Notes de lecture par Odile Dauphin
Suzy Castor, historienne et militante politique haïtienne a réalisé pour achever ses études de doctorat en Histoire à l’Université Autonome du Mexique, un travail sur une cinquantaine d’années d’histoire de son pays, dont la synthèse a été publiée en espagnol en 1971 aux éditions Siglo XXI à Mexico sous le titre : La occupaciòn norteamericana de Haiti y sus consecuencias, puis sept ans plus tard par la Casa de Las Americas à Cuba. La version française, ronéotypée, a alors circulé à l’étranger et clandestinement en Haïti, ouvrant ainsi de nouvelles pistes de recherche et de réflexion.
Des travaux postérieurs, y compris après son retour au pays après la chute de Duvalier en 1986, ont abouti à la première édition en français à Port-au-Prince en 1988 de « L’occupation américaine d’Haïti » par la Société Haïtienne d’Histoire et de Géographie et de Géologie, qui lui avait décerné un prix. Dans la préface, Suzy Castor souligne que « nombre d’informations et de thèses contenues dans cet ouvrage sont désormais des acquis historiques » et dit sa profonde satisfaction de pouvoir enfin offrir « cet ouvrage au public haïtien qui en était le principal destinataire ».
Une réédition augmentée a été réalisée en Haïti par C3 Editions en 2022.
Les quatre parties de ce livre : « Antécédents et causes », « L’impérialisme américain en Haïti », « Résistance populaire et collaboration des classes dirigeantes », « Mise en place de l’appareil néo-colonial », mettent en lumière un moment charnière dans l’histoire de ce pays, qui permet de mieux comprendre son évolution jusqu’à nos jours, mais aussi l’importance de cette occupation pour les Etats-Unis.
En annexe, Suzy Castor nous donne accès à des documents essentiels : La Convention haïtiano-américaine du 16 septembre 1915, l’Acte additionnel, ratifié par le Constitution de 1918, la Constitution de la république d’Haïti du 19 juin 1918, et le Rapport de la commission présidentielle, appelée Commission Forbes, du 26 mars 1930.
Un pays en crise politique, économique et sociale, qui attire les convoitises de son puissant voisin
Pour expliquer les causes de cette « occupation américaine d’Haïti » Suzy Castor revient sur la situation de ce pays au début du XXème siècle. En 1904, les fêtes du centenaire de l’indépendance se déroulent dans un contexte de crise politique héritée des conditions même de l’obtention de celle-ci. Les quinze ans de guerre d’indépendance ont porté au pouvoir une élite de chefs militaires auquel le jeune Etat donne les domaines saisis aux colons, pérennisant ainsi un système quasi-féodal où les satrapes exercent une véritable tyrannie sur la paysannerie (95 % de la population) qui vit dans des conditions de misère absolue telles que pour échapper au service militaire et aux corvées, une partie renoue avec le « marronage ». Cette caste militaire, dont sont issus les gouverneurs et administrateurs, contrôle le nouvel Etat, d’autant que celui-ci est menacé par des puissances européennes rivales, puis par les Etats-Unis, et qu’il doit vivre dans une autarcie forcée qui ruine son économie, subissant un blocus par la France pendant plusieurs décennies, alors que les EU mettent 60 ans à reconnaître cette première république noire de l’Histoire. Ces menaces permettent de justifier l’existence d’une armée dix fois plus nombreuse par rapport au nombre d’habitants qu’en France, dont les soldats sont instrumentalisés dans des luttes de clans et de factions. Une bourgeoisie commerçante, issue en général des mulâtres affranchis avant l’indépendance contrôle une économie essentiellement de subsistance, avec quelques exportations de produits bruts (bois de campêche, café).
Ces dirigeants noirs et mulâtres (0,2 % de la population) constituent l’oligarchie. Mais ces deux composantes s’opposent de plus en plus au début du XXème siècle dans une lutte pour le pouvoir. Le Parti National (des propriétaires terriens) ne voulant pas le céder au Parti Libéral qui regroupe la bourgeoisie mulâtre et la population instruite. Les masses populaires aspirent bien sûr à une vie meilleure mais malgré quelques tentatives au milieu du XIXème siècle, ne parviennent pas encore à organiser un mouvement revendicatif structuré.
Les Etats Unis vont alors profiter de cette situation délétère. Leur volonté de devenir la 1ère puissance mondiale les conduit à mener une politique interventionniste.
