LE CONGRES DE TOURS
Pierre Saccoman
Le congrès du parti Socialiste (parti socialiste unifié, section française de l’Internationale ouvrière, SFIO) s’est tenu salle du Manège à Tours du 25 au 30 décembre 1920.
Ce congrès vota par 3 247 mandats contre 1 308 l’adhésion à la troisième Internationale (Comintern) et prit le nom de Section Française de l’Internationale Communiste (SFIC). Puis en 1922 Parti Communiste de France, transformé plus tard en Parti Communiste Français (nationalisme oblige).
Le parti socialiste français unifié en 1905, éclate à nouveau, la minorité (Léon Blum, Paul Faure) décidant de maintenir la SFIO.
On aurait pu espérer alors que la France se dotait d’un parti révolutionnaire, s’inspirant du parti bolchevique, et censé pouvoir réaliser la révolution attendue par la classe ouvrière depuis l’échec de la Commune de Paris en 1871.
Les racines :
D’abord et avant tout, la crise de la Seconde Internationale et par ricochet de la section française due au déclenchement de la guerre de 14-18. Le 31 Juillet 1914, l’assassinat de Jean Jaurès privait le parti d’une voix résolument opposée à la participation à la guerre. Le jour de son enterrement, le 4 août, on assiste au ralliement de la SFIO à l’effort de guerre (vote des crédits au Parlement ) et au tournant de la CGT et de son dirigeant, Léon Jouhaux qui se prononce pour un soutien à l’Union nationale.
En fait quand on parle de ralliement, il s’agissait surtout des députés, des sénateurs et des cadres du parti…
Au point de vue international, les partis socialistes membres de la « Deuxième Internationale » décidaient de se rallier à leur bourgeoisie réciproque : vote des crédits de guerre en Allemagne, en Autriche, en Grande Bretagne, en France. Seuls, le partis bolchevique russe, le parti socialiste tenjik bulgare et le parti socialiste italien refusaient cette politique d’Union nationale.
Petit à petit, on assiste à la naissance d’ oppositions : les députés socialistes allemands Karl Liebknecht, Otto Rhule, les députés socialistes français Raffin Dugens, Brizon et Blanc, refusent de voter les crédits de guerre… Les « mencheviques internationalistes » avec Martov, Trotsky et son groupe « inter rayon » s’opposent eux aussi à la politique d’Union Nationale.
En France, les socialistes participent aux gouvernements. En août 1914, entrée de Marcel Sembat (travaux publics) et Jules Guesdes (ministre d’Etat sans portefeuille) au Gouvernement Viviani. En octobre 1915, au gouvernement Briand, s’ajoute Albert Thomas (Armement et fabrication de guerre). Au second gouvernement Briand, seul reste Albert Thomas. En octobre 1917, les socialistes refusent de participer au second gouvernement Ribot. Il n’y aura plus de ministres socialistes, même si le parti soutient les gouvernements Painlevé et Clemenceau. Celui ci nommera trois « commissaires » socialistes.
Les oppositions à la guerre s’étoffent :
1) Dés décembre 1916, les minoritaires opposés à la guerre sont 11 au comité national contre 13 majoritaires . Les 28 et 29 juillet 1918, la motion Longuet (pacifiste, pour l’arrêt de la guerre) obtient 1 544 mandats contre 1 172 à la motion Renaudel (pour la poursuite du conflit). Trois tendances se disputent la direction de la SFIO : la tendance majoritaire (Hervé, Guesde, Thomas), la tendance pacifiste modérée (Longuet, Faure ) la tendance gauche (Raffin, Dugens, Loriot, Souvarine).
Les choses vont même très loin : Charles Dumas, chef de cabinet du ministre Jules Guesdes, en Avril 1915, envoie en mission le député Marcel Cachin en Italie pour négocier une aide financière à Mussolini (on parle d’un million de francs), dirigeant socialiste italien partisan de l’entrée en guerre de l’Italie aux cotés de la France et de l’Angleterre, afin de lancer un journal de propagande pour la guerre.
2) Un groupe de syndicalistes, regroupés autour du journal « la Vie Ouvrière », Monate, Rosmer, Marcel Martinet, Louis Bouët, Fernand Loriot, Amédée Dunois, Merrheim, se constitue pour lutter contre la guerre. Ce groupe travaille avec des exilés russes qui éditent le journal quotidien « Golos » ( La Voix) devenu ensuite « Nache Slovo » (Notre parole) dirigés par Martov et Trotsky. Ils se réunissent régulièrement ensemble quai de Jemappes.
