposition et, pour une grande part, membres du groupe Spartacus qui a pris pour mot d’ordre mettre fin à la guerre par des grèves. Devant la puissance des militants syndicalistes extrémistes, les dirigeants syndicalistes Cohen (l’homme « très compréhensif ») et Siering sont impuissants et contraints de se soumettre, car leur situation et leur réélection sont en jeu ».
En fait, c’est indépendamment des tendances à l’intérieur du SPD que, dès 1915, à Berlin, se sont organisés au sein du syndicat des métaux, autour du responsable des tourneurs, Richard Müller, un certain nombre de militants qui, sous le couvert du syndicat, constituent un réseau clandestin, agissant en fraction et jouissant de la confiance de leurs camarades ouvriers : les « délégués révolutionnaires ». En 1916 leur influence s’étend à toute l’industrie de l’armement de la région de Berlin, ils prennent même des contacts avec des usines de province.
Peu d’entre eux sont membres de Spartacus (Müller est lié au centriste Ledebour), mais quand Karl Liebknecht comparaît devant la justice le 28 juin 1916 (3), ils impulsent la grève de 55 000 métallos à Berlin. Par ailleurs, si les spartakistes ne sont pas les principaux organisateurs de la grève, ils en inspirent les mots d’ordre.
Les délégués révolutionnaires ont décidé de proposer l’appel à la grève à l’assemblée des travailleurs des métaux du 15 avril. Le 13, Richard Müller est arrêté.
Le 15, la réduction de la ration de pain est annoncée. Cohen et Siering, appellent à la grève dès le lendemain, prenant de court les délégués révolutionnaires qui ajoutent seulement la revendication de la libération de Richard Müller.
Le 16, le Vorwârts ne condamne pas la grève appelée pour l’amélioration du ravitaillement, mais elle met en garde contre « l’espoir fou qu’on pourrait connaître des événements semblables à ceux de Russie » qui risqueraient de « coûter la vie à des centaines de milliers » de soldats.
Le 16 au matin, 250 000 ouvriers et ouvrières sont en grève à Berlin dans plus de 300 entreprises. « Les rues commencent à être parcourues de cortèges qui se forment spontanément sur des mots d’ordre divers, souvent politiques».
À Leipzig
« Dès le 12, il y a eu une manifestation de femmes pour le pain devant l’hôtel de ville et seize d’entre elles ont été arrêtées. Le 15, plus de 500 ouvriers (font de même), ils sont reçus et on leur promet que des mesures seront prises […].
Au matin du 16, des tracts manuscrits ont été diffusés dans presque toutes les entreprises, appelant les ouvriers à se réunir pour décider la grève le syndicat des métaux appelle à un rassemblement L’arrêt de travail est général à midi ; à 15 heures plus de 10 000 ouvriers sont rassemblés pour entendre un discours du dirigeant des métallos Arthur Lieberasch. Il soulève un concert de protestations en proposant de reprendre le travail le lendemain. Une résolution est finalement adoptée dans le tumulte ; elle réclame l’augmentation des rations alimentaires et des attributions de charbon, mais énumère aussi -fait capital – six revendications d’ordre politique : une déclaration du gouvernement en faveur d’une paix sans annexions, la suppression de la censure et la levée de l’état de siège, l’abolition de la loi sur la mobilisation de la main-d’œuvre, la libération des détenus politiques, l’introduction du suffrage universel dans les élections à tous les niveaux. » Une délégation est élue (deux responsables syndicaux, trois USPD) pour porter la déclaration au chancelier à Berlin.
Sur l’insistance des dirigeants du SPD Bauer et Scheidemann, la délégation de Leipzig est reçue. De même Cohen et Siering reçoivent de la Kommandantur l’assurance que Müller va être libéré. Se targuant de ces « succès », à Berlin (de justesse), comme à Leipzig les dirigeants réussissent à faire voter la fin de la grève.
Des députés USPD appellent à la poursuite de la grève et plus de 50 000 ouvriers poursuivent leur mouvement en dénonçant la « trahison » du mouvement par les chefs. Dans de nombreuses assemblées d’usine, on lance le mot d’ordre de « conseils ouvriers », certains sont constitués avec des militants révolutionnaires à leur tête : Fischer et Peters à la D.W.M., Scholze à la Knorr-Brême. Mais ils sont minoritaires. C’est l’heure de la répression : les entreprises en grève sont militarisées, les dirigeants arrêtés (notamment Peters, Fischer, Scholtze). Le travail reprend. Une campagne est engagée : les grévistes trahissent ceux des tranchées. Le général Groener : « Quiconque se met en grève alors que nos armées sont face à l’ennemi est un chien ». Les syndicats font chorus dans le Vorwarts.
L’USPD qui poursuit au même moment des pourparlers en vue d’une coalition parlementaire à la fin de la guerre, apparaît, aux yeux des masses (et encore aujourd’hui dans de nombreux ouvrages), comme l’organisatrice des grèves d’avril. Son prestige est renforcé.
Eté 1917 : le mouvement des marins
« Toutes les conditions étaient réunies pour faire des bateaux de guerre d’actifs foyers d’agitation. Les équipages comptaient une majorité d’ouvriers qualifiés, le plus souvent métallurgistes, ayant l’expérience des luttes et une conscience de classe. Les circonstances de la guerre qui laissaient les navires à quai permettent des contacts étroits entre marins et ouvriers des ports et des chantiers, la circulation à bord de livres, tracts, journaux […].
