UN NOBLE A LA TETE DU LABOUR PARTY

 Keir Starmer a été nommé en 2002 conseiller de la reine (décision qui ne figure pas dans sa biographie de Wikipedia).
En 2008, il a été nommé procureur général de la Grande-Bretagne, noble fonction qu’il a occupée jusqu’en 2013… (et elle aussi occultée par Wikipedia)
En 2014 la reine l’a anobli. (Wikipedia le signale en soulignant qu’il utilise rarement son titre de « Sir ». On devine aisément pourquoi).
Il a ensuite été porté à la direction du Labour après l’élimination de Jeremy Corbyn, stigmatisé comme « antisémite » parce qu’il osait défendre certains droits bafoués des Palestiniens en Israél.
Jean-Jacques Marie

LE CENTENAIRE DE LA NAISSANCE DE L’OPPOSITION DE GAUCHE par Jean-Jacques MARIE

Introduction : jusqu’à 4 mn 30

Conférence : jusqu’à 1 h 24

Questions de l’assistance et réponses : jusqu’à la fin

conférence organisée par Les Cahiers du mouvement ouvrier, le 2 mars 2024, à la librairie La Brèche (27 rue Taine, Paris, 12ème)

Staline au printemps 1940 déclare à Beria et au policier Soudoplatov chargé d’organiser l’assassinat du fondateur de la IVe Internationale : « Il faut en finir avec Trotsky dans l’année, avant le début de la guerre qui est inévitable(…). La tâche est urgente (…). Si on élimine Trotsky tout danger disparaîtra ».
Après l’échec d’une première tentative d’assassinat, du 24 mai 1940, il déclare à Soudoplatov : « L’élimination de Trotsky se traduira par l’effondrement total du mouvement [la Quatrième Internationale] et nous n’aurons plus besoin de dépenser de l’argent pour combattre les trotskystes et les empêcher de détruire le Comintern ou de nous détruire » …
Est-ce paranoïa de Staline ou cette crainte repose-t-elle sur une réalité ? Elle reposait sur une réalité sociale incontestable, niée certes par l’écrasante  majorité des historiens qui pendant longtemps ont ressassé les fadaises du genre des propos d’Hannah Arendt qui prétendait : « Les procès de Moscou n’auraient pas été possibles si les masses n’avaient pas soutenu Staline. » Staline, lui, savait fort bien que la masse du peuple, des ouvriers et  des paysans, haïssait son régime, qui les maintenait aux bords de la misère  voire de la faim, pendant que Staline et sa bureaucratie se gavaient. Malgré la terreur qu’il imposait avec son gigantesque appareil policier il craignait une explosion populaire, que la présence d’une direction révolutionnaire pouvait transformer en révolution.
Le déchaînement de la répression à partir de 1936, la campagne internationale menée par les appareils des partis communistes valets du Kremlin contre les militants révolutionnaires, le massacre de tous les trotskystes soviétiques en 1938-39, tout ce déchaînement contre-révolutionnaire devait empêcher cette éventuelle explosion et être couronné par le démantèlement de la Quatrième Internationale et l’élimination de Trotsky.
Staline soulignait ainsi, à sa manière, toute l’importance du combat engagé en 1923 par Trotsky et ses camarades en proclamant l’opposition de gauche comme première étape d’un gigantesque combat dont l’assassinat de Trotsky a modifié les conditions.
On ne saurait mieux souligner l’importance historique décisive de la proclamation en octobre 1923 de l’Opposition de gauche, souvent réduite par les historiens bourgeois à un prétendu duel personnel entre Staline et Trotsky.
Son centenaire doit être l’occasion d’en rappeler la signification et la portée historiques et de répondre à la question : pourquoi cette opposition de gauche a-t-elle été battue ?

L’Opposition de gauche dans Les cahiers du mouvement ouvrier.

N° 2, p 31 à 34 : Mark Goloviznine : Les liens de l’Opposition de gauche. https://cahiersdumouvementouvrier.org/wp-content/uploads/tous-cmo-pdf/cmo_002.pdf
N°4, p 25 à 32 : Interview du dernier survivant de L’opposition de gauche (Ogan Iazkovlevitch Dogard), réalisée par Vadim Rogovine en avril 1994. https://cahiersdumouvementouvrier.org/wp-content/uploads/tous-cmo-pdf/cmo_004.pdf
N°9, p 43 à 48 : Dimitri Lobok : La nouvelle opposition et les syndicats. https://cahiersdumouvementouvrier.org/wp-content/uploads/tous-cmo-pdf/cmo_009.pdf
N° 17, p 51 à 58 : James P. Cannon : Les débuts de l’Opposition de gauche.https://cahiersdumouvementouvrier.org/wp-content/uploads/tous-cmo-pdf/cmo_017.pdf
N° 20, p 33 à 40 : M. Vassiliev : L’oppositiion de gauche à Leningrad. https://cahiersdumouvementouvrier.org/wp-content/uploads/tous-cmo-pdf/cmo_020.pdf
N° 21, p 47 à 56 : Mark Goloviznine : Varlam Chalamov et l’Opposition dans les années 20. https://cahiersdumouvementouvrier.org/wp-content/uploads/tous-cmo-pdf/cmo_021.pdf
N° 27, p 73 à 76 : Une résolution de l’Opposition unifiée en Sibérie en 1927.https://cahiersdumouvementouvrier.org/wp-content/uploads/tous-cmo-pdf/cmo_027.pdf
N° 29, p 67 à 74 : K Murphy : L’Oppositiion de gauche à l’usine de la Faucille et du Marteau. https://cahiersdumouvementouvrier.org/wp-content/uploads/tous-cmo-pdf/cmo_029.pdf
N° 35, p 93 à 98 : L’opposition de gauche en Turkménie.https://cahiersdumouvementouvrier.org/wp-content/uploads/tous-cmo-pdf/cmo_035.pdf
N° 53 : https://cahiersdumouvementouvrier.org/wp-content/uploads/tous-cmo-pdf/cmo_053.pdf
p 61 à 70 : Les décistes et l’Opposition de gauche en 1928-1932.      p 71 à 80 : La déclaration des 84.
N° 62, p 13 à 17 : L’écho rencontré par l’Opposition de gauche dans le parti. https://cahiersdumouvementouvrier.org/wp-content/uploads/tous-cmo-pdf/cmo_062.pdf
N° 63, p 13-14 : Souvenirs de l’Opposant de gauche Pavlov. https://cahiersdumouvementouvrier.org/wp-content/uploads/tous-cmo-pdf/cmo_063.pdf

L’OCCUPATION AMERICAINE D’HAÏTI de Suzy CASTOR

Notes de lecture par Odile Dauphin

Suzy Castor, historienne et militante politique haïtienne a réalisé pour achever ses études de doctorat en Histoire à l’Université Autonome du Mexique, un travail sur une cinquantaine d’années d’histoire de son pays, dont la synthèse a été publiée en espagnol en 1971 aux éditions Siglo XXI à Mexico sous le titre : La occupaciòn norteamericana de Haiti y sus consecuencias, puis sept ans plus tard par la Casa de Las Americas à Cuba. La version française, ronéotypée, a alors circulé à l’étranger et clandestinement en Haïti, ouvrant ainsi de nouvelles pistes de recherche et de réflexion.

Des travaux postérieurs, y compris après son retour au pays après la chute de Duvalier en 1986, ont abouti à la première édition en français à Port-au-Prince en 1988 de « L’occupation américaine d’Haïti » par la Société Haïtienne d’Histoire et de Géographie et de Géologie, qui lui avait décerné un prix. Dans la préface, Suzy Castor souligne que « nombre d’informations et de thèses contenues dans cet ouvrage sont désormais des acquis historiques » et dit sa profonde satisfaction de pouvoir enfin offrir « cet ouvrage au public haïtien qui en était le principal destinataire ».

Une réédition augmentée a été réalisée en Haïti par C3 Editions en 2022.

Les quatre parties de ce livre : « Antécédents et causes », « L’impérialisme américain en Haïti », « Résistance populaire et collaboration des classes dirigeantes », « Mise en place de l’appareil néo-colonial », mettent en lumière un moment charnière dans l’histoire de ce pays, qui permet de mieux comprendre son évolution jusqu’à nos jours, mais aussi l’importance de cette occupation pour les Etats-Unis.

En annexe, Suzy Castor nous donne accès à des documents essentiels : La Convention haïtiano-américaine du 16 septembre 1915, l’Acte additionnel, ratifié par le Constitution de 1918, la Constitution de la république d’Haïti du 19 juin 1918, et le Rapport de la commission présidentielle, appelée Commission Forbes, du 26 mars 1930.

 

Un pays en crise politique, économique et sociale, qui attire les convoitises de son puissant voisin

 

Pour expliquer les causes de cette « occupation américaine d’Haïti » Suzy Castor revient sur la situation de ce pays au début du XXème siècle. En 1904, les fêtes du centenaire de l’indépendance se déroulent dans un contexte de crise politique héritée des conditions même de l’obtention de celle-ci. Les quinze ans de guerre d’indépendance ont porté au pouvoir une élite de chefs militaires auquel le jeune Etat donne les domaines saisis aux colons, pérennisant ainsi un système quasi-féodal où les satrapes exercent une véritable tyrannie sur la paysannerie (95 % de la population) qui vit dans des conditions de misère absolue telles que pour échapper au service militaire et aux corvées, une partie renoue avec le « marronage ». Cette caste militaire, dont sont issus les gouverneurs et administrateurs, contrôle le nouvel Etat, d’autant que celui-ci est menacé par des puissances européennes rivales, puis par les Etats-Unis, et qu’il doit vivre dans une autarcie forcée qui ruine son économie, subissant un blocus par la France pendant plusieurs décennies, alors que les EU mettent 60 ans à reconnaître cette première république noire de l’Histoire. Ces menaces permettent de justifier l’existence d’une armée dix fois plus nombreuse par rapport au nombre d’habitants qu’en France, dont les soldats sont instrumentalisés dans des luttes de clans et de factions. Une bourgeoisie commerçante, issue en général des mulâtres affranchis avant l’indépendance contrôle une économie essentiellement de subsistance, avec quelques exportations de produits bruts (bois de campêche, café).

Ces dirigeants noirs et mulâtres (0,2 % de la population) constituent l’oligarchie. Mais ces deux composantes s’opposent de plus en plus au début du XXème siècle dans une lutte pour le pouvoir. Le Parti National (des propriétaires terriens) ne voulant pas le céder au Parti Libéral qui regroupe la bourgeoisie mulâtre et la population instruite. Les masses populaires aspirent bien sûr à une vie meilleure mais malgré quelques tentatives au milieu du XIXème siècle, ne parviennent pas encore à organiser un mouvement revendicatif structuré.

Les Etats Unis vont alors profiter de cette situation délétère. Leur volonté de devenir la 1ère puissance mondiale les conduit à mener une politique interventionniste.

Haïti, prétendument menacée par l’Europe, est surtout l’île la plus proche du Canal de Panama. Depuis 1900, les EU y jouissent de la clause de la nation la plus favorisée, ce qui leur a permis de devenir la première puissance exportatrice vers l’île. En 1904 la National Railroad Company est acquise par quelques capitalistes américains et en 1910 une concession de 50 ans est accordée à Mac Donald.

En 1911 le département d’Etat américain obtient que la National City Bank participe au capital de la Banque nationale haïtienne, et en 1914 l’or qui est dans les coffres de la Banque nationale est transféré par des marines dans ceux de la National City Bank. Toutefois Haïti refuse toujours de céder le contrôle des douanes aux EU.

Faram, porte-parole des intérêts américains demande alors le débarquement des marines. Pour le Sous-secrétaire d’Etat américain : « La grande tâche de l’occupation est d’améliorer les conditions d’anarchie, de sauvagerie et d’oppression pour promouvoir l’établissement de la paix dans la République. » D’après Théodore Roosevelt, la motivation est purement altruiste.

La crise politique de 1915 (une insurrection dirigée par le docteur Rosalvo Bobo à partir du Nord, en réaction à l’assassinat par le gouvernement de 173 prisonniers politiques) fournit le prétexte au débarquement américain le 28 juillet, salué par les classes dominantes qui cèdent aux EU le contrôle des douanes et des finances. Officiellement, Les EU doivent aider Haïti à préserver son « indépendance nationale » contre les autres pays… et la mettre « sur la route du progrès ».

Une Convention haïtiano-américaine donne une façade légale à cette occupation. En 1918, dans un contexte de force brutale, une Constitution conçue par Roosevelt, théoricien de la doctrine du « Bon Voisinage » est soumise à un plébiscite (le Sénat et Chambre des députés ayant été dissouts).

 

L’occupation d’Haïti par les Etats-Unis présente des points communs avec celle d’autres pays de « la Méditerranée américaine » qui ont, eux aussi, subi une situation quasi-coloniale.

 

Elle s’inscrit dans la suite de plusieurs interventions armées américaines en Amérique centrale.

Dès la fin du XIXème, les Etats Unis sont intervenus pour protéger leurs intérêts : en 1893 à Hawaï, en 1896 « soutien » à la volonté d’indépendance de Cuba contre l’Espagne qui aboutit en 1898, et amène de fait à un semi-protectorat américain en 1901 (l’amendement Platt légitime toute future intervention américaine …).

En effet l’arrivée au pouvoir de Théodore Roosevelt en 1901 renforce l’interventionnisme américain, par la mise en œuvre de la politique du « Big Stick » selon laquelle les Etats Unis officialisent le fait qu’ils ne tolèreront pas que l’on s’oppose à leurs intérêts. En 1904, Théodore Roosevelt expose au Congrès cette interprétation expansionniste de la doctrine de Monroe (« l’Amérique aux Américains »), que l’on appelle le « corollaire de la doctrine de Monroe ».

Ils interviennent en 1901 au Nicaragua, en 1903 en Colombie et séparation de la « République de Panama », en 1905 en République dominicaine, en 1911-1925 à nouveau au Nicaragua et immixtion au Honduras, en 1914 débarquement de « marines » à Vera Cruz au Mexique.

La collaboration des élites 

Suzy Castor emploie l’expression : « vasselage des classes dirigeantes ». Une grande partie de l’élite collabore : les politiciens traditionnels, des membres du secteur commercial, du secteur bureaucratique, et du haut clergé (qui est surtout d’origine française). Cette collaboration a plusieurs aspects : corruption, prête-noms, promesses… Motivée par des intérêts « de classe », essentiellement économiques, elle rappelle aussi celle (contemporaine) d’une partie des élites dans les colonies françaises notamment.

Le gouvernement, tout en gardant une façade « démocratique », est en fait complètement aux ordres.

Sténio Vincent, président de la République d’Haïti de 1930 à 1941 le décrit ainsi : « Un régime hybride, deux Etats sur un même territoire. Un Etat souverain et un Etat vassal… et plus haut, émergeant entre ces deux têtes… une souveraineté féodale extérieure, le Département d’Etat, avec les longs bras tentaculaires de la pieuvre monstrueuse de Wall Street. »

En effet, les Etats-Unis ont un droit de veto sur les lois. La gestion des finances dépend du Conseiller Financier, et les douanes, les dépenses, importations et exportations, gestion des employés publics du Receveur Général. Chaque ministère est assisté par un « expert » américain et le Conseiller Financier a des pouvoirs illimités.

Les intérêts étrangers contrôlent entièrement le commerce d’importation et d’exportation, et le commerce de détail, ainsi que la banque et le financement des dettes extérieures. D’où leur influence directe en politique, faisant et défaisant les gouvernements, finançant des « révolutions » …

Lorsque le président Dartiguenave (1915-1922) essaie de résister, son traitement ainsi que celui des conseillers d’Etat et ministres est suspendu, l’étude du budget est interrompue… Il sera remplacé par Louis Borno, véritable « laquais inconditionnel », « réélu » en 1926 malgré des manifestations et une forte opposition.

Derrière l’image de la « mission civilisatrice » destinée à calmer les milieux progressistes, c’est la politique du « big stick ». Le Département d’Etat contrôle directement les forces armées américaines, puis en 1922, un Haut-Commissaire supervise les marines (près de 2000) et leurs officiers dont 2 généraux. Un corps de gendarmerie indigène (de 3000 hommes) est créé, mais ses officiers et sous-officiers sont américains, et la plupart sont recrutés dans le Sud ségrégationniste des Etats-Unis… Cette gendarmerie indigène, sous contrôle total des EU, est un instrument de domination répressif, et maintient la tradition militaire et de la satrapie. De plus elle absorbe 15 % du maigre budget de l’Etat.

Un véritable pillage financier est mis en place.

La gourde est rattachée au dollar. En 1922 le président aux ordres, Borno, accepte un prêt qui rapporte 11% aux hommes d’affaires américains, et qui est à 90% absorbé pour rembourser dettes. Les 10% restant sont investis dans des travaux publics, mais aucun dans le système productif. Et en contrepartie, toutes les réserves du pays sont gardées par la National City Bank.

