L’UKRAINE HIER ET AUJOURD’HUI Jean-Jacques Marie

Un mélange inextricable de mythe et de réalité

L’histoire de la nation ukrainienne mélange de façon parfois inextricable mythe et réalité. Les historiens ukrainiens font souvent remonter l’histoire de l’Ukraine à la fin du Xe siècle après Jésus-Christ. Lorsque la Rada dont les deux tiers des députés appartiennent au PC ukrainien votent le 24 août 1991 pour l’indépendance de l’Ukraine par 346 voix, contre 1 et 3 abstentions, la résolution fait allusion à une tradition étatique millénaire. Ainsi le billet de un hryvna porte le portrait de Volodimir (Vladimir) le Grand, le prince de Kiev, qui à la fin du Xe siècle après JC unifia sous son sceptre toute une série de tribus slaves païennes et leur imposa le christianisme orthodoxe et dont l’empire portait le nom de Rous.

Le billet de deux hryvnas comporte le portrait de son fils Iaroslav le sage qui régna à la fin de la première moitié du XIe siècle. Le billet de 5 hryvnas comporte le portrait de Bogdan Khmelnitski, le chef cosaque qui, au milieu du XVIIe siècle organisa l’insurrection des cosaques contre la domination polonaise et signa avec le tsar russe un accord plaçant les territoires qu’il contrôlait sous la protection de la Russie. La statue de Bogdan Khmelnitsky a beau se dresser en plein centre de Kiev  l’idée d’une nation ukrainienne était étrangère à ce chef cosaque comme à l’ataman cosaque Mazeppa qui, au début du XVIIIe siècle, se dressa contre Pierre le Grand pour secouer sa tutelle et fut battu avec Charles XII de Suède à Poltava.

Pourtant l’idée d’une nation ukrainienne n’est apparue qu’au début du XIXe siècle, et l’ensemble des territoires sur lesquels vivent des Ukrainiens n’ont été rassemblés pour la première fois au sein d’un ensemble géographique unique qu’en 1945 dans la République socialiste soviétique d’Ukraine qui n’avait que des attributs formels d’un état indépendant. Et l’Ukraine n’existera comme état  formellement indépendant qu’à partir de décembre 1991 lors de la dissolution de l’Union soviétique signée par Boris  Eltsine et les représentants de l’Ukraine et de la Biélorussie.

Le terme d’Ukraine (Ukraina) apparaît, lui, à la fin du XVIe siècle, à la fin de l’occupation mongole quand les royaumes de Lituanie et de Pologne fusionnent en un royaume de Lituanie et de Pologne, dominé par l’aristocratie polonaise, au sein duquel sont intégrés l’essentiel des territoires jadis soumis aux princes de Kiev. Ukraina signifie : « le territoire frontalier ». Ses habitants sont désignés sous le vocable de roussinskie  traduit en français par ruthène. Le terme d’Ukraine désigne alors une entité territoriale et non une identité nationale même embryonnaire. Ce territoire frontalier, confronté aux incursions des Tatares installés en Crimée depuis le XIVe siècle, va donner naissance à une formation sociale particulière : celle des cosaques, paysans libres et armés (le mot cosaque vient d’un mot turc qui veut dire homme libre) qui assurent la défense de ses territoires contre les incursions tatares. Au lendemain de la révolte cosaque de Khmelnitsky, qui, d’abord dressée contre les nobles polonais s’était muée en mouvement social de paysans libres contre les grands propriétaires fonciers polonais et en guerre de religion d’orthodoxes contre les catholiques et les juifs, Khmelnitsky crée un éphémère état autonome ukrainien cosaque. Mais « ukrainien » dans cet intitulé a un sens essentiellement géographique même s’il regroupe des populations slaves parlant des dialectes très voisins issus du vieux slave ou slavon. Le contenu est  celui de « cosaque ». Par le traité de Pereeslav, signé en 1654, cet état autonome cosaque se place sous la protection de la Russie et perd toute autonomie après la défaite de Mazeppa. Les autorités russes qualifient cet état de petite-Russie et ses habitants de petits-russes. Au moment, en 1659, où se forme le royaume unifié de Lituanie et de Pologne dominé par l’Eglise catholique alors que la vieille Rous a adopté l’orthodoxie byzantine, se constitue sous la pression du clergé polonais une Eglise gréco-catholique dite Uniate qui observe les rites orthodoxes mais reconnaît l’autorité du Vatican, Eglise qui s’implantera surtout en Ukraine occidentale, en Galicie et jouera un rôle important tout au long de l’histoire de l’Ukraine.

Cette indifférenciation du contenu national est une réalité générale jusqu’à la fin du XVIIIe siècle lorsque la Révolution française puis le développement du capitalisme et la formation de bourgeoisies nationales donneront une vive impulsion à l’idée de nation.

Une idée nationale tardive

L’Ukraine restera longtemps en dehors de ce processus pour deux raisons. D’une part, c’est une terre divisée entre plusieurs royaumes Pologne, Russie et Roumanie puis, après les trois partages de la Pologne en 1775, 1793 et 1795, Russie, Autriche-Hongrie et Roumanie. D’autre part, en 1783, l’année où elle arrache la Crimée à l’Empire ottoman, Catherine II interdit aux paysans qui constituent l’écrasante majorité des Ukrainiens de quitter les terres seigneuriales ; cette population paysanne, réduite à l’état de servage jusqu’au début des années 1860 dans la partie très majoritaire de l’Ukraine intégrée à l’Empire russe, reste en dehors du développement de l’industrialisation. Les paysans serfs de par leur condition sociale ne peuvent développer de conscience  nationale puisque le serf est un objet vendable à merci qualifié d’« âme ». Après l’abolition du servage ces paysans rejettent les lourdes indemnités qu’ils doivent payer à leurs anciens maîtres et ont une soif inextinguible  de terre que l’abolition du servage n’a fait qu’accroître tant les lopins qui leur étaient attribués étaient misérables (de 1 à 3 hectares pour des familles nombreuses).

L’idée nationale ukrainienne qui se forme au début du XIXe siècle concerne donc surtout de maigres couches urbanisées, une petite intelligentsia symbolisée par l’écrivain et peintre Taras Chevtchenko, fondateur d’une langue ukrainienne littéraire, dont la modeste naissance inquiète fort le tsar Nicolas Ier qui exile Chevtchenko et lui interdit d’écrire en ukrainien et même de peindre. Cette intelligentsia publie des revues littéraires et historiques en ukrainien à diffusion modeste pour promouvoir une langue ukrainienne alors éclatée en dialectes voisins parlés par des paysans, alors que l’intelligentsia parle russe. Ainsi l’ukrainien Gogol écrit toute son œuvre en russe. Même en Galicie autrichienne où la monarchie de cet empire multinational se montre plus libérale, le nationalisme ukrainien est encore balbutiant et beaucoup plus marqué par l’influence du clergé uniate. Cette réalité poussera Rosa Luxemburg à affirmer que la question ukrainienne était l’invention d’une poignée d’intellectuels et n’avait aucune réalité historique.

Les conséquences de la Révolution russe

Au lendemain de février 1917  se développe en Ukraine une aspiration à l’autonomie au sein d’une république confédérée. Les partis démocratiques ukrainiens créent une Rada centrale qui ignore  l’aspiration des paysans à se partager les terres des grands propriétaires terriens. Au lendemain d’Octobre la Rada centrale proclame la République populaire ukrainienne que les Allemands et les Autrichiens reconnaissent à Brest Litovsk pour signer avec elle une paix séparée. Mais ils ont besoin de mettre la main sur les ressources agricoles du pays pour nourrir les populations affamées de leurs deux empires. Ils renversent donc le gouvernement et installent un ataman, Skoropadsky. La guerre civile qui ravage l’Ukraine pendant plus de trois ans et dresse les uns contre les autres les blancs commandés par Anton Denikine, qui veulent restaurer la Russie une et indivisible, et, là où ils s’installent reprennent les terres aux paysans et interdisent l’emploi de l’ukrainien, les nationalistes ukrainiens commandés par Petlioura, l’Armée rouge bolchevique et les bandes de paysans insurgées dits les verts dont la plus connue est l’armée de l’anarchiste paysan Makhno. L’Armée rouge contrôle l’Ukraine à la fin de 1920… Les blancs de  Denikine et les nationalistes de Petlioura déchaînent les plus vastes pogromes antijuifs de la période prénazie, auxquels se livrent parfois les groupes anarchistes paysans de Makhno et la Cavalerie Rouge de Boudionny qui comprend des cosaques.

Au lendemain de la première guerre mondiale et de la paix de Riga signée entre l’URSS et la Pologne en 1921, les Ukrainiens sont divisés entre cinq états : l’URSS (qui en rassemble près des 4/5 e), la Pologne, la Tchécoslovaquie, la Roumanie et la Hongrie. La victoire des bolcheviks débouche sur la création d’une République socialiste soviétique d’Ukraine où les bolcheviks mènent dès 1923 une politique dite d’ukrainisation  poursuivie jusqu’au  début des années 30. Lénine développe des positions « fédéralistes » (opposées aux positions centralistes staliniennes) favorables à l’autodétermination. Aujourd’hui les maïdanistes détruisent les statues… sans savoir que c’est sous son impulsion que la langue ukrainienne a été enseignée comme jamais auparavant ni ailleurs dans les territoires ukrainiens sous occupations polonaise ou roumaine.

L’ukrainisation

Tous les employés de l’Etat doivent sous peine de licenciement apprendre l’ukrainien dans un délai d’un an. L’enseignement et les publications en ukrainien sont systématiquement développés. En 1926, le nouveau secrétaire du PC ukrainien Kaganovitch, exige que tout l’appareil de l’Etat soit ukrainisé. Toutes ces mesures aboutissent à ce qu’en 1927, 70 % des actes officiels sont rédigés en ukrainien contre 20% en 1925 ; en réponse à un sondage 39,8 % des employés de l’Etat affirment connaître bien l’ukrainien, 31,7 % de façon satisfaisante (ce qui est sans doute exagéré). Plus certain : en 1929, 83 % des écoles primaires et 66 % des écoles dites moyennes ou collèges délivraient leur enseignement en ukrainien. En 1932, 88 % des publications périodiques et 77 % des livres publiés en Ukraine l’étaient en ukrainien. La même politique était appliquée vis-à-vis des juifs, nombreux en Ukraine, avec le développement d’écoles et de publications en yiddish au même rythme. L’historien canadien d’origine ukrainienne Serguei Ekeltchik conclut de ces faits : « le pouvoir soviétique a contribué à l’achèvement du processus de formation d’une nation ukrainienne ».

La bureaucratie soviétique s’en inquiète, Staline, en 1932, met fin à la politique d’ukrainisation (comme au développement du yiddish). Coïncidence, l’hiver 1932-1933 est marqué en Ukraine par une famine terrible, la conjonction des deux événements débouche en 1933 sur le suicide de Nicolas Skrypnik dirigeant du PC ukrainien favorable à l’ukrainisation et de l’écrivain Khvylevoï, grand défenseur et promoteur de la culture et de la littérature ukrainienne. Une politique de russification se met lentement en place.

En mars 1939, après avoir dépecé la Tchécoslovaquie et mis la main sur sa province de Ruthénie autonome, Hitler, lance un projet de Grande Ukraine dirigé contre l’URSS qu’il abandonne dès qu’il décide de se rapprocher de Staline. En avril 1939 Trotsky écrit : « La question ukrainienne est destinée à jouer dans un avenir proche un rôle énorme dans la vie de l’Europe » et se prononce pour l’indépendance de l’Ukraine et pour la création d’une République socialiste d’Ukraine contre la dictature de la bureaucratie stalinienne.

En septembre 1939, l’URSS envahit la Pologne et conquiert la Galicie, puis en 1940, conquiert deux territoires roumains habités par des ukrainiens, la Bessarabie du sud et le Bukovine du nord.

L’été 1941, la paysannerie ukrainienne accueille d’abord  avec sympathie les soldats de la Wehrmacht qui comporte deux bataillons ukrainiens (galiciens) formés sous l’égide de l’OUN-Bandera, l’autre branche de l’OUN, de Melnik, s’engageant dans une collaboration plus systématique avec l’occupant, avec le concours du Comité Central Ukrainien installé à Cracovie. Les nationalistes de l’OUN, dirigés par Stepan Bandera, proclament même à Lvov (Lviv), une éphémère république ukrainienne « indépendante » en se plaçant sous sa protection. Stetsko devient chef de ce gouvernement indépendantiste proclamé le 30 juin à Lwow (en polonais). En même temps que la proclamation de cet « Etat » ukrainien explicitement dévoué à Adolf Hitler, les premiers pogromes se déchaînent « spontanément » à Lwow et ailleurs, à l’instigation des nazis et avant que les « Einsatzgruppen » n’interviennent pour l’extermination systématique des juifs, tsiganes pour ce qu’ils sont, et des communistes pour ce qu’ils représentent.

L’OUN-Melnik, soutenue par l’Eglise uniate, participe à la création, le 28 avril 1943, de la Division Waffen SS «Galitchina» (Galiciens) qui convergera plus tard (début 1945) avec d’autres formations nazies, dans une éphémère « Armée Nationale Ukrainienne » (UNA) dont la plupart des combattants, anciens SS, se rendront aux Alliés anglo-américains qui les aideront à émigrer au Canada.

