MUTINS DU GOULAG ET DU QUOTIDIEN (extraits)

de Jean-Jacques Marie

(à paraître prochainement)

CHAPITRE UN : Le camp frère jumeau du monde extérieur.

« Le camp reproduit l’Etat en modèle réduit », selon l’ancien gardien de camp Serguei Dovlatov, qui trouve « une similitude frappante entre l’univers carcéral et la vie ordinaire » (1). Le vieil agent soviétique Cyrille Henkine note, pour expliquer les aspects pénibles de l’existence quotidienne en URSS, « la proximité constante du mode de vie des camps » (2). Faisant allusion au système policier de surveillance et de délation présent dans les deux univers, le dissident Andrei Amalrik, fort de ses trente-quatre mois d’exil en Sibérie et à Kolyma, de vingt-quatre mois de prison et de dix-huit mois de camp, affirme :          « au camp les rapports sont simplifiés, dépouillés, ils sont à la fois plus visibles et plus dangereux » (3).
Longtemps détenue à Kolyma, comme Varlam Chalamov, Evguenia Guinzbourg va encore plus loin :      « les gens qui ont vécu l’époque stalinienne sans être jetés en prison, écrit-elle, nous disent parfois qu’ils ont souffert plus que nous. Dans une certaine mesure c’est vrai » (4). Tatiana Ossipova, dans La résistance au goulag, souligne : « il est même difficile de dire où on respirait plus facilement, en liberté ou dans les prisons et les colonies. A n’importe quel moment chaque individu pouvait être arrêté, condamné ou même fusillé tout en n’ayant commis aucune faute » (5).
Nicolas Werth et Gaél Moullec semblent définir le fondement de la parenté entre les deux quand ils soulignent « la fonction productive du camp » et affirment : « Dans le système stalinien la fonction économique du camp est primordiale. Il assure, outre les fonctions répressives, la construction d’infrastructures vitales (ou jugées comme telles (…) ainsi que l’extraction de minerais stratégiques utilisés à des fins militaires. » Ils nuancent pourtant in fine leur propos : « Néanmoins…la rentabilité du camp demeure un problème permanent (…) ; mal nourri, mal soigné, maltraité, le prisonnier n’est physiquement pas apte au travail. Les coûts sont faibles, la productivité l’est aussi » (6).
C’est ce que confirme Lev Kopelev, officier de l’Armée rouge, condamné en 1945 à dix ans de camp à l’Ounjlag pour avoir soutenu en 1929 l’opposition de gauche trotskyste. Il cite les propos d’un spécialiste des forêts détenu depuis 1937 : « en règle générale, lui dit ce dernier, les ouvriers des chantiers d’abattage se trouvant dans le même secteur que le camp avaient la vie plus dure que les détenus, que les prisonniers de guerre et que les femmes requises pour le travail ».
« En revanche, ajoute-t-il, le prix de revient du bois, au camp, était le plus élevé. Environ trois ou quatre fois plus que les exploitations forestières « libres » et deux fois plus élevé environ que chez les prisonniers de guerre. » (7) Pourquoi ? Parce que dans les exploitations les frais sont constitués par « la production et des poussières ». Tandis qu’au camp, « pour cent trimards qui vont en forêt à l’abattage, il y en a au moins autant de planqués qui restent dans la zone et encore plus de malades et d’invalides. Sans compter la surveillance, les officiers, (…). Et avec ça les truquages, une tâche et demie sur le papier, ça ne fait jamais qu’une demi-tâche sur le chantier. Jamais des travailleurs libres n’oseraient faire ça. Bref, au prix que revient le bois d’œuvre, ici, on aurait intérêt à le faire venir du Canada »(8), malgré le coût du transport maritime…
Comment expliquer que les gouvernants qui s’aperçoivent nécessairement du décalage béant entre les relevés officiels et les résultats réels l’acceptent-ils ? Parce que le goulag a comme première fonction non pas de produire des marchandises mais d’apeurer la population laborieuse destinée, pour une bonne partie d’entre elle, à y passer un jour.
Et puis, seconde raison, vu la sourde résistance permanente que le travailleur libre oppose à ses conditions de travail et de rémunération, la différence dans les résultats de son travail et ceux de l’activité de son collègue involontaire du goulag est souvent minime. Cette similitude peut même s’exprimer par la collaboration politique des uns et des autres contre le régime.

Chapitre XX. « L’opposition de deux forces dans la société ne peut durer indéfiniment. »       (Pravda 29 juillet 1989)

Dans les trois premiers mois de l’année 1989, onze grèves éclatent dans les mines de plusieurs régions du pays. Les mineurs demandent une augmentation de leurs salaires et la fixation du dimanche comme congé pour tous, alors qu’ils travaillent souvent un dimanche sur deux, voire deux sur trois dans le Donbass en Ukraine. Le syndicat officiel d’Etat, simple courroie de transmission du gouvernement, ne soutient évidemment pas leurs revendications. Ses dirigeants appartiennent à la « nomenklatura » du secrétariat du Comité central…c’est à-dire sont nommés ou validés par ce dernier. Pas question qu’ils soient élus par des délégués élus des syndiqués. Partout les grévistes se heurtent à un refus des directions et les grèves, isolées, s’interrompent d’abord sans résultat.
Mais ce n’est que le premier moment d’un puissant mouvement qui se cherche. Le 12 juillet 1989, 77 mineurs de l’équipe de nuit de Mejdouretchensk dans le Kouzbass, remontant de leur puits, annoncent leur décision d’arrêter le travail. Ils sont rejoints par les 180 mineurs de l’équipe du matin. Le lendemain les grévistes tiennent un meeting devant le siège du comité régional du PCUS et exigent la démission du soviet de la ville qui refuse de soutenir leurs revendications. Ils défient ainsi l’appareil du pouvoir.
Le soir même, ils envoient des délégations aux quatre mines voisines, dont les mineurs se joignent à leur mouvement qui, le mardi matin, rassemble près de 12.000 mineurs. Ils élisent un comité de grève, qui organise des milices ouvrières chargées de défendre la grève et de faire régner l’ordre ouvrier dans les localités.
Le refus répété des autorités de satisfaire leurs revendications pousse les grévistes à élargir leur mouvement. Les collectifs de mineurs de Novokouznetsk, Prokopievsk, Ossinnikov et Leninsk-Kouznetsk décident la grève, vite suivie par la majorité des mineurs des puits de la région. Ils constituent des milices ouvrières et des comités de grève, avec qui les cheminots de Mejdouretchensk, puis de Prokopievsk proposent d’examiner les conditions d’une action interprofessionnelle. Le 16 juillet, de l’aveu même de la Pravda, la grève embrase tout le bassin du Kouznetsk et rassemble près de 80.000 mineurs. La grève politise les travailleurs. Selon La Pravda du 17 juillet, « sur les places des villes minières les meetings durent des journées entières. On y discute mot à mot des revendications des mineurs et,» précise la Pravda, « pas seulement elles ». Donc, la protestation s’élargit.
Les comités de grève locaux réunis ensemble ce même jour forment un comité de grève unifié chargé d’élaborer, sur la base des cahiers rédigés par chaque comité, le cahier complet des revendications. Devant l’obstination gouvernementale à refuser de les satisfaire, la grève s’étend à d‘autres mines et à d’autres secteurs dans le Donbass. Dans le Kouzbass, plus de 160 mines, centrales électriques et usines diverses sont en grève. Le gouvernement refusant toujours de satisfaire les revendications, la grève emporte chaque jour de nouveaux puits de mines en Ukraine, puis au Karaganda, à Rostov sur le Don, et à Vorkouta.
Le mouvement dresse ainsi la masse des mineurs face au gouvernement. Selon Gorbatchev, « ce fut peut-être la plus rude épreuve des quatre années de perestroïka » (9). La grève rassemble au bout de deux semaines près de 500.000 mineurs déterminés. Gorbatchev cite dans ses Mémoires la mise en demeure brutale qui conclut la déclaration du comité de grève d’Inta et de Vorkouta : « Le moment est venu où l’on ne peut plus remettre, même d’une seule seconde, la réponse à toutes nos demandes »(10).
Le 24, le président du conseil reçoit les représentants des comités de grève régionaux. Le 26, le président du syndicat officiel des mineurs, Chalaiev, veut s’asseoir aux côtés des délégués des grévistes, qui le renvoient sèchement aux côtés des ministres. Chalaiev se soumet sans mot dire. Le président du comité de grève de Kemerovo, dans une interview aux Nouvelles de Moscou, explique : « Le Conseil central des syndicats fait partie du système étatique (…), il n’est qu’un échelon supérieur du pouvoir qui nous commande. Voilà pourquoi nous avons présenté nos revendications au camarade Chalaiev comme aux autres représentants du pouvoir (…)  Il faut créer des syndicats nouveaux sur le plan des principes ».
La caste dirigeante comprend que là est le danger principal : si les mineurs s’organisent par eux-mêmes en créant leurs syndicats indépendants, dont les responsables sont élus par eux, toute la classe ouvrière soviétique risque de s’engouffrer dans la brèche. D’ailleurs, malgré l’interdiction de la grève dans les transports décrétée par Gorbatchev, les cheminots, ici et là, annoncent leur volonté de débrayer. Le gouvernement décide donc de satisfaire plusieurs revendications des mineurs puis, pour tenter d’empêcher la généralisation du mouvement, il intègre la grande majorité des dirigeants des comités de grève à la tête du syndicat officiel d’où elle chasse les dirigeants nommés par lui.
Cette grève met fin à la situation dans laquelle étaient jusqu’alors enfermés les travailleurs soviétiques, réduits, sauf rarissimes exceptions, aux formes individuelles de protestation. La Pravda du 29 juillet 1989 commentant ce mouvement affirmait : « L’opposition de deux forces dans la société ne peut durer indéfiniment ». De fait. Les ouvriers ont cette fois défié et battu la bureaucratie dirigeante… qui répondra, deux ans plus tard, en offrant aux oligarques mafieux, socle actuel de la Russie de Poutine et de l’Ukraine de Zelensky, le dépeçage de la propriété d’Etat.

1. Serge Dovlatov, La zone, pp.50 et 56.
2. Cyrill Henkine, L’espionnage soviétique, p.170.
3. Andrei Amalrik, Journal d’un provocateur, p.228.
4. Evguenia Guinzbourg, Le ciel de la Kolyma, p.87.
5. Tatiana Ossipova, Soprotivlenie v goulage (La résistance dans le goulag),p.214.
6. Rapports secrets soviétiques, p.348-349.
7. Lev Kopelev, A conserver pour l’éternité, t.2, p.46 
8. Ibid p.47.
9. M. Gorbatchev, Mémoires, p.396.
10. Ibid.

 

 

« Les marxismes » de Jean-Numa Ducange

par Jean-Jacques Marie

Dès la page 6 de son petit livre Les marxismes, Jean-Numa Ducange avertit son lecteur : « nous accordons autant d’importance au marxisme-léninisme stalinien qu’aux diverses pensées critiques et dissidentes se réclamant du marxisme dénonçant les régimes politiques de type soviétique ou encore les « trahisons » supposées de la social-démocratie » (pp. 6 et 7).
Il existerait donc un « marxisme-léninisme stalinien » qui, un peu plus loin devient « une doctrine stalinienne du marxisme », puis « un marxisme stalinien » et enfin une « synthèse stalinienne » du marxisme !!! Evoquant plus loin le manuel stalinien Histoire du Parti communiste bolchevik de l’URSS publié en 1938, en plein déchaînement de la terreur contre-révolutionnaire qu’il a entre autres comme fonction de justifier, il affirme qu’il « fixe la doctrine stalinienne du marxisme pour des décennies » et ajoute ! : « ce marxisme stalinien, présente une conception de l’histoire mécaniste, que la postérité jugera sévèrement » (p. 51).
Ainsi pour J-N Ducange le stalinisme est une variante, une conception ou une version du marxisme ! Evoquant sous un titre curieux « Les critiques du dogme : des marxistes contre le stalinisme (années 1920-1940) » il affirme : « quelques intellectuels et responsables politiques formulent au cours des années 1920 des attaques viscérales, plus ou moins argumentées, contre la synthèse stalinienne. » (p. 54)
En quoi consiste cette « synthèse stalinienne », formule qui semble suggérer un enrichissement du marxisme ? Mystère, tout comme on ne sait pas en quoi les critiques transformées en « attaques » sont, elles, insuffisamment (« plus ou moins » !) argumentées !
Présenter le stalinisme comme une synthèse, une version ou une conception particulière du marxisme, c’est effacer sa nature contre-révolutionnaire, et oublier que son bavardage pseudo-théorique n’est qu’un camouflage du réel.

L’idéologie stalinienne est, en effet, d’abord, un gigantesque camouflage du réel : sous le voile ou d’un imaginaire « pouvoir des travailleurs » ou du « peuple », elle camoufle l’existence d’une couche parasitaire que le célèbre romancier soviétique Constantin Paoustovski dénonçait le 22 octobre 1956 dans un discours à la Maison des prosateurs de l’Union des écrivains où il s’écriait : « Le problème est que, dans notre pays, existe impunément et prospère même jusqu’à un certain point une couche sociale tout à fait nouvelle, une nouvelle caste de petits bourgeois. C’est une nouvelle couche de carnassiers et de possédants, qui n’a rien de commun avec la révolution, ni avec notre régime ni avec le socialisme. (Voix dans la salle : “Très juste.”) Ce sont des cyniques, de noirs obscurantistes (…) D’où sortent ces profiteurs et ces lèche-bottes, ces affairistes et ces traîtres, qui se considèrent en droit de parler au nom du peuple, qu’en fait ils méprisent et haïssent, tout en continuant à parler en son nom ? »

L’idéologie stalinienne camoufle le pouvoir totalitaire et terroriste de cette bureaucratie, qui piétine toutes les libertés, sous le voile d’une imaginaire « démocratie soviétique ».