Haïti, prétendument menacée par l’Europe, est surtout l’île la plus proche du Canal de Panama. Depuis 1900, les EU y jouissent de la clause de la nation la plus favorisée, ce qui leur a permis de devenir la première puissance exportatrice vers l’île. En 1904 la National Railroad Company est acquise par quelques capitalistes américains et en 1910 une concession de 50 ans est accordée à Mac Donald.
En 1911 le département d’Etat américain obtient que la National City Bank participe au capital de la Banque nationale haïtienne, et en 1914 l’or qui est dans les coffres de la Banque nationale est transféré par des marines dans ceux de la National City Bank. Toutefois Haïti refuse toujours de céder le contrôle des douanes aux EU.
Faram, porte-parole des intérêts américains demande alors le débarquement des marines. Pour le Sous-secrétaire d’Etat américain : « La grande tâche de l’occupation est d’améliorer les conditions d’anarchie, de sauvagerie et d’oppression pour promouvoir l’établissement de la paix dans la République. » D’après Théodore Roosevelt, la motivation est purement altruiste.
La crise politique de 1915 (une insurrection dirigée par le docteur Rosalvo Bobo à partir du Nord, en réaction à l’assassinat par le gouvernement de 173 prisonniers politiques) fournit le prétexte au débarquement américain le 28 juillet, salué par les classes dominantes qui cèdent aux EU le contrôle des douanes et des finances. Officiellement, Les EU doivent aider Haïti à préserver son « indépendance nationale » contre les autres pays… et la mettre « sur la route du progrès ».
Une Convention haïtiano-américaine donne une façade légale à cette occupation. En 1918, dans un contexte de force brutale, une Constitution conçue par Roosevelt, théoricien de la doctrine du « Bon Voisinage » est soumise à un plébiscite (le Sénat et Chambre des députés ayant été dissouts).
L’occupation d’Haïti par les Etats-Unis présente des points communs avec celle d’autres pays de « la Méditerranée américaine » qui ont, eux aussi, subi une situation quasi-coloniale.
Elle s’inscrit dans la suite de plusieurs interventions armées américaines en Amérique centrale.
Dès la fin du XIXème, les Etats Unis sont intervenus pour protéger leurs intérêts : en 1893 à Hawaï, en 1896 « soutien » à la volonté d’indépendance de Cuba contre l’Espagne qui aboutit en 1898, et amène de fait à un semi-protectorat américain en 1901 (l’amendement Platt légitime toute future intervention américaine …).
En effet l’arrivée au pouvoir de Théodore Roosevelt en 1901 renforce l’interventionnisme américain, par la mise en œuvre de la politique du « Big Stick » selon laquelle les Etats Unis officialisent le fait qu’ils ne tolèreront pas que l’on s’oppose à leurs intérêts. En 1904, Théodore Roosevelt expose au Congrès cette interprétation expansionniste de la doctrine de Monroe (« l’Amérique aux Américains »), que l’on appelle le « corollaire de la doctrine de Monroe ».
Ils interviennent en 1901 au Nicaragua, en 1903 en Colombie et séparation de la « République de Panama », en 1905 en République dominicaine, en 1911-1925 à nouveau au Nicaragua et immixtion au Honduras, en 1914 débarquement de « marines » à Vera Cruz au Mexique.
La collaboration des élites
Suzy Castor emploie l’expression : « vasselage des classes dirigeantes ». Une grande partie de l’élite collabore : les politiciens traditionnels, des membres du secteur commercial, du secteur bureaucratique, et du haut clergé (qui est surtout d’origine française). Cette collaboration a plusieurs aspects : corruption, prête-noms, promesses… Motivée par des intérêts « de classe », essentiellement économiques, elle rappelle aussi celle (contemporaine) d’une partie des élites dans les colonies françaises notamment.
Le gouvernement, tout en gardant une façade « démocratique », est en fait complètement aux ordres.
Sténio Vincent, président de la République d’Haïti de 1930 à 1941 le décrit ainsi : « Un régime hybride, deux Etats sur un même territoire. Un Etat souverain et un Etat vassal… et plus haut, émergeant entre ces deux têtes… une souveraineté féodale extérieure, le Département d’Etat, avec les longs bras tentaculaires de la pieuvre monstrueuse de Wall Street. »
En effet, les Etats-Unis ont un droit de veto sur les lois. La gestion des finances dépend du Conseiller Financier, et les douanes, les dépenses, importations et exportations, gestion des employés publics du Receveur Général. Chaque ministère est assisté par un « expert » américain et le Conseiller Financier a des pouvoirs illimités.
