Si le régime bourgeois sort de cette guerre impuni, tous les partis révolutionnaires dégénéreront

 

TROTSKY : Extrait du Manifeste de la IVe Internationale sur la guerre impérialiste et la révolution prolétarienne mondiale. (23 mai 1940). Œuvres, tome 24, pages 66-67.

 

Notre programme est fondé sur le bolchevisme

 

La IVème Internationale se tient totalement et sans réserve sur les fondements de la tradition révolutionnaire du bolchevisme et de ses méthodes organisationnelles. Laissons les petits-bourgeois extrémistes se plaindre du centralisme. Un ouvrier qui a participé ne fût-ce qu’une seule fois à une grève, sait qu’aucune lutte n’est possible sans discipline ni ferme direction. Toute notre époque est pénétrée de l’esprit du centralisme. Le capitalisme monopoleur a porté la centralisation économique à son ultime limite. Le centralisme d’Etat sous couvert de fascisme a pris un caractère totalitaire. Les démocraties tentent de plus en plus de copier son modèle. La bureaucratie syndicale défend âprement son puissant appareil. La IIème et la IIIème internationale se servent ouvertement de l’appareil d’Etat pour combattre la révolution. Dans ces conditions, la garantie élémentaire du succès est d’opposer le centralisme révolutionnaire au centralisme de la réaction. Il est indispensable d’avoir une organisation d’avant-garde prolétarienne soudée par une discipline de fer, une authentique sélection de révolutionnaires trempés prêts à se sacrifier et inspirés par une volonté invincible de vaincre. Préparer systématiquement et sans relâche l’offensive et, quand l’heure est arrivée, frapper pour jeter toute la force de la classe sur le champ de bataille sans hésiter – seul un parti centralisé, qui n’hésite pas lui-même, est capable de l’apprendre aux ouvriers.

Des sceptiques superficiels se plaisent à souligner que le centralisme bolchevique a dégénéré en bureaucratisme. Comme si le cours tout entier de l’histoire dépendait de la structure d’un parti ! En fait, c’est le destin du parti qui dépend du cours de la lutte des classes. Mais en tout cas le parti bolchevique a été l’unique parti qui ait prouvé dans l’action sa capacité à accomplir la révolution prolétarienne. C’est précisément d’un tel parti qu’a besoin le prolétariat international. Si le régime bourgeois sort de cette guerre impuni, tous les partis révolutionnaires dégénèreront. Si la révolution prolétarienne l’emporte, les conditions qui provoquent la dégénérescence disparaîtront.

Dans les conditions de réaction triomphante, de désillusion et de fatigue des masses, dans une atmosphère politique empoisonnée par la décomposition pernicieuse des organisations traditionnelles de la classe ouvrière, au milieu des difficultés et obstacles accumulés, le développement de la IVème Internationale a forcément progressé lentement. Des tentatives isolées et au premier abord plus amples et plus prometteuses pour l’unification de la gauche ont été plus ou moins entreprises par des centristes qui méprisaient nos efforts. Toutes ces tentatives prétentieuses, cependant, se sont réduites en poussières avant même que les masses aient eu le temps de se souvenir de leur nom. Seule la IVème Internationale, avec obstination, persistance et un succès grandissant, continue à nager contre le courant.

Chostakovitch et Staline, de SOLOMON VOLKOV

Traduit du russe par Anne-Marie Tatsis-Botton.

Collection Anatolia, Editions du Rocher, 358 pages, 22 euros 90

UN DUEL INEGAL…

Par Jean-Jacques Marie

Le titre de cet ouvrage ne couvre en réalité qu’une partie de ce que l’auteur traite. Si les relations entre Chostakovitch et Staline en constituent le centre, Solomon Volkov les insère dans une étude des relations politiques de Staline avec les artistes et l’intelligentsia qui leur donne leur plein sens. Il s’attarde en particulier sur les relations fluctuantes que Staline entretint avec Maïakovski, Boulgakov, Prokofiev, Eisenstein, et quelques autres encore. Il étudie l’œuvre de Chostakovitch dans ce cadre en examinant le rapport entre la création artistique et la situation dans laquelle se trouve placé à chaque moment le compositeur soviétique, tour à tour adulé, critiqué, dénoncé, flatté, foudroyé.

Quiconque, même dénué de toute connaissance musicale, porte intérêt à l’histoire dramatique et souvent meurtrière des artistes et des arts soviétiques sous Staline se doit de lire le livre de Solomon Volkov, par ailleurs fort bien traduit. S’il ne manifeste aucune complaisance à l’égard de Staline, Volkov se garde d’adopter l’attitude simpliste et simplificatrice à la mode qui réduit le régime à une aveugle répression permanente et sanglante. A propos du dictateur lui-même il note par ailleurs fort justement : « même Staline n’était pas stalinien de naissance. En d’autres termes, en ce qui concerne les normes culturelles, il n’a pas toujours été l’instigateur inflexible du système rigide et dogmatique qui est resté associé à son nom. Staline a changé avec l’âge et l’expérience. Son regard sur la culture a changé aussi. On l’oublie parfois ». Les besoins du système qu’il incarnait ont aussi souvent varié et les réponses qu’il y apporte ne sont pas univoques même si elles sont guidées par la volonté de subordonner toute l’activité artistique aux décisions du Parti (en fait les siennes). Notons en passant que, pour une fois, Volkov se trompe en faisant remonter cette volonté, comme l’affirmaient les thuriféraires staliniens à un article de Lénine sur la littérature de parti en 1905. Ce dernier n’évoquait que les devoirs des « littérateurs » (en, fait surtout des journalistes) membres du Parti social -démocrate, donc de militants, et c’est tout. Il n’évoque nullement les écrivains et les artistes en général.

Solomon Volkov insiste enfin sur une filiation de Staline inattendue mais convaincante.  Pour son attitude à l’égard de la culture il en fait un héritier du tsar Nicolas Ier, l’homme qui tenta d’instaurer un ordre pesant en Russie dans le second quart du XIXème siècle et décida d’être le censeur personnel de Pouchkine. Selon lui d’ailleurs la première définition du « réalisme soviétique » dans l’art a été donné par le chef des gendarmes de Nicolas Ier, Benkendorf. Evoquant le goût de Nicolas Ier pour les uniformes militaires rutilantes Volkov souligne : « En cela comme en beaucoup d’autres choses, Staline était son continuateur direct ». De même il assimile l’attitude de Chostakovitch face à Staline à celle de Pouchkine face au monarque

Le destin de Chostakovitch illustre la dure régularité des apparents caprices du  Chef suprême. Il a été violemment et brutalement dénoncé publiquement (dans la Pravda) par deux fois : une fois en janvier 1936 après la représentation de son unique opéra Lady Macbeth du village de Mzensk. L’opéra après une carrière triomphale de près de deux ans fut condamné par un article de la Pravda dont Solomon Volkov démontre de façon convaincante que la trame et certaines phrases ne peuvent être que de Staline lui-même.

