Dans l’URSS de Staline… LES MUTINS DU GOULAG ET DU QUOTIDIEN.

 

Jean-Jacques Marie

Les éditions ROSSPEN de Moscou ont publié en 2004 une Histoire du goulag stalinien de la fin des années 20 au milieu des années 50 en sept volumes dont le volume six, de 730 pages, constitué de documents rassemblés par les Archives d’Etat de la Fédération de Russie est consacré selon son titre aux Insurrections, révoltes et grèves organisées par les détenus du goulag, surtout de 1936 à 1954. Les documents publiés montrent que dans des conditions effroyablement difficiles une parti non négligeable des détenus (sauf, bien entendu, les truands de la pègre !) prolongent au goulag, sous la forme d’un sabotage quotidien organisé, le combat sourd et difficile que mènent ouvriers et paysans soviétiques contre l’oppression et les conditions de travail et de vie insupportables que la bureaucratie parasitaire et vorace leur impose.
Trois mois après le début de la guerre…
Dès le 12 juillet 1941, trois semaines à peine après le début de l’invasion de l’URSS par la Wehrmacht, le chef de la section opérationnelle du camp de la Petchora note : « La guerre a accru l’activité des éléments contre-révolutionnaires du camp. Un état d’esprit insurrectionnel et terroriste se fait jour chez les détenus des 1ère, 8ème, 9ème et 10ème zones ». Un an plus tard, le 21 juillet 1942, son successeur soulignera l’aggravation des tensions qu’il liera explicitement à la détérioration de la situation militaire.
Auparavant, le 15 septembre 1941, un groupe indéterminé d’ouvriers de l’Oural dénoncent, dans une lettre, évidemment anonyme, à Staline, l’introduction de ce qu’ils appellent un « système fasciste en URSS »« Conformément à ce système, fasciste, affirment-il, les ouvriers se sont mis à payer des amendes, représentant jusqu’à 25 % de leur salaire ou à passer en prison de trois mois à trois ans. Ce système a pris la plus large extension au point que la majorité absolue des travailleurs dans les entreprises se sont mis à payer des amendes ou ont été placés en situation de prisonniers détenus. » En un mot la situation de nombreux ouvriers ressemble à celle des victimes du goulag.
Le 21 octobre 1941, en pleine débâcle des armées soviétiques face à l’offensive allemande des grèves éclatent dans plusieurs usines textiles de la région d’Ivanovo au sud de Moscou : un rapport du secrétaire régional, publié en français dans le volume de Nicolas Werth et Gael Moullec Rapports secrets soviétiques, sous le titre Classes laborieuses, classes dangereuses raconte : « Dans un grand nombre d’entreprises textiles de la région d’Ivanovo ont eu lieu récemment des arrêts du travail. Des groupes entiers d’ouvriers ont cessé leur travail avant la fin du temps réglementaire (…) Une inspection sur place a montré que la majorité des ouvriers des principales usines textiles de la région étaient prêts, sous l’influence d’éléments hostiles à faire grève. » Puis l’auteur du rapport s’interroge : « Qu’est-ce qui motive le mécontentement ouvrier et donne aux éléments hostiles l’occasion de mener un travail de sape dans les entreprises ? » La réponse que donne ce responsable est éclairante, non seulement sur la situation des ouvriers et ouvrières d’Ivanovo, car ce qu’il explique vaut pour l’URSS tout entière : « Une baisse conséquente du salaire, une nette dégradation de l’approvisionnement, une forte hausse des prix surtout sur le marché libre, un fonctionnement exécrable des coopératives et des cantines ouvrières. » Et il précise : « Le salaire de la plupart des ouvriers du textile a diminué, au cours des derniers mois de 30 à 40 % et plus. Ainsi les meilleurs tisserands de l’usine Noguine qui gagnaient 800 roubles par mois avant guerre n’en gagnent plus que 400 (…) ». Or « ­au marché la viande coûte 35 à 40 roubles le kilogramme. L’approvisionnement en viande et en lait reste très limité et d’immenses queues se forment même au marché pour ces produits. »
Pire encore les ouvriers et ouvrières tirent des conclusions politiques de cette situation, qui, souligne le secrétaire du comité régional, « suscite un fort mécontentement, voire des humeurs antisoviétiques », dont il donne quelques exemples éclairants : « A l’usine Bolchevik ont été tenus les propos suivants : « On nous nourrit mal, il y a peu de pain. Il faudra se mettre en grève pour que ça change. »» Il cite ensuite une ouvrière qui dans l’assemblée des travailleurs de son usine a dénoncé la collaboration Staline-Hitler en déclarant : « Ce n’est pas Hitler qui a pris notre pain, ce sont nos chefs qui le lui envoyaient. Maintenant, ils ne nous donnent plus de pain. Est-ce qu’ils le gardent pour eux ? ». Si elle le déclare ainsi, certes avec modération mais publiquement, c’est qu’elle est persuadée que nombre d’ouvriers et de paysans ressentent péniblement le fossé qui sépare les millions de bureaucrates, convenablement logés, qui se gavent pendant qu’eux, entassés dans des logements minuscules, se serrent la ceinture et manquent de tout ou presque.
Le chef de la section opérationnelle du goulag affirme, dans un rapport adressé au vice-commissaire du peuple à l’Intérieur, Tchernichov, le 22 décembre 1941 que, depuis le début de la guerre, le 22 juin 1941, 11.000 détenus ont été accusés de « crimes contre–révolutionnaires » (c’est-à-dire d’actes – très imprécis – de contestation ou de protestation, voire de simples propos moqueurs ou critiques) et 2 408 d’entre eux fusillés. Il ajoute qu’au cours de ces six mois « plus de 70 groupes insurrectionnels rassemblant au total 650 détenus » ont été découverts et liquidés. A l’en croire, dans le camp proche de la ville de Norilsk, un groupe insurrectionnel « comptant plus de 100 membres, en majorité formé d’anciens militaires condamnés pour crimes contre-révolutionnaires » (sans doute lors de la grande purge de 1937-1938) envisageaient de prendre le contrôle du camp pour s’emparer de la ville même de Norilsk ! Il précise que 59 d’entre eux ont été arrêtés, sans dire ce que sont devenus les quarante et quelques autres, puis énumère une demi-douzaine d’autres groupes insurrectionnels, dont l’un est accusé d’avoir préparé la prise de la ville Komsomolsk avant que 32 de ses membres ne soient arrêtés. Il ajoute enfin : « Des organisations et des groupes insurrectionnels similaires ont été découverts et liquidés » dans six camps de Sibérie « et dans d’autres camps ».
Dans un rapport ultérieur, un autre dirigeant du goulag, Nassedkine, affirme : « la majorité des membres de ces organisations et groupes insurrectionnels se donnaient comme but de préparer des attaques armées, de désarmer la garde armée des camps et des colonies et de passer du côté des armées fascistes allemandes ».
Trois mois après la victoire
La propagande stalinienne a longtemps imposé la vision, certes atténuée depuis la fin de l’URSS, d’une population soviétique galvanisée par la victoire (pourtant très coûteuse en victimes !) sur l’Allemagne nazie. Or la conférence donnée par la romancière Marietta Chaguinian à la section communiste des écrivains de Moscou, le 21 août 1945, évoque une réalité différente… D’après le rapport scandalisé qu’envoie le secrétaire de la section au 1er secrétaire du PC de Moscou, qui relaie cette dénonciation à Malenkov, secrétaire du comité central, Chaguinian déclare à ses collègues, dont certains l’applaudissent : « Attention je vais raconter des choses effroyables, ce qui se fait chez nous. J’ai été dans l’Oural. Là bas 15.000 ouvriers de l’usine Kirov se sont révoltés, la plus authentique des révoltes, parce qu’ils ont des mauvaises conditions (…). On nourrit les invalides de la guerre patriotique avec un mélange de farine et d’eau. Ils meurent de faim. Dans les usines un grand nombre de gosses travaillent, on exploite la marmaille, on les use, on les condamne ». L’auteur du rapport ajoute : « elle ne termine pas sa pensée. Elle dénonce ensuite l’exploitation du travail des enfants qui « meurent de faim » dans les usines. » Elle complète ce tableau de la misère ouvrière par celui de la belle vie des cadres dirigeants qui se gavent : « J’ai été dans l‘Altaï et là c’est effrayant ce qui se passe. Les comités régionaux, les comités de district s’engraissent, ils bouffent les rations des ouvriers et les ouvriers meurent de faim, ils vont comme des ombres, fatigués, épuisés. »
Evoquant ensuite l’invitation faite à une jeune écrivaine de céder sa place en première classe d’un train à un général, elle commente sarcastique : « Où voit-on que cela se fait ? Nos généraux circulent, se promènent et à eux le respect, les honneurs. » Et pour conclure elle dénonce la propagande : « Et avec tout ça chez nous, on écrit beaucoup de louanges. » Pour conclure elle invite les écrivains à décrire la réalité !
Cette grève et d’autres similaires ont voisiné avec des mouvements qui agitent le goulag et ont été répertoriés et décrits dans ces diverses formes de protestations, longtemps brutalement réprimées, constituent une sorte de prolongation de la lutte quotidienne sourde menée par les ouvriers et les paysans soviétiques pour se défendre contre le pillage auquel la bureaucratie dirigeante les soumet, lutte sourde que le régime stigmatise comme du « sabotage ».
Or, Soljenitsyne le rappelle, les détenus du goulag sabotent systématiquement le travail qui leur est imposé et produisent donc de la camelote. « Tout ce que les détenus du camp, écrit-il, fabriquent pour leur cher Etat est du travail ouvertement et au suprême degré bousillé ». Il évoque ainsi la ligne de chemin de fer Salekhard-Igarka, longue de 1 200 kilomètres, dont les rails se gondolent tant qu’aucun train ne peut l’emprunter, ou la ligne Oussa-Vorkouta, dont les rails, eux aussi, « flottent » et sur laquelle le train tangue … même après l’exécution des constructeurs, fusillés pour « sabotage ».
Du « sabotage » quotidien à la grève ou au soulèvement.
Ce « sabotage » quotidien est la forme élémentaire et la base d’une résistance qui, au fil des ans, débouchera sur les évasions collectives, la grève déclarée, voire l’insurrection. Cette résistance pouvait apparemment menacer l’ordre existant puisque les auteurs des sept volumes de ROSSPEN, parmi lesquels figure Soljenitsyne lui-même font précéder les documents portant sur la période de la guerre, d’une phrase tirée du rapport d’un responsable du goulag : « Si nous n’instaurons pas un ordre sévère, nous perdrons le pouvoir » ! Le rejet du système policier du stalinisme se manifeste y compris dans la formation de groupes antistaliniens par des adolescents, voire des enfants comme les gamins âgés de 11 à 13 ans qui ont fondé la Société des Jeunes révolutionnaires de Saratov et collé un jour d’avril 1944 sur les murs de leur quartier des tracts manuscrits proclamant entre autres « Le pays est dirigé par la bande des réactionnaires staliniens. Les porteurs de galons dorés étouffent à nouveau tout ce qui est vivant. Une cascade d’impôts pillent les travailleurs. »
La crainte exprimée ci-dessus est certes exagérée, mais, comme le souligne la réaction affolée de Beria devant l’idée qu’ils puissent distribuer leurs quelques tracts manuscrits dans une manifestation du 1er mai ou du 7 novembre, la création régulière de groupes d’adolescents reflète la fragilité de l’ordre stalinien, en général dénoncé pour sa sauvagerie répressive, mais souvent vanté pour sa solidité apparente.
« Ils perdront le pouvoir » ? Vraiment ?
Après l’écrasement sanglant des grèves de la faim (relativement) massives des années 1936-38, un lent cheminement mène peu à peu aux tentatives de constituer dans les camps des groupuscules secrets, vite découverts, puis à des  esquisses de protestation suivies, dès la guerre, de grèves ou de révoltes ouvertes qui vont s’étendre peu à peu jusqu’à la mort de Staline puis exploseront dans les mois qui suivront et déboucheront sur l’agonie du goulag… et sur le rapport Khrouchtchev contre Staline en 1956.
« Des insurgés sans insurrection » ?
La direction du NKVD, dans une synthèse de ses rapports effectuée à la fin de la guerre, affirmera avoir démantelé dans le goulag, de 1941à 1944, 603 groupes et organisations insurrectionnels auxquels auraient « pris part activement 4.640 individus », soit une moyenne de 7 à 8 participants par groupe, bien peu pour prendre le contrôle d’un camp ou d’une ville ! Mais l’insubordination des détenus, le plus souvent rampante, parfois affirmée est si réelle que les auteurs de ROOSPEN titrent la seconde partie de leur volume consacrée à la période de la guerre (juin 1941-mai 1945) : « Des insurgés sans insurrection » … mais dont les protestations vont bientôt déboucher sur des actions collectives.
De la révolte à l’organisation de groupes.
La débâcle initiale de l’armée rouge, due, entre autres, à la passivité avec laquelle les soldats soviétiques ont d’abord répondu à l’offensive allemande, suscite chez de nombreux détenus la volonté de combattre le pouvoir qui les a jetés au goulag. Ainsi Beria, dans une circulaire du 27 janvier 1942 adressée à tous les commandants de camps, ainsi alertés décrit une insurrection qui vient alors d’éclater à Vorkouta : « Le 24 janvier de cette année, 125 détenus du camp de Vorkouta ont désarmé la garde armée du camp, ont attaqué le centre régional d’Oust-Oussa, se sont emparés de la poste, ont arraché les fils téléphoniques, massacré les gardiens de la prison, libéré 42 détenus, dont 27 se sont ensuite associés à la bande. A la suite des mesures que nous avons prises nous avons abattu 11 bandits et arrêté 32 autres », soit 43 insurgés sur 125 (152 si l’on ajoute les 27 détenus ralliés à eux). La majorité des insurgés ont donc réussi à fuir… sans doute pas pour longtemps. Il évoque ensuite « des tués et des blessés parmi les gardiens, les membres du NKVD et les cadres du parti ». Le récit de Beria débouche sur six instructions rigoureuses. Le vice-commissaire à l’Intérieur, Krouglov, affirmera plus tard, dans une circulaire interne du NKVD, que cette insurrection a coûté la vie à « plus de 40 collaborateurs du NKVD et membres des cadres des soviets et du parti ».
 
Combat réel ou protestation symbolique ?
Les rapports du NKVD évoquent la découverte de groupes de détenus, dont les noms qu’ils se donnent expriment une volonté de combat désespérée face à l’énorme machine oppressive du goulag : « La société russe de vengeance contre les bolcheviks », le  « Comité d’autolibération des colonies » , le « Parti national-socialiste de Russie », le « Parti populaire russe des réalistes », le « Groupe de combat de la libération », « La libération populaire », « L’Union de libération des peuples de Russie », « Le groupe populaire du Travail ». Les noms de ces groupes expriment une volonté de défier le régime politique policier, sans rapport avec leur force réelle. En ce sens, ces détenus semblent réagir comme les enfants et les adolescents qui constituent, à moins d’une dizaine, le « Parti panrusse contre Staline » à Oulianovsk en 1938 ou la « Société des Jeunes révolutionnaires » (une demi-douzaine !) créée à Saratov en 1943 et dont l’unique tract collé sur les murs voisins, avant leur arrestation proclamait « Camarades, dressez-vous pour le combat. Anéantissez la bête sauvage Hitler et ensuite renversez Staline ! » Les ambitions des groupes qui se forment dans les camps sont beaucoup plus limitées que ces rêves d’adolescents, qui affolent pourtant la police politique acharnée à arrêter leurs auteurs avant qu’ils ne puissent distribuer leurs tracts manuscrits dans une manifestation du 1er mai ou du 7 novembre. Les groupes, même minuscules, de détenus parviendront, eux, à agir, de plus en plus au fil des années, sous la pression des conditions insupportables de leur existence.
Des détenus sur le front
L’Armée rouge ayant été décimée d’un côté par la reddition de centaines de milliers de soldats pendant les six premiers mois puis par les coûteuses offensives frontales massives dont était friand Staline, ce dernier a envoyé sur le front près d’un million de détenus qui, préférant les dangers de la guerre à la famine du goulag acceptent souvent de se déclarer volontaires. La population du goulag passe ainsi de 2.300.000 le 22 juin 1941 à 1.200.000 le 1er décembre 1944.
 