L’idéologie stalinienne camoufle la réalité de l’existence pénible des ouvriers mal payés, mal logés, mal traités et des paysans logés à une enseigne encore pire sous l’annonce de l’avènement prochain du communisme, c’est-à-dire du règne de l’abondance pour tous.

L’idéologie stalinienne camoufle la brutale législation anti-ouvrière promulguée en particulier à partir de 1938 sous le voile du prétendu socialisme réalisé.

L’idéologie stalinienne camoufle le brutal travail forcé du Goulag sous le vocable pédagogique de « travaux correctifs ».

L’idéologie stalinienne camoufle la répression qui s’abat sur quiconque manifeste un désaccord sous la couverture d’une chasse aux agents de l’impérialisme étranger.

Ce ne sont là que quelques traits caractéristiques du camouflage de la réalité de la société soviétique que la bureaucratie stalinienne impose à cette dernière, camouflage auquel on ne peut sérieusement attribuer la moindre portée « théorique », et donc le moindre rapport avec le marxisme.

Staline et un spécialiste de Hegel.

En 2011 une collaboratrice des éditions Delga a fait circuler le petit dossier ci-dessous formé de ma critique du livre de Domenico Losurdo, philosophe italien spécialiste de Hegel intitulé Staline, histoire et critique d’une légende noire, et, la réponse de Losurdo, rédigée en 2011. A l’époque je n’ai pas jugé utile de répondre à cette réponse. Au printemps de cette année on m’a demandé de le faire pour traduire en anglais et diffuser en Inde les deux premiers textes et ma réponse. Losurdo est mort en 2017. Des esprits pervers et malintentionnés affirmeront peut-être que craignant les foudres de l’hégélien j’ai prudemment attendu sa mort pour répliquer. Il n’en est rien, mais chacun croira ce qu’il voudra.

Jean-Jacques Marie

A propos du « Staline » de Losurdo : le débat entre Jean-Jacques Marie et Domenico Losurdo

« Socialisme du Goulag ! » écrit Jean-Jacques Marie. « Pensée primitive » répond Losurdo.

Nous publions une critique de Jean-Jacques Marie (collaborateur à La Quinzaine littéraire et animateur du Centre d’études et de recherche sur les mouvements trotskistes et révolutionnaires internationaux) du livre « Staline, histoire et critique d’une légende noire », et la réponse de Domenico Losurdo, auteur du livre. Une version courte du texte de Jean-Jacques Marie a été publiée dans le n° 1034 de La Quinzaine littéraire, paru le 15 mars 2011. Domenico Losurdo a donc adressé au journal des extraits de sa réponse à cet article, au ton très polémique. A ce jour, le journal ne l’a pas portée à la connaissance de ses lecteurs. Nous donnons quant à nous accès à l’intégralité des échanges entre Jean-Jacques Marie et Domenico Losurdo.

Le texte de Jean-Jacques Marie : « LE SOCIALISME DU GOULAG ! »

A cœur vaillant rien d’impossible, si l’on en croit les scouts. Domenico Losurdo dément cette mâle devise. Cœur vaillant il l’est sans aucun doute pour tenter de réhabiliter Staline. Mais l’inanité d’une telle entreprise, dont l’ambition est sans doute démesurée, saute vite aux yeux.

Vade retro, Khrouchtchev !
Il vitupère le rapport prononcé par Khrouchtchev contre certains crimes de Staline lors d’une ultime séance à huis clos du XXème congrès du PCUS en février 1956. Il en déforme d’abord la portée. A l’en croire, ce rapport serait un « réquisitoire qui se propose de liquider Staline sous tous ses aspects ». Or Khrouchtchev affirme d’emblée : « Le but du présent rapport n’est pas de procéder à une critique approfondie de la vie de Staline et de ses activités. Sur les mérites de Staline suffisamment de livres, d’opuscules et d’études ont été écrits durant sa vie. Le rôle de Staline dans la préparation et l’exécution de la guerre civile, ainsi que dans la lutte pour l’édification du socialisme dans notre pays est universellement connu. Chacun connaît cela parfaitement. » Et pour qui n’aurait pas compris il ajoute : « Le Parti a mené un dur combat contre les trotskistes, les droitiers et les nationalistes bourgeois (…) Là Staline a joué un rôle positif ». Khrouchtchev n’a donc rien à dire sur les procès de Moscou, dont Domenico Losurdo reprend nombre d’inventions présentées par lui comme autant de vérités. Merci donc à Staline pour la liquidation des opposants de toute nuance ! Khrouchtchev précise en effet « Staline avait toujours tenu compte de l’opinion de la collectivité avant le XVIème congrès » qui se tint en janvier 1934. Jusque là Staline a donc été un excellent dirigeant communiste. Staline ne devient mauvais que lorsqu’il commence à liquider ses propres partisans à partir de 1934. Losurdo gomme cette précision pour mettre sur le même plan Khrouchtchev et Trotsky.

Direction collective contre « culte de la personnalité »
Je dis Khrouchtchev mais Domenico Losurdo semble ignorer (ou dissimule) que Khrouchtchev n’est en réalité pas l’auteur du dit rapport. Ce dernier a été rédigé par Piotr Pospelov, sur la base des travaux d’une commission du Praesidium du comité central dirigée par lui. Ce Pospelov avait été le principal rédacteur de la biographie officielle de Staline publiée au lendemain de la guerre et longtemps rédacteur en chef de la Pravda. Un bon et authentique stalinien donc. Khrouchtchev s’est contenté d’ajouter au texte de Pospelov quelques saillies de son cru comme le détail (inventé et grotesque) selon lequel Staline aurait dirigé les opérations militaires de la seconde guerre mondiale sur un globe terrestre. Deux ou trois plaisanteries du même acabit ne modifient qu’à la marge la nature et la portée d’un rapport produit collectif d’une commission formée de partisans de Staline.
Ces staliniens ont un seul souci traduit par le reproche de “culte de la personnalité” adressé à Staline. Son sens très simple échappe complètement – malgré l’aide de Hegel – à Losurdo. Il signifie que le pouvoir est maintenant entre les mains, non du Guide suprême et Père des peuples, mais du Comité central que Staline n’avait convoqué que quatre fois de 1941 à sa mort en 1953. C’est ce que Khrouchtchev avait promis au Comité central lors de sa réunion de juin 1953 pour juger Beria. Et c’est ce que les membres du comité central réduits au silence les treize dernières années de la domination de Staline veulent entendre « Maintenant nous aurons une direction collective (…) Il faut convoquer régulièrement les plenums du comité central. » Le rapport lu par Khrouchtchev au nom du Praesidium du comité central est l’expression de cette volonté collective.

La déportation des peuples… « une carence de bon sens » !
Les arguments de Losurdo se résument en général à un schéma simple : tous les Etats, tous les gouvernements font la même chose ! Alors que reprocher à Staline ? Il cite ainsi le passage où le rapport Khrouchtchev dénonce les déportations de certains peuples en 1943-44 : « Non seulement un marxiste-léniniste, mais tout homme de bon sens ne peut comprendre comment il est possible de tenir des nations entières responsables d’activité inamicale, y compris les femmes, les enfants, les vieillards, les communistes et les komsomols (la jeunesse communiste) au point de recourir contre elles à la répression massive et de les condamner à la misère et à la souffrance en raison d’actes hostiles perpétrés par des individus ou des groupes d’individus ».
Khrouchtchev énumérait seulement cinq peuples déportés sur la douzaine qui subirent ce sort et que Losurdo – qui ne lui reproche nullement ce choix sélectif – se garde bien d’énumérer. Losurdo évoque en quelques mots « l’horreur de la punition collective », mais, une fois faite cette concession humanitaire à une tragédie qui vit périr en moyenne un quart des déportés -au premier chef vieillards et enfants – au cours de leur interminable transfert, il ajoute cyniquement « Cette pratique caractérise la Seconde guerre de trente ans [1] à commencer par la Russie tsariste qui, bien qu’alliée à l’Occident libéral, connaît au cours du premier conflit mondial “une vague de déportation” de “dimensions inconnues en Europe” ( surtout d’origine juive ou germanique) ». Il évoque ensuite l’expulsion des Hans du Tibet par l’ultra- réactionnaire Dalai Lama qui flirta un moment avec les nazis, puis l’internement dans des camps de tous les citoyens américains d’origine japonaise par le président américain démocrate Roosevelt en 1942. Donc conclut benoîtement notre philosophe italien : « si elle n’était pas distribuée de façon égale la carence de “bon sens” était bien répandue chez les leaders politiques du XXéme siècle ». Et passez muscade !
Donc dans la patrie triomphante du socialisme (car pour Losurdo le socialisme s’est épanoui en URSS) et qui a réalisé l’unité des peuples il est normal que l’on utilise les mêmes procédés que les chefs des pays capitalistes ou un obscurantiste féodal et même que le Tsar Nicolas II. Ce dernier, en 1915, en réponse à l’avance allemande, fit effectivement, déplacer vers l’Est un demi-million de juifs, soupçonnés officieusement d’espionnage au profit des Allemands. Mais la référence justificatrice est malencontreuse, car si barbare que fut ce transfert, il fit beaucoup moins de morts que celui des coréens soviétiques en 1937 (en l’absence de toute guerre) qualifiés collectivement d’espions potentiels au compte du Japon… dont ils avaient fui la terreur que le Japon déchaînait dans leur pays, ou que celui des Tatares de Crimée, des Kalmouks, des Tchétchènes et des Ingouches en 1944. Ajoutons que la déportation de ces deux derniers peuples est l’une des causes de la tragédie que vit leur région depuis près de vingt ans. L’héritage de Staline fait couler le sang encore aujourd’hui.
Losurdo utilise la même argumentation lorsqu’il évoque le Goulag en faisant défiler toutes les horreurs concentrationnaires des pays coloniaux…

Un héritier des procès de Moscou.
Losurdo reprend à son compte les falsifications des procès de Moscou, mais sans se référer directement à ces derniers tant la source est polluée. Il affirme ainsi, par exemple : en 1918 « Lénine, accusé ou soupçonné de trahison semble être la cible d’un projet, si vague fût-il, de coup d’Etat envisagé par Boukharine ». Ce projet fabriqué par le procureur Vychinski lors du troisième procès de Moscou de mars 1938 est ici présenté d’abord comme hypothétique, avant de devenir une certitude par un coup de baguette magique : « Pour déjouer la paix de Brest-Litovsk, qu’il avait vécue comme une capitulation devant l’impérialisme allemand et une trahison de l’internationalisme prolétarien, Boukharine cultive un instant l’idée d’une sorte de coup d’Etat, visant au moins pour quelque temps à écarter du pouvoir celui qui jusque-là était le leader indiscutable des bolcheviques » (référence : supra 2.2… c’est-à-dire la phrase précédente, l’invention se servant à elle-même de preuve !). Pensant sans doute qu’une fable plusieurs fois répétée accède par là même au statut de vérité, il écrit plus loin : « Nous avons vu Boukharine à l’occasion du traité de Brest-Litovsk caresser un instant le projet d’une sorte de coup d’Etat contre Lénine, à qui il reproche de vouloir transformer le “parti en un tas de fumier” ». En réalité nous n’avons rien vu du tout, sinon les pirouettes de Losurdo.
Pourquoi Losurdo qui multiplie les références à n’importe qui y compris à Sir Montefiore, promu du statut de romancier à celui d’historien ou au romancier Feuchtwanger que Staline fit venir exalter le deuxième procès de Moscou en échange de la publication de ses œuvres en URSS et du paiement d’honoraires juteux, n’en donne aucune à cette invention de Vychinski ? C’est que la vérité est fort simple : pendant le discours de Lénine au Comité exécutif des soviets du 23 février 1918 sur le traité de Brest-Litovsk, le Socialiste-Révolutionnaire (S-R) de gauche Kamkov – dont le parti était encore alors au gouvernement – s’approche des “communistes de gauche” Piatakov et Boukharine hostiles à la signature, et leur demande ce qui se passera s’ils ont la majorité dans le parti contre la paix de Brest-Litovsk. A son avis, leur dit-il, « dans ce cas-là Lénine s’en ira et vous et nous nous devrons installer un nouveau Conseil des commissaires du peuple » que Piatakov pourrait présider. Les deux hommes n’y voient qu’une plaisanterie. Quelques jours plus tard, le S-R de gauche Prochian suggère à Radek qu’au lieu d’écrire des résolutions interminables les communistes de gauche feraient mieux d’arrêter Lénine vingt-quatre heures, de déclarer la guerre aux Allemands puis de réélire à l’unanimité Lénine président du gouvernement, car, dit-il, contraint de réagir à l’offensive allemande, « tout en nous insultant nous et vous, Lénine mènera néanmoins une guerre défensive mieux que n’importe qui ». Six mois plus tard Prochian meurt. Radek répète alors sa phrase à Lénine, qui éclate de rire.
Au début de décembre 1923, en pleine campagne de l’Opposition de gauche pour la démocratisation du parti, Boukharine, alors allié de Staline contre elle, transforme pour les stigmatiser ces anecdotes en propositions sérieuses que les « communistes de gauche » de l’époque auraient, affirme-t-il malgré les dénégations de tous les intéressés, discutées. L’Opposition, conclut-il, fait donc le jeu des ennemis du parti. Zinoviev s’indigne : les communistes de gauche ont alors dissimulé ces propositions ignobles au Comité central qui ne l’apprend que six ans plus tard ! Staline va plus loin : certains opposants de 1923 étaient déjà, selon lui, des membres potentiels du prétendu gouvernement anti-léniniste de 1918. Boukharine paiera de sa vie ce trafic politicien de la mémoire. Au troisième procès de Moscou, en mars 1938, le procureur Vychinski, utilisant ses déclarations démagogiques de 1923, l’accusera d’avoir négocié avec les S-R de gauche le renversement et l’arrestation de Lénine. Boukharine sera condamné à mort.