Le groupe russe est composé d’une tendance « droite » avec Martov, d’un centre avec Lapinsky et Riazanov, d’une gauche avec Manouilsky, Lozovsky, Lounarchasky et Trotsky.
Ce dernier romps alors définitivement les ponts avec les mencheviques et son ancien complice Parvus et se rapproche peu à peu des bolcheviques. En octobre 1916, Trotsky est expulsé de France.
3) Une opposition internationale se constitue autour du dirigeant socialiste suisse Grimm et de Lénine et ses compagnons, alors en Suisse, qui vont organiser les conférences internationales de Zimmerwald (5-9 septembre 1915) et de Kienthal (24-30 avril 1916). La aussi, une division entre pacifistes purs et ceux qui comme Lénine veulent transformer la guerre impérialiste en révolution. Trotsky tente une synthèse.
La « gauche de Zimmerwald » se constitue autour de Lénine. En France se crée le Comité pour la Reprise des Relations Internationales (CRRI), qui deviendra le 1er mai 1919 le Comité de la Troisième Internationale, forte au début de 850 adhérents.
4) Une minorité pacifiste se dessine dés 1914 dans la CGT a partir de la Fédération des Métaux et de la Fédération Nationale des Syndicats d’institutrices et d’instituteurs.
L’aggravation de la situation sociale
En France on assiste aux premières grèves en janvier 1916. Dés janvier 1917, ce mouvement s’amplifie et gagne la main d’œuvre féminine. En effet, à cause de la mobilisation, il a fallu recourir dans l’industrie, particulièrement celle de l’armement à un recrutement de plus en plus féminin : on comptait dans l’industrie en 1913, 5% de femmes et en 1917, 26%.
En Février 1917 éclate la révolution en Russie qui chasse le Tsar et met en place un gouvernement d’Union Nationale avec les Mencheviques, mais sans les Bolcheviques et une petite minorité de « Mencheviques internationalistes » regroupés autour de Martov.
A partir de mars 1917, la France voit se dérouler une vague de grèves importantes dont celle de la métallurgie entre le 10 et le 28 mars.
L’aggravation de la situation militaire
En même temps, parmi les troupes françaises,la guerre de tranchée, très meurtrière s’éternise, l’offensive décidée par le général Nivelle, tourne au massacre. Un mouvement de refus et de désertions sera durement réprimé (les fusillés pour l’exemple de Pétain). La mort et les conditions atroces pour les troupes, la faim et la misère pour les populations civiles.
L’évolution de la situation internationale
En Russie, la révolution d’octobre permet aux bolcheviques d’accéder au pouvoir. Un immense espoir parcours le monde du travail. Des mouvements révolutionnaires se font jour surtout en Allemagne (révolution de 1918-19), en Autriche, en Hongrie, en Italie.
Une conférence des partis communistes se tient à Moscou du 2 au 6 mars 1919 et se transforme en premier Congrès de l’Internationale Communiste (la Comintern).
Le second Congrès de la Troisième Internationale se tient le 19 juillet 1920 : de plus en plus de partis socialistes ou de fractions de ces partis adhèrent à la Comintern :
– Avril 1918, adhésion du DNA norvégien
– Mars 1919, adhésion du parti Tesnjak bulgare
– Juin 1919, adhésion du parti socialiste suédois
– Août 1919, création de deux PC aux États Unis
– Octobre 1919, le congrès de Bologne du PSI se prononce pour l’adhésion à l’IC
– Août 1920, fondation du PC de Grande Bretagne
– 4-7 décembre à Halle en Allemagne fusion de l’USPD et du KPD
– 15 Janvier 1921, scission du PS Italien et fondation du PCI à Libourne
En France, ou sévit la dure grève des cheminots du 1e au 29 mai 1919, le congrès de Strasbourg de la SFIO en février 1920 décide que le parti doit quitter la Seconde Internationale.
Le 31 octobre 1919, les Jeunesses Socialistes décident en congrès de devenir Jeunesses Communistes (Jacques Doriot, Gabriel Peri, Henri Lozerg, Rose Michel, Maurice Honel…).