Les charges fiscales sont augmentées (nouveaux impôts sur la production de tabac et d’alcool, impôt sur le tabac importé, impôt sur la propriété, impôts municipaux multipliés par 10). La charge fiscale sur les plus pauvres est trois fois plus forte qu’aux EU.

Les intérêts français (dans les communications…) sont remplacés par des intérêts américains qui ont de fait le monopole sur les chemins de fer, les communications téléphoniques, la navigation aérienne, l’exploitation du port de Port-au-Prince, le fret… Dans le domaine commercial, les commerçants français sont peu à peu évincés. Les intérêts du pays sont subordonnés à ceux des grandes firmes (HASCO, Plantation Dauphin…) ou de monopoles américains (National City Bank).

La « modernisation » est réalisée uniquement dans l’intérêt immédiat des forces d’occupation.

La politique mise en place ne manifeste aucun souci du développement haïtien. Par exemple, les petits employés de l’Etat sont payés par lettres de change émises par le trésor, et ceux-ci sont obligés ensuite de les monnayer auprès de commerçants étrangers avec de 90 à 95% de perte !

Dès le début du XXème des entreprises fruitières avaient réussi à s’installer (Américan Dyewood of Boston, la compagnie de M. Fritz Hartmann en 1901 et Mac Donald pour les bananes en 1907). Mais, ce qui était une exception se généralise avec l’occupation, sous prétexte de fournir du travail et d’assurer le développement économique.

Dès 1915, le Département des Affaires Etrangères donne le feu vert pour la culture de la banane par la Tropical Banana, Division of the Atlantic Fruit Co, pour les investisseurs déjà présents à Cuba, Puerto Rico, République dominicaine, Amérique centrale…

Derrière la façade du « Service Technique Agricole », c’est en fait une économie de pillage qui se met en place. La recherche de profits immédiats et la perte de compétences conduisent à un appauvrissement de la production agricole. Le Café (1er à l’exportation) est cultivé de manière extensive, la qualité du coton (2ème) stagne. Le cacao et du bois de campêche disparaissent au profit de la canne à sucre et du sisal.

Les quelques chemins qui sont construits le sont en fonction des besoins de l’occupant.

Sous prétexte de manque de moyens, l’occupant s’oppose à toute amélioration de l’école, de la formation des professeurs, y compris de l’enseignement agricole.

Derrière la « Mission civilisatrice », l’exploitation.

La loi du 6 juin 1924 qui prévoit la vérification des titres de propriété va permettre de fait des expulsions arbitraires, surtout dans les riches plaines du Nord. On assiste à un exode de la paysannerie vers Cuba (220.000 + un tiers à un demi illégalement), et davantage vers la République dominicaine. La plupart de ces exilés reviennent pauvres et anéantis par l’exploitation qu’ils ont subie, résignés à fournir une main-d’œuvre quasi servile pour les capitalistes américains, United Fruit… La misère paysanne s’aggrave.

La corvée, héritage de la colonisation française, abolie à l’indépendance, est restaurée par les Américains. Ils doivent la supprimer en 1919 à la suite d’une révolte paysanne, mais elle subsiste de fait jusqu’en 1929, instaurant une nouvelle « traite des noirs ». La paysannerie « considérée comme un troupeau de bêtes de somme » a payé le plus lourd tribut de l’occupation, et la production agricole d’Haïti a régressé.

 

Mais Haïti est un cas particulier.

 

En effet, l’économie de plantation y est moins rentable que chez ses voisins (Cuba, République dominicaine, Porto-Rico), et la résistance paysanne y est plus forte. L’intérêt d’Haïti pour les Etats-Unis n’est donc pas uniquement économique. Suzy Castor montre que les éléments qui font la singularité d’Haïti ont été des facteurs aggravants de sa mise en tutelle et ont augmenté sa dépendance.

Haïti ostracisée et punie.

Haïti est la première colonie d’Amérique latine à s’affranchir de la colonisation.  Elle est donc ostracisée par les grandes puissances qui établissent autour d’elle un cordon sanitaire. De plus son économie est totalement détruite après 13 ans de guerre d’indépendance, et elle va devoir accepter d’indemniser les colons français.

Elle est aussi la première république noire de l’histoire, qui obtient définitivement son indépendance en 1804. Elle est donc considérée par les Etats-Unis comme un mauvais exemple pour la région, mais aussi pour la population noire encore esclave sur leur sol. Ils ne reconnaissent l’existence de la république d’Haïti qu’en 1862, près de 60 ans après sa naissance et dans le contexte de la guerre de Sécession… et 3 ans avant de remplacer sur leur sol l’esclavage par la ségrégation.

Autre particularité d’Haïti, difficile à accepter pour les Etats-Unis : les racines historiques du nationalisme haïtien entraînent une grande méfiance vis-à-vis des blancs, qui n’ont pas le droit d’y posséder des terres. La Constitution du jeune Etat stipule : « Aucun blanc, quelle que soit sa nationalité, ne mettra le pied sur ce territoire en tant que propriétaire, et ne pourra à l’avenir y acquérir de propriété. » Cette interdiction a déjà été contournée au début du XXème siècle, par des mariages avec des Haïtiennes (1). Mais l’Etat haïtien a réagi rapidement en retirant la citoyenneté aux femmes qui épousent des étrangers.

Aussi dès le début de l’occupation, les Etats Unis s’attachent à faire sauter cet obstacle. De 1915 à 1930, au moins trente-trois mesures législatives sont prises. La 1ère supprime l’article 5 de la Constitution qui interdisait le droit de propriété aux étrangers. Et la nouvelle « Constitution » de 1918 donne officiellement le droit de propriété aux étrangers blancs.

Haïti a une position stratégique par rapport au canal de Panama. (2)

Le « passage du Vent » est la route maritime la plus directe entre le canal de Panama et la façade atlantique des États-Unis. À l’ouest se trouve la province de Guantanamo de Cuba et, à l’est, le Nord-Ouest d’Haïti. Le canal est ouvert officiellement le 15 août 1914. Moins d’un an après, le 28 juillet 1915, les marines débarquent à Haïti.

La résistance armée des « cacos » : Haïti va servir de « laboratoire » pour les EU.

Elle commence dès le début de l’occupation. C’est une guerre du peuple conduite par Charlemagne Péralte, « Chef de l’armée révolutionnaire luttant contre les Américains sur la terre haïtienne », comme autrefois une armée révolutionnaire s’était levée contre les Français. Les méthodes et ressources utilisées par cette armée de paysans haïtiens, les « cacos », sont celles du marronage et de la lutte pour l’indépendance.

Charlemagne Péralte allie « talent révolutionnaire, politique et militaire » et déclenche une « véritable guerre de guérilla ». Il réussit à organiser une armée populaire régulière renforcée par une force d’appui de paysans soldats et qui s’appuie sur une force logistique (ravitaillement, renseignement, propagande) comptant l’essentiel de la population rurale, et les petits commerçants dans certains centres urbains. « Depuis 1791, le peuple avait des armes pour la défense de sa liberté » mais il s’agit d’un armement de fortune (« vieux fusils et revolvers, machettes, bâtons de canne à sucre ou de bambou, épées, silex primitifs, pierres ») auquel s’ajoutent peu à peu les armes prises à l’ennemi.

Il comprend et met en pratique « quelques-unes des lois de la guerre révolutionnaire qui furent plus tard systématisées par des théoriciens comme Mao Tsé-Toung, Che Guevara : mobilité, union étroite avec le peuple, attaque surprise, et retrait stratégique ; pas d’affrontement, embuscades, attaques simulées, camouflages, (etc…)»

Les expéditions punitives visant à désolidariser la population des cacos donnent peu de résultats et ceux-ci deviennent de plus en plus audacieux. L’état de siège est déclaré, des mesures d’exception sont appliquées. Les marines utilisent des dénonciateurs, des espions bien payés, et ont des moyens techniques illimités… Plusieurs tentatives de corruption, de trahison échouent, jusqu’à l’assassinat de Péralte le 1er novembre 1919. Au début, les militaires yankees avaient peu d’expérience de ce genre de guerre. C’est à Haïti qu’ils l’acquirent. Ils s’en servirent ensuite au Nicaragua (contre Sandino), puis au Vietnam…

S’ensuit la « pacification » d’Haïti. La répression est féroce : tous les prisonniers (y compris antérieurs) sont tués, les témoignages dénoncent d’horribles cruautés (assassinats de femmes et d’enfants, bombes lancées sur des villes sans défense, torture), incendie de champs, de bétail, de maisons. Avec 11.000 victimes, cette guerre a été « la plus meurtrière et la plus cruelle de incursions impérialistes en Amérique Centrale et dans les Caraïbes à cette époque ».

De fortes santions sont appliquées : amendes, des mois à des années de prison. Pour l’amiral Knapp en 1921, les règles qui régissent les pays civilisés ne peuvent s’appliquer à Haïti. Sous la présidence Borno, il est même possible d’être condamné à la « prison préventive » pour « délit de presse » quitte à être libéré si l’accusation était fausse. Joseph Jolibois, journaliste au Courrier Haïtien est emprisonné 10 fois de façon préventive (entre 3 jours­ et 7 mois).

 

Néanmoins les nationalistes obtiennent la fin de l’occupation américaine au début des années 1930
 

Les « cacos de salon »

L’écrasement des paysans n’a pas fait disparaître toute opposition à l’occupation américaine. Celle-ci s’exprime dans plusieurs journaux : La Revue Indigène, Stella … A ceux qui n’ont jamais accepté cette domination étrangère, citoyens blessés dans leur patriotisme, politiciens écartés du pouvoir, vont s’ajouter des déçus de la bourgeoisie subissant discrimination raciale et hausse des impôts, mais aussi des jeunes qui reviennent au pays, influencés par les courants nationalistes, socialistes, marxistes, certains enthousiasmés par la révolution russe… Enfin, les crises économiques de 1922 et 1929 et leurs répercussions sur Haïti élargissent le mouvement de rejet dans lequel se distinguent les « radicaux » et les « modérés ».

Des associations politiques se constituent, organisent des comités dans plusieurs villes, mais sans pour autant établir de contact avec les cacos. Georges Sylvain réussit à canaliser ces différents courants autour d’un programme. Un travail d’enquête permet de dénoncer les violations des lois, la politique du Big Stick, ce qui donne matière à en appeler à l’opinion internationale, et suscite aux Etats Unis même un courant d’opposition à la politique du Département d’Etat.

Sur le terrain idéologique, la négation d’une culture haïtienne, et un complexe d’infériorité lié au système colonial sont des freins à l’affirmation de la nation. Pour s’en libérer, des intellectuels essaient de formuler et de mettre en valeur les éléments qui constituent une « nationalité » haïtienne, et une Société d’Histoire et de Géographie est fondée. Mais ce mouvement d’émancipation, comme le mouvement nationaliste pacifique, reste limité à des sphères éloignées du peuple.

La crise politique de 1929

La situation politique devient une impasse totale. Le président Borno, ultra-collaborateur doit bientôt quitter le pouvoir. De plus la Convention de 1916 ainsi que l’Acte Additionnel ont expiré…

Un mouvement de grève, parti des étudiants de l’Ecole Nationale d’Agriculture de Damiens qui s’oppose à la diminution des moyens matériels et au despotisme de l’encadrement, s’étend à d’autres facultés (8.000 étudiants grévistes), est rallié par des membres du personnel d’encadrement, soutenu par la presse nationaliste, par la Ligue des Droits de l’Homme, et commence à gagner le secteur du commerce. Des manifestations sont réprimées brutalement.

Dans des villes du Sud, des manifestations plus politiques unissent étudiants, ouvriers et dockers. Après le bombardement des Cayes par l’aviation, des centaines de paysans et des personnalités rejoignent le mouvement à Marchaterre. 1.300 personnes manifestent en revendiquant : « A bas la misère », « A bas les impôts ». La tension monte et une fusillade fait 22 morts et 51 blessés, suivie par une vague de répression dans les autres régions.

Le président Hoover, dans son message au Congrès lors de sa prise de pouvoir en décembre 1929 condamne cette politique et décide l’envoi d’une commission d’enquête. Celle-ci, présidée par Forbes « constate le mécontentement du peuple « chauffé à blanc » et conclut par la nécessité d’un gouvernement national ».

La victoire des nationalistes aux élections

La participation aux élections législatives est forte et prouve un véritable enthousiasme populaire. Les nationalistes obtiennent 49 sièges sur 51.

Mais les élections présidentielles, à scrutin restreint et qui nécessitent de l’argent pour faire campagne, amènent au pouvoir un « nationaliste sans reproche » Sténio Vincent, soutenu essentiellement par les politiciens traditionnels, les propriétaires fonciers et les notables de la capitale, la classe féodale et des intellectuels carriéristes.

On ne peut en attendre aucun changement social… « L’Oncle Sam n’est donc pas inquiet. »

Les étapes difficiles de l’« haïtianisation »

C’est le statu quo, au nom du réalisme. Les classes dirigeantes, prudentes, s’opposent aux « décrocheurs de lune ». Joseph Jolibois, journaliste qui a déjà connu plusieurs fois la prison, maintenant député de Port-au-Prince dénonce la communauté d’intérêt entre l’impérialisme américain et l’oligarchie haïtienne.

Les élections de janvier 1932 pour le renouvellement de la Chambre des Députés et des mairies de province opposent les nationalistes « évolués » aux « ultra-rouges » (parmi lesquels des groupes d’inspiration marxiste). Cette fois, elles sont sous contrôle, ce qui permet aux 36 candidats officiels d’être élus. Jolibois est arrêté, puis envoyé au pénitencier (où il mourra).

Toutefois le mécontentement populaire est tel que les Etats-Unis doivent lâcher du lest avec deux nouveaux traités le 5 août 1931, puis le 3 septembre 1932, accordant des concessions. Mais Sténio Vincent accepte le maintien de fait de l’occupation militaire… et les libertés sont limitées pour faire taire l’opposition. Une campagne de dénigrement d’Haïti au Département d’Etat, dans la presse, au cinéma, à la radio semble justifier une occupation militaire illimitée, qui satisferait Wall Street…

Franklin Delano Roosevelt élu en 1932 négocie le « Traité du 7 août 1933 » qui accentue l’« haïtianisation », mais maintient la tutelle financière, même après la Conférence panaméricaine de Montevideo (décembre 1933) au cours de laquelle le nouveau président a pourtant condamné « le droit d’intervention » (précédemment proclamé par les Etats-Unis).

1934 voit enfin le départ des marines, que Roosevelt vient en personne annoncer à Haïti. Symboliquement au moment de la descente du drapeau américain, Vincent rappelle la bataille décisive de Vertrières contre les troupes napoléoniennes en 1803. Mais il a dû auparavant accepter qu’Haïti achète la Banque Nationale, en empruntant à Wall Street, et que 4 des 6 membres du conseil d’administration soient nommés par la National City Bank, jusqu’au paiement total de la dette (en 1947).

 

Deuxième indépendance ou néo-colonialisme ?

 

Pour Suzy Castor, l’occupation américaine à Haïti se caractérise par un « vernis modernisant, (mais) pas de développement ».

La paysannerie a payé le plus lourd tribut de l’occupation, sans aucun des « bénéfices » annoncés. L’essentiel des structures agraires archaïques demeurent, aggravées par la dépossession massive des petits et moyens propriétaires, au profit des capitalistes américains.  Les brutales répressions qui ont suivi la guerre des cacos et les révoltes postérieures en ont fait une proie encore plus facile, d’autant qu’elle a été désarmée. L’immense majorité de la population haïtienne est donc encore plus pauvre, et marginalisée de la vie politique.

« Vernis démocratique » et militarisme : de la démocratie représentative aux tontons macoutes.

Les Etats-Unis en se retirant, n’ont pas établi de dictature militaire (comme ils l’ont fait au Nicaragua et en République dominicaine), mais le militarisme reste aussi fort. Les cadres de l’armée (dotée de moyens techniques : avions, radios, marine…) sont formés par des officiers américains selon les règles de l’Académie Navale. « Gardienne de l’ordre », comme auparavant les marines, elle devient arbitre des situations politiques, intervient en 1946 contre la grève des étudiants, contrôle le déroulement des élections, et joue un rôle majeur dans l’arbitrage entre les élites mulâtre et noire.

Les Etats-Unis avaient d’abord misé sur l’élite mulâtre, bourgeoisie marchande essentiellement, notamment pendant l’occupation et après (Dartiguenave, Borno, Vincent, appuyés par les marines racistes, plus tard Elie Lescot de 1943 à 1946). Puis après les mouvements révolutionnaires à caractère social de 1946, ils vont déplacer leur soutien vers l’oligarchie noire parasitaire.