Puis Chostakovitch connut le succès, fut récompensé par plusieurs prix Staline pendant la guerre. Il connut alors le faîte de la gloire. Sa Septième symphonie fut jouée spécialement dans Leningrad assiégée, soumise au blocus de la Wehrmacht et à la famine « Il fallait empêcher l’artillerie ennemie de titrer sur le bâtiment de la Philharmonie. Sur l’ordre du commandant du front de Leningrad, raconte Solomon Volkov, on planifia une opération militaire de grande envergure : le jour du concert l’artillerie soviétique ouvrit préventivement un feu nourri sur les Allemands, déversant sur leurs positions trois mille obus de fort calibre ». Puis la symphonie fut exécutée triomphalement à Washington (dirigée par Toscanini) et dans de nombreuses capitales occidentales.

Mais sous Staline l’artiste vit toujours dans l’incertitude du lendemain. S’il est un régime où la Roche Tarpéienne flanque le Capitole, c’est bien le régime stalinien, pour les artistes comme pour les politiques. Tel est adulé aujourd’hui qui peut se demain se retrouver à la Loubianka, dénoncé comme trotskyste, envoyé au Goulag ou abattu d’une balle dans la nuque. Solomon Volkov s’attache à expliquer ces variations trop souvent prises pour de simples caprices paranoïaques et dont il tente de mettre à jour, avec beaucoup de perspicacité, les intentions et les motifs réels, donc la rationalité cachée.

Chostakovitch a bien en 1939 figuré un moment dans « l’organisation trotskiste des conjurés et saboteurs » dans le milieu artistique aux côtés d’Ilya Ehrenbourg, Boris Pasternak, Iouri Olecha et Serge Eisenstein, mais si les deux prétendus chefs de cette organisation imaginaire, Isaac Babel et Meyerhold furent fusillés, incinérés nuitamment et leurs cendres jetées avec celles du nabot sanglant, Nicolas Iejov, dans une fosse commune, les autres ne furent jamais emprisonnés. C’est bien le signe que Staline ne croyait guère aux complots fantastiques qu’il faisait monter par sa police politique. Mais il avait ainsi un dossier sur chacun Le cœur des prétendus comploteurs fut en revanche soumis à un rude traitement par Staline, qui leur infligeait à tous l’épreuve permanente de ses jeux apparemment capricieux. Ainsi Serge Eisenstein après la colère provoquée chez Staline par la deuxième partie de son Ivan le Terrible, eut un infarctus puis mourut d’une crise cardiaque l’année suivante à 50 ans…

Chostakovitch, malgré son aspect frêle, résista mieux. Pourtant la foudre tomba à nouveau sur lui (et sur quelques autres musiciens) en 1948. Solomon Volkov lie l’offensive alors déclenchée par le Guide suprême de l’Humanité progressiste (selon les termes de l’Humanité d’alors) à son mécontentement devant la Neuvième symphonie de Chostakovitch : il attendait, pour fêter la victoire, une œuvre épique, grandiose… Staline vit dans sa brièveté et son caractère moqueur « un pied de nez musical ». Sans doute, mais il aurait de toute façon frappé, même si Chostakovitch avait composé la symphonie qu’il attendait. Il frappa   en effet les unes après les autres toutes les catégories d’une intelligentsia dont Volkov dit à juste titre qu’elle « était alors marquée par une « résistance généralisée ». Et pas seulement elle. Il suffit en effet de penser au nombre de groupes clandestins antistaliniens qui pullulèrent alors en URSS. La seule catégorie qui échappa à sa peur et à sa colère fut la communauté des physiciens. Beria le prévint en effet que s’il les décimait l’URSS n’aurait pas sa bombe atomique. L’année 1948 est d’ailleurs celle où Staline signe (après l’avoir sans aucun doute lui-même rédigé) le décret créant les « camps spéciaux » à régime… spécialement sévère, destinés entre autres à accueillir « les menchéviks, socialistes-révolutionnaires, trotskystes », tous pourtant alors liquidés et autres « traîtres ». Staline fixe alors à ces camps spéciaux l’objectif d’accueillir 200.000 pensionnaires !

Comment Chostakovitch a-t-il réagi à la contrainte stalinienne. Volkov cite l’un des musiciens soviétiques alors dénoncés comme antipopulaires : Katchatourian. « Katchatourian m’a dit plus d’une fois qu’il enviait beaucoup cette capacité extraordinaire qu’avait Chostakovitch de répondre à la pression en composant une nouvelle œuvre inspirée. »  On pourrait y voir une nouvelle variante du mythe bourgeois du poète maudit trouvant dans sa malédiction la source de son génie. Ce serait très superficiel.

En tout cas Chostakovitch répondit à la tentative stalinienne de le terroriser en composant « l’une des plus mordantes satires de l’histoire de la musique mondiale : Le Petit paradis antiformaliste » dont les personnages sont affublés de noms il est vrai transparents ; les camarades Edinitsyne (l’Unique, Staline), Dvoïnik (Le Doublet, Jdanov) et Troïnik (Chepilov, étoile montante du Secrétariat du Comité central et qui avait participé  aux côtés de Jdanov à la séance ratée de lavage de cerveau des musiciens).

Chostakovitch prit sa revanche en 1967 : dans le huitième mouvement de sa quatorzième symphonie il illustre le poème écrit par Apollinaire à partir d’un tableau du peintre russe Repine : Réponse des Cosaques Zaporogues au Sultan de Constantinople. Il s’y moque de Staline à travers le Sultan dont Apollinaire écrit « Ta mère fit un pet foireux et Tu naquis de sa colique ». Pendant la répétition générale à Moscou un bureaucrate du monde musical « un des persécuteurs les plus acharnés de Chostakovitch à l’époque stalinienne » mourut d’une crise cardiaque, due sans doute à l’indignation.

C’est un bon épilogue aux rapports entre Staline et Chostakovitch, plus généralement entre Staline et le monde des artistes. Là comme ailleurs, les victimes de Staline finirent par lui infliger une déroute : les ouvriers allemands de la Stalin-allee à Berlin-Est en faisant grève à Berlin-Est le 16 juin 1953, les détenus du Goulag à Vorkouta puis à Kinguir en faisant grève et en abattant le système, ou Chostakovitch par ses pieds-de nez géniaux raillant à la face de la bureaucratie son maître qu’elle croyait tout puissant et par l’ensemble de son œuvre.