Ignorantus, ignoranta, ignorantum…
Domenico Losurdo ne connaît pas l’histoire sur laquelle il brosse des commentaires ornés parfois de références à Hegel qui n’y peut mais. Il qualifie ainsi de « dirigeant menchevique » le chef du gouvernement provisoire de 1917 Alexandre Kerenski. Or Kerenski, proche des socialistes-révolutionnaires, ne fut jamais menchevique de sa vie… Evoquant l’assassinat de Serge Kirov le 1er décembre 1934 à Leningrad, il écrit « Au départ les enquêtes des autorités se tournent vers les Gardes blanches » (p. 102). Les autorités ont eu une étrange façon de se tourner vers eux. Dès le lendemain du meurtre Staline fait fusiller une centaine de gardes blancs… déjà en prison et que nul n’interroge avant puisqu’ils ne pouvaient de leur cellule organiser le moindre attentat.
Voulant confirmer la perfidie de Trotsky, il affirme plus loin « Lénine voit déjà peser sur la Russie soviétique un péril bonapartiste et exprime ses préoccupations même au sujet de Trotski » (p 127). L’absence de référence, là encore, cache un trucage : en 1924, l’année de la mort de Lénine, Gorki, alors en Italie, publie Lénine et le paysan russe où il ne cite que des phrases élogieuses de Lénine sur Trotsky. Six ans plus tard, en URSS, Gorki réédite son livre et y ajoute une phrase prêtée à Lénine ainsi revenu d’outre-tombe six ans après sa mort pour exprimer une crainte bien tardive sur les ambitions bonapartistes imaginaires de Trotsky. Plus stupéfiant encore, il évoque à maintes reprises une prétendue          «conspiration dirigée par Trotsky » et confirme cette fable reprise (sans qu’il le dise) des procès de Moscou … en citant Curzio Malaparte. Or aucun historien n’a jamais considéré Malaparte comme une source autre que littéraire. Qui ira citer Kaput dans une Histoire de la seconde guerre mondiale ? Ecrivain de talent, il ne considérait l’histoire que comme une servante de la littérature et fabulait à qui mieux mieux.

Ah le bon Goulag !
Il faut bien s’arrêter un moment dans le trop facile démontage des fantaisies de Losurdo. Mais l’on ne saurait passer sous silence ses divagations sur le Goulag. Certes il souligne à bon droit que le Goulag stalinien n’est pas globalement le camp d’extermination que furent les camps nazis destinés aux Juifs. Cela dit, on ne peut lire sans surprise l’affirmation que « aux tentatives de réaliser dans la “totalité” du pays la « démocratie soviétique », « le démocratisme socialiste » et même “un socialisme sans la dictature du prolétariat” (comme si le prolétariat opprimé exerçait alors la moindre dictature !) correspondent les tentatives de rétablir dans le Goulag la “légalité socialiste” ou la “légalité révolutionnaire ». Enfin Losurdo, trouvant dans le Goulag “une préoccupation pédagogique”, s’extasie : « le détenu du Goulag est “un camarade” potentiel obligé de participer dans des conditions particulièrement dures à l’effort productif de tout le pays ». Particulièrement dures, certes mais le mot “camarade” même très potentiel n’a pas de prix. Et, Losurdo nous le jure, « jusqu’en 1937 les gardes appelaient le prisonnier “camarade”. Et d’ailleurs la réclusion dans le camp de concentration n’exclut pas la possibilité de promotion sociale ». Quel ascenseur social ce socialisme du goulag !

Texte reçu par M-A Patrizio via M. Barbe, le 21 février 2011

La réponse de Domenico Losurdo : La pensée primitive et Staline comme bouc émissaire

On n’appréciera jamais assez la sagesse du mot attribué à Georges Clemenceau : la guerre est une chose trop sérieuse pour la confier à des généraux ! Même dans son chauvinisme et anticommunisme aigu, le premier ministre français gardait une conscience assez lucide du fait que les spécialistes (dans ce cas les spécialistes de la guerre) sont souvent capables de voir les arbres mais pas la forêt, et se laissent déborder par les détails en perdant de vue le tout ; en ce sens, ils connaissent tout sauf l’essentiel. On est immédiatement porté à penser à ce qu’a dit Clemenceau quand on lit le démolissage que Jean-Jacques Marie voudrait réserver à mon livre sur Staline. A ce qu’il semble, l’auteur est l’un des plus grands experts de « trotskismo-logie », et il tient à le démontrer en toute circonstance.

1. Staline liquidé par le Rapport Khrouchtchev, le Rapport Khrouchtchev liquidé par les historiens
Marie commence tout de suite par contester mon affirmation selon laquelle Khrouchtchev « se propose de liquider Staline sous tous ses aspects ». C’est pourtant le grand intellectuel trotskiste Isaac Deutscher qui souligne que le Rapport secret dépeint Staline comme un « énorme monstre humain, sombre, capricieux, dégénéré ». Et, cependant, ce portrait n’est encore pas assez monstrueux aux yeux de Marie ! Mon livre poursuit ainsi : dans le réquisitoire prononcé par Khrouchtchev « celui qui était responsable de crimes horribles était un individu méprisable sur le plan moral comme sur le plan intellectuel. Le dictateur était non seulement impitoyable mais aussi risible ». Pensons seulement à un détail sur lequel s’arrête Khrouchtchev : « Il y a lieu de noter que Staline dressait ses plans en utilisant un globe terrestre. Oui, camarades, c’est à l’aide d’un globe terrestre qu’il établissait la ligne du front » (p. 27-29 de l’édition française). Il est clair que le portrait ici tracé de Staline est caricatural : comment l’URSS a-t-elle fait pour vaincre Hitler en étant dirigée par un leader à la fois criminel et imbécile ? Et comment ce leader à la fois criminel et imbécile a-t-il réussi à diriger depuis un « globe terrestre » une bataille épique comme celle de Stalingrad, combattue quartier par quartier, rue par rue, étage par étage, porte par porte ? Au lieu de répondre à ces objections, Marie se préoccupe de démontrer qu’en tant que plus grand expert de « trotskismo-logie », il connaît de mémoire le Rapport Khrouchtchev et se met à le citer en long et en large, sur des aspects qui n’ont rien à voir avec le problème en question !
Je démontre que cette liquidation totale de Staline (sur le pan intellectuel en plus de moral) ne résiste pas à l’enquête historique, en réclamant l’attention sur deux points : d’éminents historiens (dont aucun ne peut être suspecté d’être pro-stalinien) parlent de Staline comme le « plus grand leader militaire du vingtième siècle ». Et vont plus loin encore : ils lui attribuent un « talent politique exceptionnel » et le considèrent comme un homme politique « extrêmement doué » qui sauve la nation russe de la décimation et de la mise en esclavage auxquelles la destine le Troisième Reich ; et ceci grâce non seulement à son accorte stratégie militaire mais aussi à des discours de guerre « magistraux », parfois véritables « morceaux de bravoure » qui arrivent dans des moments tragiques à stimuler la résistance nationale. Ce n’est pas tout : des historiens fervents anti-staliniens reconnaissent la « perspicacité » avec laquelle il traite de la question nationale dans son écrit de 1913 et l’« effet positif » de sa            «contribution » sur la linguistique (p. 409).
En second lieu je fais noter que Deutscher dès 1966 exprimait de forts doutes sur la crédibilité du Rapport secret : « Je n’arrive pas à accepter sans réserves les présumées « révélations » de Khrouchtchev, en particulier son affirmation que pendant la Seconde Guerre mondiale [et dans la victoire sur le Troisième Reich). Staline n’eut qu’un rôle pratiquement insignifiant » (p. 407). Aujourd’hui à la lumière du nouveau matériel à notre disposition, les chercheurs qui accusent Khrouchtchev d’avoir eu recours au mensonge sont loin d’être rares. Donc : si Khrouchtchev procède à la liquidation totale de Staline, l’historiographie plus récente liquide la crédibilité du dit Rapport secret.
Comment Marie répond-il à tout cela ? Il synthétise non seulement mon point de vue mais celui des auteurs que je cite (y compris le trotskiste Isaac Deutscher) avec la formule : « Vade retro Khrouchtchev ! ». C’est-à-dire que le grand expert de « trotskismo-logie » croit exorciser les difficultés insurmontables dans lesquelles il se débat en prononçant deux mots de latin (ecclésiastique) !
Voyons un second exemple. Au début du deuxième chapitre (« Les Bolcheviques du conflit idéologique à la guerre civile »), j’analyse le conflit qui se développe à l’occasion de la paix de Brest-Litovsk. Boukharine dénonce la « dégénérescence paysanne de notre parti et du pouvoir soviétique » ; d’autres bolcheviques démissionnent du parti ; d’autres encore déclarent désormais dépourvu de valeur le pouvoir soviétique lui-même. Sur le versant opposé Lénine exprime son indignation pour ces propos « étranges » et               « monstrueux ». Dès les premiers mois de son existence, la Russie soviétique voit se développer un conflit idéologique qui est d’une extrême âpreté et sur le point de se transformer en guerre civile. Et se transformera d’autant plus facilement en guerre civile -dis-je dans mon livre- quand, avec la mort de Lénine, « vient à manquer une autorité indiscutée ». Et même -j’ajoute- selon un illustre historien bourgeois (Conquest), à cette occasion déjà Boukharine avait caressé l’idée d’un coup d’Etat (p. 71). Comment Marie répond-il à tout cela ? A nouveau, il exhibe toute son érudition de grand et peut-être le plus grand expert de « trotskismo-logie », mais ne fait aucun effort pour répondre aux questions qui s’imposent : si le conflit mortel qui lacère ensuite le groupe dirigeant bolchevique n’est la faute que de Staline (la pensée primitive ne peut se passer du bouc émissaire), comment expliquer le dur échange d’accusations qui voit Lénine condamner comme « monstrueuses » les phrases prononcées par ceux qui fustigent la « dégénérescence » du parti communiste et du pouvoir soviétique ? Et comment expliquer le fait que Robert Conquest, qui a dédié toute son existence à démontrer l’infamie de Staline et des procès de Moscou, parle d’un projet de coup d’Etat contre Lénine cultivé et caressé par Boukharine ?
Ne sachant que répondre, Marie m’accuse de manipulation et écrit même que, dans ma référence à l’idée de coup d’Etat de Boukharine, je ne renvoie qu’à moi-même. Je n’ai pas de temps à perdre avec les insultes. Je me limiterai à faire remarquer que p. 71, à la note 137, je renvoie à un historien (Conquest) qui n’est inférieur à Marie ni par l’érudition ni par le zèle anti-stalinien.

