Jean-Jacques Marie
En 1963 l’historien Pierre Gaxotte, monarchiste de conviction, jadis membre de l’Académie française, dans son Histoire de l’Allemagne évoque l’assassinat de l’archiduc François Ferdinand le 28 juin 1914 à Sarajevo par Gavrilo Princip, dont il ne cite pas le nom. Il écrit : « Le 28 juin 1914, l’Archiduc héritier d’Autriche et sa femme, en visite officielle à Sarajevo, capitale de la Bosnie, furent assassinés par un étudiant, auteur d’un livre, préfacé par Trotsky et affilié à une société secrète. » ( Histoire de l’Allemagne, Tome II, Flammarion 1963, page 338). Non content de ne pas citer le nom de l’assassin, Gaxotte, qui ne cite aucune source, n’évoque pas non plus le titre du livre que selon lui, Gavrilo Princip aurait écrit et Trotsky préfacé. D’un livre de Princip, je n’ai pas pu trouver la moindre trace. Encore moins bien sûr d’une préface de Trotsky.
Dans l’édition de 1991 du dictionnaire Larousse en deux volumes, la notice sur Trotsky affirme : « il rejoint les bolcheviks en juillet 1917 qui l’élisent au Comité central des Soviets de Petrograd ». Non. Ils l’élisent au comité central du Parti bolchevik et non des soviets où les bolcheviks sont alors minoritaires… et qui n’ont pas de comité central ! Cette notice se termine par les lignes suivantes : « Il est assassiné par son secrétaire, vraisemblablement agent de Staline. » ( t.II p 1425) . Or Mercader n’a pas une seule seconde de sa vie occupé les fonctions de « secrétaire » de Trotsky. Cette étrange affirmation vient sans doute de la notice consacrée par la Pravda du 24 août 1940 à l’assassinat de Trotsky. On y lit en effet : « Trotsky (…) a été la victime d’un attentat [commis par] Jacques Mornard, l’un des individus et des partisans les plus proches de Trotsky (…) Ce sont ses partisans qui l’ont tué. Ceux qui l’ont liquidé sont les terroristes mêmes à qui il avait appris à tuer en traîtres. » Ainsi la version fabriquée par la police politique de Staline, voire par ce dernier même ou Beria, se retrouve, certes aménagée et adoucie, dans les colonnes du Larousse !
Jean-Pierre Scot, futur inspecteur général d’histoire, s’épanche dans l’Humanité du 12 novembre 1979 et affirme : « Trotsky est isolé et battu politiquement au XIVe congrès de décembre 1925 après un long et complexe débat, confus mais démocratique pour l’essentiel. » Dmitri Volkogonov auteur d’une biographie de Trotsky publiée à Moscou en 1992 illustre le deuxième tome de son ouvrage par une photographie montrant « Trotsky lors de son intervention au XIVe congrès. » Or ce congrès est dominé par l’affrontement entre les anciens alliés de la troïka formée en 1923 contre Trotsky : Zinoviev et Kamenev, animateurs de la Nouvelle opposition contre Staline et l’appareil dirigeant du Parti. Trotsky, que les deux clans opposés n’évoquent guère dans les débats, hésite sur la portée de cet affrontement entre les anciens alliés ; il ne monte jamais à la tribune, ne prononce aucune intervention et se contente à un moment de commenter les propos d’un orateur en criant « Juste ! »
Dans le même article Scot affirme que Trotsky nie « la possibilité d’une révolution socialiste dans un seul pays ». Ce serait un peu étrange pour celui qui fut l’organisateur principal – si Lénine en fut l’inspirateur politique central – de la révolution d’Octobre. Ce que Trotsky nie c’est la possibilité d’édifier le socialisme dans un seul pays, isolé du marché mondial et de la division internationale du travail.
Dmitri Volkogonov affirme (tome II, p 17) que Trotsky est l’auteur de la déclaration dite « des 46 » du 15 octobre 1923 qui, après sa lettre du 8 octobre 1923 au comité central, constitue l’acte de naissance, encore interne au Parti communiste, de l’opposition de gauche. Trotsky n’en a jamais réclamé la paternité qu’aucun des 46 ne lui a jamais attribuée. Volkogonov ne fournit aucun argument ni fait justifiant son affirmation.