Les lendemains difficiles de la victoire et les erreurs de Staline.
La guerre et surtout sa fin modifient brutalement la composition des camps et l’attitude des déportés. Mais le massacre, pendant la guerre, de quelques trente millions de soviétiques, soldats et civils, en majorité des hommes, provoquait en 1945 un manque de main d’œuvre dramatique alors qu’il fallait reconstruire une industrie ravagée par les gigantesques destructions de la guerre. Quoique lui-même fort peureux, Staline considérait comme traître tout soldat ou gradé soviétique qui s’était rendu à l’ennemi au lieu de se suicider. Combien de fois n’a-t-il pas répété ?  « Chez nous il n’y a pas de prisonniers, il n’y a que des traîtres ». Mais, en 1945, il décide de répondre au déficit grave de force de travail en envoyant au goulag une grande partie du million de prisonniers soviétiques libérés des camps allemands. Pour donner une couleur humanitaire, de pure propagande, à cette décision purement économique, il abrogera en 1947 la peine de mort, sous les applaudissements admiratifs d’hommes politiques et d’intellectuels dits progressistes, qui se montreront moins diserts quand il la rétablira trois ans plus tard. Mais en envoyant au goulag des rescapés d’une guerre finalement victorieuse, qui, dans les camps allemands, ont pu entrer en contact avec des prisonniers d’autres nationalités et cultures, Staline introduit au goulag l’un des germes de sa dislocation.
Il en introduit un autre en y installant des rescapés de l’armée russe du général Vlassov pronazi et des Ukrainiens, dont des nationalistes, des partisans du fasciste déclaré Bandera, qui avait proclamé à Lvov le 30 juin 1941 un éphémère gouvernement ukrainien ouvertement pronazi, vite dissous par Hitler, pour qui  les Ukrainiens n’étaient que des « lapins », dès lors indignes d’avoir un gouvernement à eux, même pro-nazi et dont la première et unique mesure fut l’organisation d’un massacre des juifs à Lvov.  A ces forces hostiles au régime qui les a maltraités et, en particulier, affamés, il ajoutera en 1948, puis 1949 près de 160.000 Estoniens, Lettons et Lituaniens, tous qualifiés de « nationalistes » comme les membres des maquis antisoviétiques, dits frères des forêts… où ils se terraient, liquidés à la fin de 1949.
Ces derniers groupes, formés en majorité d’individus qui avaient combattu la domination soviétique, étaient dans de tout autres dispositions d’esprit que les victimes soviétiques des purges des années 30, souvent hébétés par une répression brutale souvent sans aucun rapport avec leur activité, voire leurs opinions, réelles et donc persuadés d’être victimes d’une erreur.
En dehors d’eux se constituent ici et là des groupes d’adolescents et d’étudiants critiques du régime politique. On peut juger de la crainte que suscitent chez Staline ces tracts et les groupes de jeunes, qui les rédigent et les diffusent très modestement, à la lecture du rapport que, le 6 novembre 1946, lui adresse le ministre de l’Intérieur de l’URSS, Sergueï Krouglov qui lui annonce la découverte de six tracts, « d’un contenu contre-révolutionnaire » non précisé « rédigés à la main d’une écriture trafiquée », une semaine avant la manifestation anniversaire de la révolution le 7 novembre. Sur ces six tracts « « Trois avaient été jetés dans la rue, l’un était collé sur la porte d’entrée d’un immeuble d’habitation, un autre sur une palissade et un autre déposé dans une boite aux lettres (…) Des mesures sont prises pour retrouver les auteurs de ces tracts ». Ces six tracts manuscrits suffisent donc à émouvoir le ministre de l’Intérieur, qui juge nécessaire d’informer Staline des mesures prises pour retrouver leurs auteurs. Comment mieux souligner l’extrême fragilité de la domination de Staline et de sa nomenklatura sur la population ?
Deux ans plus tard, cette crainte prend des allures de panique, apparemment irrationnelle : à la fin d’octobre 1948, les agents de la Sécurité d’Etat (appelée, depuis 1946, le MGB) de Leningrad découvrent, collés dans plusieurs arrondissements de la ville, cent quarante quatre tracts manuscrits, annonçant, à la fois, la constitution d’une organisation intitulée « Le bonheur du peuple » et sa décision de distribuer, dans la manifestation du sept novembre suivant, des tracts,  dont l’un est titré « Sur le vrai et le faux socialisme » !
La direction de la Sécurité d’Etat s’affole : elle décide aussitôt d’envoyer en urgence « un groupe de tchékistes expérimentés » en renfort à ses milliers d’agents de Leningrad, pour débusquer, avant la manifestation, cette redoutable organisation de « criminels ». Elle craint, à l’évidence, l’effet que de tels tracts pourraient produire sur certains manifestants. Elle informe Staline de la gravité du danger et de l’ampleur des mesures prises pour l’affronter. Or « Le bonheur du peuple » ne comporte que deux jeunes étudiants, qui se proposent, certes, de recruter quelques adhérents, mais n’en ont encore attiré aucun. L’armada policière d’agents du MGB arrête in extremis ces deux adversaires, à ses yeux redoutables, du régime, dans la nuit du cinq au six novembre, juste à temps. Elle confisque les soixante-sept tracts manuscrits qu’ils se préparaient à distribuer le sept. L’impuissance apparente des groupes de gamins et d’adolescents dissimule donc, aux yeux de Staline, une puissance redoutable, qu’il ne veut pas laisser se développer et veut liquider sans délai.
Les groupes, même minuscules, de détenus parviendront, eux, à agir, de plus en plus au fil des années, sous la pression des conditions insupportables de leur existence. Les auteurs de l’histoire du goulag publiée par ROSSPEN les présentent comme des « insurgés sans insurrection » ; la formule peut-être exagérée reflète néanmoins un aspect des tensions qui ravagent l’univers policier du goulag. Ces tensions, déboucheront au lendemain de la mort de Staline sur la dislocation du système ; elle exprime donc une inquiétude peut-être grossie, mais nullement imaginaire. C’est pourquoi, dès janvier 1948, une lettre conjointe à Staline du ministre de l’Intérieur Krouglov et du ministre de la Sécurité, Abakoumov, fixe l’objectif d’interner au goulag 100.000 détenus politiques jugés particulièrement dangereux. Il veut donc les retirer de la société pour les isoler et les neutraliser derrière les barbelés des camps.
Deux mois plus tard, un ordre des ministères de l‘Intérieur et de la Sécurité d’Etat du 16 mars 1948 reflète la même crainte. Il décide de constituer des camps spéciaux au régime particulièrement sévère destinés aux « espions, saboteurs, terroristes, trotskystes, droitiers, menchéviks, socialistes-révolutionnaires, anarchistes, nationalistes, émigrés blancs, membres d’autres organisations et groupes antisoviétiques et personnes présentant un danger à cause de leurs liens antisoviétiques et de leur activité hostile » qui, de plus, « ne seront pas libérés à l’expiration de leur peine ». Les groupes politiques ici stigmatisés n’existent plus – ce qui n’empêchera pas les statistiques du goulag de recenser, par exemple, dans ses rangs, à la mort de Staline, la présence de 1.825 trotskystes… pour l’essentiel imaginaires.
Cette inquiétude découle aussi de la violence avec laquelle le régime en place traite la masse de la population. Ainsi, en réponse à la famine, qui ravage une partie de l’URSS en 1946 et 1947, Staline  promulgue, le 4 juin 1947, deux décrets, l’un sur « la responsabilité pénale pour vol de la propriété sociale », le second sur « le renforcement de la propriété privée des citoyens », publiés dans la Pravda du lendemain et enrichis d’un additif secret concernant les « petits vols sur le lieu de production » (un pain dans une boulangerie par exemple), sanctionnés d’une peine de prison de 7 à 10 ans (contre un an auparavant). Ces décrets, promulgués dans un pays qui compte près de dix millions de veuves de guerre, confrontées à la nécessité de se débrouiller pour pouvoir nourrir leurs enfants, reprennent les dispositions de la loi du 7 août 1932, dite loi des cinq épis, tombée en désuétude, qui punissait de dix ans de camp ou de la mort les petits larcins – surtout de lait, de beurre, de pain, de viande, voire d’épis glanés après la moisson – commis par une population affamée. Le fidèle stalinien Kaganovitch lui-même, pourtant docile second de Staline, évoquera devant le comité central de juillet 1953 le cas de femmes condamnées à trois ans de camp « pour une petite botte de paille ». Ces décrets envoient au goulag, de 1947 à 1953, 2.200.000 individus, surtout des femmes qui, après avoir, pendant la guerre, remplacé aux champs ou à l’usine les hommes partis au front, ont chapardé un peu pain, de beurre ou de lait pour nourrir leurs enfants affamés et que les décrets assimilent aux voleurs et truands. Le Goulag n’abritait plus en 1944 que 1.200.000 détenus. Les condamnés de la faim constituent en 1953 une bonne moitié de ses 2.526.402 prisonniers.
Les conditions d’existence imposées à la population laborieuse provoquent ici et là des mouvements de protestation malgré la brutalité de la férule bureaucratique. Ainsi en mai 1948 des troubles éclatent dans l’usine de moteurs et de turbines de Sverdovsk dans l’Oural. L’usine est le produit de la fusion de deux usines jusqu’alors distinctes. Au lendemain de la fusion le directeur décide de modifier le régime de laissez-passer pour l’entrée du personnel dans l’usine sans l’expliquer aux travailleurs. Des conflits éclatent entre eux et les gardiens lorsqu’ils veulent accéder à leur atelier. Le directeur ne prend aucune mesure pour apaiser la tension. Le 13 mai à 7 heurs 30 du matin un garde tire sur un jeune ouvrier de 16 ans qui tente d’entrer dans l’usine avec son père et le blesse grièvement. L’incident suscite l’indignation des ouvriers qui arrêtent massivement le travail. Le directeur déclare : « La garde a tiré et tirera. » Le syndicat officiel n’étant qu’un appendice de l’appareil d’Etat, les ouvriers, sans organisation, reprennent le travail…
Un an plus tard, le 27 mai 1949, les ouvriers de l’usine de chaussures Ouralobouv de Sverdlovsk las des conditions de vie lamentables qui leur son imposées se mettent massivement en grève. « La majorité des logements collectifs de l’usine étaient installés dans des vieux bâtiments et des baraquements provisoires privés de blanchisserie, de services sanitaires et de salles de bain. Le bois de chauffage était fourni irrégulièrement. Les cuisines manquaient de l’équipement nécessaire pour faire à manger. La majorité des habitations manquaient de lavabos, de tabourets, de tables de nuit, d’armoires et ne reçoivent que très irrégulièrement du bois de chauffage. » L’historienne russe qui relate ce mouvement de grève en soulignant qu’il éclate l’année même où les répressions staliniennes se renforcent et donc que les ouvriers devaient « être poussés à l’extrémité du désespoir pour se mettre ainsi en grève », note en même temps : « Néanmoins les manifestations des ouvriers de Sverdlovsk n’étaient pas accidentelles. Elles reflétaient l’état d’esprit général des soviétiques qui espéraient des changements dans leur existence après la conclusion victorieuse de la guerre et qui avaient été trompés dans leur attente. »
 