ARAGON STALINE et TROTSKY

« « Le culte de la personnalité en théorie est, dans le fond, la tentative de résoudre les problèmes théoriques à coups de décrets, par des méthodes bureaucratiques. C’est un abus de pouvoir dans le domaine de la théorie ». Cette remarque d’Ilitchev établit ici une analogie, que devait peu après formuler en France Maurice Thorez, la ressemblance entre le culte de la personnalité de Staline et le trotskisme, qui réglait également les questions par voie bureaucratique, par voie d’autorité »

(Aragon, Histoire de l’URSS tome 2 p. 202)

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Churchill défenseur acharné de l’Empire colonial britannique… et de Staline

Winston Churchill  déclarait à l’ambassadeur soviétique à Londres, Ivan Maïski, le 16 novembre 1937 : « Ce Trotsky c‘est un véritable diable (…). Je suis à fond pour Staline ». Il réitère le 23 mars 1938 à l’époque du  troisième procès de Moscou :  « Trotsky  est le génie du mal de la Russie et c’est une très bonne chose que Staline ait pris sur lui sa revanche ». Puis il ajoute : « Je suis définitivement favorable à la politique de Staline. (…) Nous avons besoin d’une Russie forte et je souhaite à Staline de réussir ». 

Les derniers mois de la vie de Lénine

Charles DUPUY,

décembre 2023
Il y a 100 ans s’interrompait l’activité pratique de Vladimir Ilitch Lénine, président du Conseil des Commissaires du peuple de la République Socialiste Fédérative Soviétique de Russie. Une mystérieuse maladie s’était déclarée le 24 avril 1922 (1), qui devait l’emporter le 21 janvier 1924.
Pendant un an, car à partir du 10 mars 1923 Lénine cesse de parler et d’écrire, son activité a été entravée par des périodes de repos forcé, puis par des mesures d’isolement, voire d’interdiction partielle d’activité par les médecins, qui l’ont confiné dans l’entourage de son secrétariat et de Nadejda Kroupskaïa ; à la fin sous le contrôle d’un Staline (2), de plus en plus soucieux d’isoler un adversaire déclaré. Néanmoins, il n’a cessé de combattre par la plume et de plus en plus rarement, par la parole.
Voici comment, dans son dernier article, Lénine décrit sa perspective : «  le trait général caractérisant notre vie actuelle est celui-ci : nous avons détruit l’industrie capitaliste, nous nous sommes appliqués à démolir à fond les institutions moyenâgeuses, la propriété seigneuriale, et, sur cette base, nous avons créé la petite et très petite paysannerie qui suit le prolétariat, confiante dans les résultats de son action révolutionnaire ; Cependant, avec cette confiance seule, il ne nous est pas facile de tenir jusqu’à la victoire de la révolution socialiste dans les pays les plus avancés ». Il n’est pas question un seul instant du « socialisme dans un seul pays » ! (…) « Pour tenir il faut », poursuit-t-il, « perfectionner (…) rénover notre appareil d’Etat » (qui ne cesse de grossir) l’épurer et le réduire au maximum » (3).
Depuis le « rapport Khrouchtchev » en 1956 et la publication de nombreux textes de Lénine tenus sous le boisseau jusqu’alors, les récits par les oppositionnels au stalinisme – au premier chef Léon Trotsky (4) – des principaux épisodes de ce « dernier combat », ont été amplement confirmés (5). Le célèbre « Testament » se termine par la recommandation de destituer le Secrétaire Général du PCUS Staline. Il vient couronner des batailles concernant l’économie, la bureaucratisation de l’Etat et du parti, enfin la question capitale pour Lénine des « nationalités » et de la Constitution de la nouvelle URSS (proclamée le 30 décembre 1922) – incluant la « question géorgienne », c’est-à-dire la défense des droits des petites nations contre l’oppression des grandes. Cette question resurgit à nouveau, lorsque Poutine vilipende l’héritage, si précieux, de Lénine à propos de l’Ukraine !
Dans ce qui suit, je me suis très largement appuyé sur le « Lénine, la révolution permanente » (Payot, 2011) par Jean-Jacques Marie, qui décrit dans un récit palpitant cette période précédant la mort de Lénine.

Prologue : les républiques soviétiques de mars 1921 au XIème congrès du PC(b)R mars 1922

Pour mieux comprendre le contexte dans lequel Lénine engage ses derniers combats, il convient de restituer au moins les évènements de l’année qui précède.
Le Xème Congrès du parti bolchévique, en mars 1921, est concomitant de la révolte de Cronstadt. Il marque un très important tournant avec la mise en place de Nouvelle Politique Economique (NEP) que Lénine considère comme un recul, une « retraite nécessaire », mais extrêmement dangereuse ; mais également dans le régime intérieur du parti, avec la fameuse interdiction « provisoire » des fractions. Ce Congrès a été précédé d’un débat très pénible (une « mauvaise fièvre » selon Lénine) sur la question dite « des syndicats », qui a vu s’affronter au final trois plateformes, celle des « Dix », regroupant autour de Lénine sa « vieille garde » dont Staline ; celle de l’Opposition Ouvrière (Chliapnikov-Kollontaï) et celle de Trotsky-Boukharine. Les deux dernières ont été largement battues, avec comme conséquence directe l’éviction du Secrétariat de trois partisans de Trotsky, remplacés par des proches de Staline. Les séquelles de ce débat seront durables, notamment dans les relations personnelles entre Lénine et Trotsky.
La situation des républiques soviétiques est alors catastrophique. Deux grandes sécheresses en 1920 et 1921 (surtout) ont touché les terres à blé, et entrainé de terribles famines, aggravées par des épidémies galopantes à cause du blocus des fournitures de médicaments par les puissances capitalistes. Au délabrement de l’industrie et des transports s’ajoute la situation déplorable du prolétariat. Son avant-garde a été aspirée (et en partie détruite) soit par les tâches militaires, soit par des responsabilités administratives auxquelles elle n’est pas préparée. Les conséquences en sont la chute de l’activité proprement politique des Soviets et la prolifération du « bureaucratisme » qui ne cessera de tourmenter Lénine : « ce ne sont pas les communistes qui mènent » la lourde machine héritée du tsarisme, mais « ce sont eux qui sont menés ».
Le XIème congrès du Parti communiste (27 mars -2 avril) confirme et consolide la mise en place de la NEP. C’est « l’homme à poigne » Staline qui est élu Secrétaire Général : Lénine non seulement a donné son assentiment, mais a émis un jugement positif sur son action à la tête de l’Inspection Ouvrière et Paysanne. Comme le note Jean-Jacques Marie, « il ne tardera pas à déchanter ».
Enfin, « l’éclipse » de Lénine, envoyé à Gorki à 30km de Moscou, se reposer du 27 mai au début septembre, va favoriser les manœuvres de l’appareil tant dans le domaine économique que de la question « des nationalités », et de son propre renforcement. Jean-Jacques Marie note en particulier « Il n’informe pas Lénine des mesures d’organisation qu’il a prises en juin pendant son éloignement des affaires politiques : il a créé un corps d’inspecteurs politiques chargés de contrôler les directions provinciales, il a fait voter par une Conférence l’attribution à 15 500 cadres supérieurs du parti d’avantages matériels substantiels : un salaire minimum triple de celui de l’ouvrier d’industrie, augmenté de 50 % pour le père ou la mère de trois enfants et pour travail déclaré en plus du service normal le soir et le samedi, un paquet contenant toute une série de produits déficitaires (…) plus le droit, soumis à décision du Secrétariat du Comité central, à des vacances à l’ étranger payées en rouble-or « pour dévouement au prolétariat », qui n’en est pas nécessairement conscient. Il a enfin renouvelé systématiquement les secrétaires de comités de district du parti ; près des deux tiers seront remplacés dès la fin de l’été 1922 par des fidèles. Il façonne ainsi un appareil à sa botte tenu par des privilèges que le bénéficiaire perd dès qu’il perd sa fonction. (…) Dans ses réflexions ultérieures sur l’appareil Lénine ne fera jamais la moindre allusion à ces mesures. » Sans doute personne n’a jugé bon de lui en parler.