Il note ensuite : « Trotsky choisit quelques gardes parmi ses partisans éprouvés. L’un d’eux le hollandais Jean van Heijenoort, resta avec lui jusqu’à la dernière minute de son existence. » (t II, p 124). Or Van Heijenoort était français et, comme il le souligne lui-même dans ce livre reste avec Trotsky à Mexico jusqu’au 5 novembre 1939 et non jusqu’à son assassinat le 20 août 1940.
Un peu plus loin (tome II, p 315) il écrit : « L’un des proches de l’exilé, Crux, écrit à son ami politique Keller, etc. » Or Crux est l ’un des nombreux pseudonymes de Trotsky… et non l’un de ses proches.
Dans sa biographie de la dirigeante bolchevique Alexandra Kollontaï (Fayard 1996), Arkady Vaksberg affirme : « Trotsky voulait bien accepter une femme dans le combat révolutionnaire, mais à la condition expresse qu’elle abandonne toute féminité et ne soit qu’un homme en jupon. » ( p 147) . Or dans Ma Vie Trotsky évoque d’une façon qui dément ces lignes la militante Larissa Reisner « Cette belle jeune femme qui avait ébloui bien des hommes passa comme un météore sur le fond des événements. A l’aspect d’une déesse olympienne, elle joignait un esprit d’une fine ironie et la vaillance d’un guerrier. Lorsque Kazan fut occupé par les Blancs elle se rendit, déguisée en paysanne, dans le camp ennemi pour espionner. Mais sa prestance était trop extraordinaire. Elle fut arrêtée (…). Elle désirait tout voir, tout connaître et participer à tout. (…) Sortie indemne des épreuves du feu et de l’eau, cette Pallas de la révolution fut brusquement consumée par le typhus dans le calme de Moscou », (Ma Vie p 416).
Le Canard Enchaîné du 15 janvier 1997 ,reprenant une information du Figaro évoquait, dans sa rubrique Vite dit ? une nuit passée par Jacques Chirac alors président de la République dans son château de Bity, « un manoir au passé étrange, selon Le Figaro. Dans les années trente il appartenait à un colonel anglais retraité de l’Intelligence Service, l’honorable William-Noél Lucas-Shadwell qui y accueillit pendant l’hiver 1934 Trotsky pourchassé par les agents du Komintern. »
Vite dit pour le moins. Alerté par un lecteur, l’hebdomadaire rectifia dans son numéro suivant : « Trotsky ne pouvait être venu en Corrèze car il fut assigné à résidence par le ministre de l’Intérieur chez un instituteur de Domène en Isère, de juillet 1934 à juin 1935. »
Ce qui est parfaitement exact. Trotsky y était de plus soumis à une surveillance très étroite.
Ce rectificatif n’empêche pas la rumeur d’être abondamment reprise. Ainsi le biographe de Jacques Chirac Henri Deligny écrit dans son Chirac ou la fringale du pouvoir : « C’est Lucas Shadwell qui accueillit à Bity en décembre 1934-janvier 1935 Léon Trotsky. »
Libération reprend ce canard dans son numéro du 23 février 1998 où le journaliste évoque « le château de Bity, froide demeure du XVI ème siècle, qui hébergea Léon Trotsky en 1935. »
L’Express du 4 janvier 2001 répète : « L’ironie de l’histoire veut qu’avant d’appartenir à un ministre français de droite le château ait accueilli Léon Trotsky à la fin de l’année 1934. »
Dans sa chronique du 8 aout 2001, Frank Moulin déclare sur RTL : « On a même reparlé de Bity (…) au sujet du passé trotskyste de Lionel Jospin. En 1935, en effet, bien avant son achat par Jacques Chirac, Léon Trotsky lui-même, avait séjourné au château de Bity. »
Chose au premier regard plus étonnante, Edwy Plenel, ancien membre de la ligue communiste révolutionnaire (LCR), écrit dans ses Secrets de jeunesse : « L’un des mystères de ce séjour, dont je n’ai pu encore trouver la clé ( sic !) est cette halte incertaine du « Vieux » en Corrèze, fin décembre 1934, début janvier 1935. Vacances, repos, rendez-vous, discussions ? Je ne sais. Toujours est-il que, selon certains auteurs, Trotsky aurait séjourné au château de Bity dont le propriétaire était alors un ancien consul de Grande-Bretagne que l’on dit aussi avoir été membre de l’Intelligence Service. » Etrange démarche que de chercher l’imaginaire clé d’un séjour imaginaire.