« A tâtons nous rompons nos chaînes », ou de la grève à l’insurrection
Nassedkine exagère certes la menace que font peser les groupes évoqués ci-dessus sur l’administration des camps, mais il ne l’invente pas, comme le montrent les insurrections qui éclatent dans les camps après la guerre. Ainsi un rapport du 24 avril 1946 évoque la découverte… en juillet 1945 dans le camp du Nord de l’Oural d’un groupuscule de nationalistes ukrainiens nommé le Parti populaire démocratique d’Ukraine, fort de six membres, tous arrêtés. Le même rapport évoque ensuite la découverte d’une organisation, bien entendu qualifiée d’insurrectionnelle, intitulée « Gamaleia », dont le NKVD a arrêté 10 membres, réels ou supposés. En 1947, un groupe d’une cinquantaine de détenus du centre atomique d’Arzamas désarment la garde et s’enfuient. Ils sont tous rattrapés et abattus. En 1948, deux tentatives du même genre se produisent sur un chantier du Kamychlag. En 1949, un groupe de détenus du Berlag, dirigés par le général Semenov, déporté, s’emparent de dizaines de fusils parviennent à s’évader puis sont repris et tous fusillés.
A la fin de 1949 et au début de 1950, un groupe formé à la fois de détenus politiques et de droit commun du camp d’Elgenougol, chargé de l’extraction minière à Kolyma, organise un soulèvement armé vite maté. Peu après, un autre soulèvement armé au Berlag est, lui aussi, vite écrasé. En juillet 1950, dans un camp du Dalstroï, la direction arrête 7 détenus, accusés d’avoir fondé au total trois groupes clandestins avec d’anciens officiers de l’Armée rouge. Le 6 novembre, dans un camp d’Estonie, le MVD arrête 6 détenus, tous anciens matelots de la Flotte rouge, fondateurs de l’Union de la lutte révolutionnaire clandestine, accusés de quatre crimes …
En 1951, cinq cents détenus d’un camp de l’île de Sakhaline déclenchent une grève de la faim qui dure cinq jours. Peu après, plusieurs centaines de détenus du camp d’Oukhktijem déclenchent à leur tour une grève de la faim. Pour les punir on les transfère dans le camp spécial de Norilsk. La même année, deux soulèvements armés éclatent au Krasslag, eux aussi, vite écrasés.
En janvier 1952, plusieurs centaines de détenus du camp d’Ekibastouz, dans lequel Soljenitsyne passe sa dernière année de camp, déclenchent une grève de la faim massive, que Soljenitsyne raconte, malgré la distance qu’il prend avec elle, dans un chapitre intitulé A tâtons nous rompons nos chaînes, formule applicable aux mouvements de protestation qui se développent et se renforcent peu à peu au goulag depuis 1947. Soljenitsyne conclut : « Le virus de la liberté, cependant se répandait, et comment le bouter hors de l’Archipel ? » Il ajoute plus tard : « D’évidence, au début des années 50, le système stalinien des camps, notamment dans les camps spéciaux, était mûr pour la crise. Du vivant même du Tout Puissant, les indigènes avaient déjà commencé à rompre leurs chaînes ».
Reflet de la crise qui ronge de plus en plus le régime stalinien et pousse Staline dès le début de 1952 à préparer une nouvelle purge sanglante, le vent de liberté souffle de plus en plus fort au goulag. Le 16 avril 1952, le ministre de l’Intérieur Krouglov affirme avoir découvert dans le camp de Beregovoï une « organisation antisoviétique de détenus ukrainiens qui préparaient une évasion armée » et en avoir arrêté 12 membres. Dans un rapport du 6 août 1952, le lieutenant général Dolguikh, chef du goulag, dresse un bilan des mouvements de protestation au cours du premier semestre : 285 cas d’activité contre-révolutionnaire (qualification qui peut recouvrir n’importe quelle expression de mécontentement), 1.458 évasions, 378 refus de travailler, forme de protestation individuelle qui peut souvent prendre une forme collective. Le 13 février 1953, dans le camp de Kizliiv un gardien abat un détenu d’un coup de fusil. 300 détenus décrètent aussitôt la grève. Le midi du 1er mai 1953, deux mois après la mort de Staline, dans le camp de Krasnoiarsk, un capitaine du camp énervé entre dans la cantine où mangent les détenus, renverse un plat de nourriture sur la tête d’un détenu. Aussitôt plus de 600 détenus déclarent une grève de la faim. L’ordre concentrationnaire commence à se fissurer. La mort de Staline va accélérer ce mouvement… avec l’aide involontaire de Beria.
Une mutinerie paysanne silencieuse
Les kolkhozes doivent livrer à l’État une bonne moitié du blé qu’ils récoltent et plus de la moitié de la viande et du lait qu’ils produisent à des prix qui ne couvrent même pas leurs frais de production. En 1950, 22,4 % des kolkhoziens n’ont pas touché un kopeck pour leur travail. Ils ont travaillé gratuitement toute l’année ! 20 % ont touché eux pour toute l’année… UNE LIVRE de grains. En 1957, un membre du comité central, Kirill Mazourov expliquera : « En 1953 les kolkhozes avaient même cessé de planter des pommes de terre, parce que l’État leur payait 3 kopecks le kilo pour le stockage ; on coupait le lin à la racine, l’élevage s’effondrait. »  Les kolkhoziens travaillent donc le moins possible au kolkhoze et concentrent tous leurs efforts sur leur petit lopin individuel, que Staline accable d’impôts pour les décourager, y compris un impôt sur les arbres fruitiers, si lourd que certains préfèrent les abattre. L’URSS est confrontée à une sorte d’immense grève passive des paysans et à un déficit alimentaire, dissimulé par des baisses de prix annuelles, exaltées par l’Humanité, sur des produits de plus en plus introuvables. Pour combattre cette grève passive… mais efficace, Staline propose d’augmenter les impôts prélevés sur les kolkhoziens de 15 milliards de roubles à 40 milliards, somme qui dépasse leurs revenus.
En juillet 1953, au comité central Mikoian affirme : depuis deux ans l’URSS souffre d’ « un déficit aigu de légumes et de pommes de terre » que les paysans s’acharnent à ne pas cultiver dans les kolkhozes et les sovkhozes en réservant leurs efforts à leurs minuscules lopins individuels.
Une amnistie explosive
Au lendemain de la mort de Staline, Beria, ministre de l’Intérieur, convaincu que le goulag loin d’être rentable, est fort coûteux, prépare un vaste projet d’amnistie. Le 24 mars, il soumet au présidium du comité central un document affirmant que, sur 2.526.042 détenus, le goulag ne compte que « 221.435 criminels particulièrement dangereux pour l’Etat (espions, saboteurs, terroristes, trotskystes, socialistes-révolutionnaires, nationalistes et autres) détenus dans les camps spéciaux ». Il estime les victimes des décrets économiques de juin 1947 à 1.241.919 détenus, dont « environ 198.000 souffrent de graves maladies incurables et sont absolument inaptes au travail », précision sans doute incontestable, à la différence des imaginaires trotskystes et socialistes-révolutionnaires cités parmi les politiques étiquetés « criminels dangereux », sans parler des prétendus « terroristes ». Pour se débarrasser de cette main d’œuvre non rentable, il fait amnistier le 27 mars 1953 tous les détenus (soit un million deux cent mille détenus) condamnés au maximum à une peine de cinq ans de détention, les condamnés à plus de cinq ans de camp étant considérés comme des « politiques ». Cette amnistie laisse derrière les barbelés tous les détenus « politiques » – même très vaguement – qui effraient le régime et vont très vite le menacer. Mais les 221.435 exclus de l’amnistie pour une condamnation souvent privée de fondement réel constituent un groupe soudé par cette exclusion même qui leur apparait injuste. En même temps cette amnistie enrage la masse des 220.000 gardiens de camp promis à une reconversion douteuse. Les auteurs de ROSSPEN titrent sa quatrième partie La mutinerie du goulag (fin mai 1953-1954), qui débouche sur l’explosion du goulag, dont ne subsisteront que de menus débris, utiles pour intimider les quelques centaines de futurs dissidents.
La grève victorieuse
Le 25 mai, près de 20.000 détenus des mines de Norilsk débrayent pour protester contre la conduite de plus en plus violente des gardes, énervés par l’amnistie sélective. Le 5 juin, Beria envoie à Norilsk un haut cadre du MVD, qui, sur mandat de son chef, engage la discussion avec les leaders de la grève et promet de transmettre leurs revendications à Beria ; il leur demande, en échange, de reprendre leur travail, si précieux pour la patrie. Il divise ainsi les grévistes. Certains reprennent le travail, d’autres continuent la grève. Le procureur de la ville promet à ces derniers qu’ils ne seront pas punis, s’ils arrêtent leur mouvement. La liquidation de Beria ne va pas arranger les choses et la grève se prolongera par saccades jusqu’au 10 juillet.
De la grève des ouvriers de Berlin-Est à la grève du goulag
Loin de Moscou, la décision prise le 15 juin1953, par le gouvernement de la RDA d’augmenter de 10 % les normes de travail et donc de baisser à peu près d’autant le salaire réel provoque une explosion chez les ouvriers de Berlin-Est, puis de RDA, que le gouvernement de Walter Ulbricht et d’Otto Grotewohl est incapable de mater. Moscou envoie donc ses troupes et ses chars qui massacrent des centaines de manifestant, que l’Humanité en première page qualifiera aimablement de « nazis ».
42 soldats et officiers soviétiques fusillés
La nouvelle de la grève va cristalliser la protestation de milliers de détenus du goulag, en même temps qu’un événement resté longtemps méconnu (et très rarement évoqué depuis qu’il ne l’est plus) confirme la justesse des craintes du Kremlin sur la fragilité de son régime. Après l’écrasement de la grève, un tribunal militaire soviétique condamne à mort 42 soldats et officiers soviétiques, coupables d’avoir refusé de tirer sur les manifestants. Nul ne le sait alors. Cet acte d’insoumission, éloquent sur l’état d’esprit réel d’une partie de la population ne sera révélé, beaucoup plus tard, que par le journal Literatournaia Gazeta du 10 juin 1998, sous le titre « Quand la conscience ne se soumettait pas aux ordres. » Le journaliste souligne que « Tout se déroula dans le plus grand secret ». Selon le Parquet militaire de Russie, à qui il s’est adressé, « la liste des condamnés à mort figure dans un dossier particulier, conservé dans des archives particulières portant l’estampille « ultra-ultra-secret ». Pour lui, « ces quelques dizaines de soldats et d’officiers soviétiques ont eu le courage de lancer un défi au régime », qui reflète sans doute un rejet plus discret et plus prudent de la masse de la population laborieuse.
Si ce défi reste ignoré de tous, la rumeur fait vite connaitre celui qu’ont lancé les ouvriers de RDA. La nouvelle de leur grève brutalement écrasée provoque un choc dans le goulag. L’intitulé des rapports des commandants de camp suffit à indiquer l’ampleur des mouvements de protestation qui le secouent alors : « Désordres de masse parmi les détenus du camp De Norilsk (sections n° 5,6,13 et 35) l es 11, 17 et 25 juillet 1953) », « Désordres de masse des détenus du secteur n° 19 du camp de Viatks dans la nuit du 12 au 13 juillet 1953 ». Cette tension débouche sur ce qu’un rapport qualifie d’Insurrection des détenus du camp de Retchny en juillet-août 1953.
Elle va provoquer une grève massive dans le camp de Vorkouta. Selon l’un des survivants, « cette grève n’aurait pas été possible sans l’activité des groupes clandestins de résistance déjà existant ». Avant le 17 juin, souligne-t-il, aucun des prisonniers ou des chefs des groupes de résistance n’avait pensé à faire grève. » Tous les préparatifs avaient été faits en prévision d’une guerre. Le 17 juin vint tout changer ». Les wagons prétendus de charbon livrés par la mine à la ville arrivent souvent vides et que le charbon y était remplacé par des inscriptions du genre « Donnez-nous la liberté ! »
Un second choc : l’arrestation de Beria.
Le 26 juin 1953 les autres dirigeants soviétiques accusent Beria de complot et le font arrêter. La nouvelle provoque un choc dans le pays et le goulag. Les détenus de la région minière de Norilsk avaient, depuis plusieurs jours, déclenché une grève, qui avait gagné plusieurs camps du complexe et débouché sur des affrontements sévères avec les troupes spéciales du MVD. Les nombreuses pertes subies lors des affrontements n’avaient pas brisé le mouvement. Beria étant le symbole du régime policier, les détenus ressentent son arrestation comme une victoire et arrêtent leur grève. Mais, le plus souvent, à l’inverse, la nouvelle sert de catalyseur à la protestation. Le 19 juillet, 350 détenus du camp de Retchny cessent de travailler et exigent une discussion avec le procureur et le chef de l’administration du camp. Le 21 juillet, la direction de la mine du camp n° 1 découvre sur le panneau d’affichage sept tracts, signés Le comité d’action, qui proclament : « Détenus et bagnards ! (…) Exigez la révision immédiate de vos affaires et une libération totale. Exigez : – la suppression des camps extraordinaires du MVD – la liquidation du bagne – la réduction maximale de la durée des peines. »
Au camp minier voisin de Vorkouta, un groupe de détenus se met aussitôt en grève en affirmant : « C’est l’ennemi du peuple Beria qui nous a internés, maintenant on doit nous relâcher ». Le 25 juillet une deuxième équipe refuse de descendre au fond. Les détenus déclarent : « Nous avons été condamnés seulement à la suite de l’activité hostile de Beria, nous avons besoin d’être totalement libérés. » Dans une autre section, les détenus diffusent des tracts qui exigent, « la liberté, l’amnistie, la journée de huit heures, un vrai salaire sans retenues, la révision de leurs affaires, la liberté de correspondance et de visites ». Ils ajoutent qu’ils ne reprendront le travail qu’après avoir rencontré un représentant du comité central.
Au 1er avril 1954, après l’amnistie décrétée en mars 1953, et au lendemain des grèves qui l’ont secoué, il reste au goulag un peu plus d’1.360.000 détenus que le ministère de l’intérieur répartit en 448.000 auteurs de crimes contre-révolutionnaires (! ! !) environ et 680.000 sont des détenus de droit commun.
Le début de la fin
L’explosion du système se produit dans le camp de Kenguir, partie constituante du système des camps dit du Steplag, installés dans la steppe du nord du Kazakhstan, qui rassemblent à la fois des camps agricoles et des camps miniers de mines de cuivre et de charbon où, vu l’absence des mesures de sécurité élémentaires, la mortalité est très élevée.
Près de 25.000 détenus sont entassés dans les trois camps ou « zones » de Kenguir. Le 17 mai 400 détenus pénètrent dans la zone réservée aux femmes et détruisent les deux murs destinés à séparer les hommes et les femmes. La garde les mitraille. Bilan officiel : 14 morts, 32 blessés graves et 27 blessés légers. La colère des survivants explose. Le 19 mai, 5.000 détenus cessent le travail et élisent des délégués pour discuter avec le pouvoir. Le vice-ministre de l’Intérieur du Kazakhstan se rend aussitôt sur les lieux, discute avec les délégués des grévistes, écoute leurs doléances et les transmet aussitôt, le 20, à Moscou. « Les représentants des détenus qui participent aux pourparlers se conduisent de manière provocatrice ; ils exigent (…) la punition des responsables de l’utilisation des armes à feu, après quoi seulement ils reprendront les pourparlers. » Ces représentants des détenus se sentent donc incarner une force qui leur permet de prétendre débattre d’égal à égal avec ceux du pouvoir. La grève prend par là même, une portée nationale.
Le 27, les détenus élisent un comité de grève de neuf membres, présidé par un ancien lieutenant-colonel de l’Armée rouge, Kouznetsov. Ce comité réunit une assemblée générale de plus de 2.000 détenus, qui élaborent une liste de dix revendications portant surtout sur les conditions de vie des détenus complétée par l’exigence renouvelée que les responsables de la fusillade soient châtiés.
Signe de l’inquiétude qui envahit les dirigeants soviétiques, le chef du goulag, le lieutenant-général Dolguich, descend en personne à Kenguir. Le 29 mai, pour tenter d’apaiser les détenus révoltés, il révoque les quatre gradés et le vice-commandant du camp, tous jugés responsables de la fusillade du 17 mai ; il répond aussi à d’autres revendications des détenus en annonçant la suppression des verrous et cadenas aux portes et aux fenêtres des bâtiments et la liquidation de la cellule d’instruction où l’on isolait les détenus suspects de « menées antisoviétiques » ; il promet de régler le salaire (minime) des détenus, de leur assurer un repos quotidien de huit heures sans interruption et annonce des libérations.
Ces importantes concessions partielles, loin d’apaiser les grévistes leur donnent le sentiment de leur force nouvelle. Le 4 juin, Krouglov et Roudenko, par crainte de la contagion aux camps voisins, recommandent la prudence. Ils écrivent : « Ne pas faire entrer pour le moment les forces armées afin d’éviter la nécessité d’utiliser les armes à feu. Encercler la zone (…) Elaborer et mettre en œuvre des mesures complémentaires visant à démoraliser les détenus qui désobéissent à l’administration du camp, en suscitant en eux le sentiment d’une situation sans espoir, d’une impasse, de l’inéluctable issue lamentable de leurs actions. »
Le lendemain, le chef du goulag lui-même s’adresse par radio aux grévistes. Il leur rappelle les concessions qu’ils ont obtenues : l’introduction du décompte des jours de travail, l’attribution d’un salaire etc. (…) Certains de vos camarades ont été mis en liberté après révision de leurs affaires. » Après quoi, il dénonce la grève et le comité élu qui la dirige : « Au lieu de remercier notre parti pour le soin qu’il prend de vous, vous cédez à des provocations d’aventuriers et semez le désordre depuis trois semaines ». Mais, il le jure, il « n’y aura pas « de victimes. » Il invite ensuite les grévistes à se ressaisir : « En parole, leur lance-t-il, vous êtes des patriotes. Mais tout en nous l’affirmant, vous ne remarquez pas que trois semaines de désordre dans le camp ce n’est pas un comportement patriotique, mais antisoviétique (…) Rétablissez l’ordre dans le camp et engagez-vous dans la cause populaire de l’édification du communisme ! » Il les exhorte à ne pas croire « les provocateurs et aventuriers qui les ont emmenés dans une impasse ». Et il leur enjoint : « Finissez-en avec ces aventuriers criminels ! »
Cette double invitation n’ébranle pas la détermination des 5.251 grévistes recensés. Le 15 juin, Dolguikh télégraphie à Moscou : « La situation est toujours aussi tendue (…) Les détenus transforment près de 5.000 bouteilles en grenades à main en les remplissant de chaux. » Brusquement, le 20 juin les ministres de la Construction mécanique et de la Métallurgie, furieux que les livraisons des mines exploitées par les détenus se soient effondrées, exigent que le conseil des ministres » contraigne Krouglov « à rétablir l’ordre dans un délai de dix jours ». Les grévistes de Kenguir provoquent donc une crise gouvernementale, situation impensable du temps de Staline… mort depuis un an même pas et demi !
Le 21 juin, Krouglov annonce l’arrivée de la première division blindée Dzerjinski du MVD, avec cinq chars T-34, mais, conscient que l’extrême tension qui règne à Kenguir peut se muer en explosion, il ajoute : « Il nous semble qu’il faut utiliser les tanks plus comme un facteur moral et comme un bélier, en évitant d’utiliser la puissance de feu. » Le bélier ne fonctionne pas. Le facteur moral non plus. Et, le 24 juin, Krouglov ordonne de « mettre un terme à l’insubordination du camp n°3 et à l’activité criminelle de ses organisateurs. »  Pour y parvenir, il veut d’abord susciter « le désarroi parmi les détenus » et insiste pour « s’efforcer par tous les moyens de ne pas provoquer de victimes humaines », avec néanmoins une restriction : « On ne doit utiliser les armes que contre les organisateurs et les bandits. » Dans ce texte, alors ultra-secret, il demande de « prendre les mesures nécessaires pour éviter la publicité autour de la mise en ouvre de l’opération et des résultats ». Il craint donc que l’écrasement de la révolte de Kenguir, s’il est connu, ne suscite d’autres Kenguir, voire provoque des troubles dans la population. La grève des détenus exprime, en effet, sous forme outrée dans l’enfer concentrationnaire, la résistance, elle aussi élémentaire, qu’oppose au régime la masse des ouvriers soviétiques et qu’un ouvrier de Stalingrad, venu en février 1961 à Léningrad voir son frère, l’un de mes étudiants à cette époque où je travaillais comme lecteur à l’Université de la ville, exprima en me disant lors d’une conversation: «  Les ouvriers de mon usine à Stalingrad et pas seulement eux, ailleurs aussi, pensent : on cessera de faire mine de travailler quand ils cesseront de faire mine de nous payer. » Les uns et les autres ne cesseront jamais.
A Kenguir, Krouglov déclenche l’attaque le 26 juin à 3 heures 30 du matin. A l’en croire, la radio du camp aurait sans interruption, de 3 heures 30 à 4 heures du matin, invité les détenus à déposer les armes et à quitter la zone ou à se calfeutrer dans les baraquements, puis l’assaut commence. Les soldats mettent une heure et demie pour reprendre le camp n°3, capturer les dix membres de la commission, plus une liste de suspects d’incitation à la grève, au total 36 détenus, arrêter au total 400 meneurs, plus un millier d’autres détenus, accusés d’avoir « soutenu les émeutiers », dispersés ensuite dans des camps du Dalstroï.
Si l’on en croit le rapport rédigé par Krouglov et ses adjoints, la répression du soulèvement aurait fait 37 morts, 61 blessés plus ou moins graves et 54 blessés légers. Le chiffre de 37 morts au bout d’une heure et demie de combat, où les soldats, confrontés à la résistance acharnée de grévistes armés de piques et de bouteilles remplies de chaux tirent à balles réelles, parait curieux ; les auteurs du rapport osent de plus, affirmer qu’une partie, non précisée, de ces 37 morts se sont suicidés… sans doute pour échapper à la mort !
Les dirigeants de la grève sont condamnés à de lourdes peines allant de 10 à 25 ans de camp ans. Un rapport ultra-secret du collège du MVD, signé Krouglov en date du 16 septembre 1954 tente de tirer les leçons de la longue grève écrasée. Il reconnait la faillite du système en recommandant « Lors d’actions d’insubordinations massives de détenus s’efforcer d’y mettre fin par un travail d’explication et en tentant de disloquer le groupe des meneurs ». Krouglov tout en jugeant nécessaire de faire des concessions aux révoltes collectives pour les apaiser, insiste en même temps sur le refus de reconnaître à leurs meneurs éventuels la moindre représentativité : « néanmoins ne pas transformer ce travail d’explication en « négociations » car cela ne peut pas donner de résultats positifs. » Pourquoi ? Krouglov ne le dit pas. La raison est purement politique. « Négocier » signifierait reconnaître officiellement une fonction de représentation aux délégués élus par les révoltés et donc remettrait en cause le monopole du parti unique, comme seul représentant du peuple.
Trop tard
Les concessions annoncées par Krouglov arrivent trop tard. Pour sauver l’ordre politique lui-même il faut aller beaucoup plus loin. C’est ce que comprend, après Beria, le premier secrétaire du PCUS, Khrouchtchev, en présentant, dans une séance à huis clos du congrès du PCUS, en février 1956, son rapport critique de Staline, qui, bien que secret, sera lu à près de 25 millions de soviétiques. Khrouchtchev n’y dit certes pas un mot du goulag ni des divers lois et décrets coercitifs et répressifs dictés par Staline, de la loi dite des 5 épis d’août 1932, aux décrets antiouvriers de 1940 ou au décret du 4 juin 1947, qui avait envoyé des centaines de milliers de mères de familles au Goulag. Malgré ces impasses sa critique de Staline est explosive. Le dissident soviétique Levitine-Krasnov, sorti du goulag trois mois après, se réjouit : « C’était l’explosion d’une bombe ; une bombe qui provoqua la plus grande vague explosive de l’histoire. »
Le système, improductif et dégradant, du travail forcé de masse est alors en effet à la veille de sa dislocation définitive et la terreur stalinienne est en train d’être remplacée par un simple système policier promis à la dislocation tardive. Le Steplag sera dissous en 1956… Ce n’est certes pas la fin d’une époque, mais c’en est l’un des premiers signes.