Les constitutions et les lois restent « lettre morte pour 90% de la population ». Le militarisme au profit des élites et des intérêts américains, la caricature de démocratie (fraudes aux élections…), préparent l’arrivée de Duvalier au pouvoir en 1956-57, qui va maintenir le système socio-économique de l’occupation, et établir une dictature sanglante pour une trentaine d’années.

Pour Suzy Castor « les EU n’ont pas atteint leur prétendu objectif : assurer le progrès de la communauté haïtienne ».  Au contraire leur occupation « a retardé la crise des structures archaïques de la société haïtienne qui s’est encore accrue » …

« Dépendance structurelle et structure de la dépendance »

L’ancienne puissance d’occupation garde le contrôle de l’économie haïtienne.

De nouveaux prêts sont consentis (1938, 1941, entre 1949 et 1953), mais tout en accroissant la dette haïtienne, ils n’ont pas d’effet d’entraînement sur l’économie.

Haïti est très dépendante des Etats-Unis pour son commerce extérieur (en 1943 par exemple ceux-ci contrôlent 93% de ses importations et 90% de ses exportations), sa balance des capitaux est très favorable à la puissante dominante, qui contrôle donc sa monnaie et les investissements de son gouvernement.

Haïti n’est en fait qu’un appendice des Etats-Unis, subit les conséquences de ses crises, mais ne bénéficie pas de ses politiques de relance.

Et quand Haïti connaît enfin la « libération financière » vis-à-vis des Etats-Unis en 1947, c’est pour tomber sous un nouveau contrôle financier au travers de la Réserve Fédérale de New York, puis du FMI en 1961.

Pour Suzy Castor, la dépendance d’Haïti vis-à-vis des EU (pendant l’occupation, et après) a été « facteur « d’anti-développement » au bénéfice de la puissance dominante ».

 

Pour conclure

Dans la préface de la 2ème édition haïtienne en 2022, l’historien Pierre Buteau écrit qu’en 1971, au moment de la soutenance de la thèse de Suzy Castor, Haïti sortait d’une « sale guerre », liée au contexte de la guerre froide, pendant laquelle sont morts de nombreux « jeunes engagés dans la lutte sans merci contre le régime des Duvalier, implacablement soutenu par les américains. »

Il ajoute que ce livre est : « incontournable pour qui veut comprendre les mécanismes ayant orienté l’évolution contemporaine » de la communauté haïtienne.

« Nous sommes entrés dans le XXIème siècle quasiment comme nous l’avons été dans le XXème. Au siècle dernier, les Américains nous ont entraînés, selon leurs propres modalités, selon leur propre volonté, dans une modernisation « artificielle » (terme employé par Suzy Castor), et qui, sur ce long temps de plus d’une centaine d’années, a achevé de déconstruire ce pays. Le nouveau type de modernisation (politique, économique et culturel), développé avec la mondialisation, n’est pas tout-à-fait étranger à l’ébranlement actuel. »

L’analyse de Pierre Buteau résonne de manière tragique aujourd’hui. Le livre de l’historienne Suzy Castor qui n’est pas encore paru en France (d’où la longueur de ces notes) permet de mieux comprendre ce qui nous est trop souvent présenté de manière essentiellement factuelle, et parfois uniquement sous ses aspects les plus atroces. Il serait souhaitable que le travail des historiens (et pas seulement) haïtiens ait plus d’écho en France.

Le prochain film-documentaire de Raoul Peck, « Les mains qui tenaient les couteaux », enquête sur l’assassinat du président Jovenel Moïse en 2021. Ce travail en cours devrait, lui aussi, aider à prendre du recul par rapport aux évènements actuels. « J’ai hâte de raconter la véritable histoire de mon pays au-delà des clichés exotiques habituels et des pièges à clics absurdes », a déclaré le réalisateur. « Je veux révéler pour une fois, sans retenue, les histoires centrales et les véritables raisons de la situation tragique d’Haïti ». Espérons que ce documentaire sera rapidement accessible en France (4)

 

NOTES :

(1). Stratégie analogue, à celle que vont subir peu de temps après les Indiens Osage, récemment mise en lumière par Martin Scorcese.

 

(2). Rappel historique :

Les Etats-Unis ont manifesté dès 1881 leur opposition au contrat franco-colombien prévoyant le creusement d’un canal en Colombie. « Notre intérêt commercial est supérieur à celui de tous les autres pays, de même que les relations du canal avec notre pouvoir et notre prospérité en tant que Nation. […] Les États-Unis ont le droit et le devoir d’affirmer et de maintenir leur autorité d’intervention sur n’importe quel canal interocéanique qui traverse l’isthme », avait prévenu le président Rutherford B.Hayes.

Après des années d’un chantier « pharaonique » (le canal de Suez a été ouvert en 1869), et de nombreuses difficultés et revers, puis le « scandale » … le gouvernement français et les actionnaires de la Compagnie nouvelle autorisent en décembre 1901, la vente des actions aux États-Unis, sans se soucier des clauses du contrat passé avec la Colombie.

Le 29 juin 1902, le Congrès ratifie la décision du président Théodore Roosevelt d’acheter des parts à la Compagnie nouvelle. Dès lors, celui-ci n’a de cesse de mener à bien le projet d’un canal entièrement sous contrôle américain : moyens humains, techniques et financiers considérables, « soutien » aux séparatistes panaméens contre la Colombie, qui aboutit à un coup d’Etat et à l’indépendance du Panama. Celui-ci signe moins d’un an après (le 18 novembre 1903) le traité Hay-Bunau-Varilla qui fait de ce nouveau pays un quasi-protectorat des Etats-Unis, et donne à ces deniers le contrôle total de la zone du canal (qui ne sera rétrocédée qu’en 1999). Le chantier soutenu par le président Théodore Roosevelt pendant ses deux mandats, et qui dure cinq ans encore, aboutit à un ouvrage gigantesque, qui aurait en tout (période française et américaine) coûté la vie à 11.000 à 22.000 ouvriers (selon les estimations). Ses écluses sont surdimensionnées pour la flotte marchande de l’époque, manifestant dès le début l’intérêt géopolitique et militaire que revêt ce canal pour les Etats-Unis.

(3). En 1825, la France obtient par la force que les anciens esclaves et leurs descendants dédommagent leurs anciens maîtres esclavagistes et leurs héritiers, en échange de la reconnaissance de l’indépendance. Le montant de l’indemnité, qui s’élève initialement à 150 millions de francs or, est réduit à 90 millions en 1838. Si celui-ci est soldé en 1883, Haïti continue de rembourser les emprunts et intérêts auprès des banques françaises et américaines (qui en prirent le relai) jusqu’en 1952. Le paiement de cette indemnité a entraîné un important retard de développement dans le pays.

(4). https://haiti.loopnews.com/content/le-prochain-film-de-raoul-peck-abordera-lassassinat-de-jovenel-moise

https://variety.com/2024/film/news/raoul-peck-documentary-2021-assassination-haitian-president-1235944763/

 

 

 

 

« Le FSB est le principal terroriste » Azat Miftakhov, mars 2024

du site Samizdat 2 : la voix de l’opposition russe…

Transmis par Karel, Jean Pierre et Robert

Pour la consultation des sites : le texte apparait en russe, si la traduction ne se fait pas automatiquement, ouvrir le menu contextuel et cliquer sur « traduire en français ».

 

Commentaire de Robert :
Azat Miftakhov s’adresse à tous ceux qui se sont mobilisés pour lui à l’échelle internationale : répondons à son dernier mot devant le tribunal en faisant connaitre largement son message et rejoignons les initiatives qui ont été prises ici en France en sa faveur. Pour la démocratie c’est contribuer à isoler le dernier tzar stalinien du Kremlin ! Et c’est un outil aussi indispensable que des obus !

https://posle.media/fsb-glavnyj-terrorist/

Ce printemps, le mathématicien et anarchiste Azat Miftakhov a été condamné pour la deuxième fois sur la base de preuves fabriquées de toutes pièces. Après avoir purgé quatre ans de prison pour avoir prétendument brisé la vitre du bureau de Russie Unie, le jeune homme a reçu une nouvelle accusation à sa sortie des cachots – il aurait déjà « justifié le terrorisme » dans la colonie. Après avoir entendu des témoins, dont certains sont en prison, et d’autres sont classifiés, le parquet a requis trois ans. Après le dernier mot d’Azat, le juge lui a accordé un an de plus.
Formellement, cette affaire n’est pas anti-guerre. Mais on sait que dans la colonie, Azat a dissuadé les gens de s’enrôler dans la guerre et a également refusé de participer aux défilés du 9 mai. S’exprimant lors de la dernière audience du tribunal dans la deuxième affaire, le 29 mars 2024 à Ekaterinbourg, Azat a consacré la moitié de son discours à un camarade qui a combattu aux côtés de l’Ukraine et est mort en défendant Bakhmut.
On peut supposer que, comme de nombreux militants anti-guerre, Azat ne se manifestera que lorsqu’une transformation sérieuse du régime commencera. Le sachant très bien, il a fait sa déclaration finale, qui est devenue en soi un geste politique et militant.

***

Au cours de mes années d’emprisonnement dans une précédente affaire pénale, je ne me suis jamais enflammé d’amour pour l’État – et me voilà de nouveau sur le banc des accusés. Aujourd’hui, je suis jugé pour ce que les forces de sécurité voulaient appeler une justification du terrorisme, en falsifiant les preuves de la même manière qu’il y a cinq ans. L’évidence et l’impudence d’une telle falsification ne les dérangent pas du tout, et font même leur jeu. On dirait qu’ils nous disent : « On peut emprisonner n’importe qui, et ça ne nous coûte rien ».
Nous constatons la même impudence dans de nombreux cas de recours à la torture inhumaine par les gardes du régime du FSB, alors que ces gardes ne se soucient pas que leurs actes honteux soient rendus publics. Au contraire, ces actes sont affichés comme une source de fierté. De cette manière, l’État révèle son essence terroriste, que les anarchistes avaient soulignée avant les dernières élections présidentielles, en descendant dans la rue avec le slogan « Le FSB est le principal terroriste ».
Aujourd’hui, ce que nous disions à l’époque est devenu une évidence non seulement dans notre pays, mais dans le monde entier. Nous voyons maintenant comment toute la politique étrangère et intérieure de l’État se réduit à un tapis roulant de meurtres et d’intimidations. Alors que de faux témoins prouvent ma justification du terrorisme, les appels au meurtre massif de ceux qui ne sont pas d’accord avec la politique de l’État sont entendus avec force sur les chaînes fédérales. On voit que l’État, tout en proclamant verbalement la lutte contre le terrorisme, cherche en réalité à maintenir son monopole sur le terrorisme.
Cependant, quelle que soit la manière dont les agents de sécurité tentent d’intimider la société civile, même en ces temps sombres, nous voyons des gens qui trouvent le courage de résister à la terreur qui s’est propagée au-delà des frontières de l’État. Au péril non seulement de la liberté, mais aussi de la vie, ils réveillent par leurs actions la conscience de notre société, dont nous ressentons si cruellement aujourd’hui le manque, et leur résilience jusqu’au bout devient un exemple pour nous tous.
Un exemple pour moi est celui de mon ami et camarade Dmitri Petrov (alias Dima Ecologist), décédé en défendant Bakhmut contre des soldats devenus un instrument de l’impérialisme. Je l’ai connu comme un ardent anarchiste qui, sous la dictature, a tout fait pour nous conduire vers une société fondée sur les principes de l’entraide et de la démocratie directe.
Diplômé de la Faculté d’histoire de l’Université d’État de Moscou et candidat en sciences historiques, il connaissait bien ses convictions concernant la structure de la société et savait bien argumenter sa position, ce qui m’a toujours manqué. Dans le même temps, il ne se limite pas à théoriser, mais participe activement à l’organisation du mouvement partisan, ce qui n’échappe pas à l’attention du FSB. Pour cette raison, il a été contraint de poursuivre ses activités anarchistes en Ukraine.
Lorsque les événements sombres des deux dernières années ont commencé, il n’a pas pu rester à l’écart et, en tant que camarade entreprenant, il a cherché à créer une association de personnes à l’esprit libertaire luttant pour la liberté des peuples d’Ukraine et de Russie. Malheureusement, aucune guerre n’est complète sans victimes, et Dima en fait partie. Ce serait injustifiablement égoïste de ma part d’admirer l’altruisme de personnes que je ne connais pas et de ne pas accepter le sacrifice de ceux qui me tiennent personnellement à cœur. J’en suis bien conscient, même si je regrette que toutes mes communications avec lui appartiennent désormais à un passé irrévocable.
Et pourtant, j’ai du mal à accepter cette perte : sachant qu’il était l’un des meilleurs d’entre nous, et voulant tout mettre en œuvre pour que son sacrifice ne soit pas vain, je dois admettre que ma contribution sera insignifiant comparé à ce dont il était capable.
Peut-être que ce qui précède était inattendu pour certains. Il est possible que certains de ceux qui me soutiennent soient déçus, car, malheureusement, il peut être difficile pour moi de m’exprimer publiquement. Peut-être que quelqu’un ne sera pas d’accord avec mes convictions qui vont à l’encontre du pacifisme.
Cependant, tout en essayant d’être rationnel en tout, je rejette la croyance en des entités non prouvées. Entre autres choses, je ne crois pas à la justice du monde. Je ne crois pas que tout mal soit puni de lui-même. C’est pourquoi je soutiens la résistance active à ce mal et la lutte pour un monde meilleur pour nous tous.
Mais même si certains de mes soutiens ne partagent pas toutes mes convictions, je leur suis néanmoins reconnaissant pour toute l’aide qu’ils m’ont apportée.
Je suis reconnaissant à tous ceux qui m’ont écrit des lettres pleines de chaleur et de bons vœux. Même étant aussi sourd que l’était la colonie, j’en recevais des piles presque chaque semaine. Je suis sûr qu’une telle attention à mon égard a dû être prise en compte par ceux qui cherchaient à me soumettre. Je suis très heureux et touchant que les gens partagent avec moi un morceau de leur vie, qu’il s’agisse d’impressions joyeuses ou d’expériences tristes. Chaque lettre me tient très à cœur et je n’en laisse jamais une seule sans être lue.
Un grand merci à tous ceux qui m’apportent un soutien financier grâce auquel pendant toutes mes années d’emprisonnement je n’ai jamais eu besoin de rien. Il est arrivé que l’argent destiné à mon soutien ait pris fin, mais dès que j’ai poussé un cri, en quelques jours, des gens attentionnés ont de nouveau ramené mon budget à un niveau calme. C’est très agréable et impossible à oublier. Un merci spécial à Vladimir Akimenkov, qui organise depuis plus de dix ans des collectes de fonds en faveur des prisonniers politiques, dont moi-même.
Je suis extrêmement [reconnaissant] envers les militants des collectifs FreeAzat et Solidarité FreeAzat, qui organisent avec moi des actions et des événements de solidarité dont l’ampleur époustoufle mon imagination. Votre récente campagne « Mille et une lettres » en fait partie. Après avoir lu toutes ces lettres, j’ai été agréablement surpris d’apprendre qu’on s’inquiétait pour moi dans des dizaines de pays différents. Merci beaucoup à tous ceux qui ont participé à cet événement, montrant à quel point vous me soutenez.
Je suis extrêmement reconnaissant envers les mathématiciens du monde entier, et en particulier envers le comité Azat Miftakhov, qui m’apporte mon soutien dans le milieu mathématique. Cela me touche beaucoup que les personnes que j’admire, dont je rêve d’atteindre un jour le niveau scientifique, me connaissent et expriment leur solidarité.
Un immense merci à tous ceux qui ont parlé publiquement de moi. Et un merci tout spécial à Mikhaïl Lobanov, qui, pour son soutien actif à mon égard, a été contraint d’émigrer en France. Mais même là-bas, malgré toutes ses difficultés d’émigration, sa solidarité avec moi est aussi forte qu’avant.
Un grand merci aux militants russes, y compris ceux qui ne font pas partie des groupes mentionnés ci-dessus, qui, par solidarité avec moi, risquent leur confort sous la dictature. Je suis très reconnaissant à tous les auditeurs de ce processus qui sont venus me soutenir de leur présence. Certains d’entre vous ont parcouru des centaines de kilomètres pour ce faire, tandis que d’autres l’ont fait plus d’une ou deux fois. Une fois de plus, j’ai été agréablement surpris par une telle attention à mon égard.
Un grand merci à tous les honnêtes professionnels de la presse qui, par leur travail, aident le public à suivre mon procès.
Je remercie ma défenseure Svetlana Sidorkina pour son dévouement au travail, avec lequel elle me défend lors des essais. Je ne cesse d’admirer son professionnalisme et je suis convaincu que j’ai beaucoup de chance de l’avoir. Enfin, je tiens à remercier Léna, mon principal soutien lors de mes épreuves. Avec tout son dévouement, elle m’aide à surmonter toutes les difficultés de mon emprisonnement. Et en plus, je suis heureux de l’aimer.
Je termine mes remerciements et en même temps je ne peux me débarrasser du sentiment que j’ai peut-être oublié quelqu’un. C’est une conséquence du soutien colossal qui ne m’a pas quitté depuis mon arrestation. Je suis heureux de constater que je ne suis pas le seul à avoir reçu votre soutien. Que malgré les sombres événements de ces dernières années, votre solidarité ne connaît pas de frontières territoriales. C’est ce qui me donne l’espoir d’un avenir radieux pour nous tous.