Rendant compte dans le Figaro du 9 novembre 2001 de l’ ouvrage de Plenel qu’il considère comme « le plus réussi, le plus stimulant et, aussi, le plus inquiétant des romans vrais de l’année », Bernard-Henri Lévy s’interroge : « Qui était Jean Van Heijenoort ? Etait-il le garde du corps, le chauffeur, le traducteur attitré, de l’exilé de Coyoacan ? (…) Trotsky a-t-il séjourné à Bity dans le château de Jacques Chirac ? ». A la première question Van Heijenoort répond dans son livre Sept ans auprès de Léon Trotsky ? Quant à la seconde les lignes ci-dessus souligne sa vacuité.
On trouvera une analyse de la rumeur, de ses origines et de ses développements dans l’excellent ouvrage de Gilbert et Yannick Beaubatie : Trotsky en Corrèze, généalogie d’une rumeur publiée, aux éditions des Bords de l’Eau en 2007.
L’Histoire des services de renseignements russes, publiée en 1999 à Moscou, raconte dans son tome 3 une invraisemblable histoire où les chefs de ces services abusés par les tueurs blancs confondent Royat (station thermale proche de Clermont-Ferrand où Trotsky n’a jamais mis les pieds) et Royan, situé à 300 kilomètres de Royat
En juillet 1933, le gouvernement Daladier annule l’arrêté d’expulsion pris en France en 1916 contre Trotsky, l’autorise à venir en France et à s’installer loin de la capitale, à Saint-Palais, près de Royan. Désireux de dissimuler le lieu de son séjour pour apaiser le tapage déchaîné par l’extrême-droite et l’Humanité réunies, il lance une fausse nouvelle : la presse, trompée par la police, annonce l’installation de Trotsky à Royat. Le changement du “n” final de Royan en “t” allait produire des effets cocasses, les tueurs à gage mélangeant Royat et Royan. L’Histoire des services de renseignements russes affirme qu’installé à Royan – alors qu’il est à Saint-Palais – Trotsky “ sans faire de tapage excessif mais avec sa garde se rendait à la ville d’eaux ; il loua des appartements dans un vieil hôtel et commença à aller régulièrement boire de l’eau minérale à la source locale. “(1) Or arrivé malade à Saint-Palais, il ne sortit pas de la villa (et non d’appartements dans un hôtel !) que ses amis lui avaient louée du 25 juillet à la fin de septembre. Et s’il y a bien une source thermale à Royat il n’y en a pas la moindre à Royan …
La même année 1999 les éditions Rosspen publient un recueil de 835 documents d’archives sur la révolte des marins de Cronstadt, Kronstadtskaia Traguedia. La notice biographique consacrée à Trotsky affirme : « Franç-maçon membre d’une loge française, exclu vraisemblablement en 1916. » (T.II p 615). Trotsky n’a jamais appartenu à la franc-maçonnerie et en a été un adversaire déterminé. Dans son rapport au IVe congrès de l’Internationale communiste prononcé le 1er décembre 1922 il écrit ainsi : « En France la bourgeoisie radicalisante(…) se sert des institutions secrètes, de la franc-maçonnerie, surtout pour masquer son entreprise réactionnaire, sa mesquinerie, la perfidie dans les idées, l’esprit, le programme. La franc-maçonnerie est une de ses institutions, un de ses instruments. » ( Trotsky, Le mouvement communiste en France, p 250).
L’Express du 16 novembre 1999 sous le titre : « Les secrets d’une manipulation antisémite » et le sous-titre aussi racoleur : « L’auteur est enfin identifié » reprend les prétendues révélations d’un « chercheur » russe Mikhail Lepekhine qui se targue d’avoir découvert ( 70 ans après Henri Rollin !) le véritable auteur des Protocoles des sages de Sion qui ont servi à la solution finale : le policier russe Mathieu Golovinski (qui fut l’un de ses inventeurs) et affirme que ce dernier serait devenu pendant la guerre civile « le conseiller de Trotsky ». Une bande dessinée de Will Eisner, publiée en 2004, reprend page 91, la galéjade de l’Express et présente lui aussi Mathieu Golovinski comme « conseiller de Trotsky ». Cette promotion est totalement imaginaire. Golovinski resté en Russie soviétique après la révolution, comme des dizaines de milliers d’officiers tsaristes, trouva un emploi à l’école de formation militaire, comme beaucoup d’entre eux. L’invention vise à suggérer une imaginaire alliance rouge-brun…
Soljenitsyne, qui déteste Trotsky, note en passant dans son ouvrage antisémite Deux siècles ensemble « Le Mexique : pays sur lequel les révolutionnaires fondaient de grands espoirs : Trotsky y débarquera… », tome II , p 117) Les auteurs du KGB contre l’Ouest, Christopher Andrew et Vassili Mitrokhine écrivent, quant à eux, « Ayant abandonné tout espoir de quartier général européen, il part pour le Mexique en 1937 », ( p 114). En fait de débarquement…Trotsky y arriva en janvier 1937 parce qu’après son assignation à résidence en Norvège, par le gouvernement travailliste sous l’étroite surveillance d’une escouade de policiers fascistes et réduit au silence par les autorités, c’est le seul pays qui lui offrit l’asile.