 

 

Jacques Delors, des origines à l’adhésion au Parti Socialiste : l’artisan de l’Europe néo-libérale

Robert Duguet (A)

 

Quel fut l’itinéraire de celui qui fut président de la Commission européenne de 1985 à 1995 et qui accéléra les réformes néo-libérales ? Ces journées de montée en puissance du mouvement des petits exploitants et salariés agricoles à la fois contre le régime de Macron et à l’échelle européenne, illustrent par son cortège de misère sociale imposée et sa volonté de résister, une politique à laquelle est attaché le nom de Jacques Delors, décédé le 27 décembre 2023.
Lorsqu’il fut question en 1994 que le PS impose sa candidature à la présidentielle, il publia un livre « l’Unité d’un Homme » (1) qui expliquait froidement quel a été son passé et dans quelle direction il entendait œuvrer pour construire l’Europe néo-libérale. A l’époque Jean Pierre Chevènement avait eu une formule assassine, certes souverainiste dans son contenu, en déclarant : « Jacques Delors n’est pas le candidat du Parti Socialiste mais celui de la démocratie chrétienne allemande. »
Il se situe dans la tradition du personnalisme chrétien d’Emmanuel Mounier, fondateur de la revue Esprit en 1932. Ce père fondateur d’une des branches du corporatisme chrétien participera en 1940 à l’école d’Uriage, fondée par le régime pétainiste pour former les cadres politique de la « Révolution nationale » : c’est Georges Lamirand, responsable du secrétariat à la Jeunesse, qui confie au jeune officier Pierre Dunoyer de Segonzac sa direction. A Uriage bien des intellectuels ou hommes politiques liés à Vichy contribueront ou passeront, dont un certain François Mitterand. L’évolution du régime vers l’antisémitisme d’Etat avec le retour de Laval au pouvoir imposé par les nazis, amènera le courant social-chrétien à rompre avec Pétain et à se tourner vers la résistance mais sur la même orientation sociale, la charte du travail, l’association capital-travail. Lorsque Jean Moulin tombe aux mains des nazis en 1943, c’est Georges Bidault qui prend la direction du CNR, avec le soutien des mouvements contrôlés par le PCF (2), il sera un des fondateurs du MRP en 1946.
Né en 1925, Jacques Delors adhère à la CFTC en 1950 et rejoint en son sein une petite organisation nommée « Reconstruction ». Ce groupe avait été créé au lendemain de la guerre à l’initiative de prêtres catholiques dominicains sur une perspective précise : il s’agit de redonner au catholicisme militant une place significative au sein du mouvement ouvrier sur un projet social non moins cohérent : opposer au mode de représentation politique au sein de la République et à la pratique syndicale de la lutte des classes dans l’entreprise une conception verticale bâtie sur l’association Capital-Travail. L’histoire militante de Delors est restée fidèle à cet engagement de départ. Jusqu’en 1964 il joue, avec « Reconstruction », un rôle dans le processus dit de « déconfessionnalisation » de la CFDT : si la référence à l’humanisme chrétien est formellement écartée des statuts de la confédération, le projet politique de « Reconstruction » est intégralement repris. Ce type de syndicalisme l’écarte résolument de tout engagement d’élu politique ; Delors n’aime pas se confronter aux rapports de force dans une élection. A l’époque, c’est après 1968 la recherche d’un débouché politique contre l’Etat gaulliste, la représentation à gauche est formellement fondée sur la référence à la lutte de classe. Jacques Delors n’est finalement à l’aise qu’au sein d’organismes non-élus de type technocratiques. L’expert au-delà des élus.
Le Commissariat au plan tout d’abord : cet organisme a été créé en France après la seconde guerre mondiale : il était destiné à favoriser, en période de reconstruction économique, la concertation des différentes forces socio-professionnelles (patronat et organisations syndicales), afin de dégager les investissements prioritaires pour reconstruire « la nation ». Composé pour une large part de hauts fonctionnaires il devient vite sous la 4ème République un organisme technocratique. Il disparaît quasiment sous le gaullisme… Jacques Delors souhaite à plusieurs reprises dans son livre qu’il connaisse une nouvelle jeunesse avec la construction de l’Europe de Maastricht.
II approuve le référendum bonapartiste de 1958 et la constitution gaulliste en 1962, dont bien sûr la loi anti-laïque Debré de 1959 de financement de l’enseignement privé confessionnel. Il revendique le vote oui au référendum de 1969 ; rappelons que ce dernier plébiscite comportait à la fois la régionalisation et la constitution d’un Sénat corporatiste, intégrant les organismes patronaux et syndicaux. Toute la gauche à l’époque, y compris la CFDT aux prises avec sa vague gauchiste, appellera à voter non. Puis il travaille à partir de 1969 avec Chaban Delmas au projet de « la nouvelle société » : les français doivent se préparer au contexte de la mobilité sociale et sortir de l’attitude fébrile de défense des acquis sociaux ; le contexte de la crise du capitalisme qui démarrait supposait pour Jacques Delors qu’un travailleur accepte de changer plusieurs fois de métier dans sa vie professionnelle, dans le contexte d’une mobilité déqualifiée naturellement. C’est dans cet esprit qu’il met la main à la pâte dans la rédaction des lois sur la formation professionnelle. Attaché au cabinet de Chaban, il se prononce pour une certaine forme de politique contractuelle avec les organisations syndicales, celle qui présuppose que celles-ci doivent négocier dans le cadre de la compétitivité de l’entreprise ; le salaire doit être modulé sur cette dernière.
Il participe, au moment où se profile le mouvement de renaissance du Parti Socialiste, à une association dénommée « Vie Nouvelle » : née dans la hiérarchie catholique du mouvement de renouveau liturgique inspiré des principes du concile Vatican 2, elle veut sortir du champ strictement religieux ; si le groupe « Reconstruction » restait globalement investi dans le champ du syndicalisme, « Vie Nouvelle » est axée sur l’engagement chrétien dans la gestion de la Cité. C’est une organisation de reconquête politique inspirée des principes sociaux de « Rerum Novarum » et qui jouera un rôle important dans le profil nouveau que se donnera le PS d’Epinay. Les documents préparatoires au congrès d’Epinay font nommément référence à « Vie Nouvelle » et à l’ACO (Action Catholique Ouvrière). Connaissant bien la fédération socialiste de l’Essonne, puisque j’y ai exercé des responsabilités après 1981, je citerai l’exemple de trois villes importantes du département qui ont eu des grands élus issus de « Vie nouvelle » : Il s’agit de Paul Loridant, ex-sénateur-maire des Ulis, André Bussery, ex-maire et conseiller régional de Juvisy sur Orge, Yves Tavernier, ex-député-maire de Dourdan. Mais toujours prudent, Jacques Delors n’adhèrera au PS qu’en 1974, soit au moment où, avec l’entrée de Rocard et de ses amis lors des « Assises pour le Socialisme », le parti se renforce mais sur sa droite et avec un fort contingent de militants venus du catholicisme social et de la CFDT… La direction du PCF demande aux cellules locales de plutôt encourager les militants venant de cette mouvance à prendre des responsabilités… Georges Marchais continue la ligne thorézienne initiée en juin 1936.
L’esquisse du programme de Jacques Delors dans « l’Unité d’un Homme » :
« Il n’est plus possible de maintenir l’indexation des salaires sur les prix, il faut que toutes les catégories sociales se sentent responsables dans la lutte contre l’inflation. » (page 40).
« Une partie des forces de gauche a tort en se cramponnant aux avantages acquis. » (page 72).
« Des groupes ont des privilèges : la sécurité de l’emploi, un système de retraite, des compensations lorsqu’ils sont malades, ils ne se rendent pas compte qu’en conservant ces avantages, ils privent la société des moyens d’aller à la rencontre des besoins des plus démunis. » (page 84).
 « Le système français est particulièrement luxueux en matière de santé.» (page 85).
Sur la Sécurité sociale : « Il faut se demander si ce n’est pas à l’impôt de financer une part du manque des systèmes de sécurité sociale. Nous devons absolument alléger le coût » (page 85).
Sur la retraite : « Mais l’une des erreurs faite en France a été de ne pas expliquer qu’au-delà d’un minimum décent il fallait faire appel à la retraite par capitalisation » (page 86). « …il aurait fallu en même temps éduquer les citoyens pour les amener à faire eux-mêmes un effort de prévoyance individuelle » (page 90).
« Nous devrons tout au long de la vie exercer un travail salarié, retourner en formation, avoir une ou deux années sabbatiques et amener ainsi des gens de 65 ans à continuer de travailler » (page 119).
Sur les contrats de travail : « On ne peut pas, dans une période de forte incertitude, obliger les entreprises à ne conclure que des contrats à durée indéterminée. » (page 125)
Sur le logement social : « Je me demande si on ne devrait pas supprimer la taxe sur le logement social, la taxe d’apprentissage, la taxe sur la formation permanente et les remplacer par une seule taxe sur l’emploi qui serait par exemple de 2,5 à 3% des salaires et dont on pourrait exonérer les entreprises… » (page 126).
« En ce qui concerne les jeunes, on se demande si le prolongement des études n’est pas une panacée. En général le niveau de vie est suffisant (l’allocation de bourse aidant) pour que le jeune puisse aller étudier à cent ou deux cents kilomètres du lieu où il habite. Du point de vue strictement de l’égalité des chances, ce n’est pas un problème » (page 128).
Sur les privatisations : « Si j’avais à faire une privatisation en France, ce serait celle des télécommunications. » (page 108).
Sur les délocalisations : « Les entreprises doivent être en mesure de nouer des relations avec des firmes étrangères et d’investir là où le marché mondial offre des opportunités. » (page 164).
Sur la conception de la démocratie : « le jour où les frères (3) socialistes membres d’un parti politique viennent au gouvernement, ils doivent être le Pouvoir et se situer comme Pouvoir par rapport aux organisations et ne pas considérer qu’ils les représentent… » (page 40) C’est la restauration du principe monarchique contre la démocratie, que la Vème République gaulliste en France et la Commission européenne, assistée de ses « experts », restaure et impose.
(…)
La responsabilité majeure n’est pas dans le pouvoir que détenait Jacques Delors et ceux qui se réclamaient de la « deuxième gauche » dans le PS. « Les noces idéologiques entre démocratie chrétienne et social-démocratie » c’est le cœur du congrès d’Epinay de recomposition. Delors n’a été que la petite main bénie : c’est François Mitterrand, l’ex-vichyste de « gauche », qui lui ouvre la voie par les pouvoirs que lui octroyait les institutions du « coup d’Etat permanent ».
Jean Poperen a écrit ceci peu de temps avant sa disparition en août 1997 (4) :
« Non la politique menée en tout cas depuis 1983 n’était pas une politique socialiste : ce fut une gestion à verni social de l’économie libérale que l’on peut qualifier de social-libéralisme. Les socialistes ont baissé pavillon devant le capitalisme financier et les exigences des forces dominantes de l’économie libérale, devant les nouveaux intégrismes, dont le danger se camoufle sous la « nouvelle laïcité », devant les conséquences désastreuses du présidentialisme. Cette politique était celle préconisée par la « deuxième gauche », c’est elle qui vient d’être battue, c’est elle qui vient d’être disqualifiée du pouvoir. »
Qu’en dirait Lionel Jospin qui a dirigé le PS au moment où ce parti passe objectivement en 1983 sur la ligne de la « deuxième gauche » et ouvre toutes grandes les portes aux réformes néo-libérales et à ce que représente un Jacques Delors ? (…)
Notes :

(A) Les CMO reproduisent la partie historique de l’article de R. Duguet sur Jacques Delors, ceux qui veulent consulter le texte complet peuvent se rendre sur son site.

(1) Editions Odile Jacob.

(2) L’accord avec la démocratie chrétienne, c’est-à-dire avec l’Eglise, c’est la ligne défendue par Maurice Thorez. Il faut souligner que dans le train de mesures « socialistes » figurant dans le programme du CNR, la laïcité de l’Etat et de l’école ne figure pas, elle fait l’objet d’une omerta tacite entre la démocratie chrétienne et le PCF.

(3) Soulignons le terme de « frères » : rappelons que Marx et Engels ont mené le combat au sein de la Ligue des Justes contre Weitling, qui était un de ses fondateurs et propagandistes mais dont l’idéologie était inspirée par le « socialisme » chrétien. On s’y appelait « frères ». Lorsque l’organisation s’appellera Ligue des Communistes, on s’y appellera dorénavant « camarades ».