Les questions économiques : le monopole du commerce extérieur, la NEP, le GOSPLAN

Jean-Jacques Marie écrit : « Le 6 octobre, le Comité Central, en l’absence de Lénine et de Trotsky, décide de permettre l’ouverture provisoire de certaines frontières pour certains produits. Staline, qui n’en a jamais parlé à Lénine, vote pour. Lénine proteste aussitôt contre la brèche ainsi ouverte dans le monopole et critique la légèreté avec laquelle cette décision a été prise. (…) Vu la faible productivité du travail en Russie, la basse qualité et le prix élevé des marchandises soviétiques, cette brèche permettrait la pénétration incontrôlée de marchandises étrangères de meilleure qualité et moins coûteuses que celles de la Russie délabrée. Cette invasion ruinerait l’industrie nationale convalescente et non compétitive ; vu les bas prix des produits agricoles très inférieurs à ceux du marché mondial, les paysans vendraient massivement leur production à l’étranger menaçant ainsi la Russie d’une nouvelle famine. La proposition suscite donc l’ire de Lénine. Staline, [bien que partisan de l’affaiblissement du monopole] cède [il accepte] de reporter la discussion afin de permettre à Lénine d’y participer (…). Lénine demande à Trotsky, par une lettre personnelle, d’informer le Comité central de leur accord complet sur ce point et d’y défendre leur point de vue commun. (…) Il dénonce comme « défenseur du spéculateur » Boukharine, partisan d‘abroger le monopole « sans la protection duquel il est impossible », souligne-t-il, de « faire de la Russie un pays industriel. » (6) A la mi-décembre, par échange de lettres, Lénine et Trotsky confirment leur accord pour défendre ensemble le monopole. Noter aussi que dans le cadre de leur rapprochement sur cette question clé, Lénine mentionne avec éloge une brochure de Trotsky expliquant la NEP (et ses dangers !) et il renforce leur alliance en accédant aux vues concernant le renforcement du Plan d’Etat : se précise ici la question de l’industrialisation nécessaire, qui sera un cheval de bataille des futures Oppositions. Ils finissent par obtenir gain de cause au CC ; cette victoire remonte temporairement le moral de Lénine. JJ Marie note d’ailleurs que parallèlement au rapprochement avec Trotsky, « ses relations avec Staline se modifient alors brutalement [à partir du 10 novembre]. » (7)

Le projet de Constitution de L’URSS et l’affaire géorgienne.

Jean-Jacques Marie note (8) :« Staline, sans l’en informer, a soumis le 11 septembre à une commission son projet de constitution de l’URSS qui accorde aux républiques sœurs une vague autonomie au sein de la fédération de Russie. Le 15 septembre, le Comité central du PC géorgien s’y oppose. Une semaine après, Staline, dans une note à Lénine, dénonce « le déviationnisme national » des Géorgiens. Le 22, Lénine lui demande les documents préparatoires, [fournis seulement après adoption par la commission ! (…) Lénine flaire dans ce projet des relents de chauvinisme russe ; or il est persuadé que l’axe de la révolution mondiale s’est un temps déplacé vers les pays coloniaux d’Asie et il craint que les tensions nationales ne menacent le fragile équilibre de l’Union soviétique. (…) Le 6 octobre, le Comité central approuve [le] projet [stalinien] de Constitution soviétique modifié par Lénine qui, le 30 décembre 1922, donnera naissance à l’URSS. Lénine n’y participe pas », mais c’est une défaite pour Staline, d’une grande portée jusqu’à la chute de l’URSS [note CD]. Ce même jour Lénine écrit à Kamenev : « Je déclare une guerre non pas à la vie mais à mort au chauvinisme russe (…) (9).
« Staline veut faire payer sa défaite aux turbulents Géorgiens. Il charge son proconsul Ordjonikidzé de les mater. Ce dernier (…) déplace, révoque, mute et insulte les opposants ; il traite l’un de spéculateur et de cabaretier, le second de crétin et de provocateur et menace un troisième de le fusiller. L’un d’eux le traite alors d’« âne stalinien », Ordjonikidzé le frappe. Le comité central géorgien démissionne en bloc le 22 novembre et dénonce le « régime d’argousin » imposé par Ordjonikidzé. Staline réussit d’abord à dresser Lénine contre les démissionnaires. (…) » Néanmoins, une commission d’enquête est diligentée, présidée par Dzerjinski, le chef du GPU. « Le 12 décembre, Lénine (…) reçoit Dzerjinski, qui lui raconte les exploits musclés d’Ordjonikidzé. (…) Ordjonikidzé, en traitant les cadres de son propre parti comme un satrape dans une colonie, l’interroge sur le devenir même de ce parti. (…) Dans la nuit du 12 au 13 décembre, l’émotion suscitée par les révélations de Dzerjinski provoque chez Lénine deux attaques qui lui paralysent un moment la jambe et le bras droits ». (10) Pour faire court sur le fond politique de cette affaire, citons la note de synthèse dictée par Lénine le 31 décembre 1922 (11).
Cette note, certainement destinée au futur Congrès (mais communiquée seulement le 16 avril au BP !), manifeste une profondeur de vues et une sagesse extraordinaire, au vu des développements à venir. [mots soulignés par CD] :
« Quelles sont donc les mesures pratiques à prendre dans la situation ainsi créée ?
Premièrement, il faut maintenir et consolider l’union des républiques socialistes (…) Cette mesure nous est nécessaire comme elle l’est au prolétariat communiste mondial (…).
Deuxièmement, il faut maintenir l’union des républiques en ce qui concerne l’appareil diplomatique (…)
Troisièmement, il faut infliger une punition exemplaire au camarade Ordjonikidzé (…), et aussi achever l’enquête ou procéder à une enquête nouvelle sur tous les documents de la commission Dzerjinski, afin de redresser l’énorme quantité d’irrégularités et de jugements partiaux (…) Il va de soi que c’est Staline et Dzerjinski qui doivent être rendus politiquement responsables de cette campagne foncièrement nationaliste grand-russe.
Quatrièmement, il faut introduire les règles les plus rigoureuses quant à l’emploi de la langue nationale dans les républiques allogènes faisant partie de notre Union, et vérifier ces règles avec le plus grand soin (…) Et il ne faut jamais jurer d’avance qu’à la suite de tout ce travail on ne revienne en arrière au prochain congrès des soviets en ne maintenant l’union des républiques socialistes soviétiques que sur le plan militaire et diplomatique, et en rétablissant sous tous les autres rapports la complète autonomie des différents commissariats du peuple. (…)Ce serait un opportunisme impardonnable si, à la veille de cette intervention de l’Orient et au début de son réveil, nous ruinions à ses yeux notre autorité par la moindre brutalité ou injustice à l’égard de nos propres allogènes. (…). »