Les intérêts étrangers contrôlent entièrement le commerce d’importation et d’exportation, et le commerce de détail, ainsi que la banque et le financement des dettes extérieures. D’où leur influence directe en politique, faisant et défaisant les gouvernements, finançant des « révolutions » …
Lorsque le président Dartiguenave (1915-1922) essaie de résister, son traitement ainsi que celui des conseillers d’Etat et ministres est suspendu, l’étude du budget est interrompue… Il sera remplacé par Louis Borno, véritable « laquais inconditionnel », « réélu » en 1926 malgré des manifestations et une forte opposition.
Derrière l’image de la « mission civilisatrice » destinée à calmer les milieux progressistes, c’est la politique du « big stick ». Le Département d’Etat contrôle directement les forces armées américaines, puis en 1922, un Haut-Commissaire supervise les marines (près de 2000) et leurs officiers dont 2 généraux. Un corps de gendarmerie indigène (de 3000 hommes) est créé, mais ses officiers et sous-officiers sont américains, et la plupart sont recrutés dans le Sud ségrégationniste des Etats-Unis… Cette gendarmerie indigène, sous contrôle total des EU, est un instrument de domination répressif, et maintient la tradition militaire et de la satrapie. De plus elle absorbe 15 % du maigre budget de l’Etat.
Un véritable pillage financier est mis en place.
La gourde est rattachée au dollar. En 1922 le président aux ordres, Borno, accepte un prêt qui rapporte 11% aux hommes d’affaires américains, et qui est à 90% absorbé pour rembourser dettes. Les 10% restant sont investis dans des travaux publics, mais aucun dans le système productif. Et en contrepartie, toutes les réserves du pays sont gardées par la National City Bank.
Les charges fiscales sont augmentées (nouveaux impôts sur la production de tabac et d’alcool, impôt sur le tabac importé, impôt sur la propriété, impôts municipaux multipliés par 10). La charge fiscale sur les plus pauvres est trois fois plus forte qu’aux EU.
Les intérêts français (dans les communications…) sont remplacés par des intérêts américains qui ont de fait le monopole sur les chemins de fer, les communications téléphoniques, la navigation aérienne, l’exploitation du port de Port-au-Prince, le fret… Dans le domaine commercial, les commerçants français sont peu à peu évincés. Les intérêts du pays sont subordonnés à ceux des grandes firmes (HASCO, Plantation Dauphin…) ou de monopoles américains (National City Bank).
La « modernisation » est réalisée uniquement dans l’intérêt immédiat des forces d’occupation.
La politique mise en place ne manifeste aucun souci du développement haïtien. Par exemple, les petits employés de l’Etat sont payés par lettres de change émises par le trésor, et ceux-ci sont obligés ensuite de les monnayer auprès de commerçants étrangers avec de 90 à 95% de perte !
Dès le début du XXème des entreprises fruitières avaient réussi à s’installer (Américan Dyewood of Boston, la compagnie de M. Fritz Hartmann en 1901 et Mac Donald pour les bananes en 1907). Mais, ce qui était une exception se généralise avec l’occupation, sous prétexte de fournir du travail et d’assurer le développement économique.
Dès 1915, le Département des Affaires Etrangères donne le feu vert pour la culture de la banane par la Tropical Banana, Division of the Atlantic Fruit Co, pour les investisseurs déjà présents à Cuba, Puerto Rico, République dominicaine, Amérique centrale…
Derrière la façade du « Service Technique Agricole », c’est en fait une économie de pillage qui se met en place. La recherche de profits immédiats et la perte de compétences conduisent à un appauvrissement de la production agricole. Le Café (1er à l’exportation) est cultivé de manière extensive, la qualité du coton (2ème) stagne. Le cacao et du bois de campêche disparaissent au profit de la canne à sucre et du sisal.
Les quelques chemins qui sont construits le sont en fonction des besoins de l’occupant.
Sous prétexte de manque de moyens, l’occupant s’oppose à toute amélioration de l’école, de la formation des professeurs, y compris de l’enseignement agricole.
Derrière la « Mission civilisatrice », l’exploitation.