(4) Bulletin de Rassembler à Gauche, N°86, septembre 1997.

La guerre civile espagnole

Un an après le 19 juillet 1936 : la note infâme de la CNT-FAI et le sectarisme du POUM, Sergi Rosés Cordovilla

BARCELONE, MAI 1937, d’Agustín Guillamón

Les Incontrôlés, Agustín Guillamón

Le vrai destin de Kurt Landau. Les révélations d’un agent stalinien Paolo Casciola

Leon Narwicz et Julian Grimau, Agustín Guillamón

Vous trouverez de nombreux articles déjà parus sur ce thème dans les Cahiers du Mouvement Ouvrier. Pour les lire en ligne ou les télécharger, allez à la page « LES CAHIERS »

https://cahiersdumouvementouvrier.org/themes/espagne/

APPEL A SIGNATURE : Il n’appartient à aucune autorité politique de définir la vérité historique.

Le 28 mars 2023, l’Assemblée nationale a adopté une résolution « portant sur la reconnaissance et la condamnation de la grande famine de 1932-1933 connue sous le nom d’holodomor » comme « génocide », bref une nouvelle loi mémorielle. Les élus socialistes et écologistes ont voté ce texte.
Les considérants font référence à des résolutions ou lois du même type, adoptées en Ukraine le 28 novembre 2006, par la commission de coopération parlementaire UE-Ukraine le 27 février 2008, à la résolution du Parlement européen le 23 octobre 2008 et à une seconde, du 15 décembre 2022 intitulée « 90 ans après l’Holodomor : reconnaître que le massacre par la famine constitue un génocide », toutes résolutions et lois reprises dans un considérant selon lequel « cette « grande famine » a été reconnue par le Parlement européen, les parlements ou d’autres institutions nationales représentatives de plus de vingt pays comme un génocide ou comme un crime contre le peuple ukrainien ou contre l’humanité ».
Ainsi les députés de diverses assemblées prétendent dicter une vision officielle définitive de l’Histoire ayant force de loi. A quelle fin ? De quel droit ? Au nom de quelle compétence ?

En quoi cette prétention exorbitante se distingue-t-elle de la pratique des régimes totalitaires, qui écrivent l’Histoire dont ils ont besoin pour camoufler leur réalité ? Certes, bien entendu, à la différence de ces derniers, ni le Parlement européen, ni l’Assemblée nationale ne recourront à la terreur pour imposer cette vision officielle d’une Histoire transformée en dogme. Mais leur ingérence politique dans l’écriture même de l’Histoire n’en est pas moins totalement inacceptable.
L’historien Pierre Nora, président de l’association Liberté pour l’histoire, dénonçait dans le Monde du 28 décembre 2011 la volonté des « responsables élus de la communauté nationale » de donner « à chacun des groupes qui pourraient avoir de bonnes raisons de la revendiquer la satisfaction d’une loi. » Il ajoutait :  « c’est l’histoire qu’il faut protéger », et citait l’appel d’un millier d’historiens européens en 2008, qui affirmait :  « Dans un Etat libre il n’appartient à aucune autorité politique de définir la vérité historique. » On ne saurait mieux dire.
L’Histoire n’appartient même pas aux historiens, mais eux ne prétendent pas la dicter et eux seuls ont les connaissances et les compétences nécessaires pour l’écrire, voire la réécrire.

Jean-Jacques Marie

Premiers signataires :

Sonia Combe, Historienne, Centre Marc Bloch, Berlin

Frédérique Longuet Marx – Anthropologue

Jacques Sapir – Directeur d’études à l’EHESS, économiste

Jacques Girault – Professeur émérite d’Histoire, Université de Paris 13

Sonia Dayan-Heizbrun – Sociologue, professeure émérite à l’Université de

Paris-Cité

Nicole Abravanel – Chercheuse associée EHESS

Jean Numa Ducange – Professeur des Universités (histoire contemporaine, Rouen)

Eric Aunoble – Historien, spécialiste de l’Ukraine (Université de Genève)

Jean-Guillaume Lanuque

Laurent Henninger

Julien Papp

Jean-Pierre Molenat – Historien, directeur de recherche honoraire, CNRS

Avshalom J. Bellaïche

Sebastian Budgen – Directeur éditorial, Verso Books

Denis Collin – Philosophe

Jean-François Chalot

Jean Paul Salles

Christian Delrue

Pascal Polisset – Enseignant, écrivain

Jean-Pierre Cassard

Jacques Châtillon – Professeur d’Histoire-Géographie

Rémy Janneau  

Michael Maschek

Jacques Cotta – Journaliste-réalisateur

Bruno Neullas

Dominique Ferré – Rédacteur

Jean-Pierre Plisson – Photographe, comité de rédaction de la revue d’histoire MOLCER  

Paul Klein – Enseignant retraité 

Michel Barbe – Professeur d’Histoire-Géographie

Michel Joly

Pascal Buhot

Pierre Salvaing

Philippe Marcelé

Roger Revuz – Professeur d’Histoire-Géographie

Marcel Lamotte – Enseignant retraité

Katia Dorey – Comité de rédaction des CMO                                                                                        

Jacqueline Trinquet – Comité de rédaction des CMO

Bernard Trinquet – Comité de rédaction des CMO

Claudie Lescot – Comité de rédaction des CMO 

Colette Hublet – Comité de rédaction des CMO

Odile Dauphin – Comité de rédaction des CMO                              

Si vous souhaitez, vous aussi, signer ce texte, vous pouvez écrire à : rédaction@cahiersdumouvementouvrier.org

D’autre part, les CMO ont publié plusieurs articles sur la famine des années 1932-1933, notamment en Ukraine. Vous en trouverez mention sur la page UKRAINE, et pourrez les lire et les télécharger à la page LES CAHIERS

N° 4 L’écrivain Mikhail Cholokhov et la collectivisation stalinienne

https://cahiersdumouvementouvrier.org/wp-content/uploads/tous-cmo-pdf/cmo_004.pdf p 93 à 99

N°12 La famine en Ukraine (1932-1933). Jean-Jacques Marie

https://cahiersdumouvementouvrier.org/wp-content/uploads/tous-cmo-pdf/cmo_012.pdf p 60 à 66

N° 53 les famines soviétiques de 1932-33. Charles Allain

https://cahiersdumouvementouvrier.org/wp-content/uploads/tous-cmo-pdf/cmo_053.pdf p 81 à 88

Quand Joseph Staline démolit Grover Furr.

Jean-Jacques Marie


Le livre de Grover Furr «Iejov contre Staline», sous-titré modestement «La vérité sur les répressions de masse en URSS, baptisées la Grande terreur», vient d’être publié en français. Furr raconte n’importe quoi. Réfuter ce n’importe quoi aurait d’autant moins de sens que Joseph Staline l’a fait magistralement sur la question centrale de la répression, comme on le verra ci-après. Furr invente un Staline partisan fanatique de la démocratie, brimé par ses secrétaires régionaux. Engagé dans une très peu matérialiste introspection du cerveau de Staline, Furr prétend que, pour ce dernier, «le Parti devait diriger les organisations, mais pas les organes législatifs ou exécutifs de l’Etat. Une fois le Parti privé du contrôle direct de la société, Staline pensait que son rôle devait se limiter à l’agitation et à la propagande» (p 19).
Hélas, au plenum du Comité central de juin 1936 «les délégués avaient approuvé à l’unanimité le projet de Constitution. Mais aucun d’entre eux n’avait pris position en sa faveur. Cette omission de donner au moins un acquiescement du bout des lèvres à une proposition de Staline indiquait certainement une opposition latente» (p 22). Il répète : «Beaucoup d’éléments (mystérieusement tus par Furr !) suggèrent que la direction centrale-(Staline)- voulait (…) continuer à mettre en oeuvre les élections ouvertes et à bulletin secret de la nouvelle constitution» (p 59). Il insiste : «Staline et ses proches du gouvernement soviétique central et du Parti se sont battus pour de telles élections mais n’ont pas réussi à amener le comité central à les approuver» (p 61). Résultat tragique : «Le plenum du comité central d’octobre 1937 vit l’annulation définitive du projet d’élections ouvertes aux soviets (…). Cela représentait une défaite sérieuse pour Staline et ses partisans du Politburo» (p 79).
Curieux ! Staline ne peut pas imposer au Comité central la démocratie à laquelle il aspire si profondément mais il peut, au plenum de juin 1937 de cet organe censé diriger le parti, en exclure 31 membres, arrêtés, puis fusillés dans les mois
suivants ! Lorsque le plenum se réunira en janvier 1938, il ne rassemblera que 28 des 71 membres élus en janvier 1934. Les prétendus vainqueurs de Staline ont été liquidés. Certaines victoires ont un curieux goût de défaite !
Selon Furr, enfin, Iejov a «effectué une répression massive d’innocents et trompé Staline ainsi que les dirigeants soviétiques en leur faisant croire à une bataille contre la subversion» (p 132) afin de susciter le mécontentement de la population. Il le répète plusieurs fois comme si la répétition d’une affabulation devait, par une mystérieuse alchimie étrangère au matérialisme historique la transformer en vérité. La répression déchaînée en juillet 1937 a fauché jusqu’à la fin de 1938 près de750.000 hommes, femmes et enfants. Furr prétend : «Les aveux mêmes de Iejov prouvent que Staline et les dirigeants soviétiques n’étaient pas responsables de ses exécutions massives» ( p 107). Tel est le dernier service que Iejov doit rendre à Staline. Furr ajoute «Dès que Iejov a démissionné, pour être remplacé par Béria, les ordres ont été donnés d‘arrêter immédiatement toutes les répressions, d’abroger tous les ordres opérationnels du NKVD» (p.100).  Staline le réfute. En mars 1939, au XVIIIe congrès du parti communiste, il déclare : «Nous n’aurons plus à employer la méthode de l’épuration massive » (compte-rendu sténographique du XVIIIe congrès, p 28). Le sens de cette déclaration est clair : Staline assume la responsabilité de la répression déchaînée en 1937 et la justifie en la qualifiant d’«épuration» c’est-à-dire d’élimination d’éléments déclarés nuisibles ou hostiles; il la maintient pour l’année 1938 en cours, mais en en réduisant l’ampleur : de «massive» elle deviendra plus ciblée ou plus sélective, mais ne disparaitra pas contrairement-aux dires, une fois de plus, mensongers de Furr.

Partisan affirmé de Staline, Furr a  certainement lu ce discours, mais, pratiquant ainsi l’art du camouflage, il le dissimule à son lecteur.

Furr, enfin, a découvert que Iejov, arrêté le 10 avril 1939, avait été un agent allemand… Mince découverte. Iejov, connaissant mieux que personne les méthodes utilisées par le NKVD pour faire avouer les accusés et certainement peu désireux de les subir jusqu’à ce qu’il craque, a vite «avoué» qu’il travaillait pour les Allemands depuis 1932. Furr juge ses aveux parfaitement sincères. A tout hasard les enquêteurs ont laissé une preuve (?) que Iejov avait toute liberté de confirmer ou d’infirmer ce qu’on lui reprochait. Lorsque l’enquêteur Bogdan Koboulov, le 11 mai 1939, lui rappelle  qu’il a battu sa femme lorsqu’il a découvert qu’elle couchait avec l’écrivain Mikhail Cholokhov, Iejov le nie. Koboulov lui lit alors un témoignage qui le confirme. Furr comprend le message et jubile : «ces deux passages sont la preuve que (…) l’enquête était authentique» (p 184). Iejov pouvait  donc nier ce qu’il voulait ! Tout ce que l’enquêteur lui a dicté et qu’il a finalement signé est donc vrai. Mais, au regard de l’accusation d’être un agent allemand depuis 1932, d’avoir envoyé des hordes d’innocents à la mort, préparé l’assassinat de Staline et de Molotov et un  coup de force pour le 7 novembre 1938, qu’importe donc que Iejov, mécontent d’être cocufié, ait giflé et cogné sa femme  et se voit accorder le droit de le nier pour mieux présenter ses aveux comme volontaires ?  

La marque de Furr, au comique toujours involontaire, est le grotesque. Rappelons-nous les  contorsions auxquelles il aboutissait dans  Khrouchtchev a menti, où il affirmait sans rire «l’existence d’une série de complots antigouvernementaux droitiers-trotskistes», puis ajoutait «Il existe beaucoup de preuves circonstancielles pour suggérer (sic ! des preuves qui se contentent de suggérer ne prouvent évidemment rien !) que Khrouchtchev lui-même pourrait (resic !) bien avoir participé à cette conspiration droitière trotskiste (…). L’hypothèse (reresic !) que Khrouchtchev peut (rereresic !) avoir été un membre d’une branche secrète (qui, secrète, n’a donc laissé aucune trace !) de la très ramifiée «conspiration trotskiste-droitiére» est renforcée par le fait qu’il a certainement (rerereresic !) été impliqué  dans un certain nombre d’autres complots», ignorés de tous, mais dont Furr établit une  liste consistant surtout en accusations de  dissimulation et de destruction de documents, liste truffée de formules choc du type «Khrouchtchev devait (?) diriger une autre conspiration (…) suivies d’une litanie de «On peut supposer que», «sans doute», «probablement», «il semble probable que», sans parler de la superbe formule : « Un grand nombre de chercheurs et de fonctionnaires, y compris bien sûr les fonctionnaires du Parti fidèles à Khrouchtchev, mais encore inconnus de nous (sic !) ont  dû (resic !) être impliqués ». (Khrouchtchev a menti pp. 34-35 et 220-221). Ces «inconnus qui ont dû être impliqués » représentent… sans doute l’un des sommets de la recherche historique. En gros Furr dit à ses lecteurs : je n’en sais rien mais j’en suis certain. 

Ainsi, en résumé, pour lui, il semble sans doute peut-être probablement probable que Khrouchtchev ait été membre d’un grand nombre de complots  mal, peu, mal ou pas connu mais détectés par Furr et grâce auxquels monsieur K est devenu premier secrétaire du PCUS. C’est la méthode du prestidigitateur, à une nuance près : le prestidigitateur réussit ses tours, Furr les rate tous. Ainsi, dans son Iejov contre Staline Furr  oublie de poser  une question gênante (parmi bien d’autres). Si toute l’action de Iejov, en tant qu’agent allemand, avait visé à dresser la population soviétique pour la soulever contre Staline et son gouvernement, pourquoi ne lui a-t-on pas fait avouer ce sinistre plan – et ainsi exonérer les dirigeants soviétiques et Staline de ses conséquences douloureuses – dans un procès public comme Staline l’avait fait pour son prédécesseur  Iagoda ? Or  Iejov est condamné à mort le 4 février 1940 et fusillé aussitôt. ? 

La réponse est d’une simplicité enfantine, même s’il est, pourrait commenter Furr, sans doute peut-être probablement probable qu’elle ne figure dans aucun  des documents sur l’affaire Iejov. Le 23 juin 1939, Hitler et Staline avaient signé un pacte de non-agression de dix ans et un protocole secret de partage de la Pologne. Comment organiser le procès public d’un prétendu «agent allemand» dans cette période, qui, de plus, a vu, par une aimable collaboration pratique, Staline livrer à la Gestapo des dizaines de communistes allemands réfugiés en URSS parmi lesquels Margarete Buber- Neumann, femme de l’ancien dirigeant du PC allemand, et rédacteur en chef de son quotidien Die Rote Fahne, Heinz Neumann. Ce dernier a, par un miracle typiquement stalinien, échappé à cette  manifestation touchante de l’amitié germano-soviétique, dont Furr, incapable, malgré les multiples contorsions  de sa maigre pensée, de l’attribuer ni, d’un côté, à Trotsky ni, de l’autre, à Iejov, alors  emprisonné, ne dit évidemment pas un mot. Staline a fait arrêter puis fusiller Neumann en 1937, quelques mois plus tard. Le tueur Iejov n’y est pour rien. Dès le 2 mai 1934, en effet, alors que Iagoda était à la tête du NKVD pour deux bonnes années encore, Staline déclarait à Dimitrov : «Neumann (…). C’est un dégénéré politique ». (Journal de Dimitrov p. 123). Son sort était donc déjà scellé. Seule la date restait en suspens. 