Dans la Nouvelle revue d’histoire de janvier-février 2008 Henri Lesueur évoquant l’existence de Trotsky entre 1905 et 1917 écrit : « Il se réfugia à Vienne puis aux Etats-Unis. C’est là que le surprit la révolution de février 1917. Grâce aux subsides de banquiers américains hostiles à l’autocratie, il rejoignit Petrograd. », (p 38). Lesueur efface le séjour de Trotsky en France en 1915-1916 et son expulsion par un décret signé du ministre socialiste Jules Guesde pour son activité contre la guerre. Les subsides de banquiers américains sont imaginaires (le voyage de Trotsky a été financé par une collecte dans les sections étrangères – surtout allemande – du parti socialiste américain… et lors de l’ arrivée de Trotsky à Petrograd le 5 mai 1917 l’ambassadeur anglais Buchanan l’accusa d’avoir reçu dix mille dollars d’une agence allemande pour renverser le gouvernement provisoire russe !) mais certains cercles nationalistes russes reprennent et améliorent cette invention. Ainsi dans un film sur Trotsky produit par la société de culture russe en 2007, l’ historien Semanov explique : Trotsky était l’homme de la banque américaine (surtout juive) qui voulait détruire la Russie. D’ailleurs le banquier juif américain Jacob Schiff était son oncle (parenté tout aussi imaginaire que les subsides ). La révolution mondiale n’était que le camouflage des intérêts de la banque (juive) américaine. Mais heureusement face à Trotsky s’est dressé Staline défenseur de l’intégrité territoriale de la vieille Russie…
La journaliste ukrainienne Alexandra Passiouta publiant un article sur Trotsky intitulé Le lion de la révolution venant de la steppe ukrainienne dans le n° du 28 novembre 2009 du journal ukrainien en langue russe Sevodnia écrit : « Dans les années 20 Lev fut exclu du Parti communiste et expulsé du pays. S’étant beaucoup agité en Europe, il décida d’émigrer au Mexique. » Or Trotsky pour obtenir (très difficilement) l’asile en France en 1933 puis en Norvège en 1935 prit l’engagement qu’il respecta de ne pas intervenir dans les affaires intérieures de ces pays. C’est d’ailleurs parce qu’il respecta cet engagement lors de son séjour à Saint-Palais en 1933 que le gouvernement l’autorisa à venir s’installer près de Paris à Barbizon où sa retraite ne fut menacée qu’après un concours de circonstances qu’explicite très bien Van Heijenoort.
Le site dit d’Unité communiste contient les lignes suivantes : « L’hitléro-trotskisme vu par J. Goebbels. Notes extraites du Journal de Joseph Goebbels ( 1933-1942), avril 1938. » Notre station de radio clandestine qui émet depuis la Prusse orientale jusqu’en Russie a fait grand bruit. Elle opère pour le compte de Trotsky et presse Staline à réagir. » Or,en date du 23 avril 1938 Goebbels a simplement écrit: « Le Führer est très satisfait de notre émetteur secret contre Moscou. Il faut continuer. » … et c’est tout. Le faussaire a rajouté Trotsky… et même la Prusse orientale.