Les historiens contre la Commune d’EMMANUEL BRANDELY

(Extrait de l’introduction)

(…) Mais depuis une vingtaine d’années, dans une nouvelle configuration historique, la Commune fait l’objet d’un important renouvellement historiographique. Grande connaisseuse de la Commune, Michèle Audin le dit d’une façon moins consensuelle : « Dans les dernières années s’est développé un révisionnisme dont je regrette qu’il ait une telle audience… et si peu de contradicteurs » (1). C’est cette révision, désormais dominante, qui a donné le ton du 150ème anniversaire, aussi bien dans les médias que dans les publications.
Professeur d’Histoire et de Géographie dans un lycée des quartiers nord de Marseille, lecteur enthousiaste des écrits des communards, mais loin d’être un spécialiste de la Commune, jamais je n’avais imaginé consacrer une étude à son historiographie. L’idée s’est pourtant imposée à moi durant le printemps 2021, au spectacle du cent-cinquantenaire. Autant dire qu’un profond agacement est à l’origine de ce travail ; causé autant par la nouvelle doxa elle-même que par l’apparent consensus académique lui faisant cortège. Il faut en effet constater, avec Michèle Audin, que les « contradicteurs » ne se bousculent pas du côté des historiens universitaires. Après bien des hésitations, je me suis donc finalement attelé à la tâche durant l’année 2022. Il n’était au départ question que d’un article tirant un bilan critique du 150ème anniversaire, mais il est vite apparu, vu l’ampleur du chantier, c’est-à-dire vu l’ampleur de la falsification, qu’une réfutation sérieuse nécessitait une étude plus systématique. Fondé sur des sources qui sont pour la plupart connues depuis longtemps, d’abord et avant tout les travaux de Jacques Rougerie, ce travail ne prétend à aucune originalité. Il vise simplement à rétablir quelques vérités qui étaient, hier encore, des évidences. Si son titre annonce un parti pris polémique assumé, je me suis efforcé dans son contenu de m’en tenir aux faits et à une argumentation aussi précise que possible. Faut-il enfin le préciser ? Ce livre prend le parti que, cent cinquante ans après, et malgré l’impressionnante bibliographie déjà consacré à l’évènement (2), l’histoire de la Commune n’est pas terminée, qu’elle reste dans une large mesure à écrire, et pas seulement dans les livres.
La première partie de cette étude vise à dégager les principales caractéristiques de la « relecture » proposée par la nouvelle historiographie de la Commune à travers l’analyse des travaux de ses deux plus éminents représentants : l’historien britannique Robert Tombs, d’abord, véritable inspirateur e » ce « renouveau » historiographique, aujourd’hui couramment présenté comme le spécialiste de référence sur la Commune ; Quentin Deluermoz, ensuite, meilleur élève français de Tombs, et historien incontournable du cent-cinquantenaire. La seconde s’intéresse à la manière par laquelle cette historiographie prétend « libérer » la Commune du « grand récit marxiste » qui en aurait trop longtemps dénaturé l’histoire, en s’attaquant à ce qu’elle nomme les « mythes marxistes » sur la Commune et, au-delà, en niant toute pertinence à une lecture de l’évènement en terme de lutte des classes. La dernière partie, intitulée « Falsifier le passé pour apaiser le présent », entend montrer que cette entreprise de révision historique, qui revendique hautement son caractère « scientifique » bien qu’elle prenne de nombreuses libertés avec l’histoire, est en fait marquée par des partis pris idéologiques tout à fait évidents, qui correspondent à des intérêts sociaux non moins évidents. (…)
  • Michèle Audin « Contre le révisionnisme… Du sang dans la Seine », paru sur son blog macommunedeparis.com le 8 novembre 2019
  • Robert Le Quillec, Bibliographie critique de la Commune de Paris, La boutique de l’histoire, 2006.
Michèle Audin a publié une recension de ce livre sur son blog https://macommunedeparis.com

Les historiens contre la Commune, d’Emmanuel Brandely

 

Dans l’URSS de Staline… LES MUTINS DU GOULAG ET DU QUOTIDIEN.

 

Jean-Jacques Marie

Les éditions ROSSPEN de Moscou ont publié en 2004 une Histoire du goulag stalinien de la fin des années 20 au milieu des années 50 en sept volumes dont le volume six, de 730 pages, constitué de documents rassemblés par les Archives d’Etat de la Fédération de Russie est consacré selon son titre aux Insurrections, révoltes et grèves organisées par les détenus du goulag, surtout de 1936 à 1954. Les documents publiés montrent que dans des conditions effroyablement difficiles une parti non négligeable des détenus (sauf, bien entendu, les truands de la pègre !) prolongent au goulag, sous la forme d’un sabotage quotidien organisé, le combat sourd et difficile que mènent ouvriers et paysans soviétiques contre l’oppression et les conditions de travail et de vie insupportables que la bureaucratie parasitaire et vorace leur impose.
Trois mois après le début de la guerre…
Dès le 12 juillet 1941, trois semaines à peine après le début de l’invasion de l’URSS par la Wehrmacht, le chef de la section opérationnelle du camp de la Petchora note : « La guerre a accru l’activité des éléments contre-révolutionnaires du camp. Un état d’esprit insurrectionnel et terroriste se fait jour chez les détenus des 1ère, 8ème, 9ème et 10ème zones ». Un an plus tard, le 21 juillet 1942, son successeur soulignera l’aggravation des tensions qu’il liera explicitement à la détérioration de la situation militaire.
Auparavant, le 15 septembre 1941, un groupe indéterminé d’ouvriers de l’Oural dénoncent, dans une lettre, évidemment anonyme, à Staline, l’introduction de ce qu’ils appellent un « système fasciste en URSS »« Conformément à ce système, fasciste, affirment-il, les ouvriers se sont mis à payer des amendes, représentant jusqu’à 25 % de leur salaire ou à passer en prison de trois mois à trois ans. Ce système a pris la plus large extension au point que la majorité absolue des travailleurs dans les entreprises se sont mis à payer des amendes ou ont été placés en situation de prisonniers détenus. » En un mot la situation de nombreux ouvriers ressemble à celle des victimes du goulag.
Le 21 octobre 1941, en pleine débâcle des armées soviétiques face à l’offensive allemande des grèves éclatent dans plusieurs usines textiles de la région d’Ivanovo au sud de Moscou : un rapport du secrétaire régional, publié en français dans le volume de Nicolas Werth et Gael Moullec Rapports secrets soviétiques, sous le titre Classes laborieuses, classes dangereuses raconte : « Dans un grand nombre d’entreprises textiles de la région d’Ivanovo ont eu lieu récemment des arrêts du travail. Des groupes entiers d’ouvriers ont cessé leur travail avant la fin du temps réglementaire (…) Une inspection sur place a montré que la majorité des ouvriers des principales usines textiles de la région étaient prêts, sous l’influence d’éléments hostiles à faire grève. » Puis l’auteur du rapport s’interroge : « Qu’est-ce qui motive le mécontentement ouvrier et donne aux éléments hostiles l’occasion de mener un travail de sape dans les entreprises ? » La réponse que donne ce responsable est éclairante, non seulement sur la situation des ouvriers et ouvrières d’Ivanovo, car ce qu’il explique vaut pour l’URSS tout entière : « Une baisse conséquente du salaire, une nette dégradation de l’approvisionnement, une forte hausse des prix surtout sur le marché libre, un fonctionnement exécrable des coopératives et des cantines ouvrières. » Et il précise : « Le salaire de la plupart des ouvriers du textile a diminué, au cours des derniers mois de 30 à 40 % et plus. Ainsi les meilleurs tisserands de l’usine Noguine qui gagnaient 800 roubles par mois avant guerre n’en gagnent plus que 400 (…) ». Or « ­au marché la viande coûte 35 à 40 roubles le kilogramme. L’approvisionnement en viande et en lait reste très limité et d’immenses queues se forment même au marché pour ces produits. »
Pire encore les ouvriers et ouvrières tirent des conclusions politiques de cette situation, qui, souligne le secrétaire du comité régional, « suscite un fort mécontentement, voire des humeurs antisoviétiques », dont il donne quelques exemples éclairants : « A l’usine Bolchevik ont été tenus les propos suivants : « On nous nourrit mal, il y a peu de pain. Il faudra se mettre en grève pour que ça change. »» Il cite ensuite une ouvrière qui dans l’assemblée des travailleurs de son usine a dénoncé la collaboration Staline-Hitler en déclarant : « Ce n’est pas Hitler qui a pris notre pain, ce sont nos chefs qui le lui envoyaient. Maintenant, ils ne nous donnent plus de pain. Est-ce qu’ils le gardent pour eux ? ». Si elle le déclare ainsi, certes avec modération mais publiquement, c’est qu’elle est persuadée que nombre d’ouvriers et de paysans ressentent péniblement le fossé qui sépare les millions de bureaucrates, convenablement logés, qui se gavent pendant qu’eux, entassés dans des logements minuscules, se serrent la ceinture et manquent de tout ou presque.
Le chef de la section opérationnelle du goulag affirme, dans un rapport adressé au vice-commissaire du peuple à l’Intérieur, Tchernichov, le 22 décembre 1941 que, depuis le début de la guerre, le 22 juin 1941, 11.000 détenus ont été accusés de « crimes contre–révolutionnaires » (c’est-à-dire d’actes – très imprécis – de contestation ou de protestation, voire de simples propos moqueurs ou critiques) et 2 408 d’entre eux fusillés. Il ajoute qu’au cours de ces six mois « plus de 70 groupes insurrectionnels rassemblant au total 650 détenus » ont été découverts et liquidés. A l’en croire, dans le camp proche de la ville de Norilsk, un groupe insurrectionnel « comptant plus de 100 membres, en majorité formé d’anciens militaires condamnés pour crimes contre-révolutionnaires » (sans doute lors de la grande purge de 1937-1938) envisageaient de prendre le contrôle du camp pour s’emparer de la ville même de Norilsk ! Il précise que 59 d’entre eux ont été arrêtés, sans dire ce que sont devenus les quarante et quelques autres, puis énumère une demi-douzaine d’autres groupes insurrectionnels, dont l’un est accusé d’avoir préparé la prise de la ville Komsomolsk avant que 32 de ses membres ne soient arrêtés. Il ajoute enfin : « Des organisations et des groupes insurrectionnels similaires ont été découverts et liquidés » dans six camps de Sibérie « et dans d’autres camps ».
Dans un rapport ultérieur, un autre dirigeant du goulag, Nassedkine, affirme : « la majorité des membres de ces organisations et groupes insurrectionnels se donnaient comme but de préparer des attaques armées, de désarmer la garde armée des camps et des colonies et de passer du côté des armées fascistes allemandes ».
Trois mois après la victoire
La propagande stalinienne a longtemps imposé la vision, certes atténuée depuis la fin de l’URSS, d’une population soviétique galvanisée par la victoire (pourtant très coûteuse en victimes !) sur l’Allemagne nazie. Or la conférence donnée par la romancière Marietta Chaguinian à la section communiste des écrivains de Moscou, le 21 août 1945, évoque une réalité différente… D’après le rapport scandalisé qu’envoie le secrétaire de la section au 1er secrétaire du PC de Moscou, qui relaie cette dénonciation à Malenkov, secrétaire du comité central, Chaguinian déclare à ses collègues, dont certains l’applaudissent : « Attention je vais raconter des choses effroyables, ce qui se fait chez nous. J’ai été dans l’Oural. Là bas 15.000 ouvriers de l’usine Kirov se sont révoltés, la plus authentique des révoltes, parce qu’ils ont des mauvaises conditions (…). On nourrit les invalides de la guerre patriotique avec un mélange de farine et d’eau. Ils meurent de faim. Dans les usines un grand nombre de gosses travaillent, on exploite la marmaille, on les use, on les condamne ». L’auteur du rapport ajoute : « elle ne termine pas sa pensée. Elle dénonce ensuite l’exploitation du travail des enfants qui « meurent de faim » dans les usines. » Elle complète ce tableau de la misère ouvrière par celui de la belle vie des cadres dirigeants qui se gavent : « J’ai été dans l‘Altaï et là c’est effrayant ce qui se passe. Les comités régionaux, les comités de district s’engraissent, ils bouffent les rations des ouvriers et les ouvriers meurent de faim, ils vont comme des ombres, fatigués, épuisés. »
Evoquant ensuite l’invitation faite à une jeune écrivaine de céder sa place en première classe d’un train à un général, elle commente sarcastique : « Où voit-on que cela se fait ? Nos généraux circulent, se promènent et à eux le respect, les honneurs. » Et pour conclure elle dénonce la propagande : « Et avec tout ça chez nous, on écrit beaucoup de louanges. » Pour conclure elle invite les écrivains à décrire la réalité !
Cette grève et d’autres similaires ont voisiné avec des mouvements qui agitent le goulag et ont été répertoriés et décrits dans ces diverses formes de protestations, longtemps brutalement réprimées, constituent une sorte de prolongation de la lutte quotidienne sourde menée par les ouvriers et les paysans soviétiques pour se défendre contre le pillage auquel la bureaucratie dirigeante les soumet, lutte sourde que le régime stigmatise comme du « sabotage ».
Or, Soljenitsyne le rappelle, les détenus du goulag sabotent systématiquement le travail qui leur est imposé et produisent donc de la camelote. « Tout ce que les détenus du camp, écrit-il, fabriquent pour leur cher Etat est du travail ouvertement et au suprême degré bousillé ». Il évoque ainsi la ligne de chemin de fer Salekhard-Igarka, longue de 1 200 kilomètres, dont les rails se gondolent tant qu’aucun train ne peut l’emprunter, ou la ligne Oussa-Vorkouta, dont les rails, eux aussi, « flottent » et sur laquelle le train tangue … même après l’exécution des constructeurs, fusillés pour « sabotage ».
Du « sabotage » quotidien à la grève ou au soulèvement.
Ce « sabotage » quotidien est la forme élémentaire et la base d’une résistance qui, au fil des ans, débouchera sur les évasions collectives, la grève déclarée, voire l’insurrection. Cette résistance pouvait apparemment menacer l’ordre existant puisque les auteurs des sept volumes de ROSSPEN, parmi lesquels figure Soljenitsyne lui-même font précéder les documents portant sur la période de la guerre, d’une phrase tirée du rapport d’un responsable du goulag : « Si nous n’instaurons pas un ordre sévère, nous perdrons le pouvoir » ! Le rejet du système policier du stalinisme se manifeste y compris dans la formation de groupes antistaliniens par des adolescents, voire des enfants comme les gamins âgés de 11 à 13 ans qui ont fondé la Société des Jeunes révolutionnaires de Saratov et collé un jour d’avril 1944 sur les murs de leur quartier des tracts manuscrits proclamant entre autres « Le pays est dirigé par la bande des réactionnaires staliniens. Les porteurs de galons dorés étouffent à nouveau tout ce qui est vivant. Une cascade d’impôts pillent les travailleurs. »
La crainte exprimée ci-dessus est certes exagérée, mais, comme le souligne la réaction affolée de Beria devant l’idée qu’ils puissent distribuer leurs quelques tracts manuscrits dans une manifestation du 1er mai ou du 7 novembre, la création régulière de groupes d’adolescents reflète la fragilité de l’ordre stalinien, en général dénoncé pour sa sauvagerie répressive, mais souvent vanté pour sa solidité apparente.
« Ils perdront le pouvoir » ? Vraiment ?
Après l’écrasement sanglant des grèves de la faim (relativement) massives des années 1936-38, un lent cheminement mène peu à peu aux tentatives de constituer dans les camps des groupuscules secrets, vite découverts, puis à des  esquisses de protestation suivies, dès la guerre, de grèves ou de révoltes ouvertes qui vont s’étendre peu à peu jusqu’à la mort de Staline puis exploseront dans les mois qui suivront et déboucheront sur l’agonie du goulag… et sur le rapport Khrouchtchev contre Staline en 1956.
« Des insurgés sans insurrection » ?
La direction du NKVD, dans une synthèse de ses rapports effectuée à la fin de la guerre, affirmera avoir démantelé dans le goulag, de 1941à 1944, 603 groupes et organisations insurrectionnels auxquels auraient « pris part activement 4.640 individus », soit une moyenne de 7 à 8 participants par groupe, bien peu pour prendre le contrôle d’un camp ou d’une ville ! Mais l’insubordination des détenus, le plus souvent rampante, parfois affirmée est si réelle que les auteurs de ROOSPEN titrent la seconde partie de leur volume consacrée à la période de la guerre (juin 1941-mai 1945) : « Des insurgés sans insurrection » … mais dont les protestations vont bientôt déboucher sur des actions collectives.
De la révolte à l’organisation de groupes.
La débâcle initiale de l’armée rouge, due, entre autres, à la passivité avec laquelle les soldats soviétiques ont d’abord répondu à l’offensive allemande, suscite chez de nombreux détenus la volonté de combattre le pouvoir qui les a jetés au goulag. Ainsi Beria, dans une circulaire du 27 janvier 1942 adressée à tous les commandants de camps, ainsi alertés décrit une insurrection qui vient alors d’éclater à Vorkouta : « Le 24 janvier de cette année, 125 détenus du camp de Vorkouta ont désarmé la garde armée du camp, ont attaqué le centre régional d’Oust-Oussa, se sont emparés de la poste, ont arraché les fils téléphoniques, massacré les gardiens de la prison, libéré 42 détenus, dont 27 se sont ensuite associés à la bande. A la suite des mesures que nous avons prises nous avons abattu 11 bandits et arrêté 32 autres », soit 43 insurgés sur 125 (152 si l’on ajoute les 27 détenus ralliés à eux). La majorité des insurgés ont donc réussi à fuir… sans doute pas pour longtemps. Il évoque ensuite « des tués et des blessés parmi les gardiens, les membres du NKVD et les cadres du parti ». Le récit de Beria débouche sur six instructions rigoureuses. Le vice-commissaire à l’Intérieur, Krouglov, affirmera plus tard, dans une circulaire interne du NKVD, que cette insurrection a coûté la vie à « plus de 40 collaborateurs du NKVD et membres des cadres des soviets et du parti ».
 