La loi du 6 juin 1924 qui prévoit la vérification des titres de propriété va permettre de fait des expulsions arbitraires, surtout dans les riches plaines du Nord. On assiste à un exode de la paysannerie vers Cuba (220.000 + un tiers à un demi illégalement), et davantage vers la République dominicaine. La plupart de ces exilés reviennent pauvres et anéantis par l’exploitation qu’ils ont subie, résignés à fournir une main-d’œuvre quasi servile pour les capitalistes américains, United Fruit… La misère paysanne s’aggrave.
La corvée, héritage de la colonisation française, abolie à l’indépendance, est restaurée par les Américains. Ils doivent la supprimer en 1919 à la suite d’une révolte paysanne, mais elle subsiste de fait jusqu’en 1929, instaurant une nouvelle « traite des noirs ». La paysannerie « considérée comme un troupeau de bêtes de somme » a payé le plus lourd tribut de l’occupation, et la production agricole d’Haïti a régressé.
Mais Haïti est un cas particulier.
En effet, l’économie de plantation y est moins rentable que chez ses voisins (Cuba, République dominicaine, Porto-Rico), et la résistance paysanne y est plus forte. L’intérêt d’Haïti pour les Etats-Unis n’est donc pas uniquement économique. Suzy Castor montre que les éléments qui font la singularité d’Haïti ont été des facteurs aggravants de sa mise en tutelle et ont augmenté sa dépendance.
Haïti ostracisée et punie.
Haïti est la première colonie d’Amérique latine à s’affranchir de la colonisation. Elle est donc ostracisée par les grandes puissances qui établissent autour d’elle un cordon sanitaire. De plus son économie est totalement détruite après 13 ans de guerre d’indépendance, et elle va devoir accepter d’indemniser les colons français.
Elle est aussi la première république noire de l’histoire, qui obtient définitivement son indépendance en 1804. Elle est donc considérée par les Etats-Unis comme un mauvais exemple pour la région, mais aussi pour la population noire encore esclave sur leur sol. Ils ne reconnaissent l’existence de la république d’Haïti qu’en 1862, près de 60 ans après sa naissance et dans le contexte de la guerre de Sécession… et 3 ans avant de remplacer sur leur sol l’esclavage par la ségrégation.
Autre particularité d’Haïti, difficile à accepter pour les Etats-Unis : les racines historiques du nationalisme haïtien entraînent une grande méfiance vis-à-vis des blancs, qui n’ont pas le droit d’y posséder des terres. La Constitution du jeune Etat stipule : « Aucun blanc, quelle que soit sa nationalité, ne mettra le pied sur ce territoire en tant que propriétaire, et ne pourra à l’avenir y acquérir de propriété. » Cette interdiction a déjà été contournée au début du XXème siècle, par des mariages avec des Haïtiennes (1). Mais l’Etat haïtien a réagi rapidement en retirant la citoyenneté aux femmes qui épousent des étrangers.
Aussi dès le début de l’occupation, les Etats Unis s’attachent à faire sauter cet obstacle. De 1915 à 1930, au moins trente-trois mesures législatives sont prises. La 1ère supprime l’article 5 de la Constitution qui interdisait le droit de propriété aux étrangers. Et la nouvelle « Constitution » de 1918 donne officiellement le droit de propriété aux étrangers blancs.
Haïti a une position stratégique par rapport au canal de Panama. (2)
Le « passage du Vent » est la route maritime la plus directe entre le canal de Panama et la façade atlantique des États-Unis. À l’ouest se trouve la province de Guantanamo de Cuba et, à l’est, le Nord-Ouest d’Haïti. Le canal est ouvert officiellement le 15 août 1914. Moins d’un an après, le 28 juillet 1915, les marines débarquent à Haïti.
La résistance armée des « cacos » : Haïti va servir de « laboratoire » pour les EU.
Elle commence dès le début de l’occupation. C’est une guerre du peuple conduite par Charlemagne Péralte, « Chef de l’armée révolutionnaire luttant contre les Américains sur la terre haïtienne », comme autrefois une armée révolutionnaire s’était levée contre les Français. Les méthodes et ressources utilisées par cette armée de paysans haïtiens, les « cacos », sont celles du marronage et de la lutte pour l’indépendance.