Mais les nazis, désireux de réduire les Ukrainiens en esclavage liquident aussitôt cet Etat fantoche et jettent en prison son chef autoproclamé Stetsko et Bandera qu’ils libéreront à la fin de 1944. L’OUN crée alors une armée insurrectionnelle l’UPA dont les maquis se battent d’abord modérément contre la Wehrmacht puis se battront farouchement contre l’Armée rouge dès que celle-ci entamera sa marche en avant au printemps 1943.

Les combattants de l’UPA ont poursuivi la lutte contre la soviétisation jusqu’en 1950 (et de petits groupes jusqu’en 1954) tandis que les SS et autres collaborateurs nazis de l’OUN ont reflué avec les troupes allemandes en 1944 ou se sont rendus aux Anglo-Américains, de façon à pouvoir rejoindre la Diaspora des Amériques et d’Australie. L’OUN n’est pas le mouvement national ukrainien mais seulement son aile radicale, d’idéologie fasciste. Fondée en 1929, en Galicie (sous régime polonais) sur la base d’un programme dit du « nationalisme intégral », elle est longtemps restée un phénomène « galicien », mais de nos jours la plupart des nationalistes ukrainiens se réclament de son héritage tout en soulignant la conversion ultérieure de l’OUN aux « idéaux démocratiques ».

Compagnon d’armes de Bandera et consacré comme lui «héros national» au lendemain de la révolution orange de 2004, Roman Choukevitch commande successivement un bataillon ukrainien de la Wehrmacht en 1941, un bataillon de police «Schutzmannshaft 201» affecté à la répression des partisans en Biélorussie en 1941-42, puis l’Armée des Insurgés (OUN-UPA) fondée par lui et «au nom de Bandera» en octobre 1943. L’OUN dans son ensemble, l’OUN-Bandera et l’UPA en particulier, participent au génocide nazi. L’UPA exterminent les civils polonais en Volhynie en 1943. Si elle combat prioritairement l’Armée Rouge, les partisans et les armées polonaises, l’UPA se heurte également aux occupants nazis, non par divergence sur les buts du IIIème Reich d’anéantir le judéo-bolchévisme, mais en raison du refus d’Hitler d’accéder aux demandes d’état indépendant (sous protectorat nazi). Ces demandes, encouragées avant-guerre par certains cercles nazis – notamment Alfred Rosenberg et l’Abwehr – étaient évidemment incompatibles avec le « General Ostplan » de Berlin qui était de coloniser l’URSS et d’éliminer physiquement ou  de réduire en esclavage les « Untermenschen », Ukrainiens compris.

Le nationalisme russe stalinien

Au lendemain de la victoire sur les nazis Staline développe  un nationalisme russe qui va marquer de plus en plus la nomenklatura et dont le nationalisme affiché de Poutine est un héritage. Ce nationalisme russe débouche sur un antisémitisme de plus en plus brutal à partir de 1949 et sur une politique accélérée de russification en Ukraine. Khrouchtchev évoquant la déportation de cinq des quelque douze peuples déportés par Staline entre 1937 et 1944 déclarera dans son rapport secret de février 1956 au XX ème congrès du PCUS : «Les Ukrainiens n’ont évité ce sort que parce qu’ils étaient trop nombreux et qu’il n’y avait pas d’endroit où les déporter. Sinon ils auraient été déportés eux aussi». Cette plaisanterie qui fait rire le congrès reflète de façon caricaturale l’aversion de Staline pour toute affirmation nationale des Ukrainiens.

En 1945, la défaite de l’Axe et des gouvernements liés à Berlin permet à l’URSS de consolider ces conquêtes territoriales : pour la première fois dans l’Histoire l’ensemble des territoires majoritairement peuplés d’Ukrainiens sont rassemblés dans une République ukrainienne dotée d’attributs de souveraineté purement formels, (l’Ukraine a un représentant à l’ONU et un ministre des affaires étrangères). Mais  les maquis nationalistes de l’UPA tiennent de nombreux villages jusqu’au début des années 50 comme en Lituanie.

La guerre a ravagé l’Ukraine, détruit ses grandes villes et la majorité de ses villages, de ses fermes, de ses usines. Un jour de l’été 1945, Khrouchtchev descend dans son village natal où il découvre un spectacle désolant qu’il décrira devant le Comité central en 1957.  » Ils n’avaient pas de chevaux, pas de charrettes, pas de pain. (…) Ils ne veulent pas travailler dans le kolkhoze. Pour leur travail ils ne reçoivent que des nèfles. « 

De 1945 à la chute de l’URSS, l’Ukraine est soumise à une politique de russification aggravée par le  combat impitoyable contre les maquis de Bandera qui mobilisent des milliers d’hommes et bénéficient dans l’Ukraine occidentale de la complicité d’une bonne partie de la population paysanne. Un bref moment sous l’impulsion de Beria, conscient de l’ampleur de la crise économique, sociale et politique qui ravage l’URSS à la mort de Staline, le Kremlin tentera de desserrer un peu l’étreinte.  Le 26 mai 1953, Beria fait adopter par le présidium une décision qui souligne les échecs de la répression dans les provinces occidentales de l’Ukraine. De 1944 à 1952, souligne-t-il, plus d’un demi million d’habitants en ont été victimes ; 203 000 d’entre eux ont été déportés et 153 000 abattus. La russification a été brutale : sur 311 cadres dirigeants, seuls 18 sont originaires de la région où l’enseignement supérieur est donné presque exclusivement en russe.  La résolution affirme « l’usage stupide des répressions ne fait que susciter le mécontentement de la population et nuit à la lutte contre les nationalistes bourgeois ». Le présidium remplace au poste de premier secrétaire du PC ukrainien, le russe Melnikov par son adjoint ukrainien, Kiritchenko, et nomme l’écrivain officiel, nul mais ukrainien, Alexandre Korneitchouk, premier vice-président du conseil des ministres d’Ukraine. Il ordonne qu’il soit « radicalement mis fin aux actes arbitraires et illégaux accomplis par certains cadres à l’encontre de la population ».

Cette brève embellie est  suspendue après l’arrestation de Beria en juin 1953 puis son exécution en décembre. De Khrouchtchev à Brejnev, la russification de l’Ukraine se poursuit et les tentatives d’intellectuels ukrainiens de défendre la culture ukrainienne, même les plus modestes, sont brutalement réprimées.

L’indépendance et le pillage de l’Ukraine

La chute de l’URSS débouche sur son explosion. Le 24 août 1991 l’ancien secrétaire à l’idéologie du PC ukrainien Kravtchouk fait voter l’indépendance de l’Ukraine par 346 pour, 1 contre et 3 abstentions. Le 30 août la Rada interdit le PC ukrainien.

Les anciens dirigeants de l’Ukraine soviétique (les dirigeants du PCUS et les directeurs d’entreprise) restent aux manettes du pouvoir ; comme les oligarques russes ils  organisent un pillage grandiose du pays et revendent aux pays occidentaux au prix du marché mondial le gaz vendu par la Russie à bas prix. Ils provoquent un désastre social, en 1992 l’inflation est de 2500 %, en 1993 elle est de 100 % par mois. En 1995, les 3/4 de la population vivent officiellement en dessous du seuil de pauvreté.

Dès lors l’Ukraine est l’un des champions du monde du pillage et de la corruption ; elle obtient en 2009 de Transparency International la médaille du pays le plus corrompu du monde. La politique et le business sont mélangés ; des hommes d’affaires se présentent aux élections pour défendre leur propre business ou fabriquent des partis fantômes à cette fin. Exemple en 2002, l’oligarque Victor Pintchouk  épouse la fille de Koutchma, Hélène. En 2009 sa fortune se monte à 2,2 milliards de dollars.

Un autre exemple est éclairant dans la mesure même où il n’est que le plus complet de toute une galerie… Pavel Lazarenko, premier ministre de mai 1996 à juillet 1997, conjugue ses activités de premier ministre avec le business dans l’énergie (gaz) en étroite collaboration avec la future étoile filante Ioulia Timochenko et les communications. Il transfère les centaines de millions de dollars qu’il vole sur des banques américaines, suisses et des Caraïbes. Koutchma, lui-même très corrompu, s’en débarrasse en juillet 1997. Lazarenko s’enfuit en Suisse avec un passeport panaméen. Arrêté un bref moment, en 1999, il s’enfuit aux Etats-Unis où il est condamné et emprisonné pour blanchiment d’argent. Les Lazarenko se comptent par dizaines…

En 2004 à la veille de la fin de son mandat Koutchma vend en hâte toute une série d’entreprises à des proches à des prix très concurrentiels. Ainsi il vend la plus grande usine métallurgique du pays, Krivorojstal, à son gendre Pintchouk et à Rinat Akhmetov, pour 800 millions de dollars soit le sixième de sa valeur réelle. En octobre 2005, Mittal Steel rachètera l’entreprise aux deux compères pour 4,8 milliards de dollars.

La corruption du personnel politique ukrainien est abyssale. Ianoukovitch le président renversé en 2014 a dans sa jeunesse été condamné deux fois, une fois pour vol, une seconde fois pour houliganisme. Il prétendra plus tard avoir obtenu des diplômes en fait achetés selon une coutume très répandue en Union soviétique où les tarifs étaient connus de tous. Il est célèbre pour son inculture autant que pour son avidité. Les rares fois où il doit remplir un document par écrit il multiplie les fautes d’orthographes. Ainsi il se prétend professeur mais écrit le mot avec deux f et un seul s. Propriétaire d’une luxueuse villa bâtie sur un terrain de 130 hectares dans la banlieue de Kiev, il est à la tête d’un clan mafieux dont son fils, Olexeï est l’un des maillons. Le clan Ianoukovitch a ponctionné l’Ukraine de 7 à 10 milliards par an. La fortune de son fils est estimée à 550 millions  de dollars. Président de la corporation Management Assets  Compagny (MAKO) sise à Donetsk, il possède plusieurs holdings en Ukraine, en Suisse et aux Pays Bas, vend le charbon par l’intermédiaire d’une société à Genève. Ses entreprises depuis 2010 gagnent systématiquement les appels d’offre par les pouvoirs ukrainiens. Il a pris sous sa coupe les services de l’administration fiscale, des douanes et des services de sécurité.

Son premier ministre  Mykola Azarov, propriétaire d’un jet privé, partira se réfugier à Vienne, où réside son fils Olexandre,  actif dans la construction d’hôtels de luxe,  à la tête de LADA Holding Anstalt, basée en Autriche, maillon d’un réseau complexe de sociétés dirigées par d’autres caciques du régime et présidée par un prête-nom américain, Vitali Zakhartchenko ministre de  l’Intérieur en 2011, à la tête des services fiscaux en 2012, détenteur avec sa femme Liudmila de plusieurs sociétés commerciales notamment aux Pays-Bas, propriétaire d’une société d’assurances Start Polis. Scandale en 2013 : les services de police chargés des passeports exigeaient des demandeurs une assurance auprès de Start Polis.

La haine, suscitée dans le pays contre les bénéficiaires de ce véritable racket et un Parlement toujours aussi – et presqu’uniquement – peuplé d’escrocs, dresse en 2004 la population habilement détournée vers la prétendue révolution orange ; cette haine est telle que Ioulia Timochenko nommée premier ministre par le nouveau président Victor Iouchtchenko annonce pour se rendre populaire une révision des privatisations antérieures. Elle sème la panique chez les oligarques et les banquiers étrangers qui gèrent les dépôts soigneusement délocalisés des oligarques pillards. Timochenko recule et ne révisera qu’à la marge quelques menues privatisations. Son gouvernement est bientôt touché par des scandales du même type que les privatisations à la Koutchma. Ainsi son ministre de la justice Roman Zvaritch qui, malgré son nom, est un ancien citoyen américain, vote contre une loi concoctée entre Timochenko et Poutine, interdisant la revente en Europe par l’Ukraine au tarif mondial du gaz russe qu’elle achète à un tarif préférentiel. Cette revente illégale est l’une des principales sources de trafic des oligarques ukrainiens et l’épouse de Zvaritch en est une organisatrice.

Une autre pratique mafieuse juteuse consiste avec des certificats truqués obtenus auprès de fonctionnaires grassement rétribués à déclarer vendues à l’étranger des marchandises écoulées en Ukraine pour obtenir le remboursement de la TVA qui échappe ainsi presque totalement aux caisses de l’Etat.

Des partis-bandits

La vie politique ukrainienne est rythmée par la valse de partis tous liés à un clan du business où tout s’achète. Des députés monnayent leur changement de groupe parlementaire : le tarif varie de 5 millions à 7 millions de dollars… dans un pays où la majorité des retraités perçoivent moins de 200 euros par mois. C’est en tout cas le tarif que paie Ianoukovitch en 2006 quand il est premier ministre de Iouchtchenko… contre lequel il s’était présenté aux présidentielles qu’il avait perdues après avoir affirmé qu’il les avait gagnées grâce à un trafic des votes éhonté qui avait dressé contre lui des dizaines de milliers d’Ukrainiens.

Rien n’a changé après Maïdan dans ce kaléidoscope de partis virtuels mais gangrenés par la corruption où tout se vend et s’achète. Ainsi par exemple, aux élections municipales du 25 mai 2014 à Odessa, les deux concurrents qui s’affrontent sont aussi gangrenés l’un que l’autre : Edouard Gourvits (parti Oudar 32 % des voix) depuis les années 1990, plusieurs fois accusé de connivence avec les rebelles tchétchènes, les ultra nationalistes ukrainiens, de liens avec des bandes mafieuses, de corruption. La réputation de Guennadi Troukhanov (vainqueur du scrutin, avec 43,5% des voix, ancien député du parti des régions) n’est pas meilleure. On l’accuse d’avoir appartenu au monde criminel dans les années 1990 et d’être resté proche de certains pontes de la mafia. 