Combat réel ou protestation symbolique ?
Les rapports du NKVD évoquent la découverte de groupes de détenus, dont les noms qu’ils se donnent expriment une volonté de combat désespérée face à l’énorme machine oppressive du goulag : « La société russe de vengeance contre les bolcheviks », le  « Comité d’autolibération des colonies » , le « Parti national-socialiste de Russie », le « Parti populaire russe des réalistes », le « Groupe de combat de la libération », « La libération populaire », « L’Union de libération des peuples de Russie », « Le groupe populaire du Travail ». Les noms de ces groupes expriment une volonté de défier le régime politique policier, sans rapport avec leur force réelle. En ce sens, ces détenus semblent réagir comme les enfants et les adolescents qui constituent, à moins d’une dizaine, le « Parti panrusse contre Staline » à Oulianovsk en 1938 ou la « Société des Jeunes révolutionnaires » (une demi-douzaine !) créée à Saratov en 1943 et dont l’unique tract collé sur les murs voisins, avant leur arrestation proclamait « Camarades, dressez-vous pour le combat. Anéantissez la bête sauvage Hitler et ensuite renversez Staline ! » Les ambitions des groupes qui se forment dans les camps sont beaucoup plus limitées que ces rêves d’adolescents, qui affolent pourtant la police politique acharnée à arrêter leurs auteurs avant qu’ils ne puissent distribuer leurs tracts manuscrits dans une manifestation du 1er mai ou du 7 novembre. Les groupes, même minuscules, de détenus parviendront, eux, à agir, de plus en plus au fil des années, sous la pression des conditions insupportables de leur existence.
Des détenus sur le front
L’Armée rouge ayant été décimée d’un côté par la reddition de centaines de milliers de soldats pendant les six premiers mois puis par les coûteuses offensives frontales massives dont était friand Staline, ce dernier a envoyé sur le front près d’un million de détenus qui, préférant les dangers de la guerre à la famine du goulag acceptent souvent de se déclarer volontaires. La population du goulag passe ainsi de 2.300.000 le 22 juin 1941 à 1.200.000 le 1er décembre 1944.
 
Les lendemains difficiles de la victoire et les erreurs de Staline.
La guerre et surtout sa fin modifient brutalement la composition des camps et l’attitude des déportés. Mais le massacre, pendant la guerre, de quelques trente millions de soviétiques, soldats et civils, en majorité des hommes, provoquait en 1945 un manque de main d’œuvre dramatique alors qu’il fallait reconstruire une industrie ravagée par les gigantesques destructions de la guerre. Quoique lui-même fort peureux, Staline considérait comme traître tout soldat ou gradé soviétique qui s’était rendu à l’ennemi au lieu de se suicider. Combien de fois n’a-t-il pas répété ?  « Chez nous il n’y a pas de prisonniers, il n’y a que des traîtres ». Mais, en 1945, il décide de répondre au déficit grave de force de travail en envoyant au goulag une grande partie du million de prisonniers soviétiques libérés des camps allemands. Pour donner une couleur humanitaire, de pure propagande, à cette décision purement économique, il abrogera en 1947 la peine de mort, sous les applaudissements admiratifs d’hommes politiques et d’intellectuels dits progressistes, qui se montreront moins diserts quand il la rétablira trois ans plus tard. Mais en envoyant au goulag des rescapés d’une guerre finalement victorieuse, qui, dans les camps allemands, ont pu entrer en contact avec des prisonniers d’autres nationalités et cultures, Staline introduit au goulag l’un des germes de sa dislocation.
Il en introduit un autre en y installant des rescapés de l’armée russe du général Vlassov pronazi et des Ukrainiens, dont des nationalistes, des partisans du fasciste déclaré Bandera, qui avait proclamé à Lvov le 30 juin 1941 un éphémère gouvernement ukrainien ouvertement pronazi, vite dissous par Hitler, pour qui  les Ukrainiens n’étaient que des « lapins », dès lors indignes d’avoir un gouvernement à eux, même pro-nazi et dont la première et unique mesure fut l’organisation d’un massacre des juifs à Lvov.  A ces forces hostiles au régime qui les a maltraités et, en particulier, affamés, il ajoutera en 1948, puis 1949 près de 160.000 Estoniens, Lettons et Lituaniens, tous qualifiés de « nationalistes » comme les membres des maquis antisoviétiques, dits frères des forêts… où ils se terraient, liquidés à la fin de 1949.
Ces derniers groupes, formés en majorité d’individus qui avaient combattu la domination soviétique, étaient dans de tout autres dispositions d’esprit que les victimes soviétiques des purges des années 30, souvent hébétés par une répression brutale souvent sans aucun rapport avec leur activité, voire leurs opinions, réelles et donc persuadés d’être victimes d’une erreur.
En dehors d’eux se constituent ici et là des groupes d’adolescents et d’étudiants critiques du régime politique. On peut juger de la crainte que suscitent chez Staline ces tracts et les groupes de jeunes, qui les rédigent et les diffusent très modestement, à la lecture du rapport que, le 6 novembre 1946, lui adresse le ministre de l’Intérieur de l’URSS, Sergueï Krouglov qui lui annonce la découverte de six tracts, « d’un contenu contre-révolutionnaire » non précisé « rédigés à la main d’une écriture trafiquée », une semaine avant la manifestation anniversaire de la révolution le 7 novembre. Sur ces six tracts « « Trois avaient été jetés dans la rue, l’un était collé sur la porte d’entrée d’un immeuble d’habitation, un autre sur une palissade et un autre déposé dans une boite aux lettres (…) Des mesures sont prises pour retrouver les auteurs de ces tracts ». Ces six tracts manuscrits suffisent donc à émouvoir le ministre de l’Intérieur, qui juge nécessaire d’informer Staline des mesures prises pour retrouver leurs auteurs. Comment mieux souligner l’extrême fragilité de la domination de Staline et de sa nomenklatura sur la population ?
Deux ans plus tard, cette crainte prend des allures de panique, apparemment irrationnelle : à la fin d’octobre 1948, les agents de la Sécurité d’Etat (appelée, depuis 1946, le MGB) de Leningrad découvrent, collés dans plusieurs arrondissements de la ville, cent quarante quatre tracts manuscrits, annonçant, à la fois, la constitution d’une organisation intitulée « Le bonheur du peuple » et sa décision de distribuer, dans la manifestation du sept novembre suivant, des tracts,  dont l’un est titré « Sur le vrai et le faux socialisme » !
La direction de la Sécurité d’Etat s’affole : elle décide aussitôt d’envoyer en urgence « un groupe de tchékistes expérimentés » en renfort à ses milliers d’agents de Leningrad, pour débusquer, avant la manifestation, cette redoutable organisation de « criminels ». Elle craint, à l’évidence, l’effet que de tels tracts pourraient produire sur certains manifestants. Elle informe Staline de la gravité du danger et de l’ampleur des mesures prises pour l’affronter. Or « Le bonheur du peuple » ne comporte que deux jeunes étudiants, qui se proposent, certes, de recruter quelques adhérents, mais n’en ont encore attiré aucun. L’armada policière d’agents du MGB arrête in extremis ces deux adversaires, à ses yeux redoutables, du régime, dans la nuit du cinq au six novembre, juste à temps. Elle confisque les soixante-sept tracts manuscrits qu’ils se préparaient à distribuer le sept. L’impuissance apparente des groupes de gamins et d’adolescents dissimule donc, aux yeux de Staline, une puissance redoutable, qu’il ne veut pas laisser se développer et veut liquider sans délai.
Les groupes, même minuscules, de détenus parviendront, eux, à agir, de plus en plus au fil des années, sous la pression des conditions insupportables de leur existence. Les auteurs de l’histoire du goulag publiée par ROSSPEN les présentent comme des « insurgés sans insurrection » ; la formule peut-être exagérée reflète néanmoins un aspect des tensions qui ravagent l’univers policier du goulag. Ces tensions, déboucheront au lendemain de la mort de Staline sur la dislocation du système ; elle exprime donc une inquiétude peut-être grossie, mais nullement imaginaire. C’est pourquoi, dès janvier 1948, une lettre conjointe à Staline du ministre de l’Intérieur Krouglov et du ministre de la Sécurité, Abakoumov, fixe l’objectif d’interner au goulag 100.000 détenus politiques jugés particulièrement dangereux. Il veut donc les retirer de la société pour les isoler et les neutraliser derrière les barbelés des camps.
Deux mois plus tard, un ordre des ministères de l‘Intérieur et de la Sécurité d’Etat du 16 mars 1948 reflète la même crainte. Il décide de constituer des camps spéciaux au régime particulièrement sévère destinés aux « espions, saboteurs, terroristes, trotskystes, droitiers, menchéviks, socialistes-révolutionnaires, anarchistes, nationalistes, émigrés blancs, membres d’autres organisations et groupes antisoviétiques et personnes présentant un danger à cause de leurs liens antisoviétiques et de leur activité hostile » qui, de plus, « ne seront pas libérés à l’expiration de leur peine ». Les groupes politiques ici stigmatisés n’existent plus – ce qui n’empêchera pas les statistiques du goulag de recenser, par exemple, dans ses rangs, à la mort de Staline, la présence de 1.825 trotskystes… pour l’essentiel imaginaires.
Cette inquiétude découle aussi de la violence avec laquelle le régime en place traite la masse de la population. Ainsi, en réponse à la famine, qui ravage une partie de l’URSS en 1946 et 1947, Staline  promulgue, le 4 juin 1947, deux décrets, l’un sur « la responsabilité pénale pour vol de la propriété sociale », le second sur « le renforcement de la propriété privée des citoyens », publiés dans la Pravda du lendemain et enrichis d’un additif secret concernant les « petits vols sur le lieu de production » (un pain dans une boulangerie par exemple), sanctionnés d’une peine de prison de 7 à 10 ans (contre un an auparavant). Ces décrets, promulgués dans un pays qui compte près de dix millions de veuves de guerre, confrontées à la nécessité de se débrouiller pour pouvoir nourrir leurs enfants, reprennent les dispositions de la loi du 7 août 1932, dite loi des cinq épis, tombée en désuétude, qui punissait de dix ans de camp ou de la mort les petits larcins – surtout de lait, de beurre, de pain, de viande, voire d’épis glanés après la moisson – commis par une population affamée. Le fidèle stalinien Kaganovitch lui-même, pourtant docile second de Staline, évoquera devant le comité central de juillet 1953 le cas de femmes condamnées à trois ans de camp « pour une petite botte de paille ». Ces décrets envoient au goulag, de 1947 à 1953, 2.200.000 individus, surtout des femmes qui, après avoir, pendant la guerre, remplacé aux champs ou à l’usine les hommes partis au front, ont chapardé un peu pain, de beurre ou de lait pour nourrir leurs enfants affamés et que les décrets assimilent aux voleurs et truands. Le Goulag n’abritait plus en 1944 que 1.200.000 détenus. Les condamnés de la faim constituent en 1953 une bonne moitié de ses 2.526.402 prisonniers.
Les conditions d’existence imposées à la population laborieuse provoquent ici et là des mouvements de protestation malgré la brutalité de la férule bureaucratique. Ainsi en mai 1948 des troubles éclatent dans l’usine de moteurs et de turbines de Sverdovsk dans l’Oural. L’usine est le produit de la fusion de deux usines jusqu’alors distinctes. Au lendemain de la fusion le directeur décide de modifier le régime de laissez-passer pour l’entrée du personnel dans l’usine sans l’expliquer aux travailleurs. Des conflits éclatent entre eux et les gardiens lorsqu’ils veulent accéder à leur atelier. Le directeur ne prend aucune mesure pour apaiser la tension. Le 13 mai à 7 heurs 30 du matin un garde tire sur un jeune ouvrier de 16 ans qui tente d’entrer dans l’usine avec son père et le blesse grièvement. L’incident suscite l’indignation des ouvriers qui arrêtent massivement le travail. Le directeur déclare : « La garde a tiré et tirera. » Le syndicat officiel n’étant qu’un appendice de l’appareil d’Etat, les ouvriers, sans organisation, reprennent le travail…
Un an plus tard, le 27 mai 1949, les ouvriers de l’usine de chaussures Ouralobouv de Sverdlovsk las des conditions de vie lamentables qui leur son imposées se mettent massivement en grève. « La majorité des logements collectifs de l’usine étaient installés dans des vieux bâtiments et des baraquements provisoires privés de blanchisserie, de services sanitaires et de salles de bain. Le bois de chauffage était fourni irrégulièrement. Les cuisines manquaient de l’équipement nécessaire pour faire à manger. La majorité des habitations manquaient de lavabos, de tabourets, de tables de nuit, d’armoires et ne reçoivent que très irrégulièrement du bois de chauffage. » L’historienne russe qui relate ce mouvement de grève en soulignant qu’il éclate l’année même où les répressions staliniennes se renforcent et donc que les ouvriers devaient « être poussés à l’extrémité du désespoir pour se mettre ainsi en grève », note en même temps : « Néanmoins les manifestations des ouvriers de Sverdlovsk n’étaient pas accidentelles. Elles reflétaient l’état d’esprit général des soviétiques qui espéraient des changements dans leur existence après la conclusion victorieuse de la guerre et qui avaient été trompés dans leur attente. »
 