Une prise de conscience progressive du danger de la bureaucratie formée sous l’égide de Staline

Dans « Ma Vie » (12), Trotsky rend compte d’un des rares entretiens face à face avec Lénine, à l’issue de leurs « victoires » de novembre 1922 sur le commerce extérieur et la question nationale : « …Eh bien, vous pourrez secouer l’appareil », reprit vivement Lénine, faisant allusion à une expression que j’avais naguère employée. Je répondis que j’avais en vue non seulement le bureaucratisme de l’Etat, mais celui du parti ; que le fond de toutes les difficultés était la combinaison des deux appareils et dans la complicité des groupes influents qui se formaient autour d’une hiérarchie de secrétaires du parti .(…) Après un instant de réflexion, Lénine posa la question nettement : « Ainsi vous proposez d’ouvrir la lutte non seulement contre le bureaucratisme de l’Etat , mais contre le bureau d’organisation du comité central ? » (…) [Or « l’orgbiouro » était le centre même de l’appareil de Staline. Je me mis à rire(…) « Eh bien, continua Lénine, visiblement satisfait de ce que nous avions donné à la question sa vraie formule, je vous propose de faire bloc avec vous : contre le bureaucratisme en général, contre le bureau d’organisation en particulier ». (…) C’est seulement quand on connait ces choses que l’on arrive à comprendre nettement et intégralement le sens de ce que l’on appelle le Testament. » (mots soulignés par CD.)
 

Le « Testament »

En trois semaines Lénine fournit un effort colossal. Il dicte une série de notes.
Le 24 décembre, Lénine dicte une première partie, avec la caractérisation de cinq membres du BP. L’introduction est très importante, elle pourrait expliquer le comportement de Trotsky avant et pendant le XIIème Congrès (13) :
« Lorsque je parle de lutte pour la cohésion du Comité Central, j’ai dans l’esprit des mesures à prendre contre la scission, si tant est que de telles mesures puissent être prises (…)
J’estime que (…) le point essentiel dans le problème de la cohésion, c’est l’existence de membres du Comité Central tels que Staline et Trotski. Les rapports entre eux constituent à mon sens le principal du danger de cette scission, qui pourrait être évitée (…), ce à quoi devrait entre autres servir un accroissement de l’effectif du Comité Centra porté à 50 ou 100 membres ».
Jean-Jacques Marie commente comme suit la caractérisation des dirigeants ( Piatakov, cas particulier, est rajouté le 25/12 par Lénine ; celui-ci le distingue à cause de ses grandes capacités, mais note « qu’on ne peut faire fond sur lui dans une question politique sérieuse ») :
« Evoquant Boukharine, Lénine dit : « ses conceptions théoriques ne peuvent être tenues pour parfaitement marxistes qu’avec les plus grandes réserves (…) il n’a jamais étudié et n’a jamais pleinement compris la dialectique ». Il n’évoque aucune qualité de Zinoviev et Kamenev, dont il dit seulement : « l’épisode d’Octobre ne fut pas, bien entendu, un accident ». Ce « bien entendu » assassin signifie que leur opposition à l’insurrection d’Octobre et leur bataille pour un gouvernement de coalition avec ses adversaires n’était pas circonstancielle mais exprimait le fond de leur politique. On ne peut donc leur confier le destin du pays (…)
Restent donc Staline et Trotsky, « les deux chefs éminents de l’actuel Comité central. (…) Personnellement Trotsky est sans doute l’homme le plus capable du Comité central, mais il a une assurance excessive et un engouement excessif pour le côté purement administratif des choses », en un mot il est (…) trop homme d’Etat et pas assez homme de parti.
Staline, lui, n’a droit à aucun compliment. L’éminence que lui attribue Lénine concerne sa seule fonction. Lénine souligne prudemment : « Le camarade Staline, en devenant secrétaire général, a concentré dans ses mains un pouvoir illimité et je ne suis pas convaincu qu’il saura toujours en user avec assez de circonspection ». (…) On attribue souvent à Lénine l’idée qu’il aurait cherché à désigner son « dauphin » tout en le dévalorisant pour mieux souligner qu’il ne pouvait avoir d’égal. Mais son souci est inverse (…) Ce portrait critique de six dirigeants, dont quatre ne sont pas à la hauteur et les deux plus éminents ont des rapports antagoniques, vise à suggérer aux délégués du prochain congrès que le parti doit avoir une direction collective s’appuyant sur ce qu’il appelle la « vieille garde » (…) » [mots soulignés par CD]
Le 25 décembre, Lénine rajoute : « Staline est trop brutal, et ce défaut (…) [n’est plus secondaire] dans les fonctions de secrétaire général. Je propose donc aux camarades d’étudier un moyen pour démettre Staline de ce poste et nommer à sa place une autre personne (…) Ces traits peuvent sembler n’être qu’un infime détail. Mais, à mon sens, pour nous préserver de la scission (…), ce n’est pas un détail, ou bien c’en est un qui peut prendre une importance décisive ». (14)

« Mieux vaut moins mais mieux » La question de l’appareil d’Etat, l’Inspection Ouvrière et Paysanne.