Charlemagne Péralte allie « talent révolutionnaire, politique et militaire » et déclenche une « véritable guerre de guérilla ». Il réussit à organiser une armée populaire régulière renforcée par une force d’appui de paysans soldats et qui s’appuie sur une force logistique (ravitaillement, renseignement, propagande) comptant l’essentiel de la population rurale, et les petits commerçants dans certains centres urbains. « Depuis 1791, le peuple avait des armes pour la défense de sa liberté » mais il s’agit d’un armement de fortune (« vieux fusils et revolvers, machettes, bâtons de canne à sucre ou de bambou, épées, silex primitifs, pierres ») auquel s’ajoutent peu à peu les armes prises à l’ennemi.
Il comprend et met en pratique « quelques-unes des lois de la guerre révolutionnaire qui furent plus tard systématisées par des théoriciens comme Mao Tsé-Toung, Che Guevara : mobilité, union étroite avec le peuple, attaque surprise, et retrait stratégique ; pas d’affrontement, embuscades, attaques simulées, camouflages, (etc…)»
Les expéditions punitives visant à désolidariser la population des cacos donnent peu de résultats et ceux-ci deviennent de plus en plus audacieux. L’état de siège est déclaré, des mesures d’exception sont appliquées. Les marines utilisent des dénonciateurs, des espions bien payés, et ont des moyens techniques illimités… Plusieurs tentatives de corruption, de trahison échouent, jusqu’à l’assassinat de Péralte le 1er novembre 1919. Au début, les militaires yankees avaient peu d’expérience de ce genre de guerre. C’est à Haïti qu’ils l’acquirent. Ils s’en servirent ensuite au Nicaragua (contre Sandino), puis au Vietnam…
S’ensuit la « pacification » d’Haïti. La répression est féroce : tous les prisonniers (y compris antérieurs) sont tués, les témoignages dénoncent d’horribles cruautés (assassinats de femmes et d’enfants, bombes lancées sur des villes sans défense, torture), incendie de champs, de bétail, de maisons. Avec 11.000 victimes, cette guerre a été « la plus meurtrière et la plus cruelle de incursions impérialistes en Amérique Centrale et dans les Caraïbes à cette époque ».
De fortes santions sont appliquées : amendes, des mois à des années de prison. Pour l’amiral Knapp en 1921, les règles qui régissent les pays civilisés ne peuvent s’appliquer à Haïti. Sous la présidence Borno, il est même possible d’être condamné à la « prison préventive » pour « délit de presse » quitte à être libéré si l’accusation était fausse. Joseph Jolibois, journaliste au Courrier Haïtien est emprisonné 10 fois de façon préventive (entre 3 jours et 7 mois).
Néanmoins les nationalistes obtiennent la fin de l’occupation américaine au début des années 1930
Les « cacos de salon »
L’écrasement des paysans n’a pas fait disparaître toute opposition à l’occupation américaine. Celle-ci s’exprime dans plusieurs journaux : La Revue Indigène, Stella … A ceux qui n’ont jamais accepté cette domination étrangère, citoyens blessés dans leur patriotisme, politiciens écartés du pouvoir, vont s’ajouter des déçus de la bourgeoisie subissant discrimination raciale et hausse des impôts, mais aussi des jeunes qui reviennent au pays, influencés par les courants nationalistes, socialistes, marxistes, certains enthousiasmés par la révolution russe… Enfin, les crises économiques de 1922 et 1929 et leurs répercussions sur Haïti élargissent le mouvement de rejet dans lequel se distinguent les « radicaux » et les « modérés ».
Des associations politiques se constituent, organisent des comités dans plusieurs villes, mais sans pour autant établir de contact avec les cacos. Georges Sylvain réussit à canaliser ces différents courants autour d’un programme. Un travail d’enquête permet de dénoncer les violations des lois, la politique du Big Stick, ce qui donne matière à en appeler à l’opinion internationale, et suscite aux Etats Unis même un courant d’opposition à la politique du Département d’Etat.
Sur le terrain idéologique, la négation d’une culture haïtienne, et un complexe d’infériorité lié au système colonial sont des freins à l’affirmation de la nation. Pour s’en libérer, des intellectuels essaient de formuler et de mettre en valeur les éléments qui constituent une « nationalité » haïtienne, et une Société d’Histoire et de Géographie est fondée. Mais ce mouvement d’émancipation, comme le mouvement nationaliste pacifique, reste limité à des sphères éloignées du peuple.