La question de l’adhésion du Parti Socialiste à la Comintern est portée par trois groupes :
– La minorité de la SFIO, de plus en plus majoritaire, dirigé par Loriot, Souvarine, Vaillant-Couturier et que rejoignent des anciens partisans de l’Union Nationale comme Marcel Cachin et Louis Oscar Frossart…
– Le groupe « Vie Ouvrière » et de nombreux anarchistes et anarcho-syndicalistes.
– Ce qu’on peut appeler le groupe des « Français de Moscou » : Rosmer qui a rejoint Moscou pour le second congrès de l’IC et qui a été désigné au « petit bureau de l’IC » avec Zinoviev, Radek, Boukharine et Bela Kun, certains participants de la mission militaire française à Moscou et qui ont déserté pour se mettre au service de la révolution : Pierre Pascal, Jacques Sadoul, Marcel Body, et d’autres comme Jeanne Labourbe, institutrice française en Russie ainsi qu’un groupe de jeunes : Marcel Verget, Lepetit, Raymond Lefevre venu dans des conditions rocambolesques et qui allaient malheureusement périr en mer lors du retour en France.
On peut expliquer la « vague » de la base du parti socialiste vers l’adhésion à la Comintern par la situation sociale : inflation galopante, chômage accentué par le retour des mobilisés et la fin des commandes de guerre. Les conflits sont nombreux : 2000 grèves et un million de grévistes en 1920 !
Le milieu rural est fortement marqué par les morts de la guerre, les départements ruraux seront à la pointe des votes pour l’adhésion.
Il y a parmi les militants une haine profonde pour ceux qui ont participé à l’effort de guerre. C’est avant tout la base du parti qui pousse à l’adhésion a la Commintern.
Il y a surtout l’effet « révolution d’octobre »… C’est la base qui fait pression sur le parti, et renforce les opposants à la guerre jusque là infime minorité…
Devant la vague d’adhésions, et parce que de nombreux opportunistes et d’anciens partisans de l’Union Nationale cherchaient à se faire « une place » dans la nouvelle Internationale, le second congrès de l’IC décide de mettre un certain nombre de conditions pour exclure des nouveaux PC les anciens opportunistes et les carriéristes : ce sera les 21 conditions.
Plusieurs anciens dirigeants socialistes veulent l’adhésion à l’IC mais pas les conditions 7 et 21 : c’est le cas de Serrati en Italie et de Longuet (petit fils de Karl Marx) en France…
Or, en raison de la répression due aux mouvements de grève, Loriot, Dunois et Souvarine sont en prison, Monate aussi (mais il n’avait pas adhéré à la SFIO, il n’adhérera au PC qu’en 1922), Rosmer est retenu à Moscou au bureau de l’IC, Verget, Lefevre et Lepetit sont disparus en mer, les membres du groupe de Moscou, considérés comme déserteurs ne peuvent rentrer en France. La décision d’adhérer à l’IC repose sur les épaules de Cachin (directeur de l’ Humanité) et Frossart (secrétaire de la SFIO) dont on peut sérieusement douter de la loyauté. L’avenir d’ailleurs verra Cachin hésiter en 1940 et même prendre publiquement parti contre la résistance avant de se retracter, quand à Frossart, il finira par se rallier à Pétain !
Des négociations tendent à faire accepter par l’IC l’adhésion de Longuet et de Faure… En tous les cas, Clara Zetkin qui devait représenter l’IC au Congrès de Tours aurait reçu des consignes en ce sens. L’arrivée du fameux télégramme de Zinoviev remettait tout en question.
Le vote du congrès sera clair : la SFIO devenait SFIC sans Longuet ni Faure….
La direction (le Comité Directeur) élue comprendra 24 membres : Alexandre Blanc, Joseph Boyer, René Bureau, Cartier, Marcel Cachin, Antonio Coen, Amédée Dunois, Eugène Dondicol, Albert Fournier, L-O Frossart, Henri Gourdeaux, Antoine Ker, Georges Lévy, Fernand Loriot, Lucie Leiciague, Paul-Louis, Victor Méric, Charles Rappoport, Daniel Renoult, Louis Sellie, Georges Servantier, Boris Souvarine, Albert Treint, Paul Vaillant-Couturier.
Parmi les 24, 13 quitteront ou seront exclus du Parti.
Frossart devient secrétaire général.
A noter les réactions de la droite à ce congrès : Xavier Vallat député de l’Ardèche : « Les soldats de France ont fait taire les Bertha : il appartient au gouvernement de la République de faire taire les Clara ».