Ce dernier et long article avant l’attaque finale qui a réduit Lénine au silence, a été dicté en février 1923, et sa publication dans la Pravda le 4 mars a failli ne pas avoir lieu, tant son contenu apparaissait explosif à la majorité du BP. Au fond, c’est une condamnation radicale de la bureaucratie dirigée par Staline. Il comporte deux parties distinctes, la deuxième « élève le débat » sur le sort futur de la république, reprend largement les éléments d’analyse et les perspectives internationales du IV congrès de l’IC. « Saurons-nous tenir avec notre petite et très petite production paysanne, avec le délabrement de notre pays, jusqu’au jour où les pays capitalistes d’Europe occidentale auront achevé leur développement vers le socialisme ? » (…). En attendant il faut, écrit Lénine, « subsister jusqu’au prochain conflit militaire entre l’Occident impérialiste contre-révolutionnaire et l’Orient révolutionnaire (15) » qui forme la majorité de l’humanité. Dans l’immédiat il faut tenir. Pour tenir il faut, répète-t-il une nouvelle fois, « perfectionner(…) rénover notre appareil d’Etat (qui ne cesse de grossir) l’ épurer et le réduire au maximum ». La première partie de son article, consacrée à l’état déplorable de l’appareil gouvernemental et du parti, comporte une dénonciation féroce de l « œuvre » de Staline :
« Parlons net. Le commissariat du peuple à l’Inspection Ouvrière et Paysanne ne jouit pas à l’heure actuelle d’une ombre de prestige. Tout le monde sait qu’il n’est point d’institutions plus mal organisées que celles relevant de notre [Rabkrin] et que dans les conditions actuelles on ne peut rien exiger de ce commissariat. »
Lénine élabore un projet de réforme grandiose, pour surmonter l’inculture et l’héritage réactionnaire qui gangrène les appareils. Il insiste sur les efforts énormes qu’elle requiert, sur l’attention à porter à sa qualité, d’où le titre « Mieux vaut moins mais mieux ». Le clou de son projet c’est la fusion de la Commission Centrale de Contrôle du PC, portée à 100 membres, avec une Inspection Ouvrière et Paysanne épurée aux 9/10èmes et rebâtie de fond en comble. L’idée fondamentale semble être de combiner les « experts » en administration avec des communistes « honnêtes », de préférence ouvriers… La faiblesse fondamentale du projet est que sa réalisation est confiée… à l’appareil du PC ! dont pourtant Lénine note enfin la bureaucratisation (16) ! Staline n’aura pas de mal, en faisant adopter formellement cette réforme au XIIème Congrès, à la pervertir entièrement.

Le XIIème Congrès du parti. Les demandes de Lénine ignorées ou bafouées

Après avoir enfin reçu le dossier complet de l’affaire géorgienne, Lénine constitue une commission « secrète » de son secrétariat, qui le dépouille pendant 3 semaines. Toutes ses craintes sont confirmées ; il prépara une « bombe » pour le congrès, et sollicite instamment Trotsky de l’y porter… Mais rien ne se passe comme il l’espère. Les opposants géorgiens à la clique stalinienne sont écrasés. Au Congrès, malgré de vives critiques, Staline sort victorieux et même renforcé – il est reconduit comme Secrétaire Général.
Pierre Broué s’interroge (17) :
« La mise hors de combat de Lénine a repoussé un combat qui semblait inévitable entre lui et Staline, incarnation de l’appareil. Trotsky (…) n’a pas mené la lutte qu’il avait projeté de déclencher avec Lénine. Il dit à Kamenev en mars qu’il est hostile à tout combat au congrès pour des changements en matière d’organisation. Il est pour le maintien du statu quo (…) [c’est pire : il écrit le 27 janvier une circulaire officielle du CC qui expose cela (18), note CD]
Il attend de Staline des excuses, un changement d’attitude, une manifestation de sa bonne volonté, l’abandon des intrigues et une « honnête coopération ».
On peut épiloguer indéfiniment sur cette attitude surprenante, ce recul, cet abandon du bloc conclu avec Lénine [suit une série de spéculations, note CD] la réponse ne sera sans doute jamais donnée, et les explications de son autobiographie ne sont pas convaincantes. Un seul fait est certain : la reculade ne le servira pas (…)
Au XIIème Congrès, Trotsky quitte la salle pendant la discussion de l’affaire géorgienne, se tait pendant les dénonciations de l’appareil, apporte son soutien à la troïka en affirmant la solidarité inébranlable du bureau politique et du comité central (…) Une sorte de conception particulière de la « solidarité ministérielle » du bureau politique (…) »
Pour ma part, je pense qu’il faut chercher au-delà des explications plus ou moins psychologiques – il ne s’agit surement pas de « lâcheté », mais d’appréciation du rapport de force et de choix (malheureux, mais qui pouvait le deviner ?) d’un moment opportun de la part de LD Trotsky. N’est-ce pas d’abord une application littérale des recommandations du Testament de Lénine, dans un moment critique avec la « crise des ciseaux » et surtout la situation prérévolutionnaire en Allemagne ? Trotsky, chef de l’Armée Rouge, refuse absolument de jouer un rôle de Bonaparte à la tête d’un des « segments les plus bureaucratisés » de l’appareil d’Etat- avec lequel il est en conflit « théorique » (attisé par Staline en sous-main…), défendant face aux doctrinaires de la « stratégie prolétarienne » la prééminence du politique et le strict cantonnement aux taches pratiques (19).

Les derniers mois de Lénine : un calvaire physique et politique.

A la veille du Congrès, sa femme Nadejda Kroupskaia, lui révèle enfin les injures dont elle a été l’objet de la part de Staline trois mois auparavant, pour avoir osé enfreindre la « censure » sur les contacts extérieurs du malade ! Lénine écrit une note de rupture définitive et personnelle àStaline. Une dernière attaque le 10 mars le rend complètement aphasique, paralysé du côté droit. Toujours conscient, il ne peut communiquer que par signes. C’est N. Kroupskaia et de rares visiteurs qui assurent un minimum de contact avec l’extérieur. Il a surement suivi les événements de l’été et de l’automne 1923, avec la défaite de l’Octobre allemand, l’ouverture de la discussion dans le parti sur un « cours nouveau », les débuts de l’Opposition de gauche. La dernière attaque qui l’emporte le 21 janvier 1924 fait suite au compte rendu de la conférence du parti où l’Opposition de gauche est condamnée. Ce ne peut être une coïncidence20. Son « dernier combat » contre la cristallisation de la caste bureaucratique dans le PCUS ne sera repris qu’avec les nouvelles Oppositions, de Gauche puis Unifiée.
Comme sa veuve Nadejda Kroupskaîa le confiait à l’Opposition Unifiée en 1927 : « Si Lénine vivait encore, il serait probablement déjà dans les murs d’une prison de Staline » (21).