La crise politique de 1929
La situation politique devient une impasse totale. Le président Borno, ultra-collaborateur doit bientôt quitter le pouvoir. De plus la Convention de 1916 ainsi que l’Acte Additionnel ont expiré…
Un mouvement de grève, parti des étudiants de l’Ecole Nationale d’Agriculture de Damiens qui s’oppose à la diminution des moyens matériels et au despotisme de l’encadrement, s’étend à d’autres facultés (8.000 étudiants grévistes), est rallié par des membres du personnel d’encadrement, soutenu par la presse nationaliste, par la Ligue des Droits de l’Homme, et commence à gagner le secteur du commerce. Des manifestations sont réprimées brutalement.
Dans des villes du Sud, des manifestations plus politiques unissent étudiants, ouvriers et dockers. Après le bombardement des Cayes par l’aviation, des centaines de paysans et des personnalités rejoignent le mouvement à Marchaterre. 1.300 personnes manifestent en revendiquant : « A bas la misère », « A bas les impôts ». La tension monte et une fusillade fait 22 morts et 51 blessés, suivie par une vague de répression dans les autres régions.
Le président Hoover, dans son message au Congrès lors de sa prise de pouvoir en décembre 1929 condamne cette politique et décide l’envoi d’une commission d’enquête. Celle-ci, présidée par Forbes « constate le mécontentement du peuple « chauffé à blanc » et conclut par la nécessité d’un gouvernement national ».
La victoire des nationalistes aux élections
La participation aux élections législatives est forte et prouve un véritable enthousiasme populaire. Les nationalistes obtiennent 49 sièges sur 51.
Mais les élections présidentielles, à scrutin restreint et qui nécessitent de l’argent pour faire campagne, amènent au pouvoir un « nationaliste sans reproche » Sténio Vincent, soutenu essentiellement par les politiciens traditionnels, les propriétaires fonciers et les notables de la capitale, la classe féodale et des intellectuels carriéristes.
On ne peut en attendre aucun changement social… « L’Oncle Sam n’est donc pas inquiet. »
Les étapes difficiles de l’« haïtianisation »
C’est le statu quo, au nom du réalisme. Les classes dirigeantes, prudentes, s’opposent aux « décrocheurs de lune ». Joseph Jolibois, journaliste qui a déjà connu plusieurs fois la prison, maintenant député de Port-au-Prince dénonce la communauté d’intérêt entre l’impérialisme américain et l’oligarchie haïtienne.
Les élections de janvier 1932 pour le renouvellement de la Chambre des Députés et des mairies de province opposent les nationalistes « évolués » aux « ultra-rouges » (parmi lesquels des groupes d’inspiration marxiste). Cette fois, elles sont sous contrôle, ce qui permet aux 36 candidats officiels d’être élus. Jolibois est arrêté, puis envoyé au pénitencier (où il mourra).
Toutefois le mécontentement populaire est tel que les Etats-Unis doivent lâcher du lest avec deux nouveaux traités le 5 août 1931, puis le 3 septembre 1932, accordant des concessions. Mais Sténio Vincent accepte le maintien de fait de l’occupation militaire… et les libertés sont limitées pour faire taire l’opposition. Une campagne de dénigrement d’Haïti au Département d’Etat, dans la presse, au cinéma, à la radio semble justifier une occupation militaire illimitée, qui satisferait Wall Street…
Franklin Delano Roosevelt élu en 1932 négocie le « Traité du 7 août 1933 » qui accentue l’« haïtianisation », mais maintient la tutelle financière, même après la Conférence panaméricaine de Montevideo (décembre 1933) au cours de laquelle le nouveau président a pourtant condamné « le droit d’intervention » (précédemment proclamé par les Etats-Unis).
1934 voit enfin le départ des marines, que Roosevelt vient en personne annoncer à Haïti. Symboliquement au moment de la descente du drapeau américain, Vincent rappelle la bataille décisive de Vertrières contre les troupes napoléoniennes en 1803. Mais il a dû auparavant accepter qu’Haïti achète la Banque Nationale, en empruntant à Wall Street, et que 4 des 6 membres du conseil d’administration soient nommés par la National City Bank, jusqu’au paiement total de la dette (en 1947).
Deuxième indépendance ou néo-colonialisme ?
Pour Suzy Castor, l’occupation américaine à Haïti se caractérise par un « vernis modernisant, (mais) pas de développement ».