Léon Daudet lui, dénonce la « bochesse révolutionnaire ».
La suite ? On peut raisonnablement se poser la question : comment ce parti si prometteur allait disparaître progressivement : prés de 30% des voix à la Libération, 2% actuellement ?
Plusieurs pistes de réflexion
Malgré les votes majoritaires, malgré un courant fortement révolutionnaire, si on regarde les choses en détail (dans l’Isère en particulier), le parti communiste reste un « parti socialiste » de gauche avec ses élus locaux, ses compromis avec les radicaux « pour gagner les élections », promouvoir l’école publique etc…
La décision de Zinoviev, secrétaire de l’Internationale de « bolcheviser » les partis, principalement les partis français et italien aboutit plus à une caporalisation qu’à une véritable transformation.
En France, le rôle de Treint et Suzane Girault dans ce processus, les brutalités, le placage de la rivalité entre Zinoviev, Kamenev, Staline ligués contre Trotsky vide le parti d’une grande partie de ses cadres fondateurs : les anarchistes ralliés, Rosmer, Monate, les jeunes, Loriot, Souvarine sont exclus ou s’en vont.
Par la suite, la rupture entre Staline et Zinoviev-Kamenev entraîne d’autres purges et d’autres départs. La fonte des effectifs, les défaites électorales se combinent avec l’arrivée d’Hitler au pouvoir en Allemagne. Cet événement, qui voit le plus puissant parti communiste en dehors d’URSS, le KPD disparaître sans combat repose la question de la rivalité socialistes-communistes. Les émeutes de février 34 en France amènent une réaction forte de la classe ouvrière pour l’unité. C’est la que se situe le « tour de passe passe » qui amène le parti communiste et Thorez à transformer l’unité PC-PS en pacte avec les radicaux sous la forme du Front Populaire : c’est à dire l’union avec les radicaux sur le programme des radicaux. On a parlé des lois sociales de 1936, mais elles n’étaient pas dans le programme du Front Populaire : c’est la grève qui les a imposées.
Stalinisation des cadres, Front populaire, procès de Moscou, soutien à la bourgeoisie de gauche en Espagne : alors que les masses se tournent de plus en plus vers un PC qui représente pour elles le combat et la révolution d’Octobre, parce qu’elles sont à la recherche de solutions politiques, le PC lui continue une politique contre révolutionnaire dont le sommet sera le Pacte Germano-Soviétique.
La Résistance maintiendra ce paradoxe : les jeunes en particulier affluent dans la résistance communiste car ils croient en la révolution et au changement, pendant que la la direction choisit la collaboration (de classe) avec de Gaulle. C’est là que se situe le « pacte » entre de Gaulle et Thorez : les lois sociales et un certain nombre d’acquis contre la paix sociale…
Le parti semble renforcé par cette politique mais la classe est désarmée. Thorez au gouvernement laisse passer le bombardement d’Haïphon, de Sétif et Guelma, la non épuration. Quand la bourgeoisie n’a plus besoin du PC pour reconstruire (retrousser ses manches disait Thorez) l’économie, les valets socialistes de l’impérialisme (Blum et Moch) les virent du gouvernement. Le PC déclenche la grève de 1947 qui est un échec.
Le « rideau de fer », la caricature de socialisme qui s’abat sur l’Europe centrale, puis les événements de Berlin (1953), de Budapest (1956) de Prague (1968), la « trahison » du PC en mai 68, le soutien à Mitterrand en 1981 achèvent le travail de recul et de destruction du « grand parti des travailleurs ».
Il faut revenir sur deux notions fondamentales, qui ont été la réflexion et l’action même de Marx, Engels, Lénine et Trotsky : la rupture avec la bourgeoisie et particulièrement avec la « gauche » petite bourgeoise : se rappeller Marx et Engels en 1848 , la Commune de Paris, le ralliement à l’Union Nationale en 1914, la lutte contre les mencheviques en 1917 alliés à Kérensky, la question des Fronts Populaires, etc…
Deuxième élément : la politique des dirigeants aussi bien socialistes que communistes qui répétaient à qui mieux mieux : ce n’est pas le moment, la classe n’est pas prête, les conditions ne sont pas mûres etc… Or toute la politique de Lénine en particulier, c’est d’expliquer qu’il « faut y aller » quand même, car c’est dans la lutte que la classe apprend à se battre et apprend à prendre conscience de sa force…
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