2. Comment les trotskistes à la Marie insultent-ils Trotski ?
Avec la mort de Lénine et la consolidation du pouvoir de Staline, le conflit idéologique se transforme de plus en plus en guerre civile : la dialectique de Saturne, qui se manifeste d’une façon ou d’une autre dans toutes les grandes révolutions, n’épargne malheureusement pas non plus les bolcheviques. Je développe cette thèse dans la seconde partie du second chapitre, en citant une série de personnalités assez différentes entre elles (qui révèlent l’existence d’un appareil clandestin et militaire mis sur pied par l’opposition), et en citant surtout Trotski. Oui, c’est Trotski en personne qui déclare que la lutte contre « l’oligarchie bureaucratique » stalinienne « ne comporte pas de solution pacifique ». Et c’est lui encore qui proclame que « le pays se dirige manifestement vers une révolution », vers une guerre civile et que « dans les conditions d’une guerre civile, l’assassinat de certains oppresseurs cesse d’être du terrorisme individuel », mais est partie intégrante de la « lutte à mort » entre les factions opposées (p. 104). Comme on le voit, dans ce cas au moins c’est Trotski lui-même qui met en crise la mythologie du bouc émissaire.
On comprend l’embarras tout particulier de Marie. Et alors ? Nous connaissons déjà l’étalage d’érudition comme écran de fumée. Allons à la substance. Parmi les nombreuses et plus diverses personnalités que je cite Marie en choisit deux : il considère l’une (Malaparte) comme incompétente, l’autre (Feuchtwanger), il la stigmatise comme agent soudoyé au service du criminel et imbécile qui siège au Kremlin. Et ainsi les jeux sont faits : la guerre civile a disparu et de nouveau le primitivisme du bouc émissaire peut célébrer son triomphe. Mais, refuser de prendre en considération les arguments adoptés par un grand intellectuel tel que Feuchtwanger, pour se borner à le qualifier d’agent soudoyé au service de l’ennemi : n’est-ce pas le mode de procéder généralement considéré comme « stalinien » ? Et surtout : que devons-nous penser du témoignage de Trotski, qui parle de « guerre civile » et de         «lutte à mort » ? N’est-ce pas un paradoxe que le grand spécialiste et éminent desservant de la          «trotskismo-logie » ne contraigne au silence la divinité qu’il vénère ? Oui, mais ce n’est pas le seul paradoxe ni même le plus criant. Voyons : Trotski non seulement compare Staline à Nicolas II (p. 104), mais va plus loin : au Kremlin siège « un provocateur au service d’Hitler » voire « le majordome de Hitler » (p. 126 et 401). Et Trotski, qui se vantait d’avoir de nombreux disciples en Union Soviétique et qui même, selon Broué (biographe et hagiographe de Trotski), était arrivé à infiltrer ses « fidèles » à l’intérieur de la GPU, Trotski n’aurait rien fait pour renverser le pouvoir contre-révolutionnaire du nouveau tsar, ou domestique du Troisième Reich ? Marie finit par peindre Trotski comme un simple phraseur qui se limite à des tirades de comptoir ou même comme un révolutionnaire dépourvu de cohérence voire peureux et vil. Le paradoxe le plus criant est que je sois de fait contraint de défendre Trotski contre certains de ses apologètes !
Je dis « certains de ses apologètes » car tous ne sont pas aussi démunis que Marie. A propos de                  l’ « impitoyable guerre civile » qui se développe entre les bolcheviques, j’observe dans mon livre :            « Nous sommes en présence d’une catégorie qui constitue le fil conducteur de la recherche d’un historien russe (Rogowin) d’obédience trotskiste sûre et avérée, auteur d’une œuvre monumentale en plusieurs volumes, dédiée justement à la reconstruction minutieuse de cette guerre civile. On y parle, à propos de la Russie soviétique, de « guerre civile » déchaînée par Staline contre ceux qui s’organisent pour le renverser. Même hors de Russie, cette guerre civile se manifeste et par moments se diffuse dans le cadre du front qui combat contre Franco ; et, de fait, faisant référence à l’Espagne de 1936-39, on parle non pas d’une mais de « deux guerres civiles ». Avec une grande honnêteté intellectuelle et mettant à profit un matériel documentaire nouveau et riche, disponible grâce à l’ouverture des archives russes, l’auteur cité ici arrive à la conclusion :         «Les procès de Moscou ne furent pas un crime immotivé et de sang-froid mais bien la réaction de Staline au cours d’une lutte politique aÏgue » ».
Dans une polémique avec Alexandre Soljenitsine, qui dépeint les victimes des purges comme un ensemble de « lapins », l’historien trotskiste russe rapporte un tract qui appelait, dans les années trente, à balayer hors du Kremlin « le dictateur fasciste et sa clique ». Et commente ensuite : « Même du point de vue de la législation russe en vigueur aujourd’hui, ce tract doit être jugé comme un appel au renversement violent du pouvoir (plus exactement de la couche supérieure dominante) ». En conclusion, bien loin d’être l’expression d’« un accès de violence irrationnelle et insensée », la terreur sanguinaire déclenchée par Staline est en réalité l’unique façon par laquelle celui-ci arrive à plier « la résistance des vraies forces communistes » (p. 117-8).
Ainsi s’exprime l’historien trotskiste russe. Sauf que Marie, pour ne pas renoncer à son primitivisme et à la recherche du bouc émissaire (Staline) sur lequel faire converger tous les péchés de la Terreur et de l’Union Soviétique dans son ensemble, préfère suivre le sillon tracé par Soljenitsine et représenter Trotski comme un « lapin ».

3. Trahison ou contradiction objective ? La leçon de Hegel
Dans le cadre que j’ai tracé, les mérites de Staline restent acquis : il a compris une série de points essentiels : la nouvelle phase historique qui s’ouvrait avec l’échec de la révolution en Occident ; le danger de colonisation esclavagiste qui menaçait la Russie soviétique ; l’urgence de la récupération du retard par rapport à l’Occident ; la nécessité de l’acquisition de la science et de la technologie les plus avancées, et la conscience que la lutte pour y parvenir peut être dans certaines circonstances un aspect essentiel voire décisif de la lutte de classe ; la nécessité de relier patriotisme et internationalisme et la compréhension du fait qu’une lutte de résistance et de libération nationale victorieuse (comme l’a été la Grande guerre patriotique) constitue en même temps une contribution de premier plan à la cause internationaliste de la lutte contre l’impérialisme et le capitalisme. Stalingrad a fondé les prémisses de la crise du système colonial à l’échelle planétaire. Le monde d’aujourd’hui est caractérisé par les difficultés croissantes du système néo-colonialiste, par l’émergence de pays comme la Chine et l’Inde et plus généralement des civilisations à l’époque assujetties ou anéanties par l’Occident, par la crise de la doctrine Monroe et par l’effort de certains pays sud-américains de relier lutte contre l’impérialisme et construction d’une société post-capitaliste. Eh bien, ce monde est impensable sans Stalingrad.
Et cependant, ayant dit ceci, il est possible de comprendre la tragédie de Trotski. Après avoir reconnu le grand rôle qu’il a joué au cours de la révolution d’Octobre, mon livre décrit ainsi le conflit qui va se profiler avec la mort de Lénine : « Dans la mesure où un pouvoir charismatique était encore possible, celui-ci tendait à prendre corps dans la figure de Trotski, le génial organisateur de l’Armée rouge et le brillant orateur et prosateur qui prétendait incarner les espoirs de triomphe de la révolution mondiale, et qui en faisait découler la légitimité de son aspiration à gouverner le parti et l’Etat. Staline était par contre l’incarnation du pouvoir légal- traditionnel, qui cherchait laborieusement à prendre forme : au contraire de Trotski arrivé tard au bolchevisme, il représentait la continuité historique dans le parti protagoniste de la révolution et, donc, détenteur de la nouvelle légalité ; de plus, en affirmant la faisabilité du socialisme même dans un seul (grand) pays, Staline conférait une nouvelle dignité et identité à la nation russe, qui dépassait ainsi la crise épouvantable, qui n’était pas seulement matérielle, subie à partir de la défaite et du chaos de la Première guerre mondiale : et la nation retrouvait sa continuité historique. Mais à cause de cela justement, les adversaires criaient à la « trahison », tandis que, aux yeux de Staline et de ses disciples, apparaissaient comme traîtres ceux qui avec leur aventurisme, en facilitant l’intervention des puissances étrangères, mettaient en danger, en dernière analyse, la survie de la nation russe, qui était en même temps le département d’avant-garde de la cause révolutionnaire. L’affrontement entre Staline et Trotski est le conflit non seulement entre deux programmes politiques mais aussi entre deux principes de légitimité. » (p. 150).
A un certain moment, face à la radicale nouveauté du cadre national et international, Trotski se convainc (à tort) qu’il y a eu une contre-révolution à Moscou et agit en conséquence. Dans le cadre tracé par Marie, par contre, Trostki et ses disciples, bien qu’ils aient réussi à s’infiltrer dans la GPU et dans d’autres secteurs vitaux de l’appareil d’Etat, se laissent abattre et massacrer, sans combattre, par le contre-révolutionnaire criminel et idiot qui est au Kremlin. Pas de doute, c’est cette lecture qui ridiculise en particulier Trotski, en rapetissant et en rendant mesquins et méconnaissables tous les protagonistes de la grande tragédie historique qui s’est développée sur l’onde de la révolution russe (comme de toute grande révolution).
Pour comprendre de façon adéquate cette tragédie, il faut s’appuyer sur la catégorie de contradiction objective chère à Hegel (et à Marx). Malheureusement par contre – comme je l’observe dans mon livre- autant Staline que Trotski partagent la même pauvreté philosophique, et n’arrivent pas à aller au-delà de l’échange réciproque de l’accusation de trahison : « De part et d’autre, plutôt que de s’engager dans l’analyse laborieuse des contradictions objectives et des options opposées, et des conflits politiques qui se développaient sur cette base, on préfère invoquer la catégorie de trahison, et, dans sa configuration extrême, le traître devient l’agent conscient et mercenaire de l’ennemi. Trotski n’a de cesse de dénoncer « le complot de la bureaucratie stalinienne contre la classe ouvrière », et le complot est d’autant plus méprisable que la « bureaucratie stalinienne » ; n’est rien d’autre qu’un « appareil de transmission de l’impérialisme ». Le moins qu’on puisse dire est que Trotski sera largement payé de sa pièce. Il se plaint d’être stigmatisé comme « agent d’une puissance étrangère » mais stigmatise lui-même Staline comme « provocateur au service de Hitler » » (p. 126).
Moins que jamais disposé à problématiser la catégorie de trahison, Marie ironise sur mon fréquent renvoi à Hegel. Dans le débat en cours ici, qui est donc le « stalinien » ?

4. Le comparatisme comme instrument de lutte contre les falsifications de l’idéologie dominante
Nous avons vu jusqu’ici chez le grand expert de « trotskismo-logie » un étalage d’érudition comme fin en soi ou utilisé comme écran de fumée. Et, pourtant, il faut reconnaître à Marie un raisonnement, ou du moins une tentative de raisonnement. Alors que je confronte les crimes de Staline, ou attribués à Staline, à ceux perpétrés par l’Occident libéral et par ses alliés, Marie objecte : « Donc dans la patrie triomphante du socialisme (car pour Losurdo le socialisme s’est épanoui en URSS) et qui a réalisé l’unité des peuples il est normal que l’on utilise les mêmes procédés que les chefs des pays capitalistes ou un obscurantiste féodal et même que le Tsar Nicolas II ». Examinons cette objection. Laissons de côté les imprécisions, forçages ou véritables méprises. Je ne parle nulle part de l’URSS ou d’un autre pays comme « la patrie triomphante du socialisme » ; dans mes livres j’ai écrit, au contraire, que le socialisme est un « processus d’apprentissage » difficile et bien loin d’être conclu. Mais concentrons-nous sur l’essentiel. A partir de la révolution d’Octobre jusqu’à nos jours, on trouve de façon constante dans l’idéologie dominante la tendance à diaboliser tout ce qui a quelque rapport avec l’histoire du communisme. Comme je le fais remarquer dans mon livre, pendant quelque temps c’est Trotski qui est stigmatisé (par Goebbels, par exemple) comme celui qui « a peut-être sur la conscience le plus grand nombre de crimes qui ait jamais pesé sur un homme » (p. 343) ; ce peu glorieux primat a été attribué ensuite à Staline, puis aujourd’hui à Mao Zedong ; et sont aussi criminalisés Tito, Ho Chi Minh, Castro etc. Devons-nous subir cette        «diabolisation» qui, comme je le soutiens dans le dernier chapitre, n’est que l’autre face de                     l’« hagiographie » du capitalisme et de l’impérialisme ?
Voyons comment Marx réagit à cette manipulation manichéenne. Alors que la bourgeoisie de son époque, partant de l’exécution des otages et de l’incendie allumé par les Communards, dénonce la Commune de Paris comme synonyme d’infâmes barbaries, Marx répond que les pratiques de la prise (et de l’éventuelle exécution) d’otages et du déclenchement d’incendies avaient été inventées par les classes dominantes et que, en tous cas, pour ce qui concerne les incendies, il fallait distinguer entre         «vandalisme d’une défense désespérée » (celle des Communards) et « vandalisme du triomphe ».
Marie me fait trop d’honneur quand il polémique sur ce point avec moi : il ferait mieux de s’en prendre directement à Marx. Ou bien, il pourrait s’en prendre à Trotski, qui procède lui aussi de la façon qui m’est reprochée à moi : dans le petit livre Leur morale et la nôtre Trotski se réclame du Marx que j’ai déjà cité et, pour réfuter l’accusation selon laquelle les bolcheviques et seulement eux s’inspirent du principe selon lequel « la fin justifie les moyens » (violents et brutaux), il met en cause le comportement non seulement de la bourgeoisie des 19ème et 20ème siècles mais celui déjà…de Luther, protagoniste de la guerre d’extermination contre Müntzer et les paysans.
Si ce n’est que, pris comme il l’est dans le culte de l’érudition, Marie ne réfléchit même pas sur les textes des auteurs qui lui sont le plus chers. Et en fait il ironise sur moi en donnant à son intervention le titre : « Le socialisme du Goulag ! ». On pourrait, évidement, avec cette même ironie, se gausser de la Russie soviétique de Lénine (et Trotski) : « Le socialisme (ou la révolution socialiste) de la Tcheka » ou bien « Le socialisme (ou la révolution socialiste) de la prise d’otages » (en ayant à l’esprit que, dans Leur morale et la nôtre, Trotski est contraint de se défendre même de l’accusation d’avoir eu recours à cette pratique). En réalité, avec cette ironie chère à Marie on peut liquider n’importe quelle révolution. Nous aurions alors : « La Commune des otages fusillés », « La liberté et l’égalité de la guillotine », etc. etc. Il ne s’agit pas, au demeurant, d’exemples imaginaires : c’est de cette manière que la tradition de pensée réactionnaire a liquidé la Révolution française (et surtout le jacobinisme), la Commune de Paris, la révolution russe, etc.
Marx a synthétisé la méthodologie du matérialisme historique dans l’affirmation selon quoi « les hommes font eux-mêmes leur histoire, mais dans des circonstances qu’ils n’ont pas choisies ». Au lieu de partir de ces leçons pour interroger les erreurs, les dilemmes moraux, les crimes des protagonistes de toute grande crise historique, Marie formule cette simple alternative : ou les mouvements révolutionnaires sont souverainement supérieurs et même miraculeusement transcendants par rapport au monde historique, et aux contradictions et aux conflits du monde historique, dans lequel ces mouvements se développent ; ou bien ces mouvements révolutionnaires sont un échec complet et une tromperie totale. Et ainsi l’histoire des révolutions dans son ensemble se configure comme l’histoire d’un échec unique, ininterrompu et misérable, et d’une tromperie. Et Marie, une fois de plus, se place dans le sillon de la tradition de pensée réactionnaire.