La paysannerie a payé le plus lourd tribut de l’occupation, sans aucun des « bénéfices » annoncés. L’essentiel des structures agraires archaïques demeurent, aggravées par la dépossession massive des petits et moyens propriétaires, au profit des capitalistes américains. Les brutales répressions qui ont suivi la guerre des cacos et les révoltes postérieures en ont fait une proie encore plus facile, d’autant qu’elle a été désarmée. L’immense majorité de la population haïtienne est donc encore plus pauvre, et marginalisée de la vie politique.
« Vernis démocratique » et militarisme : de la démocratie représentative aux tontons macoutes.
Les Etats-Unis en se retirant, n’ont pas établi de dictature militaire (comme ils l’ont fait au Nicaragua et en République dominicaine), mais le militarisme reste aussi fort. Les cadres de l’armée (dotée de moyens techniques : avions, radios, marine…) sont formés par des officiers américains selon les règles de l’Académie Navale. « Gardienne de l’ordre », comme auparavant les marines, elle devient arbitre des situations politiques, intervient en 1946 contre la grève des étudiants, contrôle le déroulement des élections, et joue un rôle majeur dans l’arbitrage entre les élites mulâtre et noire.
Les Etats-Unis avaient d’abord misé sur l’élite mulâtre, bourgeoisie marchande essentiellement, notamment pendant l’occupation et après (Dartiguenave, Borno, Vincent, appuyés par les marines racistes, plus tard Elie Lescot de 1943 à 1946). Puis après les mouvements révolutionnaires à caractère social de 1946, ils vont déplacer leur soutien vers l’oligarchie noire parasitaire.
Les constitutions et les lois restent « lettre morte pour 90% de la population ». Le militarisme au profit des élites et des intérêts américains, la caricature de démocratie (fraudes aux élections…), préparent l’arrivée de Duvalier au pouvoir en 1956-57, qui va maintenir le système socio-économique de l’occupation, et établir une dictature sanglante pour une trentaine d’années.
Pour Suzy Castor « les EU n’ont pas atteint leur prétendu objectif : assurer le progrès de la communauté haïtienne ». Au contraire leur occupation « a retardé la crise des structures archaïques de la société haïtienne qui s’est encore accrue » …
« Dépendance structurelle et structure de la dépendance »
L’ancienne puissance d’occupation garde le contrôle de l’économie haïtienne.
De nouveaux prêts sont consentis (1938, 1941, entre 1949 et 1953), mais tout en accroissant la dette haïtienne, ils n’ont pas d’effet d’entraînement sur l’économie.
Haïti est très dépendante des Etats-Unis pour son commerce extérieur (en 1943 par exemple ceux-ci contrôlent 93% de ses importations et 90% de ses exportations), sa balance des capitaux est très favorable à la puissante dominante, qui contrôle donc sa monnaie et les investissements de son gouvernement.
Haïti n’est en fait qu’un appendice des Etats-Unis, subit les conséquences de ses crises, mais ne bénéficie pas de ses politiques de relance.
Et quand Haïti connaît enfin la « libération financière » vis-à-vis des Etats-Unis en 1947, c’est pour tomber sous un nouveau contrôle financier au travers de la Réserve Fédérale de New York, puis du FMI en 1961.
Pour Suzy Castor, la dépendance d’Haïti vis-à-vis des EU (pendant l’occupation, et après) a été « facteur « d’anti-développement » au bénéfice de la puissance dominante ».
Pour conclure
Dans la préface de la 2ème édition haïtienne en 2022, l’historien Pierre Buteau écrit qu’en 1971, au moment de la soutenance de la thèse de Suzy Castor, Haïti sortait d’une « sale guerre », liée au contexte de la guerre froide, pendant laquelle sont morts de nombreux « jeunes engagés dans la lutte sans merci contre le régime des Duvalier, implacablement soutenu par les américains. »
Il ajoute que ce livre est : « incontournable pour qui veut comprendre les mécanismes ayant orienté l’évolution contemporaine » de la communauté haïtienne.