Mieux valait donc abattre Iejov discrètement, loin des bruits de la rue, dans une de ces discrètes caves qu’il connaissait si bien…

           

La démocratie est morte au Parti travailliste de Starmer.

Ken Loach

Les Cahiers du mouvement ouvrier publient ci-dessous la lettre rédigée par Ken Loach à propos de son exclusion du Labour Party et de la véritable chasse aux sorcières menée par le secrétaire du Labour Party, Keir Starmer, admirateur de Tony Blair, contre tous ceux qui tentent d’affirmer des positions et des propositions différentes de l’alignement complet sur la bourgeoisie britannique mis en œuvre par la direction actuelle du Labour.

Il faut bien avouer que l’itinéraire de Keir Starmer n’est pas exactement celui d’un militant ouvrier. Ses principaux faits d’armes sont éclairants : en 2002 Keir Starmer est nommé conseiller de la Reine par cette dernière, qui voyait manifestement en lui un élément prometteur, en 2008 il est nommé procureur général de Grande Bretagne, en 2014 la Reine l’anoblit.

Certes il se refuse, paraît-il, à se faire appeler Sir, mais c’est bien la seule marque d’une très mince indépendance à l’égard des institutions de la monarchie, dont il est un rouage.

Article paru dans The Guardian, traduit par Catherine Jaouen. https://www.theguardian.com/commentisfree/2021/sep/28/democracy-keir-starmer-labour-left-ken-loach?CMP=Share_iOSApp_Otherhttps://www.fischer02003.over-blog.com/2021/10/loach-contre-starmer.html


La démocratie est morte au Parti travailliste de Starmer.

Toute critique du chef est interdite alors que des milliers de militants ont été exclus, ou, dégoûtés, ont quitté le parti.

Depuis quelques semaines, j’ai l’honneur d’avoir rejoint le rang des exclus et suspendus du Parti travailliste. Mon crime ? Avoir soutenu une tendance, récemment proscrite, d’opposition aux exclusions injustifiables. Voilà la réalité des purges starmeriennes.

Bien avant de s’attaquer à l’influence de la base militante du Parti, Starmer a mené la guerre aux dissidents et poussé des milliers de membres à quitter le parti. Un de ses acolytes au parlement a admis sans vergogne : « Lui, a su se débarrasser de l’extrême gauche ».

La démocratie est morte au Parti travailliste. Avec Starmer de nouvelles règles ont été inventées et de manière rétroactive infligées aux instances locales dont les  élus ont été remplacés  par des fidèles de droite. Des candidats  centristes  sont alors imposés indépendamment de la  volonté des instances locales. Les motions opposées à Starmer ou qui soutiennent son prédécesseur Corbyn sont déclarées irrecevables  et les dirigeants locaux qui les autorisent sont suspendus. La critique de Starmer est interdite et même la critique de cette intolérance est interdite.

Nombre de vieux militants ont été harassés, et, découragés, enragés, exténués, sont partis. Une telle brutalité dans ce Parti est sans précédent. Pourtant les médias qui normalement se délectent des divisions dans le Parti travailliste sont silencieux. Les éditorialistes nous disent que Starmer « remet de l’ordre dans la maison ». Quel ordre ! Entre 100 000 et 150 000 militants ont quitté le parti depuis l’avènement de Starmer : beaucoup ont été exclus, la majorité s’en est allée dégoûtée.

En 2019 il a soutenu Corbyn pour les élections avant de le trahir à la première opportunité. Quand Corbyn est élu à la tête du Parti travailliste, la droite du parti n’a d’autre objectif que de le renverser. Et quand, avec John Mc Donnell et leurs alliés, il développe un programme de transformation de la société au bénéfice de la classe ouvrière, elle est apoplectique.
Les élites sont horrifiées. Quand en 2017, le Parti travailliste de Corbyn  remporte presque les élections sur un programme radical, il leur faut faire quelque chose ; le Parti doit être remis en ordre. L’arme de destruction utilisée sera l’accusation toxique d’antisémitisme, que Corbyn aurait banalisé dans le Parti. Les assassins sont assis à ses côtés sur les bancs du parlement, ce sont ses collègues députés travaillistes. 


Starmer a promis l’unité sachant très bien qu’il déclarait la guerre à la gauche. Quelques uns ont cru à ses dix promesses de poursuivre les engagements du Labour Party en particulier sur les nationalisations. Il est vite revenu sur ces promesses de nationalisation des six plus grosses compagnies énergétiques du pays. 

C’est sous prétexte de nettoyer le Parti de son antisémitisme que Starmer et ses conseillers Nouveau Labour ont abusé des règlements intérieurs du Parti pour harceler et exclure à tout va. Le courant « Jewish Voice for Labour », lui, dénonce  une purge des militants juifs de gauche et assure que ces derniers sont quatre fois plus nombreux que les militants non juifs à faire face à des mesures disciplinaires. Leur propre plainte pour mauvais traitement est ignorée par le Parti. Quelle ironie ! Aujourd’hui  tout souvenir du radicalisme récent du Parti travailliste est à éradiquer. Corbyn est peu entendu alors que les aides et rédacteurs de discours de Tony Blair sont présentés comme de grands sages malgré leur apologie des privatisations et d’une guerre illégale.

Pour la droite du Labour, les succès électoraux découlent de la confiance que peut lui accorder la classe possédante quant à la préservation de ses richesses et de son pouvoir entre les mains du Parti travailliste. La gauche doit se satisfaire de son second rôle traditionnel de protestataire. Rupert Murdoch va adouber Starmer ou son successeur comme il avait adoubé Blair.
Que peut répondre la gauche ? Comment accomplir les changements structuraux nécessaires ? Tous ceux qui ont été inspirés par Corbyn sont toujours là, à l’intérieur comme à l’extérieur du Parti. Il y a un retour de la gauche dans les syndicats. Il y a tant de campagnes à mener – contre le racisme et l’austérité, pour protéger la sécurité sociale et pour l’environnement – la liste est longue qui montre l’ampleur de l’insatisfaction dans notre société.

Nous sommes si nombreux à vouloir un monde où le bien commun prévaut sur la cupidité, et où tous peuvent jouir de la sécurité et de la dignité. Nous sommes à un moment charnière mais si nous n’agissons pas maintenant, la gauche se fragmentera de nouveau et retombera dans le sectarisme. Des centaines de milliers se retrouveront sans domicile politique.


Un nouveau parti aurait les mêmes difficultés que par le passé. Mais nous avons besoin d’une nouvelle initiative – un mouvement, grand, inclusif, indépendant, qui unit ceux dans et à l’extérieur du Parti travailliste. Il devrait être dirigé par des personnes reconnues, de principe, de confiance et le soutien des syndicats de gauche serait essentiel.

Nous avons des tonnes de talents : de jeunes militants, des hommes politiques émergents, des universitaires, des médecins, des économistes et aussi de grands leaders dans les communautés et les associations. Ils comprennent très bien ce qui se passe et parlent avec clarté et passion. Un tel mouvement doit s’établir sur des principes qui vont à la racine de nos problèmes. J’ai rejoint le Parti travailliste en 1964 et les mots inscrits sur ma première carte de parti sont toujours d’actualité : « Pour assurer aux travailleurs manuels ou intellectuels le juste fruit de leur labeur… sur la base de la propriété commune des moyens de production, de distribution et d’échange ». Qu’attendons nous ?

Quand le parti socialiste (SFIO) apportait son soutien aux procès de Moscou.

L’article du Populaire de mars 1938 reproduit ici reprend à son compte, on le voit, sans la moindre réserve, les accusations de trahison, validées par des aveux arrachés au moyen de multiples techniques de pression morale et physique, au nom desquels Staline liquide alors de vieux dirigeants bolcheviques. Son auteur, Jean-Baptiste Séverac, était alors l’adjoint et le bras droit du secrétaire général de la SFIO, Paul Faure. Il exprime donc le point de vue de l’appareil dirigeant de la SFIO.

Ajoutons que deux ans plus tard Paul Faure se ralliera à Pétain qui le nommera ministre d’Etat. Séverac lui se réfugiera dans le silence jusqu’en 1945, date à laquelle il se ralliera au Parti socialiste démocratique fondé par Paul Faure avec une brochette de députés socialistes ralliés à la collaboration, donc démonétisés à la libération et exclus de la SFIO à cette date.

L’âge d’or stalinien : … 1949 une année de déportations massives

La revue Europe était une revue culturelle officieuse du Parti communiste français comme le souligne la composition de son comité de rédaction en 1949, l’année où est publié l’article de Francis Cohen qui porte le titre grandiose, souligné, que l’on peut lire sur la reproduction de la couverture.

Si le directeur est Jean  Cassou, compagnon de route non membre du PCF la majorité des membres du « comité  de direction », flanqués de quelques compagnons de route complaisants comme André Chamson ou  Vercors, en sont membres  comme le montre la liste : Jean-Richard Bloch, Pierre Abraham, Aragon, René Arcos, Claude Aveline, André Chamson, Paul Eluard, Georges Friedmann, Louis Martin-Chauffier, René Maublanc, Vercors.

Que l’article programmatique de Francis Cohen sorte en 1949 ajoute à son côté grotesque un aspect  répugnant car l’année 1949 est marquée par trois exploits du stalinisme :

  • la déportation en Sibérie de milliers d’habitants des pays baltes .
  • le déclenchement d’une  campagne de répression massive qui renvoie au goulag de milliers de déportés libérés les années précédentes.
  • le début de la campagne antisémite qui va culminer en 1952 dans l’exécution de la majorité des dirigeants du comité antifasciste juif, arrêtés en décembre 1948 et janvier 1949.

Retour sur la défaite soviétique en Pologne il y a 100 ans

Charles Dupuy

Il y a 100 ans se déroulait la dernière phase de la Guerre Civile et des interventions étrangères anticommunistes sur le territoire de l’ancien empire russe : la guerre soviéto-polonaise conclue par une paix de Riga (mars 1921) qui sanctionnait l’amputation des territoires occidentaux de la Biélorussie et de l’Ukraine soviétiques ; et la déroute de Wrangel en décembre. En Août 1920, l’Armée Rouge a subi une très lourde défaite sous les murs de Varsovie. Les circonstances, causes et conséquences de cette défaite ont fait couler beaucoup d’encre : le numéro d’Août 2020 de la revue populaire « Guerres et histoire », dirigée par un bon spécialiste d’histoire militaire Jean Lopez (co-auteur d’un « Joukov » et d’un « Barbarossa » remarqués) y consacre un dossier intitulé « Miracle sur la Vistule-la Pologne ressuscitée humilie l’Armée Rouge ».

Ce dossier est plaisant à lire, mais laisse le lecteur sur sa faim, car la présentation de faits en grande majorité bien établis est influencée par les préjugés politiques et nationaux des différents auteurs, et un peu brouillée par des titres et intertitres racoleurs. Dans son éditorial/synthèse, Jean Lopez énonce de façon correcte les principales causes militaires et surtout politiques du retournement spectaculaire de la situation en Août 2020 : « [Lénine] a sous-estimé le facteur national. (…) Le prolétaire et le paysan pauvre polonais ne cessaient pas d’être polonais et voyaient dans ces soldats rouges à bonnets pointus non pas des libérateurs mais des avatars du Russe oppresseur». Mais aussitôt, les interrogations qu’il formule reflètent un certain conformisme anti-communiste : « Jusqu’où comptait aller l’Armée rouge, quant à elle, une fois la Pologne jetée à terre ? (…) L’idée de Moscou était-elle de donner la main aux soulèvements ouvriers qui se produisaient dans l’Allemagne vaincue et désarmée ? L’objectif était-il d’amarrer la révolution russe aux 25 millions d’ouvriers allemands dont la conscience de classe avait été aiguisée par un demi-siècle de social-démocratie (cette appréciation aurait certainement éberlué les communistes d’alors) ? ou bien s’agissait-il déjà de faire en 1920 ce que fera Staline en Aout et septembre 1939 : partager avec le Reich la Pologne « enfant illégitime du traité de Versailles » ?(…) [il y a] de bonnes probabilités pour ce dernier scénario, si l’on fait fond sur le pragmatisme de Lénine ». Les dernières formulations sont à mon avis erronées. Le point de vue de J. Lopez est celui d’un géopoliticien cynique. Ce n’était sûrement pas celui des bolchéviks.

A cet égard, il convient de mentionner un document fondamental[1] (connu mais négligé par « Guerres et Histoire »), tenu sous le boisseau en URSS pendant 70 ans : le rapport et la conclusion « à chaud » de Lénine lors de la IXe conférence (sorte d’inter-congrès) du Parti Communiste Russe (bolchévik), le 22 septembre 1920, en pleine retraite de l’Armée rouge… Ce texte – comme bien d’autres – ne correspondait pas à l’image que les propagandistes staliniens voulaient donner de Lénine ! Ce qui leur était impossible d’admettre, c’est non seulement l’analyse impitoyable de la situation, mais sans doute l’internationalisme résolu et la conviction éclatante que « le socialisme dans un seul pays est impossible » … Au point de susciter de la part de Lénine une « erreur » qui amène Trotsky à écrire :   « Oui, Lénine était génial, de toute la génialité humaine (…) cependant, quand il commettait des erreurs, elles étaient très grosses : elles étaient à l’échelle du plan colossal de tout son travail »[2]. Avant de passer en revue rapidement ce que l’on peut tirer du dossier de « Guerres et histoire », il convient de se pencher sur ce rapport, où tout n’est pas dit, mais qui lève à mon avis pas mal de faux mystères sur cette grande affaire.

Le rapport de Lénine à la IXème Conférence du Parti Communiste Russe, le 22 septembre 1920.