5. Le socialisme comme processus d’apprentissage laborieux et inachevé
J’ai dit que la construction du socialisme est un processus d’apprentissage laborieux et inachevé. Mais c’est justement pour cela qu’il faut s’atteler à formuler des réponses : le socialisme et le communisme comportent-ils la disparition totale des identités et jusque des langues nationales, ou bien Castro a-t-il raison quand il dit que les communistes ont eu tort de sous-évaluer le poids que la question nationale continue à exercer même après la révolution anti-impérialiste et anti-capitaliste ? Dans la société de l’avenir prévisible n’y aura-t-il plus de place pour aucun type de marché et pas même pour l’argent, ou bien devons-nous tirer profit de la leçon de Gramsci, selon qui il ne faut pas oublier le caractère         «déterminé » du « marché » ? A propos du communisme, Marx parle parfois d’« extinction de l’Etat », d’autres fois d’ « extinction de l’Etat dans le sens politique actuel » : ce sont deux formules sensiblement différentes entre elles ; de laquelle des deux peut-on s’inspirer ? Ce sont ces problèmes qui provoquent entre les bolcheviques d’abord un âpre conflit idéologique puis la guerre civile ; et c’est à ces problèmes qu’il faut répondre, si l’on veut redonner une crédibilité au projet révolutionnaire communiste, en évitant les tragédies du passé. C’est dans cet esprit que j’ai écrit d’abord Fuir l’histoire ? La révolution russe et la révolution chinoise aujourd’hui, puis Staline. Histoire et critique d’une légende noire. Si l’on n’affronte pas ces problèmes, on ne pourra ni comprendre le passé ni projeter l’avenir. Si l’on n’affronte pas ces problèmes, apprendre par cœur même les plus minimes détails de la biographie (ou de l’hagiographie) de tel ou tel protagoniste d’Octobre 1917 ne servira qu’à confirmer une fois de plus la profondeur du mot cher à Clemenceau : de même que la guerre est une chose trop sérieuse pour la confier aux généraux et aux spécialistes de la guerre, ainsi l’histoire de la tragédie de Trotski même (sans parler de la grande et tragique histoire du mouvement communiste dans son ensemble) est une chose trop sérieuse pour la confier aux spécialistes et aux généraux de la trotskismo-logie.

Traduit de l’italien par Marie-Ange Patrizio
http://domenicolosurdo.blogspot.com/
Staline, Histoire et critique d’une légende noire de Domenico Losurdo, traduit de l’italien par Marie-Ange Patrizio, éditions Aden, Bruxelles, 532 pages, 30 euros.
Voir sur le site quelques extraits du livre ainsi que la critique de Baptiste Eychart, Retour sur un Dieu déchu, et un texte d’André Tosel.

Notes :
[1] De la première guerre mondiale aux lendemains de la seconde, note de Jean- Jacques Marie
Losurdo ignore manifestement ou efface un fait pourtant significatif sur sa portée :le rapport Khrouchtchev est l’oeuvre ,non de ce dernier, mais d’une commission du comité central dirigée par Piotr Pospelov, ancien co-auteur de la biographie officielle de Staline publiée après la guerre et rédacteur en chef de la Pravda à cette période… Khrouchtchev a ajouté quelques saillies très douteuses- comme l’affirmation, moqueuse mais absurde, que Staline de 1941 à 1945, dirigeait ses opérations militaires à l’aide d’un globe terrestre .

Hannah Arendt apologète de Staline (et d’ Hitler)

Jean-Jacques Marie

Dans sa présentation d’Hannah Arendt le site Babelio écrit : « Ses ouvrages sur le phénomène totalitaire sont étudiés dans le monde entier et sa pensée politique et philosophique occupe une place importante dans la réflexion contemporaine. » Le premier des trois livres cités par ce site, qui, dans les lignes citées ci-dessus, reflète l’opinion dominante dans l’intelligentsia sur la politologue américaine, est Les origines du totalitarisme, présenté comme son « ouvrage fondamental » sur le site Les philosophes.fr

Staline simple « fonctionnaire des masses qu’il conduit » ?
Dans son livre Le système totalitaire, troisième partie de son livre The origins of Totaliarism révisé et republié en 1958 et 1966, après donc le rapport Krouchtchev au XXème Congrès du PCUS en 1956 puis de nombreuses révélations sur la réalité de l’URSS stalinienne, livre où elle présente l’Allemagne nazie et l’URSS stalinienne comme les deux exemples de ce système, Hannah Arendt, cette idéologue américaine longtemps célébrée par de nombreux plumitifs de l’intelligentsia occidentale écrit :
« Le totalitarisme élimine la distance entre gouvernants et gouvernés (…) le chef totalitaire n’est, en substance, ni plus ni moins que le fonctionnaire des masses qu’il conduit ; ce n’est pas un individu assoiffé de pouvoir qui impose à ses sujets une volonté tyrannique et arbitraire. Etant un simple fonctionnaire, il peut être remplacé à tout moment et il dépend tout autant de la « volonté » des masses qu’il incarne que ces masses dépendent de lui ».
Un fonctionnaire est inséré dans un certain nombre de règles qu’il doit observer et faire appliquer. Son initiative personnelle est en général très limitée. Aussi Hannah Arendt enrichit-elle cette vision de Staline (et d’Hitler) comme deux fonctionnaires en les dotant l’un et l’autre d’un atout dont les fonctionnaires, en général, bénéficient fort rarement : « Ni Hitler ni Staline n’auraient pu maintenir leur autorité sur de vastes populations, survivre à de nombreuses crises intérieures et extérieures, et braver les dangers multiples (?) d’implacables luttes intestines s’ils n’avaient bénéficié de la confiance des masses. » Et elle précise : « Ni les procès de Moscou ni la liquidation de Röhm n’auraient été possibles si les masses n’avaient pas soutenu Staline et Hitler ». Quel argument peut-elle avancer en faveur de cette affirmation ? Elle n’ose manifestement pas évoquer les actualités soviétiques qui montrent des réunions dans des usines (avec présence obligatoire) où les ouvriers sont invités à voter à main levée la résolution présentée par un cadre du parti dénonçant les condamnés comme des traîtres et saboteurs trotskystes agents de diverses puissances étrangères. L’ouvrier sait ce qui l’attend s’il ne la vote pas : la prison ou le goulag. Arendt invente donc un fondement théorique : « L’attraction qu’exercent le mal et le crime sur la mentalité de la populace n’est pas nouvelle. » Les masses seraient donc… la populace, c’est-à-dire les couches rejetées aux marges de la société capitaliste par les besoins du profit, ceux que Marx qualifiait de lumpen-prolétaires.

Mais où sont passés les parasites ?
Malgré son extraordinaire perspicacité, ci-dessus soulignée, Hannah Arendt ne s’est pas aperçue que l’ascension de Staline était étroitement liée à l’ascension, au surlendemain de la victoire de la révolution, d’une couche de parasites dont le cœur est l’appareil même du parti et dont Christian Rakovski dessinera un portrait dans sa célèbre lettre à Valentinov du 2 août 1928. Rappelons-en l’essentiel. Il évoque d’abord les mœurs de l’appareil : « Vols, prévarications, violences, extorsions, abus de pouvoir inouïs, arbitraire illimité, ivrognerie, débauche : de tout cela on parle comme de faits connus, non seulement depuis des mois, mais depuis des années » mais qui apparemment paraissent sans importance à notre grande intellectuelle américaine.
Rakovski continue : « La bureaucratie des soviets et du parti est un fait nouveau. Il ne s’agit pas de cas isolés, de bavures dans la conduite de camarades individuels, mais bien d’une catégorie sociale nouvelle », différente de la bureaucratie bourgeoise qui n’est, en règle générale, qu’une excroissance plus ou moins parasitaire tentaculaire de l’Etat bourgeois lui-même, instrument politique du pouvoir de la bourgeoisie capitaliste, et non la couche dirigeante de cet Etat … Arendt, ignorant cette réalité sociale fondamentale ne peut dès lors rien comprendre au stalinisme. Ce qui lui permet d’avancer la superbe thèse suivante « En Union soviétique les révolutions devinrent, sous la forme des grandes purges, une institution permanente du régime stalinien après 1934. » Ainsi, pour la grande politologue Hannah Arendt, le massacre systématique d’opposants politiques déclarés (de plus en plus rares) ou repentis et surtout de centaines de milliers d’opposants imaginaires, dont l’exécution massive vise à terroriser la masse de la population ouvrière et paysanne, serait … une révolution ! Pour elle donc le signe d’une révolution serait le massacre ? On est à peu près là au niveau de la vision de la Révolution française donnée par Joseph de Maistre. Et puis quel bond en avant de l’analyse du régime stalinien présenté non comme le liquidateur mais comme le continuateur d’octobre 1917 !

1. Hannah Arendt, Le système totalitaire, p 49. Souligné par moi.
2. Ibid, p. 28
3. Ibid, p. 29
4. Cahiers Léon Trotsky n° 18, p. 82
5. Ibid, p. 89
6. H. Arendt, op. cit, p. 120

La REVOLUTION TRAHIE revisitée

par Jean-Jacques MARIE

En 1936 Trotsky publie son œuvre magistrale Qu’est-ce que l’URSS ? Où va-t-elle ?  Titre traduit dans l’édition française par La Révolution trahie.
Il donne, dans un sous-chapitre intitulé « La question du caractère social de l’URSS n’est pas encore tranchée par l’histoire » une définition de la nature de l’URSS, qui subordonne cette dernière à la lutte des classe, à son développement et à son issue donc une définition transitoire : « L’URSS est une société intermédiaire entre le capitalisme et le socialisme dans laquelle : a) les forces productives sont encore trop insuffisantes pour donner à la propriété d’État un caractère socialiste ; b) le penchant à l’accumulation primitive, né du besoin, se manifeste à travers tous les pores de l’économie planifiée ; c) les normes de répartition, de nature bourgeoise, sont à la base de la différenciation sociale ; d) le développement économique, tout en améliorant lentement la condition des travailleurs, continue à former rapidement une couche de privilégiés ; e) la bureaucratie, exploitant les antagonismes sociaux, est devenue une caste incontrôlée, étrangère au socialisme ; f) la révolution sociale, trahie par le parti gouvernant, vit encore (1) dans les rapports de propriété et dans la conscience des travailleurs ; g) l’évolution des contradictions accumulées peut aboutir au socialisme ou rejeter la société vers le capitalisme ; h) la contre-révolution en marche vers le capitalisme devra briser la résistance des ouvriers ; i) les ouvriers marchant vers le socialisme devront renverser la bureaucratie. La question sera tranchée en définitive par la lutte de deux forces vives sur le terrain national et international ». (2)
En écrivant dans le point f, moins de 20 ans après la révolution, que la révolution sociale vivait                 « ENCORE » « dans les rapports de propriété et dans la conscience des travailleurs », Trotsky, par ce mot        « encore », soulignait que cet état de choses n’avait, loin de là, rien d’éternel. J’ai plus d’une fois entendu citer cette phrase… débarrassée ou épurée de cet adverbe « encore », ce qui suggérait que « la révolution sociale » vivrait éternellement « dans les rapports de propriété », ce que l’histoire démentira.
Dès que la guerre civile s’acheva et que la révolution brisée par la social-démocratie commença à refluer à travers l’Europe, et qu’alors l’État ouvrier en Russie, isolé, puis soumis à la dictature politique d’une couche dirigeante pillarde et parasitaire que Trotsky désigne, faute de mieux sous le nom de           « bureaucratie », fut confronté aux problèmes de sa survie jusqu’à la prochaine vague de la révolution mondiale, la question de la « nature de l’URSS », se posa, brûlante, dans le mouvement communiste, et au sein même du Parti bolchevique…