« A tâtons nous rompons nos chaînes », ou de la grève à l’insurrection
Nassedkine exagère certes la menace que font peser les groupes évoqués ci-dessus sur l’administration des camps, mais il ne l’invente pas, comme le montrent les insurrections qui éclatent dans les camps après la guerre. Ainsi un rapport du 24 avril 1946 évoque la découverte… en juillet 1945 dans le camp du Nord de l’Oural d’un groupuscule de nationalistes ukrainiens nommé le Parti populaire démocratique d’Ukraine, fort de six membres, tous arrêtés. Le même rapport évoque ensuite la découverte d’une organisation, bien entendu qualifiée d’insurrectionnelle, intitulée « Gamaleia », dont le NKVD a arrêté 10 membres, réels ou supposés. En 1947, un groupe d’une cinquantaine de détenus du centre atomique d’Arzamas désarment la garde et s’enfuient. Ils sont tous rattrapés et abattus. En 1948, deux tentatives du même genre se produisent sur un chantier du Kamychlag. En 1949, un groupe de détenus du Berlag, dirigés par le général Semenov, déporté, s’emparent de dizaines de fusils parviennent à s’évader puis sont repris et tous fusillés.
A la fin de 1949 et au début de 1950, un groupe formé à la fois de détenus politiques et de droit commun du camp d’Elgenougol, chargé de l’extraction minière à Kolyma, organise un soulèvement armé vite maté. Peu après, un autre soulèvement armé au Berlag est, lui aussi, vite écrasé. En juillet 1950, dans un camp du Dalstroï, la direction arrête 7 détenus, accusés d’avoir fondé au total trois groupes clandestins avec d’anciens officiers de l’Armée rouge. Le 6 novembre, dans un camp d’Estonie, le MVD arrête 6 détenus, tous anciens matelots de la Flotte rouge, fondateurs de l’Union de la lutte révolutionnaire clandestine, accusés de quatre crimes …
En 1951, cinq cents détenus d’un camp de l’île de Sakhaline déclenchent une grève de la faim qui dure cinq jours. Peu après, plusieurs centaines de détenus du camp d’Oukhktijem déclenchent à leur tour une grève de la faim. Pour les punir on les transfère dans le camp spécial de Norilsk. La même année, deux soulèvements armés éclatent au Krasslag, eux aussi, vite écrasés.
En janvier 1952, plusieurs centaines de détenus du camp d’Ekibastouz, dans lequel Soljenitsyne passe sa dernière année de camp, déclenchent une grève de la faim massive, que Soljenitsyne raconte, malgré la distance qu’il prend avec elle, dans un chapitre intitulé A tâtons nous rompons nos chaînes, formule applicable aux mouvements de protestation qui se développent et se renforcent peu à peu au goulag depuis 1947. Soljenitsyne conclut : « Le virus de la liberté, cependant se répandait, et comment le bouter hors de l’Archipel ? » Il ajoute plus tard : « D’évidence, au début des années 50, le système stalinien des camps, notamment dans les camps spéciaux, était mûr pour la crise. Du vivant même du Tout Puissant, les indigènes avaient déjà commencé à rompre leurs chaînes ».
Reflet de la crise qui ronge de plus en plus le régime stalinien et pousse Staline dès le début de 1952 à préparer une nouvelle purge sanglante, le vent de liberté souffle de plus en plus fort au goulag. Le 16 avril 1952, le ministre de l’Intérieur Krouglov affirme avoir découvert dans le camp de Beregovoï une « organisation antisoviétique de détenus ukrainiens qui préparaient une évasion armée » et en avoir arrêté 12 membres. Dans un rapport du 6 août 1952, le lieutenant général Dolguikh, chef du goulag, dresse un bilan des mouvements de protestation au cours du premier semestre : 285 cas d’activité contre-révolutionnaire (qualification qui peut recouvrir n’importe quelle expression de mécontentement), 1.458 évasions, 378 refus de travailler, forme de protestation individuelle qui peut souvent prendre une forme collective. Le 13 février 1953, dans le camp de Kizliiv un gardien abat un détenu d’un coup de fusil. 300 détenus décrètent aussitôt la grève. Le midi du 1er mai 1953, deux mois après la mort de Staline, dans le camp de Krasnoiarsk, un capitaine du camp énervé entre dans la cantine où mangent les détenus, renverse un plat de nourriture sur la tête d’un détenu. Aussitôt plus de 600 détenus déclarent une grève de la faim. L’ordre concentrationnaire commence à se fissurer. La mort de Staline va accélérer ce mouvement… avec l’aide involontaire de Beria.
Une mutinerie paysanne silencieuse
Les kolkhozes doivent livrer à l’État une bonne moitié du blé qu’ils récoltent et plus de la moitié de la viande et du lait qu’ils produisent à des prix qui ne couvrent même pas leurs frais de production. En 1950, 22,4 % des kolkhoziens n’ont pas touché un kopeck pour leur travail. Ils ont travaillé gratuitement toute l’année ! 20 % ont touché eux pour toute l’année… UNE LIVRE de grains. En 1957, un membre du comité central, Kirill Mazourov expliquera : « En 1953 les kolkhozes avaient même cessé de planter des pommes de terre, parce que l’État leur payait 3 kopecks le kilo pour le stockage ; on coupait le lin à la racine, l’élevage s’effondrait. »  Les kolkhoziens travaillent donc le moins possible au kolkhoze et concentrent tous leurs efforts sur leur petit lopin individuel, que Staline accable d’impôts pour les décourager, y compris un impôt sur les arbres fruitiers, si lourd que certains préfèrent les abattre. L’URSS est confrontée à une sorte d’immense grève passive des paysans et à un déficit alimentaire, dissimulé par des baisses de prix annuelles, exaltées par l’Humanité, sur des produits de plus en plus introuvables. Pour combattre cette grève passive… mais efficace, Staline propose d’augmenter les impôts prélevés sur les kolkhoziens de 15 milliards de roubles à 40 milliards, somme qui dépasse leurs revenus.
En juillet 1953, au comité central Mikoian affirme : depuis deux ans l’URSS souffre d’ « un déficit aigu de légumes et de pommes de terre » que les paysans s’acharnent à ne pas cultiver dans les kolkhozes et les sovkhozes en réservant leurs efforts à leurs minuscules lopins individuels.
Une amnistie explosive
Au lendemain de la mort de Staline, Beria, ministre de l’Intérieur, convaincu que le goulag loin d’être rentable, est fort coûteux, prépare un vaste projet d’amnistie. Le 24 mars, il soumet au présidium du comité central un document affirmant que, sur 2.526.042 détenus, le goulag ne compte que « 221.435 criminels particulièrement dangereux pour l’Etat (espions, saboteurs, terroristes, trotskystes, socialistes-révolutionnaires, nationalistes et autres) détenus dans les camps spéciaux ». Il estime les victimes des décrets économiques de juin 1947 à 1.241.919 détenus, dont « environ 198.000 souffrent de graves maladies incurables et sont absolument inaptes au travail », précision sans doute incontestable, à la différence des imaginaires trotskystes et socialistes-révolutionnaires cités parmi les politiques étiquetés « criminels dangereux », sans parler des prétendus « terroristes ». Pour se débarrasser de cette main d’œuvre non rentable, il fait amnistier le 27 mars 1953 tous les détenus (soit un million deux cent mille détenus) condamnés au maximum à une peine de cinq ans de détention, les condamnés à plus de cinq ans de camp étant considérés comme des « politiques ». Cette amnistie laisse derrière les barbelés tous les détenus « politiques » – même très vaguement – qui effraient le régime et vont très vite le menacer. Mais les 221.435 exclus de l’amnistie pour une condamnation souvent privée de fondement réel constituent un groupe soudé par cette exclusion même qui leur apparait injuste. En même temps cette amnistie enrage la masse des 220.000 gardiens de camp promis à une reconversion douteuse. Les auteurs de ROSSPEN titrent sa quatrième partie La mutinerie du goulag (fin mai 1953-1954), qui débouche sur l’explosion du goulag, dont ne subsisteront que de menus débris, utiles pour intimider les quelques centaines de futurs dissidents.
La grève victorieuse
Le 25 mai, près de 20.000 détenus des mines de Norilsk débrayent pour protester contre la conduite de plus en plus violente des gardes, énervés par l’amnistie sélective. Le 5 juin, Beria envoie à Norilsk un haut cadre du MVD, qui, sur mandat de son chef, engage la discussion avec les leaders de la grève et promet de transmettre leurs revendications à Beria ; il leur demande, en échange, de reprendre leur travail, si précieux pour la patrie. Il divise ainsi les grévistes. Certains reprennent le travail, d’autres continuent la grève. Le procureur de la ville promet à ces derniers qu’ils ne seront pas punis, s’ils arrêtent leur mouvement. La liquidation de Beria ne va pas arranger les choses et la grève se prolongera par saccades jusqu’au 10 juillet.
De la grève des ouvriers de Berlin-Est à la grève du goulag
Loin de Moscou, la décision prise le 15 juin1953, par le gouvernement de la RDA d’augmenter de 10 % les normes de travail et donc de baisser à peu près d’autant le salaire réel provoque une explosion chez les ouvriers de Berlin-Est, puis de RDA, que le gouvernement de Walter Ulbricht et d’Otto Grotewohl est incapable de mater. Moscou envoie donc ses troupes et ses chars qui massacrent des centaines de manifestant, que l’Humanité en première page qualifiera aimablement de « nazis ».
42 soldats et officiers soviétiques fusillés
La nouvelle de la grève va cristalliser la protestation de milliers de détenus du goulag, en même temps qu’un événement resté longtemps méconnu (et très rarement évoqué depuis qu’il ne l’est plus) confirme la justesse des craintes du Kremlin sur la fragilité de son régime. Après l’écrasement de la grève, un tribunal militaire soviétique condamne à mort 42 soldats et officiers soviétiques, coupables d’avoir refusé de tirer sur les manifestants. Nul ne le sait alors. Cet acte d’insoumission, éloquent sur l’état d’esprit réel d’une partie de la population ne sera révélé, beaucoup plus tard, que par le journal Literatournaia Gazeta du 10 juin 1998, sous le titre « Quand la conscience ne se soumettait pas aux ordres. » Le journaliste souligne que « Tout se déroula dans le plus grand secret ». Selon le Parquet militaire de Russie, à qui il s’est adressé, « la liste des condamnés à mort figure dans un dossier particulier, conservé dans des archives particulières portant l’estampille « ultra-ultra-secret ». Pour lui, « ces quelques dizaines de soldats et d’officiers soviétiques ont eu le courage de lancer un défi au régime », qui reflète sans doute un rejet plus discret et plus prudent de la masse de la population laborieuse.
Si ce défi reste ignoré de tous, la rumeur fait vite connaitre celui qu’ont lancé les ouvriers de RDA. La nouvelle de leur grève brutalement écrasée provoque un choc dans le goulag. L’intitulé des rapports des commandants de camp suffit à indiquer l’ampleur des mouvements de protestation qui le secouent alors : « Désordres de masse parmi les détenus du camp De Norilsk (sections n° 5,6,13 et 35) l es 11, 17 et 25 juillet 1953) », « Désordres de masse des détenus du secteur n° 19 du camp de Viatks dans la nuit du 12 au 13 juillet 1953 ». Cette tension débouche sur ce qu’un rapport qualifie d’Insurrection des détenus du camp de Retchny en juillet-août 1953.
Elle va provoquer une grève massive dans le camp de Vorkouta. Selon l’un des survivants, « cette grève n’aurait pas été possible sans l’activité des groupes clandestins de résistance déjà existant ». Avant le 17 juin, souligne-t-il, aucun des prisonniers ou des chefs des groupes de résistance n’avait pensé à faire grève. » Tous les préparatifs avaient été faits en prévision d’une guerre. Le 17 juin vint tout changer ». Les wagons prétendus de charbon livrés par la mine à la ville arrivent souvent vides et que le charbon y était remplacé par des inscriptions du genre « Donnez-nous la liberté ! »
Un second choc : l’arrestation de Beria.
Le 26 juin 1953 les autres dirigeants soviétiques accusent Beria de complot et le font arrêter. La nouvelle provoque un choc dans le pays et le goulag. Les détenus de la région minière de Norilsk avaient, depuis plusieurs jours, déclenché une grève, qui avait gagné plusieurs camps du complexe et débouché sur des affrontements sévères avec les troupes spéciales du MVD. Les nombreuses pertes subies lors des affrontements n’avaient pas brisé le mouvement. Beria étant le symbole du régime policier, les détenus ressentent son arrestation comme une victoire et arrêtent leur grève. Mais, le plus souvent, à l’inverse, la nouvelle sert de catalyseur à la protestation. Le 19 juillet, 350 détenus du camp de Retchny cessent de travailler et exigent une discussion avec le procureur et le chef de l’administration du camp. Le 21 juillet, la direction de la mine du camp n° 1 découvre sur le panneau d’affichage sept tracts, signés Le comité d’action, qui proclament : « Détenus et bagnards ! (…) Exigez la révision immédiate de vos affaires et une libération totale. Exigez : – la suppression des camps extraordinaires du MVD – la liquidation du bagne – la réduction maximale de la durée des peines. »
Au camp minier voisin de Vorkouta, un groupe de détenus se met aussitôt en grève en affirmant : « C’est l’ennemi du peuple Beria qui nous a internés, maintenant on doit nous relâcher ». Le 25 juillet une deuxième équipe refuse de descendre au fond. Les détenus déclarent : « Nous avons été condamnés seulement à la suite de l’activité hostile de Beria, nous avons besoin d’être totalement libérés. » Dans une autre section, les détenus diffusent des tracts qui exigent, « la liberté, l’amnistie, la journée de huit heures, un vrai salaire sans retenues, la révision de leurs affaires, la liberté de correspondance et de visites ». Ils ajoutent qu’ils ne reprendront le travail qu’après avoir rencontré un représentant du comité central.
Au 1er avril 1954, après l’amnistie décrétée en mars 1953, et au lendemain des grèves qui l’ont secoué, il reste au goulag un peu plus d’1.360.000 détenus que le ministère de l’intérieur répartit en 448.000 auteurs de crimes contre-révolutionnaires (! ! !) environ et 680.000 sont des détenus de droit commun.
Le début de la fin
L’explosion du système se produit dans le camp de Kenguir, partie constituante du système des camps dit du Steplag, installés dans la steppe du nord du Kazakhstan, qui rassemblent à la fois des camps agricoles et des camps miniers de mines de cuivre et de charbon où, vu l’absence des mesures de sécurité élémentaires, la mortalité est très élevée.
Près de 25.000 détenus sont entassés dans les trois camps ou « zones » de Kenguir. Le 17 mai 400 détenus pénètrent dans la zone réservée aux femmes et détruisent les deux murs destinés à séparer les hommes et les femmes. La garde les mitraille. Bilan officiel : 14 morts, 32 blessés graves et 27 blessés légers. La colère des survivants explose. Le 19 mai, 5.000 détenus cessent le travail et élisent des délégués pour discuter avec le pouvoir. Le vice-ministre de l’Intérieur du Kazakhstan se rend aussitôt sur les lieux, discute avec les délégués des grévistes, écoute leurs doléances et les transmet aussitôt, le 20, à Moscou. « Les représentants des détenus qui participent aux pourparlers se conduisent de manière provocatrice ; ils exigent (…) la punition des responsables de l’utilisation des armes à feu, après quoi seulement ils reprendront les pourparlers. » Ces représentants des détenus se sentent donc incarner une force qui leur permet de prétendre débattre d’égal à égal avec ceux du pouvoir. La grève prend par là même, une portée nationale.
Le 27, les détenus élisent un comité de grève de neuf membres, présidé par un ancien lieutenant-colonel de l’Armée rouge, Kouznetsov. Ce comité réunit une assemblée générale de plus de 2.000 détenus, qui élaborent une liste de dix revendications portant surtout sur les conditions de vie des détenus complétée par l’exigence renouvelée que les responsables de la fusillade soient châtiés.
Signe de l’inquiétude qui envahit les dirigeants soviétiques, le chef du goulag, le lieutenant-général Dolguich, descend en personne à Kenguir. Le 29 mai, pour tenter d’apaiser les détenus révoltés, il révoque les quatre gradés et le vice-commandant du camp, tous jugés responsables de la fusillade du 17 mai ; il répond aussi à d’autres revendications des détenus en annonçant la suppression des verrous et cadenas aux portes et aux fenêtres des bâtiments et la liquidation de la cellule d’instruction où l’on isolait les détenus suspects de « menées antisoviétiques » ; il promet de régler le salaire (minime) des détenus, de leur assurer un repos quotidien de huit heures sans interruption et annonce des libérations.
Ces importantes concessions partielles, loin d’apaiser les grévistes leur donnent le sentiment de leur force nouvelle. Le 4 juin, Krouglov et Roudenko, par crainte de la contagion aux camps voisins, recommandent la prudence. Ils écrivent : « Ne pas faire entrer pour le moment les forces armées afin d’éviter la nécessité d’utiliser les armes à feu. Encercler la zone (…) Elaborer et mettre en œuvre des mesures complémentaires visant à démoraliser les détenus qui désobéissent à l’administration du camp, en suscitant en eux le sentiment d’une situation sans espoir, d’une impasse, de l’inéluctable issue lamentable de leurs actions. »
Le lendemain, le chef du goulag lui-même s’adresse par radio aux grévistes. Il leur rappelle les concessions qu’ils ont obtenues : l’introduction du décompte des jours de travail, l’attribution d’un salaire etc. (…) Certains de vos camarades ont été mis en liberté après révision de leurs affaires. » Après quoi, il dénonce la grève et le comité élu qui la dirige : « Au lieu de remercier notre parti pour le soin qu’il prend de vous, vous cédez à des provocations d’aventuriers et semez le désordre depuis trois semaines ». Mais, il le jure, il « n’y aura pas « de victimes. » Il invite ensuite les grévistes à se ressaisir : « En parole, leur lance-t-il, vous êtes des patriotes. Mais tout en nous l’affirmant, vous ne remarquez pas que trois semaines de désordre dans le camp ce n’est pas un comportement patriotique, mais antisoviétique (…) Rétablissez l’ordre dans le camp et engagez-vous dans la cause populaire de l’édification du communisme ! » Il les exhorte à ne pas croire « les provocateurs et aventuriers qui les ont emmenés dans une impasse ». Et il leur enjoint : « Finissez-en avec ces aventuriers criminels ! »
Cette double invitation n’ébranle pas la détermination des 5.251 grévistes recensés. Le 15 juin, Dolguikh télégraphie à Moscou : « La situation est toujours aussi tendue (…) Les détenus transforment près de 5.000 bouteilles en grenades à main en les remplissant de chaux. » Brusquement, le 20 juin les ministres de la Construction mécanique et de la Métallurgie, furieux que les livraisons des mines exploitées par les détenus se soient effondrées, exigent que le conseil des ministres » contraigne Krouglov « à rétablir l’ordre dans un délai de dix jours ». Les grévistes de Kenguir provoquent donc une crise gouvernementale, situation impensable du temps de Staline… mort depuis un an même pas et demi !
Le 21 juin, Krouglov annonce l’arrivée de la première division blindée Dzerjinski du MVD, avec cinq chars T-34, mais, conscient que l’extrême tension qui règne à Kenguir peut se muer en explosion, il ajoute : « Il nous semble qu’il faut utiliser les tanks plus comme un facteur moral et comme un bélier, en évitant d’utiliser la puissance de feu. » Le bélier ne fonctionne pas. Le facteur moral non plus. Et, le 24 juin, Krouglov ordonne de « mettre un terme à l’insubordination du camp n°3 et à l’activité criminelle de ses organisateurs. »  Pour y parvenir, il veut d’abord susciter « le désarroi parmi les détenus » et insiste pour « s’efforcer par tous les moyens de ne pas provoquer de victimes humaines », avec néanmoins une restriction : « On ne doit utiliser les armes que contre les organisateurs et les bandits. » Dans ce texte, alors ultra-secret, il demande de « prendre les mesures nécessaires pour éviter la publicité autour de la mise en ouvre de l’opération et des résultats ». Il craint donc que l’écrasement de la révolte de Kenguir, s’il est connu, ne suscite d’autres Kenguir, voire provoque des troubles dans la population. La grève des détenus exprime, en effet, sous forme outrée dans l’enfer concentrationnaire, la résistance, elle aussi élémentaire, qu’oppose au régime la masse des ouvriers soviétiques et qu’un ouvrier de Stalingrad, venu en février 1961 à Léningrad voir son frère, l’un de mes étudiants à cette époque où je travaillais comme lecteur à l’Université de la ville, exprima en me disant lors d’une conversation: «  Les ouvriers de mon usine à Stalingrad et pas seulement eux, ailleurs aussi, pensent : on cessera de faire mine de travailler quand ils cesseront de faire mine de nous payer. » Les uns et les autres ne cesseront jamais.
A Kenguir, Krouglov déclenche l’attaque le 26 juin à 3 heures 30 du matin. A l’en croire, la radio du camp aurait sans interruption, de 3 heures 30 à 4 heures du matin, invité les détenus à déposer les armes et à quitter la zone ou à se calfeutrer dans les baraquements, puis l’assaut commence. Les soldats mettent une heure et demie pour reprendre le camp n°3, capturer les dix membres de la commission, plus une liste de suspects d’incitation à la grève, au total 36 détenus, arrêter au total 400 meneurs, plus un millier d’autres détenus, accusés d’avoir « soutenu les émeutiers », dispersés ensuite dans des camps du Dalstroï.
Si l’on en croit le rapport rédigé par Krouglov et ses adjoints, la répression du soulèvement aurait fait 37 morts, 61 blessés plus ou moins graves et 54 blessés légers. Le chiffre de 37 morts au bout d’une heure et demie de combat, où les soldats, confrontés à la résistance acharnée de grévistes armés de piques et de bouteilles remplies de chaux tirent à balles réelles, parait curieux ; les auteurs du rapport osent de plus, affirmer qu’une partie, non précisée, de ces 37 morts se sont suicidés… sans doute pour échapper à la mort !
Les dirigeants de la grève sont condamnés à de lourdes peines allant de 10 à 25 ans de camp ans. Un rapport ultra-secret du collège du MVD, signé Krouglov en date du 16 septembre 1954 tente de tirer les leçons de la longue grève écrasée. Il reconnait la faillite du système en recommandant « Lors d’actions d’insubordinations massives de détenus s’efforcer d’y mettre fin par un travail d’explication et en tentant de disloquer le groupe des meneurs ». Krouglov tout en jugeant nécessaire de faire des concessions aux révoltes collectives pour les apaiser, insiste en même temps sur le refus de reconnaître à leurs meneurs éventuels la moindre représentativité : « néanmoins ne pas transformer ce travail d’explication en « négociations » car cela ne peut pas donner de résultats positifs. » Pourquoi ? Krouglov ne le dit pas. La raison est purement politique. « Négocier » signifierait reconnaître officiellement une fonction de représentation aux délégués élus par les révoltés et donc remettrait en cause le monopole du parti unique, comme seul représentant du peuple.
Trop tard
Les concessions annoncées par Krouglov arrivent trop tard. Pour sauver l’ordre politique lui-même il faut aller beaucoup plus loin. C’est ce que comprend, après Beria, le premier secrétaire du PCUS, Khrouchtchev, en présentant, dans une séance à huis clos du congrès du PCUS, en février 1956, son rapport critique de Staline, qui, bien que secret, sera lu à près de 25 millions de soviétiques. Khrouchtchev n’y dit certes pas un mot du goulag ni des divers lois et décrets coercitifs et répressifs dictés par Staline, de la loi dite des 5 épis d’août 1932, aux décrets antiouvriers de 1940 ou au décret du 4 juin 1947, qui avait envoyé des centaines de milliers de mères de familles au Goulag. Malgré ces impasses sa critique de Staline est explosive. Le dissident soviétique Levitine-Krasnov, sorti du goulag trois mois après, se réjouit : « C’était l’explosion d’une bombe ; une bombe qui provoqua la plus grande vague explosive de l’histoire. »
Le système, improductif et dégradant, du travail forcé de masse est alors en effet à la veille de sa dislocation définitive et la terreur stalinienne est en train d’être remplacée par un simple système policier promis à la dislocation tardive. Le Steplag sera dissous en 1956… Ce n’est certes pas la fin d’une époque, mais c’en est l’un des premiers signes.