« Nous sommes entrés dans le XXIème siècle quasiment comme nous l’avons été dans le XXème. Au siècle dernier, les Américains nous ont entraînés, selon leurs propres modalités, selon leur propre volonté, dans une modernisation « artificielle » (terme employé par Suzy Castor), et qui, sur ce long temps de plus d’une centaine d’années, a achevé de déconstruire ce pays. Le nouveau type de modernisation (politique, économique et culturel), développé avec la mondialisation, n’est pas tout-à-fait étranger à l’ébranlement actuel. »
L’analyse de Pierre Buteau résonne de manière tragique aujourd’hui. Le livre de l’historienne Suzy Castor qui n’est pas encore paru en France (d’où la longueur de ces notes) permet de mieux comprendre ce qui nous est trop souvent présenté de manière essentiellement factuelle, et parfois uniquement sous ses aspects les plus atroces. Il serait souhaitable que le travail des historiens (et pas seulement) haïtiens ait plus d’écho en France.
Le prochain film-documentaire de Raoul Peck, « Les mains qui tenaient les couteaux », enquête sur l’assassinat du président Jovenel Moïse en 2021. Ce travail en cours devrait, lui aussi, aider à prendre du recul par rapport aux évènements actuels. « J’ai hâte de raconter la véritable histoire de mon pays au-delà des clichés exotiques habituels et des pièges à clics absurdes », a déclaré le réalisateur. « Je veux révéler pour une fois, sans retenue, les histoires centrales et les véritables raisons de la situation tragique d’Haïti ». Espérons que ce documentaire sera rapidement accessible en France (4)
NOTES :
(1). Stratégie analogue, à celle que vont subir peu de temps après les Indiens Osage, récemment mise en lumière par Martin Scorcese.
(2). Rappel historique :
Les Etats-Unis ont manifesté dès 1881 leur opposition au contrat franco-colombien prévoyant le creusement d’un canal en Colombie. « Notre intérêt commercial est supérieur à celui de tous les autres pays, de même que les relations du canal avec notre pouvoir et notre prospérité en tant que Nation. […] Les États-Unis ont le droit et le devoir d’affirmer et de maintenir leur autorité d’intervention sur n’importe quel canal interocéanique qui traverse l’isthme », avait prévenu le président Rutherford B.Hayes.
Après des années d’un chantier « pharaonique » (le canal de Suez a été ouvert en 1869), et de nombreuses difficultés et revers, puis le « scandale » … le gouvernement français et les actionnaires de la Compagnie nouvelle autorisent en décembre 1901, la vente des actions aux États-Unis, sans se soucier des clauses du contrat passé avec la Colombie.
Le 29 juin 1902, le Congrès ratifie la décision du président Théodore Roosevelt d’acheter des parts à la Compagnie nouvelle. Dès lors, celui-ci n’a de cesse de mener à bien le projet d’un canal entièrement sous contrôle américain : moyens humains, techniques et financiers considérables, « soutien » aux séparatistes panaméens contre la Colombie, qui aboutit à un coup d’Etat et à l’indépendance du Panama. Celui-ci signe moins d’un an après (le 18 novembre 1903) le traité Hay-Bunau-Varilla qui fait de ce nouveau pays un quasi-protectorat des Etats-Unis, et donne à ces deniers le contrôle total de la zone du canal (qui ne sera rétrocédée qu’en 1999). Le chantier soutenu par le président Théodore Roosevelt pendant ses deux mandats, et qui dure cinq ans encore, aboutit à un ouvrage gigantesque, qui aurait en tout (période française et américaine) coûté la vie à 11.000 à 22.000 ouvriers (selon les estimations). Ses écluses sont surdimensionnées pour la flotte marchande de l’époque, manifestant dès le début l’intérêt géopolitique et militaire que revêt ce canal pour les Etats-Unis.
(3). En 1825, la France obtient par la force que les anciens esclaves et leurs descendants dédommagent leurs anciens maîtres esclavagistes et leurs héritiers, en échange de la reconnaissance de l’indépendance. Le montant de l’indemnité, qui s’élève initialement à 150 millions de francs or, est réduit à 90 millions en 1838. Si celui-ci est soldé en 1883, Haïti continue de rembourser les emprunts et intérêts auprès des banques françaises et américaines (qui en prirent le relai) jusqu’en 1952. Le paiement de cette indemnité a entraîné un important retard de développement dans le pays.
(4). https://haiti.loopnews.com/content/le-prochain-film-de-raoul-peck-abordera-lassassinat-de-jovenel-moise
https://variety.com/2024/film/news/raoul-peck-documentary-2021-assassination-haitian-president-1235944763/