  • Trotsky définit les bases sur lesquelles doit reposer la discussion :
    1) Quelle est l’origine de l’URSS ?
    2) Quels changements a subi cet État au cours de son existence ?
    3) Ces changements sont-ils passés du stade quantitatif au stade qualitatif, c’est-à-dire ont-ils fondé la domination historiquement nécessaire d’une nouvelle classe exploiteuse ?
    Repoussant la théorie du capitalisme d’État qu’il juge fallacieuse puisqu’elle assimile un régime où la classe capitaliste n’est pas expropriée à un régime où elle est expropriée, niant que la bureaucratie soit une classe « parce qu’elle n’a pas créé de base sociale à sa domination sous la forme de conditions particulières de propriété » et donc n’a pu donner de base stable et permanente à ses privilèges énormes.
    Trotsky prône alors, en 1936, la défense de l’URSS parce que la révolution russe, bien que trahie et dénaturée par la bureaucratie parasitaire et pillarde qui dirige l’URSS, constitue encore un acquis – très déformé, mais encore un acquis quand même – pour la classe ouvrière du monde entier, même si cette dernière souvent ne le sait pas, il insiste en même temps sur la fragilité de cet acquis , – ce qui est trop souvent oublié et cela vaut pour bien d’autres acquis déformés et menacés par le règne de la bureaucratie. Il explique dans la Révolution trahie :
    « Des « théoriciens » superficiels peuvent se consoler en se disant que la répartition des biens est un facteur de second plan par rapport à la production. La dialectique des influences réciproques garde pourtant toute sa force. Le destin des moyens nationalisés de production sera décidé en fin de compte par l’évolution des différentes conditions personnelles. »
    Et Trotsky illustre cette vérité, qui se manifestera avec toute sa force en 1991, en expliquant : « Si un paquebot est déclaré propriété collective, les passagers restants divisés en première, deuxième et troisième classes, il est bien compréhensible que la différence des conditions réelles finira par avoir aux yeux des passagers de troisième une importance beaucoup plus grande que le changement juridique de propriété ». (3)
    « Les passagers de première au contraire exposeront volontiers entre café et cigare que la propriété collective est tout, le confort des cabines n’étant rien en comparaison. Et l’antagonisme résultant de ces situations infligera de rudes secours à une collectivité instable » (4) … jusqu’au moment où les passagers de première classe considéreront que le meilleur moyen de conserver leurs privilèges est de transformer l’utilisation de la première classe en propriété personnelle. A ce moment-là les passagers de troisième classe, bien que beaucoup plus nombreux accorderont, comme le souligne Trotsky ci-dessus, une importance plus grande à leurs conditions réelles d’existence qu’au changement juridique de propriété, comme on le constatera à la fin des années 1980 lorsque les quelque 90 millions de travailleurs soviétiques, manifestement las de leurs conditions d’existence, ne lèveront pas le petit doigt pour défendre la propriété d’Etat que des groupes de la bureaucratie, ou nomenklatura, allaient se partager à très, très bas prix !
    Ce constat n’enlève pas sa portée à l’affirmation de Trotsky dans son article du 25 avril 1940 sur le bilan de la guerre déclenchée par Staline contre la Finlande : « Les révolutionnaires sont obligés de défendre toute conquête de la classe ouvrière, si déformée soit-elle par la pression des forces ennemies. Celui qui ne sait pas défendre les vieilles conquêtes n’en fera jamais de nouvelles ». (5)
    Aussi, dans « L’URSS dans la guerre », Trotsky souligne : « Ce serait une absurdité monstrueuse que de faire scission avec des camarades qui ont un autre avis que nous sur la nature sociologique de l’URSS, pour autant qu’ils s’affirment solidaires de nous sur les problèmes politiques. Mais à l’inverse, ce serait pur aveuglement que d’ignorer des différences purement théoriques, même terminologiques ; car dans le développement ultérieur elles peuvent prendre chair et sang et aboutir à des conclusions politiques tout à fait différentes » (6). La constitution des « démocraties populaires » en Europe de l’Est illustre la justesse des analyses élaborées par Trotsky. L’avancée de l’Armée rouge suscite dans les territoires sur lesquels elle pénètre un mouvement émietté mais profond du prolétariat et de la paysannerie vers le renversement des rapports privés de production. En Allemagne orientale et même occidentale, les ouvriers constituent des conseils qui prennent en main le contrôle de nombreuses entreprises. Sous la même impulsion – l’avancée de l’Armée rouge – les conseils ouvriers couvrent la Pologne et la Tchécoslovaquie.
    La bureaucratie se dresse aussitôt contre le mouvement de la classe ouvrière qu’elle impulsait involontairement par son origine historique. La veille du jour où l’Armée rouge devait entrer en Roumanie, Molotov déclare à Radio Moscou que les armées soviétiques libéraient des territoires occupés par l’armée allemande, mais n’avaient nullement l’intention d’y imposer le régime social soviétique. Et partout l’appareil du parti et ses diverses ramifications ainsi que l’Armée rouge tentent de mater le mouvement des masses. Ainsi en Allemagne le haut-commandement soviétique dissout les groupes communistes ou socialistes qui se constituaient dans les usines à l’approche des troupes soviétiques et interdit d’arborer les drapeaux rouges. En même temps, cependant, la réforme agraire prend son élan et les paysans se partagent les terres. L’affrontement entre la bureaucratie et le mouvement de la classe ouvrière s’étend sur près de trois ans : en Allemagne orientale la conférence de Bitterfeld dissout les conseils ouvriers le 25 novembre 1948 ; en Tchécoslovaquie, il faut à peu près trois ans aussi pour permettre à l’appareil des syndicats de vider les conseils ouvriers de leur contenu et les absorber. En Pologne, le même processus s’opère et la deuxième conférence des syndicats condamne les conseils ouvriers autonomes en juin 1949.
    La bureaucratie tente d’abord d’instaurer dans les pays d’Europe de l’Est une forme spécifique de démocratie bourgeoise, reposant sur le maintien de la propriété privée des moyens de production et sur le contrôle politique du Kremlin et de ses agences, bref une variante de la démocratie bourgeoise dont les partis communistes italien ou français sont les meilleurs maintiens. C’est en effet le PCF qui a écarté la « menace du bouleversement qui pesait sur la nation » dont parle le général de Gaulle, et qu’attendait craintivement la bourgeoisie italienne…
    Le stalinien hongrois Martin Horvath définit alors la « démocratie populaire » comme « la forme la plus progressive de la démocratie bourgeoise ou, plus exactement, comme sa seule forme progressive » (7). La bureaucratie remet en selle le roi Michel de Roumanie, fait pression sur Tito pour qu’il remette sur le trône Pierre II de Yougoslavie, constitue des gouvernements de  « coalition » à majorité bourgeoise, chargés de maintenir le régime social bourgeois, en acceptant la subordination politique au Kremlin et le pillage de leur économie.
    La remise en selle de la bourgeoisie aboutit cependant à des résultats différents en Europe occidentale et en Europe de l’Est. « Qui pouvait dire si les communistes, grandis dans la résistance et n’ayant devant eux que des lambeaux de partis et des débris de police, de justice, d’administration, ne s’empareraient pas du pouvoir ? », se demande de Gaulle dans ses « Mémoires » (8). Au nom de la reconstruction de la France, les staliniens ont, selon le mot de Maurice Thorez, reconstruit « un seul État, une seule armée, une seule police » et remis en selle la bourgeoisie française aux abois. En Europe de l’Est, la tentative, qui reposait sur l’outrecuidante croyance de la bureaucratie qu’elle pourrait geler la lutte des classes, a échoué : chevauchant la lutte des classes et le mouvement des masses qu’elle croyait pouvoir contenir et dont, en tant que dirigeante de l’État ouvrier dégénéré, elle avait été l’un des facteurs, la bureaucratie n’a pu faire autrement que d’exproprier le capital. C’est cette victoire politique du prolétariat à travers sa domination qui explique la vague des procès qui déferle sur l’Europe de l’Est de 1948 à 1954. On ne saurait imaginer meilleure illustration de l’analyse que Trotsky donne de la bureaucratie dans les textes de sa polémique avec Burnham et Shachtman.
    Et encore, la bureaucratie ne peut contenir et disloquer le mouvement des masses, qui l’avait poussée au-delà de ce qu’elle voulait, que dans la mesure où elle réussit à maintenir l’ordre bourgeois dans les pays capitalistes avancés. Ainsi s’exprimait l’unité mondiale de la lutte des classes. Les « démocraties populaires » ne sont donc nullement le produit d’une « assimilation militaro-bureaucratique » à froid subie par les masses. La réalité démontre l’inverse…
    C’est en Tchécoslovaquie, sans doute – parce qu’elle était, de tous les pays de l’Est, celui qui possédait la classe ouvrière la plus nombreuse, la plus vieille, la plus expérimentée et la plus politisée –, que la bureaucratie stalinienne est allée le plus loin dans sa politique militaro – bureaucratique de                          « démocratie populaire » bourgeoise, « une révolution nationale et démocratique » qui ne devait en aucune manière toucher au régime de l’appropriation privée de moyens de production.
    L’historien tchécoslovaque Paul Barton note : « L’expérience tchécoslovaque a démontré que même en cas d’occupation militaire Staline s’oppose à la prise du pouvoir aussi longtemps qu’on peut constater une effervescence révolutionnaire sérieuse dans le pays visé… La population nourrissait de telles illusions au sujet des staliniens en mai 1945 qu’ils auraient pu prendre le pouvoir sans coup férir » (9). Mais comment va se manifester la désillusion des masses ? Sous une forme que Paul Barton cite sous la rubrique des « échecs de la conception primitive de la révolution nationale et démocratique » :
    « Pour rétablir l’autorité de la police et de l’armée, les ouvriers furent incités à rendre les armes dont ils s’étaient emparés pendant l’insurrection ; seules quelques entreprises d’importance secondaire y consentirent. Pour arracher les usines aux ouvriers, nombre d’officiers reçurent l’ordre d’assurer la gestion des plus grandes fabriques métallurgiques ; les conseils d’établissement leur montrèrent la porte. Et le régime se heurtait un peu partout à la revendication d’une vaste expropriation du capital ». (10)
    Cette revendication, les bourgeoisies italienne et française, remises en selle par les partis staliniens français et italien, s’y opposent de toute leur force et lui font barrage avec l’aide de ces derniers. Contre sa propre politique, le Parti communiste tchécoslovaque, organe de la bureaucratie, dut finalement céder et donner satisfaction sous une forme déformée à cette revendication et exproprier le capital. Il conduisit cette expropriation contre son gré, de la manière la plus militaro-policière possible, et le prix qu’il fit payer à la classe ouvrière pour cette défaite qu’elle lui infligea fut fort lourd : l’organisation systématique de la terreur et des procès.
    Ainsi, comme l’écrivait Trotsky dans les lignes citées plus haut, la bureaucratie étouffe brutalement l’action des masses que sa double fonction peut impulser. C’est pourquoi Trotsky se hâtait d’ajouter :      « C’est là un aspect de la question. Mais il y en a un autre. Pour avoir la possibilité d’occuper la Pologne au moyen d’une alliance militaire avec Hitler, le Kremlin a depuis longtemps trompé et continue de tromper les masses en URSS et dans le monde entier et a, de ce fait, provoqué la décomposition complète des rangs de sa propre Internationale communiste. Le critère politique essentiel pour nous n’est pas la transformation des rapports de propriété dans cette région ou une autre, (11) si importants qu’ils puissent être par eux­ mêmes, mais le changement à opérer dans la conscience et l’organisation du prolétariat mondial, l’accroissement de sa capacité à défendre les conquêtes antérieures et à en réaliser de nouvelles.
    De ce seul point de vue décisif, la politique de Moscou, considérée globalement, conserve entièrement son caractère réactionnaire et demeure le principal obstacle sur la voie de la révolution internationale ». (12)
    Oublier l’une des deux données mène soit à considérer la bureaucratie comme une formation sociale historiquement nécessaire, le facteur d’une transition inévitable, soit à voir en elle une nouvelle classe exploiteuse, plus féroce encore que ses devancières, mais en tout état de cause, tout aussi inévitable et nécessaire.
    Et il revient pour la centième fois sur l’analyse de la bureaucratie « tumeur ou nouvel organe ? » en se refusant à faire dépendre la réponse à cette question de la signature du pacte germano-soviétique. La nature de l’URSS ne dépend pas du fait que la bureaucratie s’allie avec les démocraties bourgeoises ou avec le fascisme. Il faut poser la question en dehors de tel ou tel aspect contingent : « La bureaucratie constitue-t-elle une excroissance temporaire sur l’organisme social, ou bien cette excroissance s’est-elle déjà transformée en un organe historiquement nécessaire ? » Bref la bureaucratie est-elle « la porteuse ou non » d’un nouveau système d’économie « qui lui serait propre et qui serait impossible sans elle » ? Non. Dès lors elle ne peut être qu’une « excroissance parasitaire sur le corps de l’État ouvrier », et qui se définit d’abord par la fonction qu’elle remplit, à son profit, dans le cadre de l’État ouvrier, fonction qui découle de son origine historique :  « La pénurie de produits de consommation et la lutte générale pour leur possession engendrent le gendarme qui prend sur lui d’assurer les fonctions de répartition. La pression hostile exercée de l’extérieur attribue au gendarme le rôle de “défenseur” du pays, ce qui lui donne une autorité nationale et lui permet ainsi de piller le pays deux fois plus. » (13)
    La discussion sur la « nature de l’URSS » engagée dès 1939 dans le Socialist Workers Party n’est que l’un des aspects de la discussion générale sur la IVéme Internationale, sa fonction, sa réalité, son programme. On en trouve une illustration – comme inversée – dans la façon dont Isaac Deutscher la présente dans son Trotsky. Pour lui, la fondation de la IV eme Internationale est « un geste vide de signification », une « folie ». Et la représentation qu’il donne de la discussion interne au Socialist Workers Party, et en particulier de la position de Trotsky, est parfaitement caricaturale, voire grotesque. Ce n’est pas là un hasard…
    Deutscher affirme en effet, contrairement aux textes et à l’évidence : « Dans La Révolution trahie, Trotsky avait soutenu que les groupes directoriaux de l’Union soviétique se préparaient à dénationaliser l’industrie et à devenir ses propriétaires actionnaires, en d’autres termes que la bureaucratie stalinienne couvait une nouvelle classe capitaliste. Des années s’étaient écoulées et il n’y avait toujours aucun signe d’une telle éventualité. Alors Trotsky ne s’était-il pas trompé dans sa conception de la société soviétique ? Il voyait la bureaucratie stalinienne couvant une nouvelle classe bourgeoise et un nouveau capitalisme, mais cette bureaucratie même n’est-elle pas précisément la nouvelle classe couvée par la révolution d’Octobre et déjà dotée de tous ses attributs ? » (14)
    Et surtout, l’interprétation que donne Deutscher de l’analyse de La Révolution trahie est fausse. Trotsky y écrit en effet : « Les moyens de production appartiennent à l’État. L’État “appartient” en quelque sorte à la bureaucratie. Si ces rapports encore tout à fait récents se stabilisaient, se légalisaient, devenaient normaux sans résistance ou contre la résistance des travailleurs, ils finiraient par la liquidation complète des conquêtes de la révolution prolétarienne. Mais cette hypothèse est encore prématurée. » (15) Prématurée… mais pas fausse ! Si elle est prématurée cela signifie qu’elle est en germe dans les rapports sociaux alors existant et peut fort bien se traduire plus tard dans la réalité. Pour le moment, « le prolétariat continue ». Les tentatives faites pour présenter la bureaucratie soviétique comme une classe « capitaliste d’État » souligne Trotsky, « ne résistent visiblement pas à la critique. La bureaucratie n’a ni titres ni actions. Elle se recrute, se complète et se renouvelle grâce à une hiérarchie administrative, sans avoir de droits particuliers en matière de propriété. Le fonctionnaire ne peut pas transmettre à ses héritiers son droit à l’exploitation de l’État. Les privilèges de la bureaucratie sont des abus. Elle cache ses revenus. Elle feint de ne pas exister en tant que groupement social. Sa mainmise sur une part du revenu national est un fait de parasitisme social. Voilà ce qui rend la situation des dirigeants soviétiques au plus haut point contradictoire, équivoque et indigne […].