(1) Maladie caractérisée par des crises de paralysie partielle du côté droit, de douloureux symptômes neurologiques, entrecoupés de rémissions mais avec une tendance à l’extrême fatigue, de crise de spasmes, etc. Selon le diagnostic du neuropathologue Lourié, « ni les examens cliniques ni l’autopsie ne découvrirent de signes sérieux d’athérosclérose (…) l’artère gauche de Lénine s’est rétrécie (…) à cause de la contraction produite par les cicatrices laissées par les [2] balles, qui traversèrent le tissu du cou près de la carotide lors de l’attentat contre sa vie commis en 1918 ». Les balles de Fanny Kaplan ont, à retardement, atteint leur but.

(2) Le 18 décembre 1922, Staline fait voter par le Comité central, bien complaisant, la décision de lui « confier la responsabilité personnelle de l’isolement de Vladimir Ilitch tant pour les relations personnelles avec les responsables que pour la correspondance. »

(3) Lénine « Mieux vaut moins mais Mieux » Œuvres Choisies en français (Moscou 1962) Tome III pp 151 et seq.

(4) Voir notamment « Ma vie », Gallimard 1953, pp 477 et seq.

(5) L’ouverture de nouvelles archives (du CC du PCUS, etc.) à la fin de l’URSS ont permis aux historiens contemporains de jeter une lumière encore plus précise sur ce « dernier combat », déjà décrit par Moshe Lewin dans un ouvrage éponyme (1ère édition 1967 Editions de Minuit-plusieurs rééditions) … L’ « Histoire du Parti Bolchévique » de Pierre Broué (1962, Editions de Minuit), est encore plus ancien mais déjà très solide sur la période sous revue.

(6) Jean-Jacques Marie, oc, pp 440-441

(7) Jean-Jacques Marie, oc, pp 442-443

(8) Jean-Jacques Marie, oc pp 437-et seq.

(9) Jean-Jacques Marie oc p 440

(10) Jean-Jacques Marie oc p 447

(11) « La question des nationalités ou de l’autonomie », selon le titre chois par les éditeurs des Œuvres Choisies. T. III Moscou 1962- PP 889 et seq. :« 31.XII.1922 -Lénine, consigné par M.V.[Voloditcheva] »

(12) « Ma Vie », oc p 484-485

(13) Lénine, oc, Œuvres Choisies TIII pp

(14) Jean-Jacques Marie, oc pp 453-454

(15) Jean-Jacques Marie, oc p 461. Je remarque qu’il n’est pas question de la situation prérévolutionnaire en Allemagne !

(16) Mieux vaut moins mais mieux, TIII O. Choisies, pp932 et seq

(17) Histoire du Parti Bolchévique, oc, p 179

(18) Révélé par les « Izvestia du CC du PCUS », n°11 1989, cité par Jean-Jacques Marie, oc p 460

(19) Trotsky « La révolution trahie », « l’Armée et rouge et sa doctrine », pp138 Edit. de Minuit. Voir aussi « L’art de la guerre et le marxisme » (l’Herne 1975), not. « doctrine militaire et marxisme », pp.109 et seq.

(20) Jean-Jacques Marie oc pp. 475-476

(21) Léon Trotsky « Ma Vie », oc p 487

Lénine, d’Alexandre SUMPF

 

Flammarion, 640 pages, novembre 2023

Par Jean-Jacques Marie
Un Lénine quelque peu défiguré !

Page 564 du livre figure une photographie commentée par la légende suivante : «  Staline, Lénine et Trotski . Dès cette époque le commissaire du peuple aux Nationalités et commissaire du peuple au contrôle étatique et le commissaire du peuple aux Affaires militaires, successeurs potentiels de Lénine, sont en conflit ouvert. » La photographie, en nous présentant ces trois hommes côte à côte, veut à l’évidence affirmer par l’image leur parenté politique que prétend souligner la rivalité entre Staline et Trotsky affirmée par la légende. Si ces deux derniers sont rivaux ils ont donc la même ambition et poursuivent le même objectif ; or Staline protège et promeut la caste dirigeante (dite bureaucratie ou nomenklatura) que Trotsky dénonce et combat.
Second problème : la photographie de l’individu présenté comme Trotsky n’est pas la sienne, mais celle de Kalinine, président officiel (mais impuissant) de l’URSS, mort en 1946.
Le russe Dimitri Volkogonov ancien directeur-adjoint des services politiques de l’Armée soviétique, attribue à Lénine une action diabolique dans son ouvrage publié en 1994 :  « Si le saint prince Vladimir de Kiev, en faisant baptiser la Rouss, l’a rendue chrétienne, Vladimir Oulianov, lui, a déchaîné sur ses espaces l’Antéchrist. » Les biographies de Lénine ne se réduisent pas à ces grossiers catéchismes. Ainsi Hélène Carrère d’Encausse le définit, dans la biographie qu’elle lui consacre, comme « un inventeur politique exceptionnel, le seul de ce siècle », et ajoute : « son génie politique » en 1917, l’amène à chevaucher « tous les spontanéismes et va faire de son parti leur porte-parole ». Chevaucher tous les spontanéismes n’est pas leur dicter sa loi, c’est leur donner une traduction politique qui leur permet de ne pas être réduits à une protestation impuissante. Pour certains son influence dépasse même le XXe siècle ; ainsi l’anglais Robert Service avertit ses lecteurs : «  Partout où le capitalisme engendre une grave détresse sociale, Lénine n’est pas mort, du moins pas encore. (…) S’il faut retenir quelque chose de sa vie et de sa trajectoire politique extraordinaire, c’est bien la nécessité pour tout un chacun de rester vigilant. »