Porochenko, propriétaire de la chaîne 5 è canal, a commencé dans les affaires en important des fèves de cacao puis a racheté des usines de chocolat pour former Roshen. Elu député en 1998, il pourrait être l’image parfaite de la girouette si les partis politiques ukrainiens étaient de vrais partis. Il rejoint d’abord le Parti social-démocrate (qui n’a de social-démocrate que le nom) du président mafieux Koutchma, puis en 2000, il crée Solidarité qui intègre le Parti des régions de Ianoukovitch la même année. Dès 2001 il entre dans Notre Ukraine, le bloc de Iouchtchenko, qui sera le parrain de ses filles. Président du conseil de la banque nationale, il devient ministre des affaires étrangères en octobre 2009 jusqu’au printemps 2010. Il entre au gouvernement du Parti des régions, devenant quelques mois le ministre du développement économique de Ianoukovitch.

L’intervention des Etats-Unis

Dès la moitié des années 90 les dirigeants des Etats-Unis ont saisi l’importance géopolitique de l’Ukraine, même s’ils appuient sur le président russe d’alors, Boris Eltsine, qui, flanqué de conseillers américains privatise à tout va. Dans Foreign affairs, en 1994, Zbigniew Brzezinski, l’ancien conseiller de Jimmy Carter, écrit : « Sans l’Ukraine la Russie cesse d’être un empire. » A la fin des années 90, l’Ukraine est le troisième pays du monde à bénéficier de l’aide financière américaine derrière Israël et l’Egypte. Cette lune de miel s’interrompt un moment au début de 2003 lorsque Bush apprend que Koutchma a vendu à l’Irak pour cent millions de dollars d’armes et a promis de lui vendre le système de radar Koltchouga (cotte de mailles) permettant de repérer les bombardiers américains dits indétectables.

Zbigniew Brzezinski, pour qui l’Ukraine est un enjeu stratégique, définit en 1997 un programme de démantèlement de la Russie en trois états-croupion la Russie d’Europe, la République de Sibérie et la République d’Extrême-Orient. Ce démantèlement prolongerait la dislocation de l’Union et devrait s’accompagner d’un rattachement de l’Ukraine à l’OTAN et d’une subordination totale des anciennes républiques soviétiques périphériques aux Etats-Unis et à leurs multinationales. Brzezinski affirmait ainsi « la Russie devra se résigner à l’inévitable, c’est-à-dire la poursuite de l’élargissement de l’OTAN (…) jusque dans l’espace ex-soviétique. » Il prône « un système politique décentralisé et une économie libre de marché » permettant de « libérer le potentiel créatif du peuple russe et les énormes réserves de ressources naturelles de la Russie » ainsi ouvertes aux multinationales américaines (Foreign Affairs,9/10/1997).

Les Etats-Unis s’engagent donc dans le soutien à la révolution orange en 2004 qui surfe sur la protestation de  la masse de la population contre la corruption du système de Koutchma et sa tentative de truquer les élections présidentielles pour faire élire son candidat, Victor Ianoukovitch. Leur candidat au pouvoir, Victor Iouchtchenko, avait épousé en 1998 une citoyenne américaine d’origine ukrainienne, Catherine Tchoumatchenko, ex-fonctionnaire du Département d’Etat. Entouré de conseillers américains, Iouchtchenko engage comme conseiller spécial Boris Nemtsov, l’homme qui avait déclaré en 1997 : « Nous devons mettre en oeuvre une série de mesures impopulaires douloureuses (…) et en finir avec les innombrables avantages sociaux ».

 Lors des élections législatives en Ukraine en 2005 Le Monde publie un article intitulé : « Les conseillers américains au cœur de la campagne ». Le républicain affiché Paul Manafort,  chef du cabinet de lobbying Black, Manafort, Stone and Kelly,  a été invité à Kiev au début de 2005 par l’oligarque Rinat Akhmetov pour s’occuper de la campagne du Parti des régions de Ianoukovitch pour 150 000 à 200 000 dollars par mois. L’ancien responsable de la communication auprès de Bill Clinton Joe Lockhart travaille auprès du bloc Ioulia Timochenko (BLouT) et Stan Anderson, lobbyiste de Washington, dirige un groupe de travail pour Notre Ukraine, le parti de Iouchtchenko. Tous, selon Le Monde « refusent de s’exprimer ».

Le Monde des 27-28 février 2005 décrit la noria d’institutions américaines présentes au Kirghizistan lors de la « révolution des citrons » qui renversa le président Askat Akaiev : « A la veille du scrutin on trouvait déployé à Bichkek tout l’arsenal des fondations américaines qui ont soutenu les oppositions en Serbie, en Géorgie et en Ukraine, notamment le National Democratic Institute (…) tout ce que le Kirghizistan compte comme société civile est financé par des fondations ou par des aides directes occidentales, en premier lieu le programme étatique américain USaid. » C’est une politique générale dans les Etats issus de la chute de l’URSS, ainsi les Etats-Unis placeront à la tête de la politique estonienne un de leurs anciens sujets … de pointe : Toomas Hendrik Ilves, né en 1953 à Stockholm où ses parents avaient émigré en 1944, avant de partir en 1956 pour les Etats-Unis ; en 1984 il est embauché à Radio free Europe, la radio antisoviétique installée à Munich, il devient directeur du service estonien de Free Europe jusqu’en 1993, date à laquelle il rentre en Estonie ; nommé ambassadeur d’Estonie aux Etats-Unis, il renonce à sa nationalité américaine. Nommé  en 1996 ministre des Affaires étrangères , il organise  la mise en place de la diplomatie estonienne, tout entière focalisée sur l’adhésion à l’Union européenne et à l’OTAN. Elu ensuite député européen, il devient président de l’Estonie en 2006.

Les Etats-Unis placeront aussi à la présidence de la Lituanie par deux fois (de février 1998 à février 2003, puis de juillet 2004 à juillet 2009) leur ancien fonctionnaire Valdas Adamkus. Né en Lituanie, Adamkus avait servi dans la Wehrmacht en 1944, l’avait suivie dans sa retraite en Allemagne, avait émigré aux Etats-Unis en 1949, y avait servi dans les services de renseignements de l’armée américaine, avait adhéré au Parti républicain et avait été nommé par Reagan en 1981 à un poste de l’administration fédérale qu’il  conservera jusqu’à sa retraite en 1997. Il part aussitôt dans son ancien pays dont, bien que jusqu’alors inconnu, il devient président avec une rapidité fulgurante… ce qui en dit long sur les vertus persuasives des conseillers américains. Un peu plus tard Washington placera à Pristina, à la tête du Kossovo prétendument indépendant, sa personne de confiance, Atifete Jahjaga, une policière trentenaire éduquée aux Etats-Unis. 

Or l’Ukraine est devenue un enjeu entre la Russie et les Etats-Unis via l’Union européenne (UE). Ianoukovitch s’était engagé à signer un accord d’association avec l’UE qui lui promettait un prêt de 610 millions de dollars en contrepartie de mesures économiques et sociales drastiques que reprendra le FMI (doublement du prix du gaz, réduction puis suppression des dotations gouvernementales aux mines du Donbass, etc.). Ianoukovitch craint une explosion sociale et lorsque Poutine lui propose un prêt de 15 milliards de dollars sans ces contreparties, il saute sur l’occasion. Ses adversaires, utilisant son discrédit dans la population, et, ouvertement soutenus par l’UE et de l’Occident sautent sur l’occasion : ils organisent l’occupation de la place de l’Indépendance où des hommes politiques américains et européens viennent haranguer la foule, encadrée en particulier par les néo-nazis de Svoboda et de Pravy Sektor qui forment la force de frappe de la prétendue « révolution », et assomment des militants  syndicalistes ; le gouvernement Ianoukovitch sans aucun appui dans la population s’effondre en quelques jours. Les néo-nazis entrent dans le premier gouvernement «révolutionnaire». Trop voyants, surtout après le massacre  de pro-russes à Odessa, dans la maison des syndicats incendiée par leurs soins, ils seront écartés du gouvernement formé par Porochenko après l’élection présidentielle du 25 mai 2014.

Nombre d’hommes politiques américains, dont John Mac Cain, se sont manifestés sur le Maidan en décembre janvier 2013 / février 2014 ; selon la secrétaire d’Etat adjointe des Etats-Unis, Victoria Nuland les Américains ont dépensé 5 milliards de dollars pour « démocratiser » l’Ukraine c’est-à-dire acheter les hommes de main nécessaires pour l’arrimer à l’Union européenne. Foreign Affairs affirme : « Les Etats-Unis et leurs alliés européens portent l’essentiel de la responsabilité de la crise. La clé du problème c’est l’élargissement de l’OTAN, élément majeur d’une stratégie plus vaste qui vise à retirer l’Ukraine de l’orbite russe », (9/10/2014).

Avant-dernier acte de cette intervention, Porochenko  constitue au début de mars un nouveau gouvernement incluant une Américaine, un Géorgien et un Lituanien à des postes clés. Natalie Jaresko, une Américaine d’origine ukrainienne ayant travaillé pour le département d’Etat américain et pour un fonds d’investissement ukrainien financé par le Congrès des Etats-Unis, se retrouve ministre des Finances. Le Lituanien Aivaras Abromavicius, co-dirigeant d’un fonds d’investissement suédois, devient ministre de l’Economie, et le Géorgien Alexander Kvitachvili, ex-ministre de la Santé en Géorgie, ministre de la Santé. Porochenko a indiqué leur avoir octroyé la citoyenneté ukrainienne le matin même de leur nomination. Il avait proposé à Saakachvili l’ancien président de Géorgie installé par les Etats-Unis à ce poste en 2003, le poste de vice premier ministre, mais ce dernier devait prendre la nationalité ukrainienne. Il a refusé, se réservant pour des misions plus bénéfiques.

Ce gouvernement à poigne est chargé d’une mission par le FMI : triplement du prix du gaz, réduction de 15 % de certaines retraites, etc., « mesures très mal accueillies » selon le premier ministre Arseni Iatseniouk. Début mars le gouvernement Porochenko, annonce que la moitié des entreprises demeurées aux mains de l’Etat pourraient être vendues courant 2015-2016, soit de 1 200 à 1 500. La ministre des Finances, l’ancienne fonctionnaire du Département d’Etat américain, Natalia Iaresko a déclaré : « Nous privatiserons tout ce qui peut l’être. Nous pensons commencer dès cette année. » L’institut d’économie et de prospective ukrainien souligne pourtant dans son rapport annuel « une dégradation des indicateurs financiers dans les entreprises privatisées.  Sous couvert de privatisation, ces entreprises ont simplement été pillées et les capitaux se sont envolés », explique-t-il, redoutant que « certains oligarques n’entrent en guerre  pour les entreprises restantes. » (Courrier-International 26/03-01/04/2015).

Le député CDU Karl-Georg Wellmann, cofondateur avec Bernard Henri-Lévy et le député conservateur britannique Lord Risby of Havervill de l’agence de modernisation de l’Ukraine (AMU), a déclaré : « L’Ukraine a besoin d’un plan Marshall s’élevant peut-être à quelques centaines de milliards d’euros. (…) En l’état actuel, personne n’est prêt à investir. »

Annonçant le 14 novembre l’arrêt – effectif dès le 21- de tout versement de quelque nature que ce soit aux habitants des régions de l’est de l’Ukraine, Porochenko déclare : « Chez nous il y aura du travail, chez eux non. Chez nous il y aura des retraites, chez eux non. Chez nous on s’occupera des enfants, chez eux non. Chez nous les enfants iront à l’école et dans les jardins d’enfants, chez eux ils se terreront dans les caves (…). C’est comme ça que nous gagnerons la guerre. » En même temps, le gouvernement envisage la privatisation totale des mines non encore privatisées d’ici à la fin 2016 et la liquidation de l’entreprise d’Etat Ougol Ukraïny (Charbon d’Ukraine). Le représentant de la Banque mondiale pour l’Ukraine, la Biélorussie et la Moldavie, Qimaiao Fan, affirme : « La priorité pour l’Ukraine (…) est la liquidation de la vieille législation soviétique. »

En un an, de février 2014 à février 2015, la hrivna a perdu 66% face au dollar, dont 40% en janvier 2015. Janvier a connu une inflation de 28% en rythme annuel. Les réserves de dollars de la banque ukrainienne sont à sec : il lui restait 6 milliards de dollars en janvier, soit la couverture d’un mois d’importations, au lieu des trois mois nécessaires. Le 13 février 2015, Fitch dégrade la note de l’Ukraine à « CC » en jugeant  » probable  » un défaut de paiement.

Le refus de la guerre

Fin novembre 2014, la Rada a annoncé son intention de modifier d’urgence la législation nationale pour annuler le statut de non-aligné de l’Ukraine et relance la politique en vue de l’adhésion à l’OTAN. Cette forme militaire du rapprochement organique avec l’Union européenne et ses institutions antidémocratiques, courroies de transmission des intérêts des grandes multinationales, est l’une des causes de la guerre qui ravage l’Ukraine.