Dès 1914, il existait dans la flotte de petits groupes de lecteurs de la presse radicale, notamment de la Leipziger Volkszeitung… le mouvement reprend vie, après l’hiver 1916- 1917, sous l’influence de la révolution russe en particulier… Sur le cuirassé Friedrich- der-Grosse, un petit groupe d’hommes se réunit régulièrement dans la chaufferie ou la soute aux munitions… Ils établissent à terre, à Wilhelmshaven, des contacts avec les marins d’autres navires ».
Bientôt, sous le couvert des « commissions de cambuses » chargées de contrôler le ravitaillement, ils parviennent à mettre sur pied « un réseau très souple d’hommes de confiance qui couvre l’ensemble de la flotte. L’animateur politique de l’entreprise, Max Reichpietsch, ne dissimule pas l’objectif à ses camarades : “Nous devons rendre clair aux yeux de tous que les commissions de cambuses sont le premier pas vers la construction de conseils de marins sur le modèle russe’’ ».
Ils ont bientôt à leur actif une grève de la faim victorieuse sur un cuirassé.
Max Reichpietsch pense alors pouvoir déclencher un mouvement de masse pour la paix dans la flotte de guerre. Il attend de FUSPD des perspectives et une coordination de la lutte. Il entre en contact à Berlin avec ses dirigeants (Louise Zietz, Haase, Dittmann..). Ceux-ci sont bienveillants, voire admiratifs mais n’ont pas la moindre idée des conditions réelles et des exigences d’un tel travail.
Dittman lui remet… des bulletins d’adhésions ! Il préconise leur adhésion aux cercles existants dans les ports qui ont une activité légale et publique, il lui propose de prendre l’initiative de fonder le parti à Wilhelmshaven… Quand aux perspectives politiques : un mouvement pour la paix dans la flotte de guerre renforcerait la position des socialistes partisans de la paix à la prochaine conférence socialiste internationale de Stockholm !
« Reichpietsch accepte ce qu’on lui offre… Il revient sur son bateau, assurant ses camarades que les députés qu’il a rencontrés sont gagnés à l’idée d’une lutte révolutionnaire et convaincus du rôle décisif qu’y jouera la flotte… le 25 juillet 1917, une direction centrale, la Flottenzentral clandestine est mise sur pied : plus de 5000 marins sont regroupés sous son autorité les incidents se multiplient car les marins sont conscients de leur force, fiers de leur organisation, confiants dans le soutien qu’ils escomptent : grève de la faim sur le Prinz-Regent-Luitpold, le 19 juillet sortie massive, sans permission, du Pillau, le 20, sortie sans permission du Prinz-Regent-Luitpold de 49 hommes le 1er août et enfin le grand débarquement de 400 membres du Prinz-Regent le 2 août. Cette fois, l’appareil de la répression est prêt à fonctionner : il sait tout. Les meneurs sont arrêtés. Le 26 août, un conseil de guerre prononce cinq condamnations à mort. Le 5 septembre Alwin Kôbis et Max Reichpietsch sont passés par les armes ».
Ebert mis au courant par le gouvernement condamne les marins : « C’est de la haute trahison », mais couvre Haase et Ledebour « pas assez sots pour s ’en être mêlés ». Les Indépendants, pour leur part, nient avoir inspiré l’agitation, déclarant : « Nous avons cherché à canaliser vers la lutte politique légale l’indignation justifiée des masses».
Ce même 5 septembre s’ouvre la conférence de Stockholm où le sort des marins ne sera bien entendu pas évoqué. Mais en novembre 1918, quand les marins de Kiel donnent le signal de la révolution allemande, un de leurs premiers soucis sera de faire libérer leurs camarades condamnés, en août 1917, à la prison ou au bagne.
Pierre Broué conclut :
« Quelques semaines plus tard Lénine écrit que ce mouvement révolutionnaire constitue l’un des “symptômes irrécusables d’un grand tournant, symptôme d’une veille de révolution, à l’échelle mondiale ». En réalité la tragédie à venir en Allemagne est tout entière inscrite dans ce drame, dans le contraste entre la volonté d’action de jeunes travailleurs sous l’uniforme et l’incapacité de “chefs” écrasés par leur responsabilité et convaincus que les problèmes qui concernent l’avenir de l’humanité se règlent en tenues de cotisations, de sections locales et de discours dans les assemblées parlementaire. »
( 1 ) Vorwârts. « En avant ». journal central du parti dès 1876. puis sans interruption depuis 1891. Il est. à ce moment, sur la ligne des centristes. Mais la direction va s’en emparer au moment de la scission.
(2) Die Internationale, revue publiée par Rosa Luxemburg et Franz Mehring qui paraît, en avril 1915. sur les presses d’un journal du SPD de la Ruhr et est aussitôt interdite. C’est le nom initial du groupe qui va bientôt s’appeler « Spartacus ».
(3) Il a été arrêté le 1er mai, après avoir crié devant des milliers de manifestants : « A bas la guerre ! A bas le gouvernement ! »
Deux sources essentielles :
Pierre Broué : Révolution en Allemagne (Éd. de Minuit 1971) dont sont extraites toutes les citations non explicitées.
Gilbert Badia : Histoire de l’Allemagne contemporaine 1917-1933 (Éditions sociales, 1962).

Manifestation de l’USPD à Berlin en 1917 |