    En tant que force politique consciente, la bureaucratie a trahi la révolution. Mais la révolution victorieuse fort heureusement n’est pas seulement un programme, un drapeau, un ensemble d’institutions politiques, c’est aussi un système de rapports sociaux. Il ne suffit pas de la trahir, il faut encore la renverser. Ses dirigeants ont trahi la révolution d’Octobre, mais ne l’ont pas encore renversée » (16). Pas encore…c’est très clair ! Aux yeux de Trotsky la domination de la bureaucratie, si elle perdure, débouchera finalement sur le renversement de l’héritage abîmé de la révolution. Elle peut tenter de la renverser et y parvenir ! Trotsky écrit ainsi dans « L’URSS dans la guerre » : « L’alternative historique élaborée jusqu’à son terme se présente ainsi : ou bien le régime stalinien n’est qu’une rechute exécrable dans le processus de la transformation de la société bourgeoise en société socialiste ou bien le régime stalinien est la première étape d’une nouvelle société d’exploitation. Si le deuxième pronostic se révèle juste, alors, bien entendu, la bureaucratie deviendra une nouvelle classe exploiteuse. » (17)
    Mais tant que ce dénouement reste virtuel il faut défendre ce qui reste des conquêtes – certes de plus en plus abîmées au fil des années – de la révolution, qui peuvent, dans une situation révolutionnaire, aider pendant une certaine période le mouvement des masses à combattre la domination du capital. C’est ce qui se passera lorsqu’à la fin de la deuxième guerre mondiale une vague révolutionnaire secouera l’ordre bourgeois. En l’absence d’une direction mondiale, c’est-à-dire d’une IV éme Internationale assez puissante, les efforts conjoints de la bourgeoisie, de ses soutiens sociaux-démocrates et de la bureaucratie stalinienne parviendront à la contenir au prix d’importantes concessions, allant de nombreuses conquêtes sociales au démantèlement progressif des empires coloniaux.
    Ce mouvement des masses, contenu mais pas étouffé, libéré par la mort de Staline et qui trouva son expression la plus haute en 1956 dans la révolution hongroise écrasée par les chars de Khrouchtchev et dans la révolution polonaise, avortée parce que confisquée par une aile de la bureaucratie, retrouva, sous des formes plus ou moins achevées, l’analyse que donne Trotsky de la nature de l’URSS et donc du rapport entre la bureaucratie et l’État ouvrier.
    Le rapport dénonçant certains crimes de Staline et son « culte de la personnalité » lu par Khrouchtchev au XX éme Congrès du PCUS en février 1956, puis communiqué oralement à tous les membres du PCUS et des Komsomols, donc à des millions de Soviétiques, provoque une onde de choc qui ébranle l’URSS, la Hongrie et la Pologne et y ressuscite la discussion des questions soulevées par Trotsky dans La Révolution trahie et dans Défense du marxisme, dont nul dans ces pays n’avait évidemment lu la moindre ligne. Ainsi, l’historienne Anna Pankratova – veuve du dirigeant trotskyste Grigori Iakovine, fusillé en 1938 pour avoir organisé une grève de la faim massive à Vorkouta –, élue au comité central en 1952, est envoyée présenter le rapport à Léningrad. Ses neuf conférences rassemblent 5.930 personnes qui lui posent par écrit 825 questions dont elle présente une synthèse à la direction.
    Anna Pankratova souligne : « Toute une série d’auteurs de billets avancent l’idée que dans notre pays s’est constituée une large couche de bureaucratie soviétique (18) et vont même jusqu’à s’accorder pour mettre en doute l’essence socialiste de notre régime social et étatique. »
    Ainsi, l’un d’eux s’indigne : « Pourquoi n’explique-t-on pas la conduite de Staline comme étant le reflet des intérêts d’une couche sociale définie qui s’est développée sur le terreau du bureaucratisme soviétique ? » (19). « Toute une série » … cela dépasse donc la réflexion individuelle.
    L’écrivain hongrois Gyula Hay écrit, en septembre 1956, dans Trodalmi Ujsag, un portrait du                      « bureaucrate » qu’il représente sous le nom conventionnel de Kucser : « Kucsera est un parvenu… Grâce à sa voiture, à son traitement, à son appartement, aux magasins spéciaux où il fait ses achats, aux maisons de repos qui lui sont réservées, il s’écarte de la vie du peuple, de son parti et se transforme en une sorte de parasite, placé au-dessus du peuple et du parti et régnant sur ceux-­ci… De quoi vit donc Kucsera ? Sans aucun doute de l’appropriation de la plus-value…
    Pourtant Kucsera n’est pas le pharaon pour lequel mouraient des millions d’esclaves. Si nous voulons construire la démocratie, le socialisme, le communisme, nous devons nous débarrasser de Kucsera ». (20)
    Le communiste polonais Lipski qui, lui, désigne le bureaucrate sous le nom du « docteur Faul », écrit dans le même sens : « Peu importe le degré de conscience du docteur Faul. En théorie, il n’est pas sûr de représenter un groupe qui tend à se constituer en classe. Mais le but de son activité est clair : cet homme profite des privilèges qu’il s’est créé à son avantage, pour se séparer de la classe ouvrière. Le docteur Faul, c’est l’homme qui s’approprie une part du revenu social disproportionnée avec son travail ; c’est l’homme qui se bat contre l’égalitarisme pour défendre ses privilèges tout en dissimulant à l’opinion publique sa situation privilégiée (…) et qui entre en conflit permanent avec les bases démocratiques du régime ». (21)
    Le polonais Mieczyslaw Bibrowski, dans un article rédigé en réponse à un article du folliculaire soviétique Azizjan s’attache à dégager la contradiction entre les fondements sociaux de l’URSS (ou de la Pologne) et le pouvoir politique de la bureaucratie ; et il résume cette contradiction en la comparant à l’unité chez le cancéreux entre l’organisme et le cancer…
    « Ce qu’Azizjan appelle les fautes de Staline s’est constitué en une pratique définie et conséquente, en un système déterminé d’exercice du pouvoir, étranger au léninisme (…). Je considère que ce système fut l’antithèse du régime soviétique avec lequel il cohabita et sur lequel il vécut en parasite. L’homme qui souffre d’un cancer forme avec lui une unité. Mais cette unité se développe d’une manière telle que ou l’homme triomphe de la maladie et se rétablit ou c’est le cancer qui le dévore ». (22)
    La même analyse réapparaît au cours du « printemps de Prague » en 1968. Jiri Hochman, par exemple, dénonce le 31 juillet 1968 dans Reporter, « le pouvoir absolu de la caste bureaucratique. Mais la bureaucratie, bien qu’elle n’ait pas encore les dimensions d’une classe, révèle ses traits distinctifs dans tout ce qui concerne l’exercice du pouvoir (…). Nous sommes en train d’approcher de la destruction du pouvoir de cette caste, maintenant presque héréditaire ». (23) « Caste parasitaire, compradore et bureaucratique, lâche, incapable, brutale, menteuse, antinationale, antisocialiste et contre-révolutionnaire » (24), reprend-il dans une lettre au comité central en février 1970.
    Ce problème devait se retrouver au centre des discussions soulevées par les thèses proposées en 1951 par la direction de la IVéme Internationale. Trotsky affirmait que, pareille à la Première Guerre mondiale, la Seconde, exprimant plus profondément encore l’alternative socialisme ou barbarie, déboucherait sur la révolution.
    Auréolée de la victoire des travailleurs soviétiques sur le nazisme et s’appuyant sur la confiance que des millions de travailleurs lui attribuaient, en la confondant ainsi avec l’État ouvrier et avec les masses soviétiques, la bureaucratie put contenir tant bien que mal la vague révolutionnaire dans les limites de l’Europe de l’Est et de la Chine, et s’entendre à Yalta avec l’impérialisme pour partager le monde en deux. Le pronostic semblait démenti. À dire vrai, il se vérifiait sous une forme inattendue. Tout comme le reflux de la révolution n’avait pas renversé l’État ouvrier mais l’avait fait dégénérer, de la même façon les forces conjointes – et pourtant antagonistes de par leurs fondements sociaux – de l’impérialisme et de la bureaucratie avaient réussi à canaliser la vague révolutionnaire sans pouvoir empêcher que près d’un milliard d’hommes échappent au joug de l’impérialisme.
    Le doute s’insinua alors peu à peu dans la direction et dans la majorité de la IV éme Internationale, de plus en plus encline à considérer le partage du monde à Yalta en prétendus « blocs » comme une superstructure dominant, disloquant et se subordonnant la lutte des classes mondiale. Pour sa majorité, dont le représentant le plus éminent est Michel Pablo, ce que la bourgeoisie appelle « la guerre froide » n’est pas un bref moment de relative stabilisation mais une nouvelle période de l’histoire qui investit la bureaucratie d’une mission historique, celle que le prolétariat s’avère incapable de remplir.
    « Nous ne confions aucune mission historique au Kremlin », affirme Trotsky dans le premier texte                 « L’URSS dans la guerre », qu’il écrit en 1939 (25). En 1951, la direction de la IV éme Internationale jugera possible de lui confier cette mission historique en écrivant, sous la plume de Michel Pablo : « La réalité sociale objective, pour notre mouvement, est composée essentiellement du régime capitaliste et du monde stalinien. Du reste, qu’on le veuille ou non, ces deux éléments constituent la réalité objective tout court, car l’écrasante majorité des forces opposées au capitalisme se trouvent actuellement dirigées ou influencées par la bureaucratie soviétique.(…) la transformation de la société capitaliste en socialisme (…) occupera probablement une période historique entière de quelques siècles, qui sera remplie entre-temps par des formes et des régimes transitoires entre le capitalisme et le socialisme (26), nécessairement éloignées des formes “pures” et des normes ». (27)
    Bref, la réalité sociale objective n’est plus l’exploitation capitaliste et la lutte des classes, mais « le régime capitaliste » et « le monde stalinien », ce dernier représentant une forme historique progressiste, une forme transitoire destinée à durer pendant une période historique entière, celle des « formes et des régimes transitoires entre le capitalisme et le socialisme ». La bureaucratie n’est plus le produit d’une circonstance historique déterminée (la défaite de la révolution mondiale au lendemain de la victoire de la révolution russe), mais le produit d’une nécessité historique, une phase de l’histoire.
    Les thèses de Pablo adoptées par la majorité de la IV éme Internationale, qui accordait ainsi à la bureaucratie soviétique la mission historique que Trotsky lui déniait en 1940, représentent une exacte application du deuxième pronostic à cette seule différence près que le « régime stalinien » n’y est pas la première étape d’une « nouvelle société d’exploitation », mais la première étape d’une nouvelle société d’émancipation !!!
    On peut et on doit appliquer la méthode de Trotsky dans la discussion sur la nature de l’URSS à toute conquête politique ou sociale, grande ou petite : d’où vient-elle, quels changements (négatifs, destructeurs, etc.) a-t-elle subis ? Ces changements qui l’ont altérée l’ont-elle totalement dénaturée voire transformée en son contraire ? Ainsi, lorsque des directions syndicales passent de la négociation sur les revendications avancées par leurs mandants à la concertation sur les mesures destructrices élaborées par l’État, ils dénaturent la négociation et sa portée. Mais même dénaturée, le principe doit en être défendu sous peine d’accepter le diktat des décrets-lois.
    Qu’un droit soit si dénaturé qu’il se transforme en son contraire et ne doive donc plus être défendu est un cas rarissime. L’un des exemples les plus caractéristiques de l’histoire universelle est le deuxième amendement de la Constitution américaine sur le droit pour chaque citoyen américain d’être armé. Lors de sa promulgation, cet article visait à permettre aux colons américains de former des milices pour combattre l’armée d’occupation britannique ; il avait donc une fonction libératrice et supprimait aussi un privilège nobiliaire : en Europe, seul le noble avait le droit d’être armé, droit absolument interdit au roturier. Au fil des années, ce droit s’est transformé en instrument de massacre des Indiens, puis en partie constituante d’un gigantesque marché de la mort qui brasse des centaines de milliards de dollars au profit de l’industrie d’armement américaine.
    On le voit, la méthode définie par Trotsky dans Défense du marxisme a une valeur universelle. Elle débouche sur la conclusion politique largement confirmée par l’histoire et plus valable que jamais par laquelle Trotsky concluait son article daté du 25 avril 1940 sur le bilan de la guerre déclenchée par Staline contre la Finlande : « Les révolutionnaires sont obligés de défendre toute conquête de la classe ouvrière si déformée soit-elle par la pression des forces ennemies. Celui qui ne sait pas défendre les vieilles conquêtes n’en fera jamais de nouvelles. » (28)
    La bourgeoisie s’attache en effet à reprendre tout ce qu’elle a dû concéder. Toute conquête de classe, si déformée soit-elle, doit être défendue ; tout droit, même mineur, même grignoté, amputé, plus ou moins dénaturé, tout statut même insuffisant et même, lui aussi, grignoté ou amputé doivent être défendus bec et ongles car l’objectif de la bourgeoisie est de liquider tout droit du travail, tout acquis social, d’imposer une ubérisation de tous les rapports sociaux, disloquant l’existence même de la classe ouvrière comme classe, bref de revenir en arrière sur un siècle et demi de droits même partiels, même mineurs, même abîmés, arrachés par la classe ouvrière. C’est, pour la bourgeoisie, la condition première du maintien de sa domination. Dès lors, les défendre, c’est défendre l’existence de la classe ouvrière comme classe et donc préserver la condition première de la révolution prolétarienne.
    La même majorité de la IV éme Internationale avait écrit, avant la brochure de Pablo, mais dans la même ligne : « La défense de l’URSS constitue la ligne stratégique de la IV éme Internationale » (29), en contradiction avec l’analyse de Trotsky qui souligne « Les conditions qui fondent la puissance de la bureaucratie (l’arriération du pays et l’encerclement capitaliste) ont, cependant, un caractère temporaire, transitoire et doivent disparaître avec la victoire de la révolution internationale . » (30)
1. Mot souligné par moi.
2. Léon Trotsky, La Révolution trahie, Plon, 10-18, 1969, pp. 256-257.
3. Souligné par moi.
4. Léon Trotsky, La Révolution trahie, p 241.
5. Léon Trotsky, Défense du marxisme, p.261
6. Ibid, p.105.
7. Quatrième Internationale, vol 9, n° 1, janvier 1951, p.47.
8. Charles de Gaulle, Mémoires, tome III, p.53.
9. Paul Barton, Prague à l’heure de Moscou, p.120.
10. Idem. p.126.
11. Souligné par moi.
12. Léon Trotsky, op.cit, p.121.
13. Ibid. p.108.
14. Isaac Deutscher, Trotsky, t. 3, Le prophète hors la loi, p 562.
15. Souligné par moi.
16. Idem.
17. Léon Trotsky, op.cit, p. 110.
18. Idem.
19. J.J. Marie, Le rapport Khrouchtchev, p.34.
20. Les temps modernes, n° 129, janvier 1957, p. 909.
21. P.Broué, J.J Marie, Balasz Nagy, Pologne-Hongrie 1956, p.10 .
22. Ibid, p.14.
23. Pierre Broué, Le printemps des peuples commence à Prague, p. 207.
24. Svedectvi, n° 39, pp. 438-439.
25. Léon Trotsky, Défense du marxisme, p 122.
26. Souligné par moi.
27. Michel Pablo, Où allons-nous in Quatrième Internationale, volume 89, n° 2-4 février-avril 1951, pp. 46-47.
28. Léon Trotsky, Défense du marxisme, p 261.
29. Quatrième Internationale, volume n° 1, janvier 1951, p. 47
30. Léon Trotsky, Défense du marxisme, p 108.