Le gouvernement Porochenko est un gouvernement de crise permanente. Le 25 mars, Porochenko a limogé l’oligarque Kolomoïsky (la troisième fortune du pays) de son poste de gouverneur de Dnipropetrovsk, après que ce dernier avait envoyé une bande de mercenaires prendre possession de l’une des plus grosses entreprises de Kiev, dont il était le second actionnaire après l’Etat… Ce même jour, des policiers ont arrêté le responsable des services des urgences et son adjoint en plein Conseil des ministres, devant la télévision, afin de montrer que le gouvernement lutte contre la corruption.

C’est la forme politique la plus aiguë d’une crise sociale galopante, qui se manifeste, entre autres, dans le refus profond de la guerre.

Le rédacteur en chef du Veski Reporter donne la mesure de la crise qui ravage l’Ukraine en écrivant le 6 mars : « Cette semaine, peut-être pour la première fois depuis de nombreux mois, le thème de la guerre dans l’esprit des Ukrainiens a cédé la place au thème de la détresse économique. La panique de la population (…) : la spéculation sur la monnaie et l’explosion des tarifs de tout (des transports publics jusqu’au gaz et au chauffage) ont joué en ce sens. Les prix et les taux de change sont apparus comme des maux bien plus grands que Poutine. Le patriotisme n’a pas résisté aux jurons et plaisanteries contre les principaux personnages de l’Etat. »

Rien d’étonnant dans ces conditions à ce que la masse de la population refuse la guerre qui lui est imposée par le gouvernement Porochenko contre les prétendus séparatistes de l’Est ukrainien (le Donbass).

Nezavissimaia Gazeta (2 février 2015) affirme : « Le porte-parole de l’état-major ukrainien, Vladimir Talalaï, a confirmé la faible mobilisation, et le vent de pacifisme qui parcourt les rangs de l’armée, et il a reconnu que la quatrième vague de mobilisation rencontrait des difficultés. » Or ceux qui seraient susceptibles d’être mobilisés « fuient massivement à l’étranger ». Pour l’instant, seuls les volontaires issus des organisations nationalistes partent au combat de bon coeur » (Courrier International, 5-11 février 2015). Dzerkalo Tyjnia, (30 janvier 2015) souligne :  » L’équipe présidentielle et l’état-major (…) (qui voulaient mobiliser 50 000 hommes de plus) ont reproché entre autres à leurs concitoyens (…) de tout faire pour échapper à la mobilisation. » C’est sans doute le signe le plus éloquent de la crise qui ravage l’Ukraine : la population hostile aux oligarques qui veulent lui imposer la purge dictée par le FMI et Mme Lagarde rejette massivement la guerre. Ce rejet illustre l’extrême fragilité du gouvernement Porochenko et donc l’imminence probable d’une nouvelle explosion après celles de 2004 et de 2014. Je doute que la prochaine attende 2024.

La classe ouvrière ukrainienne est soumise à une surexploitation féroce par la couche bourgeoise dominante issue de la bureaucratie. En 2021, le salaire minimum en Ukraine est à peine au-dessus de 200 euros et dans certaines régions se situe en dessous, d’où une vague migratoire massive qui pousse les ouvriers et les ouvrières ukrainiennes à émigrer massivement, dans toute l’Europe, de la Pologne à l’Espagne. Ainsi en 2020 un quart des trois millions de permis de séjour attribués par l’Union européenne l’ont été à des Ukrainiens. Il faut ajouter à cela l’émigration clandestine organisée par des agences spécialisés dans la fourniture de main d’oeuvre à bas prix. Ainsi les Ukrainiennes sont-elles très appréciées (et très mal payées) en Allemagne comme bonnes à tout faire.

En 2019, le rejet massif de la couche mafieuse des pillards au pouvoir et de son représentant Porochenko a abouti à l’élection de l’acteur Zelensky comme président de la République avec 73,2 % des voix. Mais il n’existe en Ukraine aucune force politique indépendante susceptible d’organiser la défense des exploités et cette élection n’a pas changé grand-chose.

UKRAINE

Les Cahiers du mouvement ouvrier, site destiné à étudier certaines pages de l’histoire du mouvement ouvrier n’ont évidemment pas vocation à parler de la guerre en Ukraine. En revanche il a, dans ce cadre, vocation à se pencher sur la réalité historique de l’Ukraine de l’apparition de son sentiment national, de ses aspirations longtemps bafouées à exprimer ce sentiment par l’autonomie ou l’indépendance niée par le régime tsariste qui la qualifiait aimablement, de « petite Russie » et interdisait l’enseignement et la pratique de la langue ukrainienne, puis par le régime stalinien qui appliqua la même politique réactionnaire.

Nous publions deux textes de nature et de portée différentes :

– un rappel historique des conditions difficiles dans lesquelles se sont formées l’idée nationale ukrainienne et la revendication de l’indépendance de l’Ukraine.

-un article sur la Question ukrainienne rédigé par Trotsky le 22 avril 1939, publié pages 124-132 du tome 21 des Œuvres édité par l’Institut Léon Trotsky. Il s’y prononçait pour l’indépendance de l’Ukraine.
L’ article qui est ici reproduit a alors suscité une polémique qui a amené Trotsky à répondre dans deux articles L’indépendance de l’Ukraine et les brouillons sectaires (pages 328-340) du même volume et Les Féodalistes démocrates et l’indépendance de l’Ukraine ( pages 363-365).
Dans le premier article il souligne : « Le droit à l’autodétermination nationale est bien entendu un principe démocratique et pas socialiste. Mais les principes authentiquement démocratiques ne sont soutenus et réalisés à notre époque que par le prolétariat révolutionnaire ; c’est pour cette raison même qu’ils sont aussi étroitement entrelacés avec les tâches socialistes » (p 328).
Dans ce second article il résume les critiques formulées par le journal de Kerensky; l’ancien chef du gouvernement provisoire bourgeois de 1917, Novaia Rossia, en une phrase : « Ce journal ne décolère pas à propos du fait que j’ai pris position sans réserves pour le soutien du peuple ukrainien dans sa lutte pour l’indépendance en tant qu’Etat.» Et il résume la position de ces démocrates bourgeois qualifiés par lui de féodaux chauvins qui dénoncent l’atteinte portée aux frontières de l’URSS en cas d’indépendance de l’Ukraine par la formule suivante : « En gros c’est une nation de second ordre dans la mesure où le destin de l’Ukraine doit être déterminé par les intérêts de la Russie, c’est-à-dire de la majorité Grand-Russe
Certes depuis lors la chute et la dislocation de l’URSS provoquées par la nomenklatura restée à la tête de l’Ukraine d’aujourd’hui et étroitement soumise à l’impérialisme ont changé les conditions politiques dans lesquelles cette revendication, toujours actuelle, peut se réaliser.

LA QUESTION UKRAINIENNE Trotsky

L’UKRAINE HIER ET AUJOURD’HUI Jean-Jacques Marie

ARTICLES ET DOCUMENTS PARUS DANS LES CMO SUR L’HISTOIRE DE L’UKRAINE

Et pendant ce temps, en Russie…

DOCUMENTS RARES

              

RAPPORT SUR LES RESULTATS DE L’ENQUETE SUR L’INSURRECTION DANS LA VILLE DE CRONSTADT.

Jacob Agranov

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Jacob Agranov / fr.nextews.com

Au lendemain de l’écrasement de l’insurrection de Cronstadt la direction de la Tcheka charge l’un de ses dirigeants, Jacob Agranov, de mener une enquête et de rédiger un rapport sur les causes, le déroulement et le sens de l’insurrection. Si l’orientation générale du rapport se situe bien entendu dans le cadre général des décisions prises par le parti communiste, le rapport contient un certain nombre de remarques, d’éléments, voire de conclusions intéressantes. Vu la longueur du rapport nous le publierons en trois parties.

Après la chute du soulèvement de Cronstadt une grande partie des membres du Comité révolutionnaire insurrectionnel et la majorité des participants actifs du soulèvement ont fui en Finlande. Les principaux dirigeants du mouvement ont ainsi échappé à l’enquête.

Les données de l’enquête et de l’interrogatoire personnel des quelques participants actifs de la révolte permettent de saisir comment l’insurrection armée de Cronstadt a débuté, comment elle s’est développée et d’en percevoir les causes.

Le soulèvement contre-révolutionnaire de la garnison et des ouvriers de Cronstatd (1er mars au 17 mars inclus) est le développement direct et logique des troubles et des grèves de plusieurs usines et fabriques de Pétersbourg qui ont éclaté dans la dernière semaine de février. La concentration dans les entreprises industrielles de Pétersbourg d’une quantité significative d’ouvriers mobilisés dans le cadre du service obligatoire du travail, puis la fermeture soudaine de la majorité des entreprises qui venaient tout juste d’être mises en marche due à la crise du combustible suscitèrent le mécontentement et l’irritation parmi les couches d’ouvriers les plus arriérés de Pétersbourg. Les mobilisés du service obligatoire du travail apportèrent avec eux de la campagne dans le milieu des ouvriers l’état d’esprit démoralisant des petits propriétaires rendus furieux par le système des réquisitions, l’interdiction du commerce libre et les actions des détachements de barrage.

La réduction de la ration alimentaire décrétée au début de février donna l’impulsion directe à l’explosion du mécontentement croissant d’une partie des travailleurs de Piter[1] et provoqua des grèves dans toute une série d’usines : l’usine de la Baltique, l’usine Troubotchny, la fabrique Laferme et d’autres. L’une des causes fondamentales de ce mouvement fut incontestablement la polémique ardente qui éclata dans le Parti communiste avant son congrès, l’affaiblissement du sentiment d’unité du parti chez une grande partie de ses membres. Les ouvriers en grève ne se contentaient pas d’exiger l’augmentation de la ration de pain et la suppression des détachements de barrage. Dans les cercles les plus arriérés on avança même le mot d’ordre de convocation de l’Assemblée constituante. Mais globalement le mouvement  se développa sous le mot d’ordre de la suppression de la dictature du parti communiste et de l’instauration du pouvoir des Soviets librement élus. Si le mouvement ne prit pas un caractère organisé et ne se généralisa pas à Pétersbourg, c’est dû pour une sérieuse part à la liquidation rapide et effectuée à temps des organisations des S-R[2], des menchéviks, des S-R de gauche et des anarchistes de Pétersbourg, ce qui priva le mouvement d’une direction organisée.

Des conditions et un état d’esprit analogues existaient aussi à Cronstadt à la veille de la révolte. La tension nerveuse qui régnait dans la masse ouvrière était renforcée par la dégradation permanente des conditions d’existence. L’interrogatoire de toute une série de participants à l’insurrection a montré que l’atmosphère de mécontentement   ne cessait de s’épaissir dans la masse des matelots et des soldats rouges, pour l’essentiel issus de la paysannerie surtout parce que les nouvelles reçues de leurs familles avec lesquelles cette masse n’avait pas rompu ses liens leur apportaient sans cesse des informations sur la crise de l’agriculture, sur les abus des autorités locales, sur le poids de la réquisition… etc., accroissaient encore leur exaspération.

Cette masse importante concentrée sur le petit territoire de Cronstadt et dans l’ensemble désoeuvrée, placée dans les conditions d’une existence collective de caserne fut très vite contaminée par l’atmosphère régnante d’hostilité sourde contre le régime de la dictature du prolétariat.:.

La décomposition de l’organisation communiste de Cronstadt, due à la domination en son sein de matelots déchaînés et d’un faible niveau politique allait déjà à pas de géant avant l’insurrection et s’accéléra incroyablement à la suite des discussions acharnées dans les rangs du parti sur les questions fondamentales du moment..

L’éclatement de l’organisation en différents groupes et nuances de pensées dans ces conditions devait déboucher inévitablement sur sa dislocation. Les adhérents de base du parti, dont la conscience politique ne s’élevait en rien au-dessus du niveau de conscience de la masse sans parti des matelots et des ouvriers apportèrent dans cette masse tout le désarroi idéologique qui rongeait l’organisation communiste et par là contribuèrent à séparer la masse prolétarienne et demi-prolétarienne du parti communiste, dans lequel elle commençait à voir le prétendu responsable de la ruine généralisée.

Mais l’explosion de troubles à Pétersbourg bouscula vigoureusement l’état d’esprit globalement passif de cette masse et la fit sortir de son état d’équilibre instable. La masse des matelots s’agita. Le désarroi inouï des dirigeants de l’organisation de Cronstadt et de corps des commissaires de la flotte de la Baltique et de la forteresse de Cronstadt a joué un rôle colossal dans la catastrophe qui s’est développée avec une rapidité inattendue. Si une majorité significative des membres du parti communiste russe de Cronstadt se sont vite détournés du parti et ont combattu, les armes à la main dans les rangs des insurgés, les responsables communistes, à cause de leur incompréhension de la signification du mouvement et du sens dans lequel il s’engageait, n’ont pris aucune mesure pour dissiper l’atmosphère enflammée ; ils ont même, quoique inconsciemment aidé à la naissance de l’insurrection en laissant se tenir ou même en convoquant des réunions des équipages pourtant alors surexcités et en aidant à l’envoi d’une délégation de Cronstadt dans les usines en grève.