Il comprend essentiellement trois parties :

  1. Le contexte international et national. Lénine souligne à plusieurs reprises que l’affrontement avec la Pologne fait partie de la lutte contre les Blancs (guerre civile) et les interventions étrangères visant à renverser le pouvoir soviétique. Au moment où Pilsudski déclenche son attaque sur Minsk et Kiev en mars 1920, l’Armée rouge vient de vaincre successivement Koltchak à l’Est, Ioudénitch à l’Ouest (devant Petrograd), et Dénikine au Sud – celui-ci a démissionné en faveur de Wrangel, soutenu à fond par la France. La contre-offensive foudroyante contre l’agression polonaise a débuté la veille même du Deuxième Congrès du Komintern (IIIème Internationale), auquel la direction bolchévique a consacré toute son attention. Congrès qui est le véritable acte fondateur de grands partis communistes (voir l’adoption des 21 conditions d’adhésion), tant en Allemagne avec notamment l’immense portée de la fusion des spartakistes avec le parti des « Indépendants » qu’en Italie, qu’en France ; ce Congrès s’est réuni du 26 juillet au 8 août. Il s’est séparé avant le retournement du 16 Août devant Varsovie. L’atmosphère d’euphorie des premières victoires sur Pilsudski a plané sur ce Congrès, et a visiblement exercé une pression sur le gouvernement soviétique.
  2. Lénine, dans son rapport au Congrès, avait consacré une grande partie à dénoncer le traité de Versailles, félicitant John M. Keynes (le célèbre économiste, représentant du Trésor britannique !) qui indiquait combien il était porteur de la ruine de l’Allemagne et donc de l’Europe entière. Cette fois-ci il expose longuement comment toute l’Allemagne continue de « bouillir » après l’échec du coup d’état d’extrême droite de Kapp et von Luttwitz au mois de mars[3]. Non seulement la population laborieuse est révoltée par l’étranglement économique de l’Allemagne, mais les « kappistes-korniloviens » sont prêts, par désespoir, à suivre les bolchéviks. C’est là bien sûr la clé des mystérieuses tractations avec « des Allemands » dont parle l’article des Dossiers (voir plus loin) ; il s’agit certainement de responsables militaires allemands ! En deuxième lieu, Lénine montre comment la « nouvelle Pologne » constitue une « pierre angulaire »[4] de l’ordre de Versailles, parmi la chaîne d’Etats mis en place par l’Entente pour contrôler l’Allemagne et la Russie bolchévique. Enfin, Lénine se livre à des développements très enthousiastes sur les syndicalistes anglais qui refusent résolument que leur gouvernement aide la Pologne contre les républiques soviétiques : ils ont mis en place un « Comité d’action » et des comités d’ateliers (shop stewarts) que Lénine n’hésite pas à qualifier de « double pouvoir de fait ». C’est ainsi d’ailleurs qu’il explique la position très en retrait dans l’Entente du gouvernement britannique, et en particulier le rôle du ministre des affaires étrangères, lord Curzon, qui est à l’origine d’une fameuse proposition de frontière de la Pologne avec ses voisins orientaux (fédérés avec la République Russe), « très convenable pour nous », répète Lénine à plusieurs reprises.
  3. Et donc la deuxième partie est consacrée à la genèse et à la nature de l’erreur qui a été commise par le Comité Central (dès le mois de mai ?). Nous étions devant un choix crucial, dit en substance Lénine : nous avions gagné la guerre défensive (contre les Blancs et contre la Pologne) en repoussant l’agression de Pilsudski au niveau de la « ligne Curzon ». Devions-nous nous contenter de cette situation, et accepter l’ultimatum de lord Curzon ? ou devions nous « obéir à notre devoir internationaliste, continuer notre offensive sur son élan, et aider les ouvriers et paysans pauvres polonais à prendre le pouvoir ? » Nous avons décidé la deuxième option. Nous avons essayé de « tâter de la pointe de nos baïonnettes[5] » les dispositions du prolétariat polonais. Nous avons, dit Lénine, certainement commis une grosse faute : elle peut être de nature politique, ou de nature « stratégique » [nous dirions simplement « militaire »]. Après s’être référé à l’expérience de la guerre civile, il conclut que la « stratégie » est subordonnée à la politique, que ce sont les « politiques » (ne connaissant éventuellement rien à la « stratégie » [de l’art militaire] !) qui décident-même si la « stratégie » n’est pas identique à la politique, concède-t-il. L’erreur politique, Lénine le dit clairement, c’est que le prolétariat urbain et agricole polonais « ne s’est pas soulevé à notre approche », et que c’est la « petite bourgeoisie » polonaise, suivant les propriétaires et les capitalistes, qui a « sauvé » la Pologne par son « élan patriotique ». Lénine précise plus loin : ce n’est pas l’Entente qui a sauvé la Pologne, c’est cet élan patriotique. S’agissant de (des) erreur(s) « stratégiques », Lénine se refuse catégoriquement – au nom du Comité Central – à nommer une commission d’enquête. Il prétexte que « nous n’avons pas de forces à consacrer à cela, laissons-le aux historiens de l’avenir ». Argument plutôt étrange ; en fait il est clair que Lénine ne veut pas de règlement de comptes, notamment entre Toukhatchevsky et Trotsky d’une part, Staline et Egorov d’autre part (voir plus loin le déroulement des opérations). Cela n’a pas empêché des empoignades dans la discussion (on le sait par ailleurs), on en trouve des échos dans la réponse de Lénine, qui réprimande à ce sujet tant Boukharine que Staline (« ils ont franchi la ligne »).
  4. La dernière partie du rapport est consacrée aux pourparlers en cours à Riga, et aux perspectives de paix. Lénine explique longuement que les énormes concessions territoriales prévues en faveur de la Pologne (tout l’ouest de la Biélorussie et de l’Ukraine) sont nécessaires. Bien que « la Pologne soit aussi épuisée », il développe une argumentation circulairement répétitive, typique de son style, sur le thème « il faut absolument éviter une campagne d’hiver », c’est-à-dire empêcher l’Armée rouge de céder à la tentation de la revanche immédiate ! Son insistance est probablement à la mesure de la frustration des chefs militaires… Mais la raison est simple : le pays est absolument épuisé, il faut « consacrer nos efforts à construire la paix ». Dans son « Lénine »[6], Jean-Jacques Marie développe longuement sur la crise du « communisme de guerre » et l’impasse du système de réquisitions de blé auprès de la paysannerie. L’automne et l’hiver verront d’ailleurs se développer dans le PCR de très âpres débats sur la « militarisation du travail », et des   « syndicats », alors que flambent les révoltes paysannes, comme à Tambov : comme on sait, la révolte de Cronstadt en mars 1921 mettra un terme aux controverses, en imposant la «retraite» (Lénine) de la fameuse Nouvelle Politique Economique NEP.

Le dossier de « Guerres et Histoire »

Le premier article « Que la Pologne meure pour que la révolution vive, et inversement », prétend dessiner le contexte historique et international de la guerre de l’été 1920. L’apparente symétrie de ce titre parait fallacieuse. La « nouvelle » Pologne nationaliste prétend retrouver les frontières de la « République des deux-nations », union des Etats féodaux de Pologne et Lituanie avant les fameux partages de la fin du XVIIIème siècle entre la Prusse, l’Autriche et l’Empire russe. La carte présentée si significative[7], correspond bien aux objectifs de la caste dirigeante du nouvel Etat : la noblesse héréditaire des chevaliers (Szlachta) qui régnaient en maîtres, y compris dans toute la zone orientale, peuplée majoritairement de Biélorusses, Lituaniens, Ukrainiens et… juifs. Pilsudski est le chef d’un Parti Socialiste Polonais à base ouvrière réelle. Sa politique est moins brutalement réactionnaire que celle de cette caste, mais il en est membre !  Donc sa russophobie proclamée se double logiquement d’un anticommunisme tout aussi convaincu. La remarque suivante des auteurs apparait dès lors des plus contestables : « il est d’ailleurs notable que Varsovie soit vue à Moscou avant tout comme une « marionnette de l’Entente », c’est-à-dire un pays stipendié par les Alliés pour écraser ou contenir le bolchévisme, ce qui est largement faux (voir encadré, « les alliés très réservés sur Pilsudski » -souligné par moi. Avec ces quelques mots s’introduit un grave biais affectant l’ensemble du dossier : les auteurs prennent prétexte de frictions et contradictions réelles, mais secondaires, entre Français et Américains, Britanniques, Russes Blancs, pour nier le rôle central de la « nouvelle Pologne » dans la croisade antibolchévique et la consolidation du traité de Versailles. Et pour minimiser surtout l’engagement de la bourgeoisie française, dont les preuves évidentes sont diluées dans les différents articles.

Les buts de guerre soviétiques sont décrits de façon pour le moins réductrice : « si les bolchéviks répudient l’impérialisme grand-russe des tsars, ils lui substituent l’idée de l’extension indéfinie du système soviétique(…) leur objectif est (…) de disposer de planches d’appel [terminologie typiquement militariste, note CD] en vue d’une entreprise beaucoup plus importante, l’exportation de la révolution vers l’ouest… Dès leur prise du pouvoir en novembre 1917, les bolcheviks ont eu en tête de susciter, dès que possible, la révolution dans l’Europe développée, et avant tout en Allemagne ». Plus loin, les auteurs indiquent « pour Lénine et les bolchéviks, une petite Pologne réduite aux frontières qu’elle avait au sein de l’empire tsariste serait un temps tolérable, à condition qu’elle soit débarrassée de ses éléments « réactionnaires et chauvins, grands propriétaires fonciers, industriels et clergé ». L’impression est donnée que cette politique se ramène à une pure suite de conquêtes territoriales. C’est bien mal comprendre Lénine, qui fondait sa politique sur le mouvement des masses, et non sur la possession de territoires !… Très curieusement, les auteurs ne mentionnent pas l’ordre du jour fameux, attribué à Toukhatchevsky mais publié dans l’officielle « Pravda » dès le 9 mai 2020. Ils doivent, probablement, le ranger parmi « les slogans » éphémères et, pour eux, sans importance réelle. Pourtant, on ne peut qu’être frappé par la maladresse de ses formulations vis-à-vis du sentiment national polonais, à peine atténuée par la restriction « Pologne blanche » :  

« Ouvriers et paysans, à l’Ouest ! Contre la bourgeoisie et les propriétaires terriens, pour la révolution internationale, pour la liberté de tous les peuples ! Combattants ouvriers de la révolution ! Tournez vos regards vers l’Ouest ! C’est à l’Ouest que va se décider le sort de la révolution mondiale ! La route de l’incendie mondial passe sur le cadavre de la Pologne blanche ! Au bout de nos baïonnettes nous apporterons le bonheur et la paix à l’humanité laborieuse ! A l’Ouest ! Vers des batailles décisives, vers des victoires éclatantes !»[8].

Sur le deuxième article « Pilsudski joue et perd en Ukraine », il y a peu à dire, sinon que l’article est bien discret sur le rejet par la population ukrainienne des troupes polonaises venues évidemment rétablir les prérogatives des « pans » (seigneurs). Jean-Jacques Marie dans son « Lénine » note : « la haine de l’ancien maître polonais suffit à faire sortir des bois quelques centaines de milliers de déserteurs [au profit de l’Armée rouge] ». De même qu’est passé sous silence l’« exploit » des troupes pilsudskistes faisant sauter à Kiev la cathédrale, la gare et la centrale électrique au moment de la retraite.

Le troisième et le cinquième articles sont solides, concernant des aspects essentiellement techniques. L’article « deux armées de bric et de broc » donne une description presque impartiale des deux armées en présence. Encore que… En ce qui concerne l’Armée rouge, l’insistance mise à souligner le nombre des anciens officiers tsaristes – les spetsy -, ainsi que l’hommage ambigu à Léon Trotsky montrent une nouvelle fois le mépris de « la politique » de la part des auteurs : « … Si l’Armée rouge, en effet, est une force organisée, c’est au seul Trotski qu’elle le doit… Elle sort victorieuse de la guerre civile grâce à son Vojd [leader], qui s’est montré très pragmatique en choisissant de s’appuyer sur le savoir-faire des officiers tsaristes… ». Plus loin, les auteurs notent « … la persuasion par le discours politique ne suffisant pas toujours, Trotski réintroduit la discipline la plus rude. Pour être sûr qu’une offensive prévue se déclenche réellement, il faut bien souvent injecter dans les unités des ouvriers communistes, acheminer du pain, des bottes, quelques trains blindés et … des détachements de la Tchéka ». Tout est mis sur le même plan, l’engagement illimité des Soviets passe inaperçu !

S’agissant de l’armée de la nouvelle Pologne, les auteurs rappellent l’hétérogénéité bien connue de l’encadrement (venu des armées prussienne, russe, autrichienne … et française dans le cas du corps Haller), des difficultés dues également à la diversité des sources d’armement. Ils ne peuvent manquer de souligner l’importance des fournitures de guerre par l’Entente – surtout la France et, pour l’aviation, les USA – et insistent à juste titre sur celles fournies par la Hongrie contre-révolutionnaire. On lit : « L’aide hongroise, à travers la Roumanie, a été cruciale. (…) Il ne faut pas oublier qu’à Budapest, qui a connu (!) la république des conseils en 1919, la guerre russo-polonaise était aussi vue comme une guerre pour l’indépendance de la Hongrie ». Son caractère de croisade anticommuniste apparaît ici limpide ». Enfin les auteurs évoquent très (trop) sobrement la contribution très importante de la France en matière « d’organisation et de matériel ». La mission militaire française du général Henry aurait été forte, dès avril 1919, de 1500 officiers ! – à distinguer de la mission d’« urgence », célèbre mais non décisive (y participait le capitaine Charles De Gaulle), du général Weygand envoyé en Août 1920 à Varsovie.

Le cinquième article porte lui sur le « renseignement radio et aérien ». C’est peut-être le plus intéressant. Il insiste à juste titre sur le déséquilibre complet en la matière entre l’Armée Rouge et l’Armée polonaise. Cette dernière bénéficiait non seulement d’une suprématie aérienne quasi incontestée, mais surtout du « cassage » intégral des [radio]cryptogrammes soviétiques échangés entre unités et avec l’Etat-major, ainsi qu’entre les services diplomatiques du gouvernement soviétique. Sous réserve que l’on puisse faire confiance à l’authenticité de ces décryptages et à l’interprétation qu’en donne l’historien Grzegorz Nowik – mais elle recoupe, on va le voir, le rapport de Lénine -, ils jettent une vive lumière sur la politique et les hésitations stratégiques du pouvoir soviétique :

« Beaucoup de ces cryptogrammes se référaient aux négociations entre Allemands [qui donc ?] et soviétiques, qui visaient à conclure un traité anti-polonais (…)

« (…)L’état-major polonais connaissait par exemple le plan originel du 10 mars, qui prévoyait une invasion simultanée de la Biélorussie et de l’Ukraine (…) les deux Fronts soviétiques devaient attaquer Varsovie ensemble et concentriquement. (…). [Le rejet sur ses frontières au printemps de l’armée polonaise passée à l’offensive] a amené Lénine à changer ses plans (…) Le second plan de guerre envoyait Toukhatchevsky seul vers Varsovie puis vers le corridor de Poméranie, et redirigeait le front d’Egorov vers le sud-ouest et non plus vers Varsovie. L’intention de Lénine était de capturer le corridor et en violation du traité de Versailles, de rendre cette province à l’Allemagne : un joli cadeau pour sceller une alliance ! [je souligne]. Au Sud, en envoyant Egorov à Lwow et vers les cols des Carpates, Lénine espérait exporter la révolution en Hongrie et en Autriche, dans les Balkans et jusqu’en Italie (…) Il a ainsi écartelé les deux fronts et un trou est apparu entre eux, à l’ouest de Brest[Litovsk]. (…) Ces informations ont servi de base au plan [de Pilsudski] : défendre Varsovie et Lwow, concentrer un groupe de frappe dans le trou entre les deux Fronts soviétiques, et attaquer également au Nord les forces de Toukhatchevsky qui partaient vers la Poméranie [Dantzig] ». Nous avons là l’explication de l’offensive extrêmement risquée de Toukhatchevsky (point commun des « deux plans »), longeant la frontière lituanienne et surtout celle de la Prusse Orientale, bastion de l’armée allemande. Il exposait son flanc droit à n’importe quelle attaque de ce côté. G. Nowik dénonce la « violation » du traité de Versailles, accusation vide de sens puisque les soviets ont stigmatisé dès sa signature ce Traité comme une entreprise archi-réactionnaire ! De ce point de vue, la « restitution » du couloir de Dantzig à l’Allemagne était logique; mais cela ne règle pas la question de la nature de l’« accord », avec qui ? Avec quels « Allemands » ? Le rapport de Lénine à la IXe conférence répond clairement à cette question : ce sont les «kappistes», pas le gouvernement social-démocrate « pro-Versailles » ! …

De plus les indications très claires sur les manœuvres de l’été 1920[9] permettent de passer rapidement sur l’article éponyme du dossier, le fameux « Miracle de la Vistule juillet-Aout 1920 ». Il est très détaillé, abondamment illustré, et pourra fournir la base d’un Kriegspiel d’Etat-Major (« tout ce qu’il ne faut pas faire »). Malgré le luxe des informations, il tourne court sur deux points :

•la véritable asphyxie des divisions de l’Armée Rouge en terre polonaise, une fois leurs lignes de retraite et de communication coupées. Cela renvoie bien sûr à leur isolement politique !

•le sort final des divisions internées en Prusse Orientale, et surtout des 70 000 prisonniers en Pologne même, jetés dans des camps de concentration où un grand nombre périrent, ou octroyés comme main d’œuvre quasi-servile aux paysans polonais. La littérature soviétique s’est beaucoup penchée sur leur sort déplorable (voir Wikipedia russe, lien en note 8).

Enfin, la dernière pièce du « Dossier » est savoureuse : ce sont les réponses parallèles, à un même questionnaire de la rédaction, de deux conseillers de l’équipe Lopez : le soi-disant spécialiste occidental, soviétophobe et philopolonais enragé, Norman DAVIES d’une part, l’historien russe Andreï GANIN d’autre part. Leurs réponses arrachent ce titre édifiant aux éditeurs « A peu près d’accord sur rien ! ». En effet, mais la comparaison des réponses montre que c’est le Russe qui, par la précision et la cohérence de ses références, est le plus proche de la vérité historique. Les éditeurs ne s’y trompent pas, mettant en valeur ses propos dans un encadré : « D’un point de vue politique, la Pologne a été l’instrument d’une agression de la Russie soviétique dirigée par la France ».