 

 

« Le FSB est le principal terroriste » Dernier mot d’Azat Miftakhov

du site Samizdat 2 : la voix de l’opposition russe…

Transmis par Karel, Jean Pierre et Robert

Pour la consultation des sites : le texte apparait en russe, si la traduction ne se fait pas automatiquement, ouvrir le menu contextuel et cliquer sur « traduire en français ».

Azat Miftakhov
Commentaire de Robert :
Azat Miftakhov s’adresse à tous ceux qui se sont mobilisés pour lui à l’échelle internationale : répondons à son dernier mot devant le tribunal en faisant connaitre largement son message et rejoignons les initiatives qui ont été prises ici en France en sa faveur. Pour la démocratie c’est contribuer à isoler le dernier tzar stalinien du Kremlin ! Et c’est un outil aussi indispensable que des obus !

https://posle.media/fsb-glavnyj-terrorist/

Ce printemps, le mathématicien et anarchiste Azat Miftakhov a été condamné pour la deuxième fois sur la base de preuves fabriquées de toutes pièces. Après avoir purgé quatre ans de prison pour avoir prétendument brisé la vitre du bureau de Russie Unie, le jeune homme a reçu une nouvelle accusation à sa sortie des cachots – il aurait déjà « justifié le terrorisme » dans la colonie. Après avoir entendu des témoins, dont certains sont en prison, et d’autres sont classifiés, le parquet a requis trois ans. Après le dernier mot d’Azat, le juge lui a accordé un an de plus.
Formellement, cette affaire n’est pas anti-guerre. Mais on sait que dans la colonie, Azat a dissuadé les gens de s’enrôler dans la guerre et a également refusé de participer aux défilés du 9 mai. S’exprimant lors de la dernière audience du tribunal dans la deuxième affaire, le 29 mars 2024 à Ekaterinbourg, Azat a consacré la moitié de son discours à un camarade qui a combattu aux côtés de l’Ukraine et est mort en défendant Bakhmut.
On peut supposer que, comme de nombreux militants anti-guerre, Azat ne se manifestera que lorsqu’une transformation sérieuse du régime commencera. Le sachant très bien, il a fait sa déclaration finale, qui est devenue en soi un geste politique et militant.

***

Au cours de mes années d’emprisonnement dans une précédente affaire pénale, je ne me suis jamais enflammé d’amour pour l’État – et me voilà de nouveau sur le banc des accusés. Aujourd’hui, je suis jugé pour ce que les forces de sécurité voulaient appeler une justification du terrorisme, en falsifiant les preuves de la même manière qu’il y a cinq ans. L’évidence et l’impudence d’une telle falsification ne les dérangent pas du tout, et font même leur jeu. On dirait qu’ils nous disent : « On peut emprisonner n’importe qui, et ça ne nous coûte rien ».
Nous constatons la même impudence dans de nombreux cas de recours à la torture inhumaine par les gardes du régime du FSB, alors que ces gardes ne se soucient pas que leurs actes honteux soient rendus publics. Au contraire, ces actes sont affichés comme une source de fierté. De cette manière, l’État révèle son essence terroriste, que les anarchistes avaient soulignée avant les dernières élections présidentielles, en descendant dans la rue avec le slogan « Le FSB est le principal terroriste ».
Aujourd’hui, ce que nous disions à l’époque est devenu une évidence non seulement dans notre pays, mais dans le monde entier. Nous voyons maintenant comment toute la politique étrangère et intérieure de l’État se réduit à un tapis roulant de meurtres et d’intimidations. Alors que de faux témoins prouvent ma justification du terrorisme, les appels au meurtre massif de ceux qui ne sont pas d’accord avec la politique de l’État sont entendus avec force sur les chaînes fédérales. On voit que l’État, tout en proclamant verbalement la lutte contre le terrorisme, cherche en réalité à maintenir son monopole sur le terrorisme.
Cependant, quelle que soit la manière dont les agents de sécurité tentent d’intimider la société civile, même en ces temps sombres, nous voyons des gens qui trouvent le courage de résister à la terreur qui s’est propagée au-delà des frontières de l’État. Au péril non seulement de la liberté, mais aussi de la vie, ils réveillent par leurs actions la conscience de notre société, dont nous ressentons si cruellement aujourd’hui le manque, et leur résilience jusqu’au bout devient un exemple pour nous tous.
Un exemple pour moi est celui de mon ami et camarade Dmitri Petrov (alias Dima Ecologist), décédé en défendant Bakhmut contre des soldats devenus un instrument de l’impérialisme. Je l’ai connu comme un ardent anarchiste qui, sous la dictature, a tout fait pour nous conduire vers une société fondée sur les principes de l’entraide et de la démocratie directe.
Diplômé de la Faculté d’histoire de l’Université d’État de Moscou et candidat en sciences historiques, il connaissait bien ses convictions concernant la structure de la société et savait bien argumenter sa position, ce qui m’a toujours manqué. Dans le même temps, il ne se limite pas à théoriser, mais participe activement à l’organisation du mouvement partisan, ce qui n’échappe pas à l’attention du FSB. Pour cette raison, il a été contraint de poursuivre ses activités anarchistes en Ukraine.
Lorsque les événements sombres des deux dernières années ont commencé, il n’a pas pu rester à l’écart et, en tant que camarade entreprenant, il a cherché à créer une association de personnes à l’esprit libertaire luttant pour la liberté des peuples d’Ukraine et de Russie. Malheureusement, aucune guerre n’est complète sans victimes, et Dima en fait partie. Ce serait injustifiablement égoïste de ma part d’admirer l’altruisme de personnes que je ne connais pas et de ne pas accepter le sacrifice de ceux qui me tiennent personnellement à cœur. J’en suis bien conscient, même si je regrette que toutes mes communications avec lui appartiennent désormais à un passé irrévocable.
Et pourtant, j’ai du mal à accepter cette perte : sachant qu’il était l’un des meilleurs d’entre nous, et voulant tout mettre en œuvre pour que son sacrifice ne soit pas vain, je dois admettre que ma contribution sera insignifiant comparé à ce dont il était capable.
Peut-être que ce qui précède était inattendu pour certains. Il est possible que certains de ceux qui me soutiennent soient déçus, car, malheureusement, il peut être difficile pour moi de m’exprimer publiquement. Peut-être que quelqu’un ne sera pas d’accord avec mes convictions qui vont à l’encontre du pacifisme.
Cependant, tout en essayant d’être rationnel en tout, je rejette la croyance en des entités non prouvées. Entre autres choses, je ne crois pas à la justice du monde. Je ne crois pas que tout mal soit puni de lui-même. C’est pourquoi je soutiens la résistance active à ce mal et la lutte pour un monde meilleur pour nous tous.
Mais même si certains de mes soutiens ne partagent pas toutes mes convictions, je leur suis néanmoins reconnaissant pour toute l’aide qu’ils m’ont apportée.
Je suis reconnaissant à tous ceux qui m’ont écrit des lettres pleines de chaleur et de bons vœux. Même étant aussi sourd que l’était la colonie, j’en recevais des piles presque chaque semaine. Je suis sûr qu’une telle attention à mon égard a dû être prise en compte par ceux qui cherchaient à me soumettre. Je suis très heureux et touchant que les gens partagent avec moi un morceau de leur vie, qu’il s’agisse d’impressions joyeuses ou d’expériences tristes. Chaque lettre me tient très à cœur et je n’en laisse jamais une seule sans être lue.
Un grand merci à tous ceux qui m’apportent un soutien financier grâce auquel pendant toutes mes années d’emprisonnement je n’ai jamais eu besoin de rien. Il est arrivé que l’argent destiné à mon soutien ait pris fin, mais dès que j’ai poussé un cri, en quelques jours, des gens attentionnés ont de nouveau ramené mon budget à un niveau calme. C’est très agréable et impossible à oublier. Un merci spécial à Vladimir Akimenkov, qui organise depuis plus de dix ans des collectes de fonds en faveur des prisonniers politiques, dont moi-même.
Je suis extrêmement [reconnaissant] envers les militants des collectifs FreeAzat et Solidarité FreeAzat, qui organisent avec moi des actions et des événements de solidarité dont l’ampleur époustoufle mon imagination. Votre récente campagne « Mille et une lettres » en fait partie. Après avoir lu toutes ces lettres, j’ai été agréablement surpris d’apprendre qu’on s’inquiétait pour moi dans des dizaines de pays différents. Merci beaucoup à tous ceux qui ont participé à cet événement, montrant à quel point vous me soutenez.
Je suis extrêmement reconnaissant envers les mathématiciens du monde entier, et en particulier envers le comité Azat Miftakhov, qui m’apporte mon soutien dans le milieu mathématique. Cela me touche beaucoup que les personnes que j’admire, dont je rêve d’atteindre un jour le niveau scientifique, me connaissent et expriment leur solidarité.
Un immense merci à tous ceux qui ont parlé publiquement de moi. Et un merci tout spécial à Mikhaïl Lobanov, qui, pour son soutien actif à mon égard, a été contraint d’émigrer en France. Mais même là-bas, malgré toutes ses difficultés d’émigration, sa solidarité avec moi est aussi forte qu’avant.
Un grand merci aux militants russes, y compris ceux qui ne font pas partie des groupes mentionnés ci-dessus, qui, par solidarité avec moi, risquent leur confort sous la dictature. Je suis très reconnaissant à tous les auditeurs de ce processus qui sont venus me soutenir de leur présence. Certains d’entre vous ont parcouru des centaines de kilomètres pour ce faire, tandis que d’autres l’ont fait plus d’une ou deux fois. Une fois de plus, j’ai été agréablement surpris par une telle attention à mon égard.
Un grand merci à tous les honnêtes professionnels de la presse qui, par leur travail, aident le public à suivre mon procès.
Je remercie ma défenseure Svetlana Sidorkina pour son dévouement au travail, avec lequel elle me défend lors des essais. Je ne cesse d’admirer son professionnalisme et je suis convaincu que j’ai beaucoup de chance de l’avoir. Enfin, je tiens à remercier Léna, mon principal soutien lors de mes épreuves. Avec tout son dévouement, elle m’aide à surmonter toutes les difficultés de mon emprisonnement. Et en plus, je suis heureux de l’aimer.
Je termine mes remerciements et en même temps je ne peux me débarrasser du sentiment que j’ai peut-être oublié quelqu’un. C’est une conséquence du soutien colossal qui ne m’a pas quitté depuis mon arrestation. Je suis heureux de constater que je ne suis pas le seul à avoir reçu votre soutien. Que malgré les sombres événements de ces dernières années, votre solidarité ne connaît pas de frontières territoriales. C’est ce qui me donne l’espoir d’un avenir radieux pour nous tous.