Si les commissaires des navires insurgés, le Petropavlovsk et le Sébastopol, navires dont les équipages comprenaient un grand  nombre de membres du parti communiste avaient pris des mesures rapides et résolues, n’avaient pas admis la tenue de réunions, avaient pris en main le service des liaisons et avaient essayé d’opposer à une masse en émoi mais inorganisée la force unie des collectifs de communistes, on aurait pu alors circonscrire le mouvement et l’étouffer dès son commencement. Mais à peu près aucune tentative ne fut faite en ce sens.

L’organisation du parti affaiblie s’est disloquée et dissoute dans la masse bouillonnante et enragée.

L’insurrection s’est déroulée globalement comme suit : lorsque les nouvelles sur les grèves qui avaient éclaté à Petrograd sont parvenues à Cronstadt la masse des matelots est entrée en effervescence. Cela s’est traduit par une chute rapide de la discipline et les conversations ouvertes que menaient les matelots mêlaient des critiques brutales contre le régime communiste à des marques de sympathie pour les ouvriers en grève.

Le 25 février se réunit une assemblée générale de l’équipage du navire Sebastopol, dont la tenue avait été autorisée par le commissaire de la brigade des grands cuirassés, le camarade Zossimov,sur proposition du commissaire Tchistiakov, décida d’envoyer une délégation de 5 matelots pour éclaircir les causes de la grève dans les fabriques et les usines de Pétersbourg et les revendications avancées par les ouvriers. Le cuirassé Petropavlovsk élut lui une délégation de 7 matelots. Nous n’avons pas pu établir avec certitude le nom de famille des délégués, à une seule exception, celui de Savtchenko, un matelot sans parti, ignare, originaire de la des paysannerie du district de Koustanaïs. Mais dans ce cas, comme dans les réunions suivantes de matelots, les premiers candidats à se présenter ont été élus. Après leur arrivée à Pétersbourg les délégués se sont divisés en plusieurs groupes pour visiter les usines en grève où ils ont engagé des conversations avec des ouvriers isolés comme avec des groupes entiers d’ouvriers. Ils ont ainsi été informés de façon unilatérale sur la situation à Pétersbourg et ont manifestement été contaminés par l’état d’esprit des grévistes, même si les mots d‘ordre réactionnaires, qui avaient du succès dans certaines usines comme convocation de l’Assemblée constituante, liberté de parole, liberté des syndicats et des réunions pour tous les partis, ce qui allait beaucoup plus loin que les revendications avancées dans le milieu des matelots.

Le 27 février les matelots revinrent sur leurs navires et exposèrent à des assemblées générales des équipages les causes des troubles survenus dans les usines de la Baltique, Troubotchny, sur les cuirassés Gangout et Poltava mouillés sur la Neva ; ils ont dépeint la situation à Pétersbourg avec exagération et ils ont lu la résolution contre-révolutionnaire adoptée par les travailleurs de l’usine de la Baltique. A la suite de ces rapports une assemblée  générale de l’équipage du Petropavlovsk adopte le 28 février la fameuse résolution, en treize points élaborée par un groupe de 7 ou 8 matelots. Appartenaient à ce groupe Petritchenko, le premier secrétaire du Petropavlovsk, Ian Ianovitch Veiss-Guinter du Petropavlovsk, plus tard membre du comité de ce navire. Les noms des autres membres n’ont pas encore été établis. D’abord seul le principe de la résolution fut adopté et sa rédaction définitive fut confiée à cette même commission. Ce même 28 février le texte final de la résolution fut adopté par l’équipage du Petropavlovsk, puis par celui du Sebastopol ; il fut établi plus tard que la majorité des communistes des deux navires ont voté cette résolution. Seule une minorité insignifiante de communistes se sont alors abstenus.

Le 1er mars une assemblée générale des équipages de la 1e brigade des grands navires de ligne a adopté la résolution en présence des représentants de la 2e brigades des navires de ligne. C’est à cette assemblée que les 14e et 15e points ont été ajoutés. Le commissaire de la flotte Kouzmine a participé à cette réunion des brigades. Ce sont des communistes qui ont présidé presque toutes les assemblées. Petritchenko présida  la réunion des brigades. Le 1er mars la résolution fut soumis à l’assemblée générale de la garnison de Cronstadt qui s’est tenue sur la place de l’Ancre en présence du président du Comité exécutif central des Soviets Kalinine et du commissaire de la flotte Kouzmine. C’est le président du soviet de Cronstadt qui présida l’Assemblée au cours de laquelle intervinrent l’anarchiste Choustov, chauffeur du Petropavlovsk, qui, pendant la mutinerie, sera le commandant de la prison des interrogatoires, et Petritchenko. La résolution évoquée ci-dessus proposée par ce dernier fut adoptée à une écrasante majorité de la garnison. Le même jour sur le Petropavlovsk furent élus des comités de navire formés de matelots pour gérer la vie sur les navires. Cette décision liquidait le pouvoir des commissaires. Dans le comité du Sébastopol furent élus 9 matelots, parmi lesquels Korovkine, ancien membre du parti communiste, qui avait quitté le parti lors de la séance de réenregistrement de l’automne 1920 ; Perepelkine et Ossossov, par la suite membres du Comité révolutionnaire des mutins. Korovkine fut élu président du comité du navire Sebastopol. Le service de liaison et les gardes sur les navires passèrent dans les mains des comités de navire.

Le soir du 1er mars se tint sur le Petropavlovsk une réunion du comité de navire à laquelle ont pris part des représentants des équipages du Trouvor et d’Ogon, amarrés sur la Neva à Pétersbourg. Sur proposition des commissaires de ces deux navires, qui présidaient ces réunions, il fut décidé d’envoyer une délégation à la conférence sans parti des équipages des navires à Cronstadt. Parmi les délégués figurait le citoyen Gueorgui Frantsevitch Tan-Fabian, qui, lors de son arrestation, se déclarera sympathisant du parti des socialistes-révolutionnaires de gauche.

Après la réunion du soir citée plus haut sur le Petropavlovsk une partie des délégués de Piter décida de rester à Cronstadt pour revenir ensuite à Pétersbourg avec une délégation de Cronstadt à Pétersbourg où, sur la base d’un rapport de Tan-Fabian les équipages des navires Trouvor et Ogon, adoptèrent  une résolution  contre laquelle ne votèrent que quelques matelots.

Lors de cette réunion le soir du 1er mars sur le Petropavlovsk une motion proposant  de retenir Kalinine en otage fut soumise au vote mais la majorité des présents la rejetèrent, après quoi on laissa Kalinine quitter Cronstadt.


[1] Piter : nom populaire de Pétersbourg ou Petrograd

[2] S-R : abréviation usuelle pour Socialistes-révolutionnaires

L’ALLIANCE INTERNATIONALE DES TRAVAILLEURS (ou PREMIERE INTERNATIONALE) 1922

Errico Malatesta

Présentation d’Errico Malatesta (1853-1932)

«Errico Malatesta»: le rêve d’un autre monde

E. Malatesta : photos signalétiques prises en  mars 1921 lors de l’un de ses très nombreuses arrestations © Lux Éditeur Montréal (Québec)

Errico Malatesta naquit le 4 décembre 1853 dans une petite ville de Campanie, Santa Maria Capua Vetere, aujourd’hui dans la province de Caserta, au nord de Naples, localité qui se trouve sur l’emplacement de l’antique Capoue dont les « délices » eurent tant d’attraits pour les troupes d’Hannibal qu’elles les empêchèrent de mettre à profit la terrible défaite qu’ils avaient infligée à l’armée romaine lors de la fameuse bataille du lac Trasimène (217 av. J.-C.), pour abattre la puissance de leur ennemi juré.

Né dans une famille aisée de propriétaires terriens qui possédait aussi une importante entreprise locale de tannerie, il effectua ses études secondaires dans un collège tenu par des religieux de l’Ordre des Écoles Pies (dit aussi des Scolopi ou des Piaristes), puis partit faire des études de médecine qu’il n’acheva jamais dans la métropole régionale de Naples. Dès l’âge de 14 ans, il avait adhéré intellectuellement au républicanisme patriotique inspiré de la pensée et de l’action politiques de Giuseppe Mazzini (1805-1872), l’une des figures essentielles avec Giuseppe Garibaldi, surnommé le « héros des deux mondes » (1807-1882) du Risorgimento italien. Ce fut la Commune de Paris qui l’incita, avec d’autres jeunes gens de même formation politique que lui, à abandonner le républicanisme pour adopter des idées socialisantes et anarchisantes.

Dès août 1872, il fonde avec Andrea Costa, futur dirigeant du Parti Socialiste italien[1], Carlo Cafiero traducteur du Capital  de Marx en italien, Tito Zanardelli le républicain libertaire, Celso Ceretti combattant de l’armée des Vosges (comme Garibaldi pourtant âgé alors de 63 ans) lors de la guerre franco-prussienne de 1870 et  le sicilien Saverio Friscia[2], la section italienne de l’Association Internationale des Travailleurs (AIT) antiautoritaire qui s’opposait au Conseil général de Londres de l’Internationale dirigée par Marx et avait scissionné lors du Ve Congrès de La Haye de la Première Internationale. Les 15 et 16 septembre 1872, il participa au Congrès historique de Saint-Imier (Jura Suisse) dont il fête le cinquantième anniversaire dans l’article de 1922 que nous reproduisons ci-dessous et qui est considéré comme le moment fondateur de l’anarchisme politique.

Comme Malatesta l’explique dans son texte commémoratif les fondements idéologiques définis lors de ce Congrès procédaient d’un anti – autoritarisme sourcilleux, de l’idée que la société capitaliste, son état et ses institutions ne pouvaient être abattus que par la violence insurrectionnelle et que la société future devait reposer que sur un collectivisme autogestionnaire privilégiant le principe libertaire de la spontanéité des masses et de leur liberté totale d’organisation.

Ces idées connurent un certain succès parmi la classe ouvrière encore liée à l’artisanat local et la paysannerie des régions de l’Émilie-Romagne, des Pouilles et même dans une certaine mesure de la Sicile.

En 1874, le russe Mikhaïl Bakounine, adversaire résolu de Marx et du Conseil Général de Londres, se rendit en Italie et dirigea une tentative insurrectionnelle en Émilie (Bologne) à laquelle participèrent Malatesta,  Cafiero, Costa et sa maîtresse russe Anna Kouliscioff, elle aussi future figure dominante du futur Parti Socialiste Italien, qui échoua et aboutit à l’arrestation  de ses principaux participants dont E. Malatesta qui fut condamné à un an de prison.

Cet épisode rocambolesque ( pour échapper à ses poursuivants, Bakounine fut obligé de fuir déguise en ecclésiastique !), révélateur des ressources mais aussi des faiblesses du mouvement ouvrier révolutionnaire italien, alors à ses premiers balbutiements, a donné  lieu à la publication en 1927 (du vivant donc de Malatesta et en plein régime fasciste) d’un intéressant roman  historique de l’écrivain italien Riccardo Bacchelli (1891-1985) sur lequel nous comptons revenir dans un prochain numéro des CMO[3].

Après sa libération, Malatesta participa du 27 au 29 octobre 1876 au VIIIe Congrès de Berne de l’AIT antiautoritaire qui adopta les principes d’un communisme anarchiste et de la propagande par l’action exemplaire destinée à stimuler la mise en mouvement des masses.

L’année suivante, en avril 1877, il organisa avec Cafiero et d’autres révolutionnaires républicains et anarchistes parmi lesquels se trouvait un activiste russe Sergueï Stepniak-Kravtchinski (1851-1895) futur terroriste du groupe populiste russe « Terre et Liberté », une véritable guérilla dans le massif montagneux du Matese qui se trouve à la frontière de la Campanie et de la région du Molise, dans le but de provoquer un soulèvement de cette région particulièrement déshéritée. Malgré son échec, cette action connut un rayonnement certain, mais ses promoteurs furent presque tous arrêtés et emprisonnés dans la ville de Bénévent.

Après avoir été relaxé en septembre 1878, Malatesta abandonna l’Italie et  passa d’Égypte, en Syrie, puis au Liban, en France et finalement en Suisse, traditionnelle patrie d’adoption des anarchistes  et révolutionnaires italiens (un certain Benito Mussolini y vécut quelque temps presque en clochard dans sa prime jeunesse).

Après un bref passage en Roumanie, il  se déplaça fréquemment entre la Belgique, la France et la Suisse jusqu’au début de l’année 1880. Il fut arrêté en France en juin 1880 et condamné à sept mois de prison, à l’issue desquels il se rendit à Londres où il participa en juillet 1881 avec l’anarchiste napolitain Francesco Saverio Merlino (1856-1930) futur défenseur de Gaetano Bresci l’auteur de l’attentat qui coûta la vie au roi d’Italie Humbert 1er le 29 juillet 1900, le théoricien russe de l’anarchisme  Pierre Kropotkine et entre autres, la communarde Louise Michel (1830-1905)  au Congrès international anarchiste.

En juin 1882, il se rend à nouveau en Égypte pour se joindre au soulèvement antibritannique du nationaliste Ahmed Urabi Pacha. Arrêté par les autorités anglaises, il ne sera libéré qu’en 1883.

Revenu en Italie, il s’opposa à son ex-compagnon A. Costa qui s’était rallié à un socialisme d’inspiration marxiste et gradualiste. À nouveau condamné pour ses publications jugées subversive, il émigre cette fois en Argentine où vit une très importante communauté italienne. Il participé à la création de plusieurs syndicats et se fait même chercheur d’or dans l’extrême sud du pays pour tenter de financer ses activités politiques.