Goebbels n’évoque Trotsky que quatre fois dans les quelques 3000 pages de ses Carnets, et, ce uniquement, au début de sa carrière dans le volume un, les 26 mars 1924, le 7 juillet 1924, le 21 mars 1929 et pour la dernière fois le 3 avril 1929, jour où il écrit « Dans l’appréciation de la question Trotsky, je ne peux pas partager l’avis de Hitler. Il ne croit pas à une opposition entre Trotsky et Staline et pense que tout repose sur une ruse des Juifs pour amener Trotsky en Allemagne et à la tête du KPD. (PC allemand). Pour moi cela ne tient pas debout. »
La citation falsifiée du site Unité communiste vient de la première édition russe des carnets de l’interprète de l’état-major de l’Armée rouge, Elena Rjevskaia, publiée en 1965, sous Brejnev, sous le titre Berlin, mai 1945 . Rjevskaia a eu la première connaissance du journal de Goebbels ou plutôt d’une partie du texte (de 1932 au 8 juillet 1941). Le manuscrit fut emporté à Moscou. Cette édition russe traduite alors dans une dizaine de langues (italien, allemand, hongrois, finlandais, japonais, etc.) en général sous le titre La Fin d’Hitler sans mythe, contient la citation falsifiée de Goebbels sur Trotsky et deux autres du même acabit concernant les trotskistes. En 1969 les historiens allemands reçurent le microfilm des carnets de Goebbels et les Allemands publièrent en 1987 le texte complet. Les éditions Christian Bourgois ont publié en 2011 sous le titre Carnets de l’interprète de guerre, la nouvelle édition russe de ses carnets d’Elena Rjevskaia qui date de 2007 et d’où l’auteur a effacé les citations trafiquées, sans doute fabriquées non par elle mais par l’agitprop du comité central et son responsable de l’histoire, l’omnipotent censeur chargé de contrôler, modifier, altérer tout ce qui concernait l’histoire, le stalinien Trapeznikov.
En 2011 paraît à Paris la version française de la biographie de Trotsky par l’historien britannique Robert Service, dont, le 18 septembre 2011, Philippe Cohen écrit sur le site Marianne 2 : « Robert Service entreprend une déconstruction méthodique et souvent convaincante, de la légende. » L’Express présente cette biographie comme quasiment définitive ! Le lecteur tombe au fil des pages sur une série d’affirmations surprenantes. Passons sur le ridicule (« Bon orateur, Trotsky pouvait émouvoir son auditoire sans se mettre à transpirer abondamment » !) pour nous limiter à la fantaisie : « les bolcheviks n’avaient pas hésité avec d’autres à présenter Trotsky comme un cinglé incapable de comprendre quoi que ce soit au marxisme ». Robert Service ne donne aucun nom ni aucune référence. Et pour cause. Il s’agit d’une fable.
Evoquant la formation, le 26 octobre 1917, du premier Conseil des commissaires du peuple (Sovnarkom) où Trotsky fut nommé commissaire aux affaires étrangères Robert Service écrit : « Le nouveau commissaire du peuple était aussi, tout simplement, le Juif le plus connu d’un Sovnarkom où ils figuraient en nombre disproportionné. », (p 220).
La composition de ce premier gouvernement soviétique publiée des milliers de fois depuis sa formation traîne partout. Rappelons la néanmoins : Lénine, Rykov, Milioutine, Chliapnikov, Antonov-Ovseenko, Krylenko, Dybenko, Noguine, Lounatcharski, Skvortsov, Trotsky, Oppokov, Teodorovitch, Avilov, Staline. On peut chercher à la loupe. Le seul juif est Trotsky. Certes l’arrière grand-père paternel de Lénine, Moshe, Mochko ou Moïse Blank, était juif… mais il s’était converti à l’orthodoxie sous le tsar Nicolas Ier, pour qui un juif converti n’est plus un juif. Donc pour Service un juif sur quinze… c’est déjà un « nombre disproportionné » !
Evoquant la discussion passionnée en février 1918, sur la signature ou non de la paix avec les Allemands et les Autrichiens dont les exigences étaient énormes, Robert Service évoque la réunion décisive du comité central du 23 février. Selon lui « Trotsky inflexible ne cessait de répéter qu’une paix séparée trahirait les principes révolutionnaires». Or le procès-verbal de cette séance a été publié en français il y a cinquante ans. ( Les bolcheviks et la révolution d’octobre Maspéro 1964, pp. 287-291) montre que Trotsky ne dit absolument pas ce que Service met dans sa bouche. Il affirme : « Il y a des dangers qui nous guettent (…) tant sur le chemin de la paix que sur celui de la guerre révolutionnaire ». Il s’abstient sur la question : « Devons-nous accepter immédiatement les propositions allemandes ? » adoptée par 7 pour, 4 contre et 4 abstentions ; il ajoute face à l’indignation des partisans de la guerre révolutionnaire farouchement opposés à la signature de la paix, où eux voient une trahison: « en nous abstenant de voter, nous soutenons la décision. »
Robert Service résumant Cours nouveau, ensemble de textes par lesquels Trotsky en décembre 1923 engage publiquement le combat de l’Opposition de gauche, prétend que Trotsky déclarait que « le rôle de l’appareil dirigeant ne devait pas être surestimé », (p. 345), ce qui ne veut rien dire. Trotsky écrit très précisément : « le parti doit se subordonner son propre appareil», exigence politique claire que l’appareil dirigeant, qui ne veut pas être soumis au contrôle des membres du parti, rejette et qui le dresse contre Trotsky.