Lors de son récit de l’insurrection organisée à Moscou en juin 1918 par les socialistes-révolutionnaires de gauche, jusqu’alors alliés aux bolcheviks, Sumpf affirme :  « Lénine a l’habitude d’excommunier pour resserrer les rangs. » Il oublie le nombre de fois où Lénine s’est heurté à une vive opposition, parfois victorieuse, dans les instances de son parti .
Il en donne une autre image quand il évoque :  « La lutte contre la corruption et le bureaucratisme »,  dont il affirme à juste titre qu’elle est « la grande cause de la dernière année de la vie de Lénine ». Mais ce dernier mène cette lutte en étant paralysé à la fois physiquement vu son état de santé déplorable et politiquement puisque, le 18 décembre 1923, le Bureau politique du parti communiste confie le suivi de son traitement médical et le contrôle de ses médecins à celui-là même qui est déjà le véritable chef de l’appareil bureaucratique parasitaire corrompu, Joseph Staline. Est-ce parce que ce combat est ainsi perdu d’avance que Sumpf ne présente pas, cette fois, Lénine comme « un dictateur », prêt à tout pour imposer sa volonté ?
La manière dont Sumpf aborde certaines phases de son activité permet d’apprécier la portée de cette affirmation. Prenons d’abord l’exemple des journées de juillet 1917, où Sumpf évoque « un désistement lâche » de Lénine, suivi « d’une fuite pitoyable au cœur des marais finlandais ». Au début du mois à la suite de la dégradation de la situation économique et sociale soulignée par une crise du Gouvernement provisoire, marquée par la démission des ministres bourgeois, la colère monte à Petrograd amplifiée par l’agitation bolchevique. Persuadés que prendre le pouvoir à Petrograd serait facile, mais que Petrograd resterait isolée, les bolcheviks, après l’avoir d’abord refusé, acceptent de prendre la direction de la manifestation des marins, ouvriers et soldats qui se dirige vers le Palais de Tauride où siège le Comité exécutif du soviet ; le soir ils se dispersent et décident de revenir le lendemain. Les dirigeants bolcheviks délibèrent toute la nuit avec Lénine ; ils ne veulent pas appeler publiquement à une action prématurée. Le lendemain matin un énorme placard blanc remplace l’éditorial de la Pravda, qui devait appeler à une nouvelle manifestation. Ce 4 juillet, des masses de manifestants montent vers le Palais de Tauride pour exiger tout le pouvoir aux Soviets, se heurtent à un refus des dirigeants du Comité exécutif, puis, ne sachant que faire, se dispersent.
Le lendemain l’ordre égratigné est rétabli ; un détachement d’élèves officiers saccage le siège du Parti bolchevik, puis le local de la Pravda, que Lénine a, par chance pour lui, quitté une demi-heure plus tôt, pendant qu’un autre détachement perquisitionne son appartement. Le gouvernement interdit la Pravda et lance un mandat d’arrêt contre Zinoviev et Lénine, accusés d’être des « agents allemands » (en pleine guerre avec l’Allemagne… donc des traîtres !), accusation relayée par une vaste campagne de presse, et emprisonne des dizaines de cadres bolcheviks. Lénine déclare à Trotsky : « Maintenant ils vont nous fusiller tous. C’est le bon moment pour eux. » Lénine et Zinoviev, décident de s’enfuir en Finlande. Cette prudence élémentaire n’a rien à voir avec un désistement lâche et une fuite pitoyable.
Autre exemple de la schématisation de la pensée et de l’activité de Lénine, Sumpf, évoquant la guerre civile qui va ravager la Russie trois ans durant après la prise du pouvoir d’Octobre 1917, affirme : «Lénine a appelé la guerre civile de ses vœux, il y est plongé jusqu’au cou et l’épreuve subie se montre à la hauteur de ses ambitions totalitaires. » Un épisode important de la révolution russe remet en question cette affirmation. En août 1917, le dirigeant politique du parti bourgeois Cadet, Milioukov prophétise : «la vie poussera la société et la population à envisager l’inéluctabilité d’une opération chirurgicale », et il  annonce « des répressions inéluctables ». Dans son histoire de la révolution il affirme que le pays n’avait alors le choix qu’entre le général Kornilov et Lénine. Kornilov organise un soulèvement fin août, menace de pendre tous les dirigeants du Soviet, qui s’unissent alors tous avec les bolcheviks pour repousser l’offensive du général factieux, vite écrasé.
Lénine, de sa cachette finlandaise, constate que cette alliance a balayé le complot de Kornilov  « avec une facilité sans exemple dans aucune révolution ». Il propose de perpétuer cette alliance qui, avec la transmission immédiate de tout le pouvoir aux Soviets, « rendrait la guerre civile impossible en Russie ». S’ouvre alors à ses yeux une « possibilité historique extrêmement rare et extrêmement précieuse », à saisir d’urgence : la Russie vit un moment historique exceptionnel où « le développement pacifique de la révolution est possible et vraisemblable, si tout le pouvoir est transmis aux Soviets ». Il propose donc la «formation d’un gouvernement de socialistes-révolutionnaires (S-R) et de menchéviks responsable devant les Soviets (…) seul moyen d’assurer désormais une évolution graduelle, pacifique, paisible des événements ». Les bolcheviks exigeraient alors seulement « l’entière liberté de l’agitation ». Nullement assoiffé ni de guerre civile ni de pouvoir, Lénine cherche donc la solution la plus économique et la plus indolore.
Les S-R et les menchéviks n’en veulent pas et maintiennent la coalition avec la bourgeoisie vacillante entre autres pour poursuivre la guerre qui ravage et ruine le pays. La possibilité d’un développement pacifique de la révolte souhaitée par Lénine s’évanouit.
Sumpf enfin déforme de façon caricaturale la pensée de Lénine quand il prétend qu’en 1921 « Lénine renonce à la révolution mondiale avant même que Staline énonce le slogan du socialisme dans un seul pays. » Il donne de cette affirmation une étrange preuve puisque la citation qu’il fait dit exactement le contraire : « En témoigne son discours devant les délégations allemande, polonaise, tchécoslovaque, hongroise et italienne au IIIe congrès du Komintern le 11 juillet 1921.» Or, dans le passage cité par Sumpf lui-même, Lénine affirme : « L’Europe est enceinte d’une révolution, mais il est impossible d’établir à l’avance un calendrier de révolutions. ( …) Je suis sûr que nous gagnerons une position pour la révolution, à laquelle l’Entente ne pourra rien opposer et ce sera le début de la victoire à l’échelle mondiale. » Etrange renoncement à la révolution mondiale que cette certitude d’une victoire, dont Lénine se contente d’affirmer qu’il est impossible d’en fixer la date… Staline opposera à cette perspective évidemment imprécise la construction du (prétendu) « socialisme dans un seul pays », simple couverture de l’avidité de la caste bureaucratique parasitaire dirigeante. Cette couche réactionnaire se soumet par la corruption les appareils permanents à la tête des partis membre de l’Internationale dite communiste. Elle parvient ainsi à bloquer les éruptions révolutionnaires qui vont, entre autres, secouer l’Angleterre avec sa grève des mineurs de neuf mois en 1926, puis la Chine en 1927, puis l’Espagne et la France en 1936. La IVe Internationale politiquement formée dès 1936, puis proclamée en 1938 tentera de préparer les conditions politiques de la victoire de la révolution dont le gigantesque massacre de la guerre mondiale à venir annonce l’explosion. C’est pour l’empêcher que Staline fera assassiner Trotsky le 20 août 1940.