En 1889, il revient en Europe et s’établit à Nice où il fonde une revue  de propagande nommée « L’Associazione ».

Il participe en 1891 au Congrès anarchiste de Capolago, dans le Tessin et est arrêté à Lugano où après deux mois d’incarcération, il se rend une nouvelle fois à Londres, puis en Espagne où il participe à des soulèvements sporadiques. De retour à Londres, il  s’oppose à la dérive terroriste que connaît le mouvement anarchiste.

Après avoir participé à une énième tentative insurrectionnelle en Belgique en 1893, il est de retour en Italie où se déroule en Sicile l’important mouvement insurrectionnel paysans dit des « faisceaux siciliens »[4], ainsi que des agitations d’inspiration anarchistes parmi les extracteurs de marbre des célèbres carrières de Carrare dans le nord de la Toscane[5].

En 1896, il participe au Congrès de Londres de l’Internationale Socialiste où se discute la question de la légitimité de la revendication d’indépendance nationale de la Pologne.

Il s’établit à nouveau en Italie en mars 1897, cette fois dans la cité portuaire d’Ancône dans les Marches où il se livre à une intense activité propagandiste.

Arrêté de nouveau, il est cette dois condamné à deux mois d’emprisonnement malheureusement assortis d’une assignation à résidences dans les lointaines îles d’Ustica, puis de Lampedusa, respectivement au Nord et au Sud de la Sicile.

Il réussit à s’évader de l’île de Lampedusa et à rejoindre l’Angleterre à travers la Tunisie, puis l’île de Malte. Il émigre ensuite vers les États-Unis où il tient de nombreuses conférences de propagande, mais regagne assez vite l’Angleterre où il se trouve au moment de l’assassinat du roi d’Italie que nous avons évoqué précédemment. Selon certains historiens, il n’est pas exclu que Gaetano Bresci, l’assassin qui était précisément venu des États-Unis pour commettre l’attentat de Monza, ait eu des contacts avec Malatesta avant de mettre son projet à exécution.

Après quelques années d’inactivité forcée par les conditions draconiennes de neutralité politique qui lui sont imposées par les autorités britanniques, il participe en août 1907 au Congrès international anarchiste d’Amsterdam où se discute la question du syndicalisme révolutionnaire dont la CGT française qui vient de tenir son Congrès d’Amiens et d’y adopter la fameuse Charte dont on parle souvent encore aujourd’hui est en quelque sorte le fer de lance.

Au cours du Congrès une controverse très importante l’oppose au jeune Pierre Monatte (1881-1960) sur la valeur révolutionnaire du syndicalisme à propos de laquelle Malatesta exprime son scepticisme.

De retour en Italie en 1913, il s’installe de nouveau à Ancône où il fonde un nouvel hebdomadaire intitulé « Volontà ». En juin de l’année suivante prend naissance justement à Ancône un très important mouvement de protestation contre la guerre et le militarisme que l’on a baptisé du nom significatif de « Settimana rossa » (Semaine rouge). Malatesta se lance à corps perdu dans cette bataille qui s’étend bientôt à la Romagne et à la Toscane en invoquant la grève générale nationale. Dans le feu de ces événements, deux jeunes dirigeants appelés à jouer un rôle éminent dans les décennies suivantes sont au centre du mouvement : Pietro Nenni (1891-1980), futur dirigeant historique du Parti Socialiste Italien jusque dans les années 1970 et … Benito Mussolini (1883-1945), alors Directeur du quotidien du PSI « L’Avanti » et qui est appelé à jouer le rôle que l’on sait, après avoir effectué un spectaculaire retournement de veste belliciste en 1915.

Après le nouvel échec de la « Semaine rouge », Malatesta fut contraint de retourner en Angleterre où il passa toutes les années de la première guerre mondiale.

Revenu en Italie en décembre 1919, il jugea que le bouillonnement politique qui y régnait avec une spectaculaire montée en puissance du PSI alors dirigée par la majorité maximaliste favorable, en paroles du moins, à la Révolution russe, l’apparition de courants encore plus radicaux se proposant de s’inspirer de la politique victorieuse des bolcheviks pour l’appliquer en Italie et l’apparition, à vrai dire encore timide, d’un mouvement politique nouveau se prétendant anti-bourgeois mais aussi antimarxiste et pratiquant l’action violente contre le mouvement ouvrier et paysan, créait une situation favorable pour cette Révolution libertaire qu’il avait tenté de déclencher durant toutes les années précédentes dans tous les pays et les régions où la répression l’avait contraint de se réfugier. Au début de 1920, il fonda le quotidien anarchiste « Umanità Nova » (Nouvelle Humanité) qui, signe des temps, tira bientôt à 50.000 exemplaires et qui se propose de fédérer les énergies de toutes les forces décidées à en finir avec le régime : républicains, anarchistes, socialistes et syndicalistes C’est dans cette publication qu’il publie l’article commémoratif que nous présentons ici.

Il est arrêté en mars 1921 et entame une grève de la faim. Il est libéré en 1922, mais retrouve un climat  bien changé car l’échec du Mouvement de l’Occupation des Usines (à l’automne 1920), la scission de l’aile gauche du Parti Socialiste à Livourne  en janvier 1921, puis la nouvelle scission des éléments réformistes du PSI l’année suivante et la recrudescence des violences fasciste et la montée en puissance de ce qui est devenu le Parti National Fasciste désormais aux portes du pouvoir semblent ouvrir de très dramatiques perspectives pour le mouvement ouvrier et dévoiler un horizon où la perspective de la Révolution prolétarienne, si présente de 1919 à 1920, semble à présent s’éloigner[6].

Sans désemparer et en butte comme les socialistes, les communistes, les réformistes et même l’aile libérale de la bourgeoisie aux agressions et aux violences incessantes des bandes fascistes, il crée un  nouveau journal « Pensiero e volontà » (Pensée et volonté) dans lequel au milieu de milles difficultés et de mille dangers il s’efforce de faire vivre les théories qu’il a toujours défendues.

Contrairement à de nombreux militants et dirigeants qui, devant l’installation par la dictature d’une chape de plomb de plus en plus pesante, il décide de ne pas émigrer ni de passer dans la clandestinité.  Mais à partir de 1926, il est dans l’incapacité de continuer à faire connaître publiquement ses idéaux et passe ses dernières années comme un reclus constamment sous la surveillance de la police et des milices du Régime.

Dans la traduction française d’un ouvrage de l’historien de l’anarchisme italien Pier Carlo Masini (1923-1998), parue sous le titre Anarchistes et communistes dans le mouvement des conseils à Turin (Paris, Nautilus, 1983), est reproduit un intéressant jugement de Malatesta sur le mouvement d’Occupation des usines du triangle industriel Turin-Milan-Gênes à l’été 1920 qui est considéré par beaucoup (mais pas par tous) comme un des épisodes révolutionnaires les plus marquants de l’histoire moderne du mouvement ouvrier révolutionnaire, exprimé dans un article publié par le quotidien qu’il dirigeait « Umanità Nova » du 28 juin 1922. En voici quelques extraits en guise d’illustration de la pensée du théoricien anarchiste :

Les ouvriers métallurgistes commencèrent le mouvement pour des questions de salaires. Il s’agissait d’une grève d’u genre nouveau. Au lieu d’abandonner les usines, ils restaient dedans sans travailler, en les gardant nuit et jour pour que les patrons ne puissent lock-outer.

Mais on était en 1920. Toute l’Italie prolétarienne tremblait de fièvre révolutionnaire, et le mouvement changea rapidement de caractère. Les ouvriers pensèrent que c’était le moment de s’emparer définitivement des moyens de production. Ils s’armèrent pour la défense, transformant de nombreuses usines en véritables forteresses, et ils commencèrent à organiser la production pour eux-mêmes. Les patrons avaient été chassés ou déclarés en état d’arrestation. … C’était le droit de propriété aboli en fait, la loi violée dans tout ce qu’elle a de défense de l’exploitation capitaliste. C’était un nouveau régime, une nouvelle forme de vie sociale qui étaient inaugurés. Le gouvernement laissait faire, parce qu’il se sentait incapable de s’y opposer, comme il l’avouera plus tard en s’excusant de l’absence de répression.

Le mouvement s’étendait et tendait à embrasser d’autres catégories. Des paysans occupaient les terres. C’était la révolution qui commençait et se développait à sa manière, je dirai presque idéale.

Les réformistes, naturellement, voyaient les choses d’un mauvais œil et cherchaient à les faire avorter. Même « Avanti ! » ne sachant à quel saint se vouer, tenta de nous faire passer pour des pacifistes, parce que dans « Umanità Nova » nous avions dit que si le mouvement s’étendait à toutes les catégories, si les ouvriers et les paysans avaient suivi l’exemple des métallurgistes en chassant les patrons et en s’emparant des moyens de production, la révolution se serait faite sans verser une goutte de sang. Peine perdue.

La masse était avec nous. On nous demandait de nous rendre dans les usines pour parler, encourager, conseiller, et nous aurions dû nous diviser en mille pour satisfaire toutes les demandes. Là où nous allions c’étaient nos discours que les ouvriers applaudissaient, et les réformistes devaient se retirer ou se camoufler.

La mase était avec nous, parce que nous interprétions mieux ses instincts, ses besoins et ses intérêts.

Et cependant, le travail trompeur des gens de la Confédération Générale du Travail et ses accords avec Giolitti suffirent à faire croire à une espèce de victoire avec l’escroquerie du contrôle ouvrier et à convaincre les ouvriers à laisser les usines, juste au moment où les possibilités de réussite étaient les plus grandes[7].


[1] *Cette brève présentation est en grande partie inspirée par l’article biographique de Giampietro Berti, Professeur d’histoire contemporaine de l’Université de Padoue, paru dans le Dizionario Biografico degli Italiani, Roma, Istituto per l’Enciclopedia Italiana, vol. 68 (2007), ad voc.

Andrea Costa (1851-1910) est évoqué dans notre article sur le Congrès de Livourne qui est publié dans ce même numéro 86 en ligne des CMO et nous reviendrons de façon plus exhaustive sur ce personnage important de l’histoire du mouvement ouvrier en Italie, puisqu’il fut le premier député socialiste élu au Parlement, dans ce prochain article sur le contexte historique évoqué dans le roman de R. Bacchelli que nous annonçons ci-dessous (cf. notes 2 et 3).

[2] Sur tous ces personnages cités qui présentent à peu près le même profil politique puisqu’ils passèrent du patriotisme mazzinien ou garibaldien à un socialisme anarchisant avec, pour certains d’entre eux, nous reviendrons également prochainement dans ce futur article cité à la note précédente.

Carlo Cafiero (1846-1892), très lié à Bakounine, à Kropotkine et à la Russie ( En 1874 il épousa même à Saint-Pétersbourg, une jeune révolutionnaire ruse, Olympia Kutuzova qu’il avait connue en Suisse).

Tito Zanardelli (1848- ?), très curieux personnage qui abandonna la politique et devint un linguiste et philologue renommé et qu’il ne faut pas confondre avec son homonyme Giuseppe Zanardelli (1826-1903) qui fut Président du Conseil du Royaume d’Italie du 15 février 1901 au 3 novembre 1903.

Celso Ceretti (1844-1909) qui, après la défaite de Sedan, combattit aussi aux côtés des patriotes bosniaques et serbes contre la domination turque et dont la mort fut célébrée dans « L’Humanité » du 17 janvier 1909 par une autre haute figure du mouvement révolutionnaire italien, l’ex-communard Amilcare Cipriani (1843-1918).

Saverio Friscia (1813-1886) avait participé aussi activement au succès de l’expédition de Garibaldi en Sicile en mai 1860.

[3] Le roman qui fut d’ailleurs éreinté par le fils adoptif de Bakounine, Carlo (1868-1943) qui était ingénieur en Argentine, a été traduit en français plus récemment sous le titre La Folie Bakounine qui désigne la propriété que C. Cafiero avait achetée pour celui qu’il considérait comme son maître, non loin de Lugano dans le Tessin (cf. R. Bacchelli, La Folie Bakounine, Préface de Paul Renucci, Traduction de Giovanni Ioppolo, Paris, Julliard, 1973).

[4] On désigne sous ce nom de « Fasci Siciliani dei Lavoratori » (Faisceaux Sicilien des Travailleurs), on notera au passage que le fascisme mussolinien n’ a encore une fois rien inventé, un très vaste et sérieux mouvement à connotation libertaire et sociale qui impliqua le petit prolétariat des villes, les mineurs de soufre et les ouvriers agricoles des « latifundia » de 1889-1893 et donna lieu à une très féroce répression de la part des forces policières et militaires de l’état bourgeois italien avec la collaboration de la fameuse « mafia ». Nous nous proposons là aussi d’y revenir de façon plus développée prochainement dans les CMO.

[5] Cette région a été marquée jusqu’à une période récente par une forte présence anarchiste. On cite le fait par exemple qu’à la fin des années 1980 à Carrara, le chef-lieu de la province, un monument avait été érigé à la mémoire de Gaetano Bresci, l’anarchiste qui assassina le roi d’Italie le 29 juillet 1900 (une initiative à la fois parallèle et antithétique de celle des « déboulonneurs » de statues d’aujourd’hui).

[6] Pour un tableau un peu plus complet et précis du climat de ce « biennio rosso » ( les deux années rouges), nous renvoyons dans ce numéro même 86 des CMO à notre article sur le Congrès de fondation du Parti Communiste d’Italie (Livourne 15-22 janvier 1921).