Lorsque Service présente la commission sur les procès de Moscou constituée en 1937 de quelques démocrates et présidée par le philosophe américain John Dewey il ricane : « Comme les visiteurs d’un zoo ils s’apitoyaient sur le sort d’un animal blessé. », (p. 512). Or la lecture du procès-verbal des travaux de cette commission (The case of Leon Trotsky, report of hearings on the charges made against him in the Moscow trials, New York 1968) montre qu’il n’en est rien. Le NKVD y a d’ailleurs glissé un de ses agents, l’américain Carleton Beals qui, par exemple, demande un jour à Trotsky en évoquant le traité de Brest-Litovsk de mars 1918 entre la République soviétique et les puissances centrales qui cédait à ces dernières de vastes territoires : « Brest-Litovsk (…) ne renforce-t-il pas l’accusation que vous agissiez aussi en faveur des Allemands quand vous leur cédiez des territoires russes comme mesure préliminaire pour conquérir le pouvoir, un accord préliminaire par lequel vous acquériez la possibilité de conquérir le pouvoir (…). Dans quelle mesure le fait que vous ayez signé le traité de Brest-Litovsk était-il une indication que vous étiez un agent allemand ? », (p. 53). Précisons que Trotsky refusant de signer lui-même le traité Lénine a dû envoyer Sokolnikov remplir cette formalité.
Dans l’édition anglaise de son ouvrage Service présente André Breton comme « un peintre surréaliste » dont « les peintures manifestaient sa sympathie pour la condition des travailleurs ». (p. 453). Certes Gallimard a bien publié en 1965 un volume d’André Breton intitulé Le surréalisme et la peinture, mais si l’on y trouve des textes de Breton sur une trentaine de peintres on y chercherait en vain des tableaux de ce dernier ! La traductrice a dans l’édition française remplacé cette étrange définition par « théoricien du surréalisme. » ( p. 451)
Service écrit à propos du second fils de Trotsky, Serge, « Serge Sedov fut arrêté et exilé en Sibérie le 3 août 1935. (…) Assez vite il fut libéré et autorisé à travailler en ville où grâce à ses compétences techniques il obtint un emploi dans les mines d’or. », (p. 475). Faux. Serge Sedov, spécialiste des moteurs gazogènes, est employé comme ingénieur à l’usine Krasmach de Krasnoiarsk pour fabriquer des moteurs gazogènes destinés à équiper une flotille fluviale.
Robert Service écrit que Natalia Sedova « mourut en 1960 », (p. 545). Elle mourut en réalité en 1962.
Gueorgui Tcherniavsky, auteur d’une biographie de Trotsky par ailleurs sérieuse et précise, éditée en Russie en 2009 publie une photo qu’il présente comme étant celle de Van Heijenoort, qui ne représente pas ce dernier mais le sociologue et historien soviétique Vadim Rogovine, mort en 1998, auteur de sept ouvrages sur l’histoire de l’URSS et de l’Opposition de gauche de 1923 à 1940.
André Kozovoï dans Les Services secrets russes, Tallandier 2010, affirme : « Ramon Mercader devient la « taupe » la plus influente dans l’entourage de Trotsky en même temps que l’un des espions les plus doués de sa génération. », p. 80. Or Mercader n’a jamais été une taupe dans l’entourage de Trotsky ! Il ne le rencontre pour la première fois que le 28 mai 1940, quatre jours après le premier attentat manqué contre lui ; il a une seule et unique mission : préparer le prochain attentat. Il n’a échangé avec les gardes de Trotsky que des banalités sans jamais tenter de leur soutirer un renseignement pas plus qu’à Trotsky, avec qui il n’a – brièvement – « discuté » que deux fois .
(1) Otcherki istorii rossiskoï vnechnei razvedki, t.3, p 85.