Les voix des bourreaux. Des officiers du NKVD discutent des préparatifs des massacres…

Dmitri Volchek

Extrait de  Samizdat 2 : la voix de l’opposition russe…

(Avril 2024)

Il y a 85 ans, en 1937, des milliers d’employés du NKVD, dirigés par Nikolaï Ejov, reçurent l’ordre de lancer une campagne visant à identifier, arrêter et détruire les « éléments contre-révolutionnaires ». Le 16 juillet, Yezhov a tenu une réunion avec les chefs des départements régionaux du NKVD pour discuter de l’opération à venir. Participant à la réunion, le chef de l’UNKVD pour le territoire de la Sibérie occidentale, Sergueï Mironov, de retour de Moscou, le 25 juillet 1937, a tenu une réunion opérationnelle des chefs des points opérationnels, des secteurs opérationnels, GO et RO UNKVD pour la ZSK de l’URSS et leur expliqua les détails de l’opération. La première étape consistait à prendre tous les « atouts de la contre-révolution ».
« La limite pour la première opération est de 11 000 personnes, c’est-à-dire que vous devez emprisonner 11 000 personnes le 28 juillet. Eh bien, en emprisonner 12 000, peut-être 13 000 et même 15 000, je ne vous indique même pas ce nombre. Vous pouvez même en emprisonner 20. dans la première catégorie 20 000 personnes. »
Après avoir expliqué comment identifier et arrêter les contre-révolutionnaires et que faire des membres de leurs familles, Mironov est passé aux « questions techniques » : comment tuer et enterrer les personnes arrêtées.
« Que doit faire le chef du secteur des renseignements lorsqu’il arrive sur les lieux ? Trouver un endroit où les condamnations seront exécutées et un endroit où enterrer les cadavres. Si c’est dans la forêt, il faut couper le gazon à l’avance puis recouvrir cet endroit de ce gazon, afin de dissimuler par tous les moyens le lieu où la sentence est exécutée car ces lieux peuvent devenir un lieu de fanatisme religieux pour les contre-conspirateurs, pour le clergé. Ne sachant en aucun cas ni le lieu où les peines sont exécutées, ni le nombre sur lequel les peines sont exécutées, il ne faut absolument rien savoir car notre propre appareil peut devenir un diffuseur de cette information. C’est simple. À Mariinsk, par exemple, il faudra exécuter environ 1 000 peines, en moyenne 30 à 40 par jour. »
Afin de transporter les personnes arrêtées puis les corps des exécutés, les transports suivants seront nécessaires :
« Nous devons nous occuper du carburant. C’est la période des récoltes et des difficultés avec le carburant sont possibles. Nous augmentons la quantité de carburant de 35 tonnes par mois. Nous avons besoin que cet approvisionnement soit un fonds d’urgence local, sinon vous ne pourrez pas en apporter chez ceux qui ont été arrêtés ou faire sortir ceux qui ont été exécutés. »
La transcription contient également une explication sur la manière d’enterrer les personnes exécutées afin que l’administration du cimetière n’intervienne pas.
«Tous les responsables des cimetières, s’ils sont contre-insurgés, devraient être directement arrêtés. Pendant ce temps, vous pouvez mettre vos employés parmi les agents de qui vous voulez et payer ce que vous voulez. Confiez cette tâche à un membre du parti parmi la police et les coursiers, commencez cela demain, puis nous nous réassurerons. Lorsque vous aurez votre propre personne au cimetière, vous aurez les mains libres. Je ne peux pas imaginer un seul gestionnaire de cimetière qui ne puisse pas être emprisonné. Sélectionnez le matériel et la plante. »
Lire la suite sur le site :
https://www.sibreal.org/a/golosa-palachey-/28759894.html

Si le régime bourgeois sort de cette guerre impuni, tous les partis révolutionnaires dégénéreront

 

TROTSKY : Extrait du Manifeste de la IVe Internationale sur la guerre impérialiste et la révolution prolétarienne mondiale. (23 mai 1940). Œuvres, tome 24, pages 66-67.

 

Notre programme est fondé sur le bolchevisme

 

La IVème Internationale se tient totalement et sans réserve sur les fondements de la tradition révolutionnaire du bolchevisme et de ses méthodes organisationnelles. Laissons les petits-bourgeois extrémistes se plaindre du centralisme. Un ouvrier qui a participé ne fût-ce qu’une seule fois à une grève, sait qu’aucune lutte n’est possible sans discipline ni ferme direction. Toute notre époque est pénétrée de l’esprit du centralisme. Le capitalisme monopoleur a porté la centralisation économique à son ultime limite. Le centralisme d’Etat sous couvert de fascisme a pris un caractère totalitaire. Les démocraties tentent de plus en plus de copier son modèle. La bureaucratie syndicale défend âprement son puissant appareil. La IIème et la IIIème internationale se servent ouvertement de l’appareil d’Etat pour combattre la révolution. Dans ces conditions, la garantie élémentaire du succès est d’opposer le centralisme révolutionnaire au centralisme de la réaction. Il est indispensable d’avoir une organisation d’avant-garde prolétarienne soudée par une discipline de fer, une authentique sélection de révolutionnaires trempés prêts à se sacrifier et inspirés par une volonté invincible de vaincre. Préparer systématiquement et sans relâche l’offensive et, quand l’heure est arrivée, frapper pour jeter toute la force de la classe sur le champ de bataille sans hésiter – seul un parti centralisé, qui n’hésite pas lui-même, est capable de l’apprendre aux ouvriers.

Des sceptiques superficiels se plaisent à souligner que le centralisme bolchevique a dégénéré en bureaucratisme. Comme si le cours tout entier de l’histoire dépendait de la structure d’un parti ! En fait, c’est le destin du parti qui dépend du cours de la lutte des classes. Mais en tout cas le parti bolchevique a été l’unique parti qui ait prouvé dans l’action sa capacité à accomplir la révolution prolétarienne. C’est précisément d’un tel parti qu’a besoin le prolétariat international. Si le régime bourgeois sort de cette guerre impuni, tous les partis révolutionnaires dégénèreront. Si la révolution prolétarienne l’emporte, les conditions qui provoquent la dégénérescence disparaîtront.

Dans les conditions de réaction triomphante, de désillusion et de fatigue des masses, dans une atmosphère politique empoisonnée par la décomposition pernicieuse des organisations traditionnelles de la classe ouvrière, au milieu des difficultés et obstacles accumulés, le développement de la IVème Internationale a forcément progressé lentement. Des tentatives isolées et au premier abord plus amples et plus prometteuses pour l’unification de la gauche ont été plus ou moins entreprises par des centristes qui méprisaient nos efforts. Toutes ces tentatives prétentieuses, cependant, se sont réduites en poussières avant même que les masses aient eu le temps de se souvenir de leur nom. Seule la IVème Internationale, avec obstination, persistance et un succès grandissant, continue à nager contre le courant.

Chostakovitch et Staline, de SOLOMON VOLKOV

Traduit du russe par Anne-Marie Tatsis-Botton.

Collection Anatolia, Editions du Rocher, 358 pages, 22 euros 90

UN DUEL INEGAL…

Par Jean-Jacques Marie

Le titre de cet ouvrage ne couvre en réalité qu’une partie de ce que l’auteur traite. Si les relations entre Chostakovitch et Staline en constituent le centre, Solomon Volkov les insère dans une étude des relations politiques de Staline avec les artistes et l’intelligentsia qui leur donne leur plein sens. Il s’attarde en particulier sur les relations fluctuantes que Staline entretint avec Maïakovski, Boulgakov, Prokofiev, Eisenstein, et quelques autres encore. Il étudie l’œuvre de Chostakovitch dans ce cadre en examinant le rapport entre la création artistique et la situation dans laquelle se trouve placé à chaque moment le compositeur soviétique, tour à tour adulé, critiqué, dénoncé, flatté, foudroyé.

Quiconque, même dénué de toute connaissance musicale, porte intérêt à l’histoire dramatique et souvent meurtrière des artistes et des arts soviétiques sous Staline se doit de lire le livre de Solomon Volkov, par ailleurs fort bien traduit. S’il ne manifeste aucune complaisance à l’égard de Staline, Volkov se garde d’adopter l’attitude simpliste et simplificatrice à la mode qui réduit le régime à une aveugle répression permanente et sanglante. A propos du dictateur lui-même il note par ailleurs fort justement : « même Staline n’était pas stalinien de naissance. En d’autres termes, en ce qui concerne les normes culturelles, il n’a pas toujours été l’instigateur inflexible du système rigide et dogmatique qui est resté associé à son nom. Staline a changé avec l’âge et l’expérience. Son regard sur la culture a changé aussi. On l’oublie parfois ». Les besoins du système qu’il incarnait ont aussi souvent varié et les réponses qu’il y apporte ne sont pas univoques même si elles sont guidées par la volonté de subordonner toute l’activité artistique aux décisions du Parti (en fait les siennes). Notons en passant que, pour une fois, Volkov se trompe en faisant remonter cette volonté, comme l’affirmaient les thuriféraires staliniens à un article de Lénine sur la littérature de parti en 1905. Ce dernier n’évoquait que les devoirs des « littérateurs » (en, fait surtout des journalistes) membres du Parti social -démocrate, donc de militants, et c’est tout. Il n’évoque nullement les écrivains et les artistes en général.

Solomon Volkov insiste enfin sur une filiation de Staline inattendue mais convaincante.  Pour son attitude à l’égard de la culture il en fait un héritier du tsar Nicolas Ier, l’homme qui tenta d’instaurer un ordre pesant en Russie dans le second quart du XIXème siècle et décida d’être le censeur personnel de Pouchkine. Selon lui d’ailleurs la première définition du « réalisme soviétique » dans l’art a été donné par le chef des gendarmes de Nicolas Ier, Benkendorf. Evoquant le goût de Nicolas Ier pour les uniformes militaires rutilantes Volkov souligne : « En cela comme en beaucoup d’autres choses, Staline était son continuateur direct ». De même il assimile l’attitude de Chostakovitch face à Staline à celle de Pouchkine face au monarque

Le destin de Chostakovitch illustre la dure régularité des apparents caprices du  Chef suprême. Il a été violemment et brutalement dénoncé publiquement (dans la Pravda) par deux fois : une fois en janvier 1936 après la représentation de son unique opéra Lady Macbeth du village de Mzensk. L’opéra après une carrière triomphale de près de deux ans fut condamné par un article de la Pravda dont Solomon Volkov démontre de façon convaincante que la trame et certaines phrases ne peuvent être que de Staline lui-même.

Puis Chostakovitch connut le succès, fut récompensé par plusieurs prix Staline pendant la guerre. Il connut alors le faîte de la gloire. Sa Septième symphonie fut jouée spécialement dans Leningrad assiégée, soumise au blocus de la Wehrmacht et à la famine « Il fallait empêcher l’artillerie ennemie de titrer sur le bâtiment de la Philharmonie. Sur l’ordre du commandant du front de Leningrad, raconte Solomon Volkov, on planifia une opération militaire de grande envergure : le jour du concert l’artillerie soviétique ouvrit préventivement un feu nourri sur les Allemands, déversant sur leurs positions trois mille obus de fort calibre ». Puis la symphonie fut exécutée triomphalement à Washington (dirigée par Toscanini) et dans de nombreuses capitales occidentales.

Mais sous Staline l’artiste vit toujours dans l’incertitude du lendemain. S’il est un régime où la Roche Tarpéienne flanque le Capitole, c’est bien le régime stalinien, pour les artistes comme pour les politiques. Tel est adulé aujourd’hui qui peut se demain se retrouver à la Loubianka, dénoncé comme trotskyste, envoyé au Goulag ou abattu d’une balle dans la nuque. Solomon Volkov s’attache à expliquer ces variations trop souvent prises pour de simples caprices paranoïaques et dont il tente de mettre à jour, avec beaucoup de perspicacité, les intentions et les motifs réels, donc la rationalité cachée.

Chostakovitch a bien en 1939 figuré un moment dans « l’organisation trotskiste des conjurés et saboteurs » dans le milieu artistique aux côtés d’Ilya Ehrenbourg, Boris Pasternak, Iouri Olecha et Serge Eisenstein, mais si les deux prétendus chefs de cette organisation imaginaire, Isaac Babel et Meyerhold furent fusillés, incinérés nuitamment et leurs cendres jetées avec celles du nabot sanglant, Nicolas Iejov, dans une fosse commune, les autres ne furent jamais emprisonnés. C’est bien le signe que Staline ne croyait guère aux complots fantastiques qu’il faisait monter par sa police politique. Mais il avait ainsi un dossier sur chacun Le cœur des prétendus comploteurs fut en revanche soumis à un rude traitement par Staline, qui leur infligeait à tous l’épreuve permanente de ses jeux apparemment capricieux. Ainsi Serge Eisenstein après la colère provoquée chez Staline par la deuxième partie de son Ivan le Terrible, eut un infarctus puis mourut d’une crise cardiaque l’année suivante à 50 ans…

Chostakovitch, malgré son aspect frêle, résista mieux. Pourtant la foudre tomba à nouveau sur lui (et sur quelques autres musiciens) en 1948. Solomon Volkov lie l’offensive alors déclenchée par le Guide suprême de l’Humanité progressiste (selon les termes de l’Humanité d’alors) à son mécontentement devant la Neuvième symphonie de Chostakovitch : il attendait, pour fêter la victoire, une œuvre épique, grandiose… Staline vit dans sa brièveté et son caractère moqueur « un pied de nez musical ». Sans doute, mais il aurait de toute façon frappé, même si Chostakovitch avait composé la symphonie qu’il attendait. Il frappa   en effet les unes après les autres toutes les catégories d’une intelligentsia dont Volkov dit à juste titre qu’elle « était alors marquée par une « résistance généralisée ». Et pas seulement elle. Il suffit en effet de penser au nombre de groupes clandestins antistaliniens qui pullulèrent alors en URSS. La seule catégorie qui échappa à sa peur et à sa colère fut la communauté des physiciens. Beria le prévint en effet que s’il les décimait l’URSS n’aurait pas sa bombe atomique. L’année 1948 est d’ailleurs celle où Staline signe (après l’avoir sans aucun doute lui-même rédigé) le décret créant les « camps spéciaux » à régime… spécialement sévère, destinés entre autres à accueillir « les menchéviks, socialistes-révolutionnaires, trotskystes », tous pourtant alors liquidés et autres « traîtres ». Staline fixe alors à ces camps spéciaux l’objectif d’accueillir 200.000 pensionnaires !

Comment Chostakovitch a-t-il réagi à la contrainte stalinienne. Volkov cite l’un des musiciens soviétiques alors dénoncés comme antipopulaires : Katchatourian. « Katchatourian m’a dit plus d’une fois qu’il enviait beaucoup cette capacité extraordinaire qu’avait Chostakovitch de répondre à la pression en composant une nouvelle œuvre inspirée. »  On pourrait y voir une nouvelle variante du mythe bourgeois du poète maudit trouvant dans sa malédiction la source de son génie. Ce serait très superficiel.

En tout cas Chostakovitch répondit à la tentative stalinienne de le terroriser en composant « l’une des plus mordantes satires de l’histoire de la musique mondiale : Le Petit paradis antiformaliste » dont les personnages sont affublés de noms il est vrai transparents ; les camarades Edinitsyne (l’Unique, Staline), Dvoïnik (Le Doublet, Jdanov) et Troïnik (Chepilov, étoile montante du Secrétariat du Comité central et qui avait participé  aux côtés de Jdanov à la séance ratée de lavage de cerveau des musiciens).

Chostakovitch prit sa revanche en 1967 : dans le huitième mouvement de sa quatorzième symphonie il illustre le poème écrit par Apollinaire à partir d’un tableau du peintre russe Repine : Réponse des Cosaques Zaporogues au Sultan de Constantinople. Il s’y moque de Staline à travers le Sultan dont Apollinaire écrit « Ta mère fit un pet foireux et Tu naquis de sa colique ». Pendant la répétition générale à Moscou un bureaucrate du monde musical « un des persécuteurs les plus acharnés de Chostakovitch à l’époque stalinienne » mourut d’une crise cardiaque, due sans doute à l’indignation.

C’est un bon épilogue aux rapports entre Staline et Chostakovitch, plus généralement entre Staline et le monde des artistes. Là comme ailleurs, les victimes de Staline finirent par lui infliger une déroute : les ouvriers allemands de la Stalin-allee à Berlin-Est en faisant grève à Berlin-Est le 16 juin 1953, les détenus du Goulag à Vorkouta puis à Kinguir en faisant grève et en abattant le système, ou Chostakovitch par ses pieds-de nez géniaux raillant à la face de la bureaucratie son maître qu’elle croyait tout puissant et par l’ensemble de son œuvre.