[7] Pier Carlo Masini, Anarchistes et communistes …, Traduction d’Isabella De Caria de Anarchici e comunisti nel movimento dei consigli a Torino (primo dopoguerra rosso 1919-1920), Torino, 1951, op. cit., p. 63-64.

LA PREMIERE INTERNATIONALE[1]

«A la mi-février tombe le cinquantenaire du Congrès de Saint-Imier en Suisse, fameux dans l’histoire de la Première Internationale et du socialisme en général, parce que c’est avec lui que commence, en quelque sorte, l’histoire officielle du mouvement anarchiste.

« Les camarades suisses célébreront cet anniversaire par une fête intime, à laquelle participeront probablement quelques-uns parmi les rares survivants ; et ce sera une fête émouvante pour ceux qui vécurent ces jours de pénibles luttes intellectuelles et de vierge enthousiasme, pour ceux qui conservent encore, après cinquante ans de vicissitudes diverses, de tribulations, toute entière – et plus forte que jamais – la foi de leur première jeunesse. Que de grandes espérances restent liées à ce souvenir !

« L’Association Internationale des Travailleurs, ébauchée en 1862 et née à Londres en 1864, avait tout à coup changé les termes de la lutte pour le progrès et pour l’émancipation humaine.

« Jusqu’alors, les masses travailleuses, quand elles s’intéressaient aux questions économiques et sociales, le faisaient à la suite, et pour le compte, des partis bourgeois ; elles attendaient tout de l’avènement d’hommes et de gouvernements meilleurs. Dans le prolétariat, il manquait la conscience de classe, de l’antagonisme d’intérêts, entre celui qui travaille, et celui qui vit du travail des autres, la conscience de l’injustice fondamentale d’où dérivent les maux sociaux. C’est pourquoi la grande majorité, la presque totalité des ouvriers, même avancée, n’aspirait qu’à des changements superficiels de formes gouvernementales, à de menues réformes qui laissaient intactes aux mains de quelques-uns la possession monopolisée des moyens de production, et par la même la domination réelle sur toute la vie sociale.

« Avec l’Internationale, fondée par l’initiative de quelques hommes qui, dès cette époque, comprenait la vraie nature de la question sociale, et la nécessité de soustraire les travailleurs à la direction des partis bourgeois, commença une ère nouvelle. Les travailleurs, qui avaient toujours été une force brute au service de dirigeants plus ou moins bien intentionnés, s’érigeaient en facteur principal de l’histoire humaine ; et en luttant pour leur émancipation propre, déclaraient lutter pour le bien de tous, pour le progrès humain, pour la fondation d’une civilisation supérieure.

« Nous écrivîmes jadis, et nous ne saurions que le répéter :

« L’Internationale détacha les travailleurs de la suite des partis bourgeois, et leur donna une conscience de classe, un programme propre, une politique propre ; elle mit en discussion et en mouvement tous les problèmes sociaux d’importance vitale ; elle élabora ce socialisme moderne, que par la suite quelques écrivains ont prétendu avoir tiré de leur propre cerveau ; elle fit trembler les puissants, suscita l’ardent espoir des opprimés, inspira des héroïsmes et des sacrifices sans nombre… et au moment où elle paraissait plus prête que jamais à ensevelir la société capitaliste, elle se disloqua et mourut.

« Pour quelle raison ? Pour quelle cause ?

« On a voulu attribuer la dissolution de l’Internationale, soit aux persécutions, soit aux luttes personnelles qui éclataient en son sein, soit à son mode d’organisation, soit à toutes ces causes en même temps.

« Je crois qu’il en fut autrement.

« Les persécutions eussent été par elle-même, impuissantes à anéantir l’Association : souvent elles ne firent qu’accroître sa popularité et son extension.

« Les luttes personnelles ne furent en réalité que des symptômes secondaires, et tant que le mouvement eut assez de vitalité, elles contribuèrent plutôt à intensifier l’action des divers partis et des individus les plus actifs.

« Le mode d’organisation, devenu centraliste et autoritaire sous l’influence du Conseil Général de Londres, et spécialement de Karl Marx qui en était l’âme, conduisit effectivement à la scission de l’Internationale en deux branches et au rapide déclin de la branche autoritaire ; mais la branche fédéraliste et anarchiste, qui comprenait les fédérations d’Espagne, d’Italie, de Suisse Romande, de Belgique, du midi de la France, ainsi que des sections d’autres pays, ne lui survécut que durant quelques années. On dira peut-être que dans la branche anarchiste aussi subsistait le mythe autoritaire et que là aussi quelques individus faisaient et défaisaient à leur gré au nom de la masse, qui, passivement, les suivaient ; et c’est vrai ; mais il faut noter qu’en ce cas, l’autoritarisme n’était pas voulu ; qu’il n’était pas inscrit dans les formes de l’organisation et dans les principes dont elles s’inspiraient ; ils n’étaient sans doute qu’une conséquence naturelle, nécessaire, du fait auquel se rapporta la dissolution de l’Internationale et que je vais exposer.

« Dans l’Association Internationale des Travailleurs, fondée en tant que fédération des « sociétés de résistance » pour donner une plus large base à la lutte économique contre le capitalisme, il est exact que se manifestèrent bien vite, deux tendances, l’une autoritaire, l’autre libertaire, qui divisèrent les internationales en fractions ennemies, lesquelles   eurent pour chefs ou du moins comme représentants extrêmes Marx et Bakounine.

« Il est exact que les uns voulaient faire de l’Association un corps discipliné sous les ordres d’un Comité central, tandis que les autres voulaient qu’elle fût une libre fédération de groupes autonomes ; que les uns voulaient se soumettre la masse pour faire, selon la superstition autoritaire, son bien par la force, tandis que les autres voulaient la soulever, et l’amener à se libérer d’elle-même. Mais un trait commun caractérisait les inspirateurs des deux fractions, en ce qu’ils prêtaient à la masse des adhérents leurs propres idées, pensant l’avoir convertie alors qu’ils n’en n’avaient obtenu qu’un acte de confiance et de docilité superficielle.

« C’est ainsi que nous vîmes l’Internationale devenir rapidement, de mutualiste, collectiviste, puis socialiste-révolutionnaire ou anarchiste, avec une rapidité d’évolution qui s’inscrivaient dans les délibérations des congrès et dans le contenu de la presse périodique, mais qui ne pouvait correspondre à une évolution réelle et contemporaine de l’immense majorité des associés.

« Rappelons qu’il n’y avait pas d’organes distincts, d’une part pour la lutte économique, d’autre part pour l’élaboration des idées, de sorte que chaque internationaliste devait déployer au sein de l’Internationale même toute son activité de pensée et d’action ; il en résultait nécessairement, chez les esprits les plus hardis, ou bien un retard volontaire pour se maintenir au niveau de la masse arriérée et pesante, ou bien, comme il advenait généralement, une tendance à progresser et évoluer seule, dans l’illusion que la masse les comprenait et les suivait.

« Ainsi les éléments les plus avancés, étudièrent, discutèrent, énoncèrent les besoins du peuple, formulèrent en programmes concrets les vagues aspirations de la masse, affirmèrent le socialisme, affirmèrent l’anarchisme, prophétisèrent l’avenir et le préparèrent – mais ce faisant ils tuèrent l’Association.

« En moins de dix ans, la lame avait usé le fourreau.

« Je ne dis pas que cela fut un mal. Si l’Internationale était restée une simple organisation de résistance et n’avait pas été agitée par les tempêtes de la pensée et par les passions partisanes, elle aurait duré, mais comme durent les Trade Unions anglais, inutiles, et peut-être nuisible à l’histoire de l’émancipation humaine. Il vaut mieux qu’elle soit morte en jetant au vent des grains féconds : par elle naquirent en effet le mouvement socialiste et le mouvement anarchiste.

« Mais il faut bien comprendre qu’aujourd’hui on ne peut, ni ne doit, refaire l’Internationale d’autrefois. Aujourd’hui, l’illusion et l’équivoque dont vécut et mourut l’ancienne Internationale n’est plus possible. L’antagonisme entre libertaires et autoritaires, et la distance qui existe entre les hommes d’idées et la masse semi-consciente mue seulement par les intérêts, s’oppose plus que jamais à la naissance, à la croissance et à la durée d’une Internationale qui serait, comme la première, en même temps une association de résistance économique, un laboratoire d’idées, et une association révolutionnaire.

« Une nouvelle Internationale (je parle d’une association de travailleurs réunis en tant que travailleurs et non un mouvement fondé par une communauté d’idées et de buts révolutionnaires), une nouvelle Internationale de Travailleurs, pour être viable et accomplir sa mission, doit s’ouvrir à tous les travailleurs et grouper autant de travailleurs qu’il est possible, sans distinction d’opinions sociales, politiques et religieuses, pour la lutte contre l’exploitation directe : partant elle ne doit être ni individualiste, ni collectiviste, ni communiste, elle ne doit être ni religieuse ni anti-religieuse. L’unique idée commune, l’unique condition d’admission, c’est las volonté de lutte contre les exploiteurs du travail salarié, et contre l’exploitation elle-même.

« Si par la suite, illuminée par la propagande, conduite, par l’expérience acquise dans la lutte, aux racines des malheurs sociaux et aux remèdes qui leur sont applicables, éperonnée par l’exemple des groupes révolutionnaires, forcée par la réaction à recourir à des méthodes radicales, la masse des associés éclate en affirmations socialistes, anarchistes, anticléricales, alors tant mieux, parce que le progrès sera réel et non illusoire.

« Au fond, c’est dans cette évolution que résident le but et l’espoir que nous poursuivons quand nous nous intéressons au mouvement ouvrier.

                                                                       Un vieil internationaliste


[1] Les archives de l’anarchie. Supplément n° 5 de l’Entente Anarchiste.

CE QU’ETAIT LA PLATE-FORME CONSTITUTIVE DE LA GAUCHE REVOLUTIONNAIRE (oct 1935).

M. Pivert

Marceau Pivert / Marxists.org

La montée de la lutte des classes en France, comme dans de nombreux pays d’Europe provoque au début des années la formation dans la SFIO dune aile gauche qui se traduit d’abord par la création d’une tendance  nommée la Bataille socialiste, dirigée par Marceau Pivert et Jean Zyromski ,qui se prononce pour l’unité du PC et de la SFIO (que rejettent les dirigeants du PC et dont ne veulent pas les dirigeants de la SFIO soucieux de défendre l’état bourgeois). La manifestation de masse du 12 février 1934 où  la mobilisation ouvrière impose l’unité en réponse à la manifestation des ligues fascistes du 6 février 1934 accélère cette cristallisation. La direction de la SFIO  y répond… en organisant la chasse  aux trotskystes entrés ouvertement dans la SFIO. Pivert signe en août 1935 un appel à une Conférence nationale contre la guerre et l’union sacrée qui affirme :  « Ce n’est pas d’une guerre impérialiste mais de luttes sociales que nous attendons la chute du régime hitlérien ». En même temps Pivert se déclare partisan de constituer des groupes d’autodéfense musclée (Les TPPS) pour répondre aux bandes fascistes, bref partisan de ne pas confier la protection  des militants et manifestants aux forces de l’ordre bourgeois. La Bataille socialiste, qui a par ailleurs approuvé l’exclusion, condamnée par Pivert de 13 militants trotskystes ou trotskysants des Jeunesses socialistes  rejette ces conceptions. Les désaccords aboutissent à l’explosion de la Bataille socialiste et à la fondation en septembre 1935 de la tendance Gauche révolutionnaire sur la base d’une plateforme reproduite ci-après. En juin 1938 la Gauche révolutionnaire sera exclue de la SFIO – dont le secrétaire général, Paul Faure, deviendra ministre d’Etat de Pétain deux ans plus tard – et fonde le Parti socialiste ouvrier et paysan (PSOP) que la guerre  liquidera.      

1° DE LA DEFENSIVE ANTI-FASCISTE A L’OFFENSIVE CONTRE LE CAPITALISME

Les forces productives développées par le capitalisme se heurtent de plus en plus aux obstacles dressés par leur propre exploitation.

Pour parer à ces difficultés croissantes, le capitalisme est forcé de s’imposer des formes planifiées.

Mais comme à l’époque du capitalisme de libre concurrence, puis du capitalisme monopoleur, le capitalisme étatique reste soumis à la loi du profit et son évolution l’entraîne vers la généralisation de la misère.

En même temps se transforme la superstructure politique et la démocratie bourgeoise devient un système périmé de domination capitaliste : ELLE TEND A SE TRANSFORMER EN ETAT AUTORITAIRE.

L’alternative qui se pose est donc : dictature autoritaire du grand capital conter l’ensemble des masses laborieuses ou dictature du prolétariat, représenté par un gouvernement ouvrier et paysan, issu de la révolution, substituant à l’appareil étatique de la bourgeoisie les organismes démocratiques des masses laborieuses et construisant le socialisme.

Si les partis ouvriers se bornent à défendre la démocratie bourgeoise périmée, ils ne montreront pas d’issue réelle aux masses souffrantes, ils permettront aux démagogues fascistes d’identifier les partis ouvriers avec la démocratie capitaliste et de conquérir ainsi de larges couches désespérées pour les buts fascistes. C’est pourquoi le P.S. doit transformer la défensive anti-fasciste en offensive contre le capitalisme et rassembler les masses laborieuses sous son drapeau en prenant comme point de départ aussi bien leurs besoins économiques que la défense des libertés démocratiques, conquises de haute lutte par nos aînés.