A l’issue de cette revue, il me semble que certaines conclusions s’imposent.

S’agissant de la politique internationale du Pouvoir soviétique, la volonté de « soviétiser la Pologne » parait établie, comme but de guerre immédiat. Mais « soviétiser » n’avait pas le sens que lui a donné la propagande occidentale au vu des exploits ultérieurs de Staline. Les Conseils (sens du mot russe courant de « soviet ») étaient bien vivants, c’étaient l’âme et les nerfs de l’Armée rouge ; « soviétiser » c’était bien aider à l’établissement du pouvoir de vrais conseils ouvriers – comme les Conventionnels français, en abolissant la féodalité, « républicanisaient » l’Italie, les Pays-Bas, la Suisse. Il est très clair dans les discours de Lénine qu’il n’était pas question d’imposer des Soviets en Allemagne à cette étape : le Parti Communiste était en pleine formation par la fusion des Spartakistes et des Indépendants, alors que de dures défaites avaient marqué l’année 1919 (assassinats de Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht, écrasement des « gouvernements ouvriers » de Saxe et de Bavière, etc.). Noter aussi que c’est en Mai 1920 que Lénine a publié « le gauchisme, maladie infantile du communisme », dirigé entre autres contre le putchisme et l’aventurisme !

En revanche, la formation d’un « bloc de fait » (Lénine) de l’extrême gauche à l’extrême droite contre le diktat de Versailles devait permettre de neutraliser la Reichswehr allemande – affaiblie par l’échec du putsch de Kapp. Il est donc implicite que le gouvernement soviétique a bien dû faire la promesse de « rendre » le couloir de Dantzig. L’interception des communications cryptées du gouvernement soviétique a donc joué un rôle non seulement « militaire » dans le développement de l’attaque de flanc contre les colonnes de Toukhatchevsky, mais a probablement alimenté une propagande et l’émoi des Polonais (classe ouvrière comprise), confrontés à la perspective d’une nouvelle amputation du territoire national, certes « octroyé » par l’Entente, mais fournissant au nouvel Etat son seul débouché vers la mer.

Pour ma part, je pense qu’en effet la plus grave erreur des bolchéviks – et manifestement de Lénine, qui l’a reconnu – est d’avoir fait « temporairement l’impasse » sur le sentiment national polonais. Ceci est d’autant plus paradoxal que Lénine lui-même a bataillé des années durant contre Rosa Luxembourg – hostile à mettre au premier plan l’indépendance de son pays natal – et a montré, notamment vis-à-vis de l’Ukraine, de la Géorgie et autres, à cette époque et encore lors de son « dernier combat » contre les « argousins grand-russes » (Staline, …) l’extrême importance qu’il attachait au respect des sentiments nationaux des peuples de l’ex-Empire russe.

L’« aventure polonaise »de 1920 a pesé lourd dans les relations polono-soviètiques en général, c’est incontestable. Elle n’a pas empêché ni le développement de puissants partis communistes, ni n’a marqué un coup d’arrêt décisif à la vague révolutionnaire en Europe. Celui-ci n’est intervenu qu’en Octobre 1923 en Allemagne. Et le communisme polonais est resté un courant vivant et actif, jusqu’à ce que la bureaucratie soviétique ne décide de l’étrangler (voir les « Cahiers du Mouvement Ouvrier » n°4, 17…).

Enfin, il y a un dernier aspect » que « Guerres et Histoire » passe pudiquement sous silence (à cause probablement de ses amis polonais…), c’est le martyre infligé dès cette époque au « Yiddishland », toute cette vaste zone (la « zone de résidence » selon les tsars)[10] aux confins de la Pologne et de la Russie, où existaient de denses communautés juives urbaines et même paysannes. Communautés victimes de pogromes à répétition, de la part de « Russes », d’« Ukrainiens », de « Polonais » (et même à l’occasion de la « cavalerie rouge » de Boudienny) . Communautés qui, faut-il s’en étonner, ont constitué des pépinières inépuisables de révolutionnaires internationalistes, bundistes ou communistes.


[1] Publié en russe (rapport et conclusion de Lénine) d’après les sténogrammes par : https://imwerden.de/pdf/istorichesky_arkhiv_1992_1__ocr.pdf

[2] Léon Trotsky « Ma vie » Gallimard 1963, page 466.

[3] « dans un journal allemand anti-bolchévik il est dit que toute l’Allemagne orientale « bout », et que tous les kappistes ( ceux qui ont soutenu Kapp – [l’équivalent de] notre Kornilov -), tous ces kappistes sont pour les bolchéviks. En parlant avec un gars quelconque, ignorant et apolitique celui-ci montre son désarroi, il dit à la fois qu’il faudrait que Guillaume [II] revienne, parce que c’est le chaos, et aussitôt qu’il faudrait suivre les bolchéviks !»

[4] « opora » en russe

[5] Le terme russe plusieurs fois répété est bien « пощупать штыками », « tâter avec les baïonnettes »

[6] « Lénine la révolution permanente », réédition 2018 Taillandier, ch. 20 et 21

[7] La véritable composition ethnique de ce territoire n’est établie que plus loin, à propos de « la paix de Riga ».

[8] На Запад!

(…)

На Западе решаются судьбы мировой революции

Через труп белой Польши лежит путь к мировому пожару.

(…)

Source : https://ru.wikipedia.org/wiki/Советско-польская_война

[9] Voir carte de synthèse.

[10] Voir «L’antisémitisme en Russie de Catherine II à Poutine » de Jean-Jacques Marie. Et l’admirable « Voyage en Pologne » du social-démocrate berlinois d’origine juive Alfred Döblin.

CARTES

Les partages de la Pologne au XVIIIe siècle

L’Europe au XIXe siècle

La paix de Riga

Opérations militaires d’août 1920 (en Pologne)

PARTAGE DE LA POLOGNE AU XVIIIe SIECLE
L’EUROPE AU XIXe SIECLE
PAIX DE RIGA
OPERATIONS MILITAIRES D’AOÛT 1920 (« Guerres et Histoire » aout 2020 p 47).

Les origines de la commune

Pierre Saccoman

Pour bien comprendre comment la commune a éclaté, il faut essayer d’analyser ce qui se passait alors : 18 ans d’empire et de répression des oppositions démocratique et ouvrière.

Loin d’être «Napoléon le petit» comme l’appelait Victor Hugo, ou «Badinguet» dont l’affublait l’opposition démocratique et républicaine, Napoléon III a su imposer à la France une véritable «révolution économique» et des réformes profondes, dont le premier résultat est une classe ouvrière naissante et dont le poids commence à compter, particulièrement à Paris.

Quelques éléments de réflexion :

L’Empire est né sur la base de la répression féroce de juin 1848 : après la révolution de février 48 qui allait mettre fin au royaume «orléaniste» de Louis Philippe, les ouvriers parisiens qui furent à l’avant garde de cette révolution représentaient une force non négligeable. Une provocation des dirigeants républicains (la suppression des ateliers nationaux, seule source de revenu de dizaines de milliers de travailleurs parisiens) allait déclencher une répression féroce : plusieurs milliers de fusillés, des dizaines de milliers de proscrits (Guyane, Algérie). Sur cette base, Louis Napoléon Bonaparte, neveu de l’empereur Napoléon Ier se fait élire -massivement- président de la République en décembre 1848. En 1851, plutôt que de respecter la constitution (le président ne peut faire deux mandats), il fomente le coup d’état du 2 décembre et se fait proclamer Napoléon III, empereur.

Cet Empire était en état de crise permanente, surtout dans ses dernières années où l’Empereur, diminué par une santé défaillante, cédait le vrai pouvoir à une camarilla de généraux et de barons, autour de l’impératrice Eugénie de Montijo.

Les résultats des élections au « corps législatif » de mai 1868 donnaient 4 438 000 voix aux candidats bonapartistes et 3 550 000 aux oppositions libérales et républicaines. Une gifle. L’Empereur décidait alors de « libéraliser » un peu le régime. De plus, le 10 janvier 1870, intervient l’assassinat du journaliste Victor Noir par un cousin de l’Empereur, Pierre Bonaparte. L’enterrement du journaliste mobilise plus d’un million de personnes, on est au bord de l’émeute.

On est à deux doigts de la catastrophe. Aussi l’entourage de l’Empereur se met à préparer une guerre contre la Prusse. Un référendum le 8 mai 1870 sur un «nouvel empire» dit «libéral» donne 7 350 000 voix pour et 1 538 000 voix contre : c’est un échec de la mobilisation démocrate et ouvrière qui commençait à monter. Les souvenirs de Jules Vallès, de Louise Michel, de Maxime Vuillaume nous montrent la déception du monde militant de l’époque. Les préparatifs de la guerre mobilisent le peuple qui conspue les alliés des prussiens (Jules Vallès se fait rudement molesté car il refusait de crier «à Berlin»). Une grande partie des «républicains» modérés se rallie à l’Empire.

L’espoir d’une révolution, fort en 1869, s’éloigne rapidement.

Mais la guerre ne se passe pas comme prévu. L’armée française, qu’on disait invincible parce qu’elle s’était surtout manifestée dans des guerres coloniales (Algérie, Indochine, Mexique), n’était pas prête à combattre contre une armée moderne et bien organisée : la Prusse mobilise très rapidement 500 000 combattants utilisant à fond le transport ferroviaire et se dotant d’une artillerie puissante. La France tarde à mobiliser et n’oppose aux Prussiens que 280 000 hommes car l’administration et le transport de troupes et de matériel prennent du retard. On parle de l’excellent fusil «Chassepot» mais l’artillerie est déficiente. Les obus français sont «fusants» et éclatent en l’air, les obus des canons Krupp sont «percutants» et explosent à l’impact, provoquant plus de dégâts. L’État Major n’a pas tiré les leçons de la guerre de Crimée, de la guerre du Mexique, alors que les généraux prussiens sont à l’avant garde de la modernité et s’inspirent de la guerre de Sécession américaine.

Le maréchal Bazaine se laisse enfermer dans Metz avec 180 000 hommes, puis se rend le 20 août 1870. L’Empereur et le maréchal Mac Mahon sont capturés avec 85 000 hommes le 1er  septembre 1870.

L’armée française est battue à plate couture et les Prussiens arrivent à Paris dont ils font le siège.

A Paris, l’insurrection gagne la population et le 4 septembre est proclamée la déchéance de l’Empire et la naissance de la IIIe République, dirigée par les «républicains» Jules Ferry, Jules Simon, Jules Favre et Gambetta. Thiers qui a des ambitions cachées se propose pour négocier avec les puissances étrangères Angleterre, Italie, Espagne, Autriche et Russie.

Les tentatives de mobilisations populaires de Blanqui le 14 août et de Flourens le 31 octobre sont des échecs.

Dans Paris, une force s’impose : la Garde nationale. Normalement c’est une garde bourgeoise (il faut payer des impôts et payer son équipement) mais pour «soulager» l’armée officielle, bien diminuée par les défaites, on décide en août d’ouvrir la Garde à toute la population et de rémunérer les volontaires à 30 sous par jours : une aubaine pour les nombreux ouvriers condamnés au chômage par le siège mais en même temps un danger de voir 500 000 parisiens armés de fusils et de canons !

Aussi, malgré des déclarations tonitruantes, les «Jules» et les généraux Crochu, Vinoy, Lecompte et Clément-Thomas ne cherchent qu’à gagner du temps. La grande bourgeoisie, l’aristocratie, les banques d’affaires, Thiers ne souhaitent qu’une chose : traiter avec la Prusse quel qu’en soit le prix !

Tous ont une peur bleue du peuple de Paris, tous ne souhaitent qu’une chose : avoir les mains libres pour réprimer la «racaille» !

L’exemple le plus fort : sous l’égide de l’Angleterre, qui craignait une hégémonie prussienne sur l’Europe continentale, s’ouvre une conférence, dite de Londres, avec l’Italie, la Belgique, l’Autriche, qui obtient de Bismark de renoncer à Metz et à la Lorraine. Cependant, Thiers, pressé de «conclure», accepte les prétentions prussiennes. Metz sera allemande !

Il faut ajouter que l’État major et les généraux sont restés profondément bonapartistes et ne veulent pas d’une victoire républicaine. On comprend ainsi pas mal de choses :

1. Quand Gambetta décide de se battre malgré tout, on l’envoie en ballon à Tours pour s’en débarrasser, mais ce «fou furieux» (dixit Thiers), réussit à monter et à mobiliser plusieurs armées bien équipées pour dégager Paris. Malgré quelques succès dûs au nombre et à l’audace, ces armées sont trahies par les généraux, parmi lesquels : d’Aurelle de Paladines, qui, avec l’armée de la Loire (150 000 hommes) aurait pu battre les régiments bavarois (40 000 hommes, moins motivés que les Prussiens) mais prétexte la pluie pour retarder l’assaut alors que la même pluie ne gène pas l’ennemi qui attaque et le bat !
Faidherbe et Bourbaki se laissent surprendre et vaincre, malgré plusieurs succès, remportés par les troupes de Chanzy et de Garibaldi, qui restent ainsi sans lendemain.


2. Pendant que Gambetta et la Garde nationale de Paris veulent se battre, Jules Favre et Thiers négocient en secret avec Bismarck et sont prêts à abandonner l’Alsace et la Lorraine et cinq milliards de francs-or d’indemnité !


3. A Paris les généraux bonapartistes refusent d’utiliser la Garde nationale pour faire une trouée, et de guerre lasse tentent des «sorties» mal organisées (pas de ravitaillement, pas de couvertures pour passer la nuit ) qui se finissent par des déroutes : Champigny et surtout Buzenval, le 19 janvier.


On prétend qu’il n’y a plus de vivres, de nourriture, pour imposer un armistice alors que les restaurants chics de Paris ne ferment pas. Or, le lendemain de l’Armistice, comme par hasard, tout se vend à Paris et cher.

Tout est organisé pour contraindre à une paix humiliante, on organise à la va vite des élections générales pour une assemblée nationale le 8 février 1871, car Bismark ne veut traiter qu’avec des représentants élus. Ces élections sont une mascarade : la paysannerie vote pour la paix à n’importe quel prix, car la plupart des 500 000 prisonniers de guerre sont paysans, la terre réclame leur retour rapide. Ils votent massivement pour les royalistes : 360 députés sont royalistes, contre 150 républicains. C’est une chambre introuvable ! Le seul bémol c’est que les royalistes sont divisés entre légitimistes (le fils de Charles X) et orléanistes (le fils de Louis Philippe). Thiers louvoie et s’impose en se présentant comme la seule alternative contre Paris qui n’a envoyé à l’Assemblée que des députés républicains et rouges.

La situation est explosive : à Paris, 215 bataillons de la garde nationale sur 242 s’organisent et élisent un comité central de la Garde nationale qui s’avère la seule force organisée dans Paris que désertent les bourgeois, les réactionnaires et les «démocrates» modérés, les Jules.

C’est alors que l’Assemblée Nationale décide de «décapitaliser» Paris et s’installe à Versailles sous la protection de l’armée allemande et donnent l’ordre de «désarmer» la Garde nationale.

Une tentative d’insurrection le 31 janvier échoue. Le moral des militants est de nouveau à la baisse.

Les généraux pensent que c’est le moment d’agir : ils envoient la troupe – les divisions Subvielle, Faron et Maud’huy – pour récupérer 271 canons et 146 mitrailleuses ; bien que le Comité central de la Garde nationale prône le «calme», les femmes de Montmartre se mobilisent, font sonner le tocsin, se placent entre la troupe et les canons. Les gardes nationaux les rejoignent et les soldats du 88e bataillon de marche mettent la crosse en l’air.

On est le 18 mars 1871 les soldats massacrent les généraux Lecompte et Clément Thomas qui avaient donné l’ordre de tirer sur la foule.

La commune va commencer…