2° POUR UN FRONT POPULAIRE DE COMBAT

Le Front Populaire actuel est un rassemblement des masses contre la menace fasciste. Les aspirations de ces masses ne peuvent être réalisées désormais que par des combats avec le grand capital et ne devraient avoir comme issue que la chute de la domination bourgeoise. Mais la politique actuelle de ses dirigeants freine les aspirations révolutionnaires.

Un gouvernement du Front Populaire rencontrera dès qu’il essaiera de satisfaire même aux plus modestes aspirations des masses la plus farouche résistance extraparlementaire des forces capitalistes. Il lui faudra alors, ou bien trahir ces masses et capituler honteusement, ou bien se jeter – sous la pression des masses – dans un combat en direction du socialisme. Seul un gouvernement qui s’appuiera sur la volonté des masses organisées, résolues à la lutte et au moins partiellement équipées pour le combat pourra se transformer en gouvernement ouvrier et paysan et mener à son terme sa tâche révolutionnaire.

La tactique du Parti Socialiste doit découler de ces considérations.

Il doit préparer les masses à l’action directe, à la lutte sous toutes ses formes (depuis les meetings et démonstrations de rue jusqu’à la grève générale en accord avec les syndicats). L’amoindrissement continu de l’importance du parlementarisme impose au parti le passage à l’action extraparlementaire et la dénonciation des illusions électoralistes. Toute l’activité du Parti doit lui être dictée non par la légalité de son ennemi de classe, mais par la volonté des masses travailleuses et les nécessités de la lutte révolutionnaire.

3° POUR UNE MILICE POPULAIRE ET DES COMITES DE SALUT

Des mots d’ordre concrets, adaptés à la situation et perceptibles par les masses en mouvement augmentent leur capacité offensive.

Ainsi, en présence des provocations fascistes qui se multiplient, nous lançons le mot d’ordre de la MILICE OUVRIERE ET PAYSANNE ; ce mot d’ordre implique la création immédiate des organismes de défense active destinés à l’encadrement des masses. Le développement de la milice sera déterminé par le processus révolutionnaire et contribuera à la désagrégation du moral de l’ennemi fasciste.

D’autre part, dans chaque localité, dans chaque quartier, un COMITE de salut public (COMMUNE) doit se constituer à la faveur des luttes : les paysans seront appelés à contrôler eux-mêmes les prix de vente de leurs produits et les COMITES PAYSANS se prépareront à prendre en mains la gestion des minoteries et des grands domaines. Des COMITES POPULAIRES contrôleront les prix dans les villes ; d’autres, en accord avec les syndicats, contrôleront la fabrication et le transport des armements. Partout les travailleurs constitueront, à côté du pouvoir officiel de la bourgeoisie, les éléments du POUVOIR POPULAIRE. Les délégués de tous les Comités populaires locaux se réuniront pour constituer les ETATS GENERAUX DES MASSES TRAVAILLEUSES.

En même temps, une propagande active et une pénétration méthodique s’exerceront parmi les forces coercitives de la bourgeoisie.

Une révolution ne s’improvise pas. Le parti doit donc la préparer et envisager l’action révolutionnaire sous toutes ses formes et dans tous ses moyens.

4° CONTRE LA GUERRE ET L’UNION SACREE

Le prolétariat doit se dresser de toutes ses forces contre la guerre menaçante.

Les techniques modernes de guerre font de la prétendue « défense nationale » en régime capitaliste une expression vide de sens et une duperie sanglante.

En aucun cas le prolétariat ne saurait s’associer à une guerre menée par ses exploiteurs.

Ni au nom de la « démocratie » contre les fascistes extérieurs. On ne porte pas la liberté à un peuple à la pointe des baïonnettes. Et on ne lutte pas contre le fascisme d’autrui après avoir accepté dans son propre pays un régime équivalent (état de siège, censure, suppression de toutes les libertés, destruction physique et morale du peuple, etc.).

Ni au nom de la défense de l’U.R.S.S. car la seule défense efficace de la première Révolution prolétarienne victorieuse, c’est son extension vers la révolution mondiale.

Ni, à plus fortes raisons, au nom de considérations diplomatiques quelconques.

Il ne peut faire confiance, pour l’empêcher, à un organisme international quelconque des Etats impérialistes (comme la S.D.N.). De même il ne peut raisonnable attendre que le capitalisme consente à se désarmer lui-même.

Le prolétariat trahirait sa mission s’il marchait sous un prétexte quelconque à la remorque d’un impérialisme contre un autre.

Toute lutte contre la guerre doit être menée de manière autonome, et avec tous les moyens d’action directe de classes. Le danger de guerre ne peut disparaître que par le renversement du capitalisme.
Notre mot d’ordre essentiel de lutte contre la guerre est :

« SI TU VEUX LA PAIX, PREPARE LA REVOLUTION ».

Nous ne l’abandonnerons sous aucun prétexte.

Si malgré nos efforts la guerre éclate, les socialistes utiliseront les difficultés crées par les hostilités pour renverser leur propre bourgeoisie par les moyens révolutionnaires. Ils tendront à transformer la guerre capitaliste en guerre civile.

Ils doivent être convaincus que la défaite de la bourgeoisie de leur pays sera le levier de leur victoire et la seule aide véritable à la révolution russe.

5° POUR LA LIBERATION DES PEUPLES COLONIAUX

(développé en une p.f. spéciale, voir n° 4 de la « G.R. »).

Les socialistes ont le devoir de soutenir les mouvements des peuples coloniaux en faveur de leur libération. Toutefois, dans ces luttes ils doivent conserver leur propre organisation et leur politique socialiste en face des éléments indigènes féodaux, capitalistes et petits-bourgeois.

6° POUR L’UNITE ORGANIQUE ET REVOLUTIONNAIRE

La politique actuelle de chacune des deux Internationales ne traduit pas la volonté révolutionnaire des masses.

L’unité ne saurait être seule la garantie de la victoire, car le parti unifié groupera les courants les plus contradictoires.

Mais c’est de l’intérieur du mouvement prolétarien unifié que nous voulons chercher les possibilités de redressement révolutionnaire. Car la fusion des deux partis attirera nécessairement des milliers de prolétaires inorganisés aujourd’hui, contribuera à élever la volonté combative de la classe ouvrière et donnera de nouvelles possibilités à l’action révolutionnaire.

D’où, NECESSITE URGENTE DE LA RECONSTITUTION DE L’UNITE ORGANIQUE NATIONALE ET INTERNATIONALE et de la plus large DEMOCRATIE INTERIEURE pour que les différentes tendances puissent gagner les militants à leurs conceptions.

7° NOTRE BUT est de gagner la majorité des militants de la S.F.I.O. à ces points de vue.

LES GIROUETTES POLITIQUES. LES HAUTS DIGNITAIRES DU PCUS PASSES A L’HYSTERIE ANTICOMMUNISTE (1998).

Vadim Rogovine

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Vadim Rogovine / Mehring.com

Question : La transformation de nos principaux idéologues du communisme en anticommunistes acharnés reste jusqu’à présent une énigme pour beaucoup. Comment des gens, qui ont passé de longues années au pouvoir et servi avec dévouement les idéaux socialistes, ont-ils pu en un instant changer radicalement d’opinion ? On peut, certes, comprendre l’évolution d’un jeune homme qui cherche et modifie ses convictions. Mais comment expliquer cette « conversion » en masse, ces palinodies de gens d’âge respectable, d’idéologues communistes de l’envergure de Iakovlev, Eltsine, Chevarnadze et tant d’autres ?

V.Z. Rogovine : Le phénomène, vu de l’extérieur, peut effectivement paraître étonnant. Il ne s’était encore jamais produit dans l’histoire à une telle échelle. On peut évoquer une girouette politique comme Fouché, jacobin devenu ministre de Napoléon, puis du roi (chemin brillamment décrit par Stéphane Zweig). Dans notre histoire récente, on peut y rattacher par exemple les mencheviks de droite, Andreï Vychinski et David Zaslavski qui, après avoir violemment dénoncé le bolchevisme, l’ont défendu avec ardeur quand le stalinisme triomphait. Mais cela peut s’expliquer. Staline, au milieu des années 30, a réalisé dans le pays une contre révolution antibolchevique, ne conservant qu’une phraséologie pseudo-marxiste pour en camoufler la nature. Pour beaucoup c’était évident déjà à l’époque. En témoignent les écrits du français André Gide, du philosophe émigré Fedotov et d’autres.

Aux procès politiques des années 30, les vieux bolcheviks étaient accusés de vouloir restaurer le capitalisme, d’être des contre-révolutionnaires, etc. Mais pour convaincre des millions de gens, dans notre pays et à l’étranger qu’une telle dégénérescence était possible, il a fallu les efforts colossaux de la machine de propagande stalinienne et un système de torture digne de l’inquisition.

Aujourd’hui cette dégénérescence est devenue réalité. Et ce qui était une honte pour les bolcheviks des années 30 est devenu un sujet de fierté pour le haut bureaucrate du parti à la fin des années 80.

En fait il n’est pas très difficile d’expliquer cette dégénérescence, si l’on connaît notre histoire. Pour instaurer son nouveau régime, Staline a presque totalement exterminé deux générations de vrais bolcheviks. Non seulement ils ont été physiquement liquidés, mais Staline a réussi à éradiquer de la conscience populaire l’esprit, la mentalité bolchevique. Une nouvelle génération a succédé à celle qui avait été anéantie, une génération de tout jeunes gens, sans aucun passé politique. Des exécutants consciencieux, capables d’une obéissance absolue et prêts à effectuer docilement toute injonction du chef, sans trop réfléchir à sa validité, son caractère moral ou immoral. Ils étaient totalement redevables à Staline de leur accession au pouvoir et de tous les biens et privilèges qui en découlaient. Le dévouement de cette génération à Staline était cimenté par le sang des milliers de victimes du régime d’inquisition, de la lutte contre l’opposition. C’est pourquoi jamais aucun d’eux n’a eu l’intérêt ou le désir de démasquer totalement Staline, n’a voulu démêler les vraies raisons de la lutte dramatique dans le parti, rétablir la vérité historique.

Les protégés de Staline se sont maintenus presque un demi-siècle au pouvoir. Ils ne voulaient absolument pas céder la place aux plus jeunes. Pendant la période de la stagnation, si quelques-uns ont pu parvenir jusqu’aux sommets du pouvoir, c’est qu’ils s’étaient distingués par la souplesse de leur échine, leur absence de principes, leur hypocrisie. C’étaient les qualités requises par le système pour gravir les échelons du pouvoir. Telles étaient les règles du jeu. Je me souviens comment, en 1976, beaucoup n’en croyaient pas leurs yeux en lisant le discours adressé à Brejnev par Chevarnadze au XXV° congrès du PCUS. Son panégyrique était si obséquieux que même des gens habitués à louer le premier personnage de l’Etat l’ont trouvé tout simplement indécent. Le trait le plus intolérable de notre régime – la toute-puissance du « Premier » – s’est maintenu jusqu’à nos jours.

Deux ans et demi après la perestroïka, au plénum d’Octobre, il a suffi d’une remarque critique à l’adresse du secrétaire général dans l’intervention confuse d’un délégué, pour que celui-ci soit violemment dénoncé par les 26 membres du comité central et quasiment traité d’ennemi du parti. Le plus grand crime d’Eltsine fut d’avoir dit que certains louaient exagérément le nouveau secrétaire général. Telle était la mesure de l’audace de Eltsine et la mesure des principes de ceux qui le soutiennent aujourd’hui. A peine un culte s’était-il éteint, celui de Gorbatchev, qu’un autre prenait son essor, celui de Eltsine que les mêmes s’employèrent à louer avec ardeur.

La mentalité bolchevique, comme je l’ai déjà signalé, avait été extirpée dans notre pays par le feu de l’inquisition. Bien entendu, il y avait, il y a encore aujourd’hui beaucoup de gens sincèrement attachés aux principes du socialisme. Mais on peut dire sans exagération que plus on monte dans la hiérarchie du parti, moins ils sont nombreux. Les formules rituelles obligées sur le communisme, le mode de vie soviétique, Lénine, la révolution d’Octobre, etc. étaient indispensables à la nomenclature du parti pour dissimuler son pouvoir, ses privilèges, pour tromper le peuple. Les années 70-80 ont été des années de putréfaction de la couche dirigeante, tous les étages de l’appareil ont été gangrenés par la corruption. La partocratie, soucieuse avant tout de conserver les privilèges acquis et qui avait fusionné avec les structures mafieuses, constituait, pour l’essentiel, la nouvelle couche précapitaliste.

Naturellement, tout comme les acteurs de l’économie de l’ombre, elle aspirait à s’émanciper des entraves de la légalité soviétique et à assurer ses privilèges non seulement pour sa vie entière, mais pour ses descendants, à posséder légalement les moyens de production qu’elle administrait. Elle aspirait de plus en plus à investir les richesses acquises (par le moyen des privilèges officiels, de la corruption, des pots de vin), c’est-à-dire à devenir capitaliste. Pour satisfaire les convoitises, les prétentions, les appétits voraces des partocrates il fallait un changement du régime social. Ils étaient déjà prêts à le mettre en oeuvre.