Souvenirs plus que douteux.

par Jean-Jacques Marie

L’histoire du goulag stalinien est plus ou moins encombrée de légendes, entre autres sur les évasions.
La tentative d’évasion est un signe de rébellion, d’une portée politique en posant l’aspiration à la liberté face à l’ordre policier. Elle est donc brutalement sanctionnée et engendre des légendes héroïques. Deux d’entre elles ont connu jadis un vif succès, celles fabriquées par le général communiste espagnol El Campesino et le polonais Slavomir Rawicz ? Les deux exemples particulièrement fleuris qu’ils donnent doivent pousser à lire les souvenirs-surtout héroïques -avec la plus grande méfiance.
El Campesino, arrêté et déporté à Vorkouta en 1946, présente pourtant d’abord l’évasion comme un exploit surhumain, dans ses souvenirs transcrits par Julian Gorkin publiés en 1950 sous le titre La vie et la mort en URSS, 1939-1949 : « On a dressé les chiens de garde à haïr férocement les déportés. Si l’un de ces derniers essaye de s’évader, on lâche les chiens afin qu’ils les dévorent. De toute façon on applique automatiquement la peine de mort à ceux qui essayent de s’évader », ce qui ne l’empêchera pas de s’évader dans des conditions d’un romanesque échevelé.
Après avoir aisément obtenu au camp six mois d’incapacité de travail, il séduit la jeune responsable de la commission médicale qui lui accorde « un certificat d’incapacité de travail de six mois et une autorisation légale d’aller se reposer quatre mois dans une ville du Sud. Il choisit Samarkand. Les papiers qu’on lui a remis à Vorkouta lui permettent de s’arrêter pendant 24 heures dans toutes les grandes villes situées sur le parcours de Moscou à Samarkand. A Moscou il obtient sans peine la carte de réfugié politique qui lui permettra de ne pas être interpellé pendant le trajet, puis passe deux nuits à Kharkov avec une jeune étudiante prostituée, part ensuite à Rostov, puis à Bakou, bien sûr dans le compartiment de la contrôleuse.
Hélas, à 130 kilomètres de la frontière iranienne, il tombe entre les pattes du NKVD, qui l’emprisonnent à Achiabad, capitale du Turkestan ; il est condamné à deux ans de travaux forcés, traîné successivement dans 11 camps différents puis ramené à Achiabad !
Coup de chance, le soir du 6 décembre 1948, un tremblement de terre ébranle la région d’Achiabad et « rase tout à cinquante kilomètres à la ronde ». El Campesino échappe au massacre des survivants perpétré par les miliciens des villes et des camps environnants. « Par bonheur, ajoute El campesino, le bâtiment contenant tous les dossiers avait été détruits et de tout le personnel il ne restait personne. » Il se présente au chef du camp de Krasnovosdk qui le remet en liberté. Avec un vieux communiste ouzbek, il s’enfuit vers la frontière avec l’Iran, mais le NKVD découvre les deux fuyards juste avant la frontière, abat l’ouzbek mais rate El Campesino, qui arrive enfin, affamé, épuisé, à la frontière iranienne qu’il franchit sans peine. (1)
L’évasion de Slavomir Rawicz, racontée dans A marche forcée, récit publié en 1956, traduit en 25 langues, au succès mondial, porte à l’écran en 2010 par Peter Weir, est d’autant plus réussie qu’elle est entièrement inventée, Rawicz, libéré du goulag en 1942 ayant alors rejoint l’armée polonaise du général Anders formée en URSS même.
A l’en croire, la charmante et complaisante femme du commandant du camp lui demande s’il n’a pas envie de s’évader. Il répond oui et recrute six associés. Un soir ils s’enfuient et se dirigent dans la neige vers le lac Baïkal, rencontrent en chemin une jeune évadée polonaise, puis deux aimables paysans, arrivent à la frontière avec la Mongolie, puis foncent au Tibet. La traversée du désert brûlant du Gobi coûte la vie à la jeune polonaise et à trois des sept évadés. Les survivants arrivent en Inde après avoir paisiblement marché pendant 4.000 kilomètres, dont 2000 dans la Sibérie royaume du goulag ! Un exploit d’autant plus superbe qu’il est totalement inventé.
S’évader du goulag était, en effet, un exploit à peu près irréalisable. Alexandre Morozov, rescapé du goulag, souligne : « Dans un pays où tout le monde, du plus modeste au plus important, vivait dans la terreur des mouchards il était impossible de compter réussir une évasion. » (2)
Pour Chalamov, détenu à Kolyma, l’évasion relève à la fois du rêve impossible et de la tentation permanente : « De nombreux détenus, écrit-il, s’évadaient de Kolyma et chaque fois sans succès ». Il insiste : « On ne s’évade pas de Kolyma. Mais l’illusion demeure et se paye cher (…). Mais où le fugitif qui a grand besoin d’être aidé et caché irait-il se réfugier ? Chalamov ajoute : « En 1938, pour les détenus politiques, personne n’eût pris ce risque. » Cet obstacle dressé par la répression s’affaiblira au lendemain de la guerre où le renforcement de la répression peine à contenir une protestation croissante. L’envoi au goulag de centaines de milliers d’Ukrainiens et de Baltes, de prisonniers de guerre soviétiques, considérés comme traîtres, et des rescapés de l’armée collaborationniste de Vlassov modifie l’atmosphère des camps en y introduisant des éléments à la fois combattifs et animés d’un désir de vengeance.
Chalamov souligne enfin un autre aspect : « L’évasion exige une grande force de caractère, de l’endurance physique et morale, beaucoup de volonté. Choisir un compagnon d’évasion est plus difficile que de choisir un compagnon de route pour une expédition polaire. » La menace constante de la faim fait en effet peser sur l’évadé le danger d’« être mangé par ses propres camarades. Ces cas sont rares, ajoute Chalamov, mais existent. Les vieux Kolymiens qui ont vécu une dizaine d’années dans le Grand Nord connaissent tous des cannibales condamnés pour avoir tué et mangé un compagnon de fuite. » (3) El Campesino et Slavomir Rawicz ont, bien entendu, évité de déflorer le caractère héroïque de leur « évasion » romancée ou, chez Rawicz, entièrement fabriquée, en la souillant par des détails aussi vils.

1. El Campesino, La vie et la mort en URSS, pp. 201-218.
2. Anne Applebaum, Le goulag, p. 438.
3. Chalamov, Récits de Kolyma, poche, Maurice Nadeau, pp. 69,71,103,105.

Un mythe stalinien parmi tant d’autres : les prétendus volontaires soviétiques !

Les volontaires soviétiques en Espagne : du « volontaire » involontaire à                             « l’emprunt volontaire obligatoire » et au « séjour volontaire obligatoire » inventés par Joseph Staline.

par Jean-Jacques Marie

De nombreux auteurs évoquent la présence de « volontaires soviétiques » pendant la guerre civile et y voient l’un des signes de la solidarité de l’Union soviétique de Staline avec « le camp républicain ». Ainsi David Diamant, dans son ouvrage sur les volontaires juifs des Brigades Internationales, cite un nombre impressionnant de « volontaires » soviétiques :  « 772 aviateurs, 351 tankistes, 100 artilleurs, 22 conseillers, 77 marins, 339 spécialistes de toutes sortes, 204 interprètes. » « Total 2 065 spécialistes ». (1) Cette liste ainsi formulée suggère plus des militaires de métier, donc désignés par leurs supérieurs hiérarchiques sur ordre d’en haut, que des « volontaires ».
La source qu’indique Diamant est le texte d’un général soviétique, Vetrov, auteur du livre Problemy ispanskoï istorii, (Problèmes de l’histoire d’Espagne), publié à Moscou en 1972. Pierre Broué dans Staline et la Révolution reprend ces chiffres, mais parle à juste titre de « militaires soviétiques » et n’utilise pas l’expression « volontaires soviétiques. » (2)
Artur London, qui participa aux Brigades Internationales et au Servicio de Investigacion militar (le SIM), donc bien placé pour connaître les chiffres, reprend dans son livre Espagne l’expression de                 « volontaires soviétiques »… mais donne, des chiffres quatre fois inférieurs à ceux de David Diamant.    « A l’aide morale et matérielle s’ajoute encore l’aide des volontaires soviétiques. L’aide militaire comprend 557 volontaires dont 23 conseillers, 49 instructeurs, 29 artilleurs (y compris pour la DCA), 141 aviateurs, 107 tankistes, 29 marins, 106 radio-télégraphistes, soldats du génie et médecins, 73 interprètes et autres spécialistes. » (3)
Mais voir en eux des « volontaires », partis de leur plein gré combattre en Espagne c’est ou ignorer ou vouloir camoufler la situation qui règne alors en URSS. Il est impossible d’imaginer un instant que Staline puisse, en plein déchaînement de la terreur en URSS, laisser partir des étudiants, des ouvriers, des paysans ou des intellectuels soviétiques dans un pays où existent plusieurs partis qui discutent, débattent, polémiquent les uns contre les autres, et parfois même dans leurs propres rangs. De simples citoyens soviétiques assister à un tel spectacle politique alors qu’ils n’assistent chez eux qu’à de rituels votes unanimes obligatoires ! Impensable car dangereux d’autant plus que l’un des partis qui s’affrontent, le POUM, est qualifié par Moscou de « trotskyste » ; les agents du NKVD arrêteront, tortureront et assassineront son secrétaire général, Andrès Nin tout en collant dans Barcelone des affiches proclamant : « Où est Nin ? A Berlin » … chez Hitler, dont il est ainsi présenté comme un agent ! La calomnie et la terreur sont deux fondements du stalinisme.
Tout étudiant, ouvrier, ou paysan soviétique sait que son sort est scellé si lors d’une réunion convoquée dans sa faculté, son usine ou son kolkhoze ou sovkhoze, pour faire voter n’importe quelle résolution présentée par les instances du parti, à commencer par l’approbation de la condamnation à mort des seize accusés du premier procès de Moscou d’aout 1936 il ne lève pas la main pour, ce qui permet à la pauvre Hannah Arendt, célébrée par tant d’intellectuels douteux, de prétendre : « les procès de Moscou n’auraient pas été possibles si les masses n’avaient pas soutenu Staline. » (4)

Pendant l’ère du tueur Iejov…
Staline se décide à « aider » le camp républicain en Espagne à partir de la fin septembre 1936 au moment même où il remplace à la tête du NKVD Iagoda par Nicolas Iejov, chargé d’aggraver encore la terreur organisée depuis janvier 1935 et de déchaîner sur le pays une répression sanglante qui va entraîner, pendant les deux ans où il dirige le NKVD, en gros 1.500.000 arrestations, 750 .000 exécutions capitales, deux procès de Moscou publics, la décapitation de l’armée rouge, le massacre de membres de minorités nationales (polonais, finnois, lettons, allemands soviétiques, etc.) pour leur seule appartenance ethnique ou nationale, la déportation en Ouzbekistan des 180.000 coréens soviétiques tous considérés comme de potentiels espions japonais alors qu’ils avaient tous, eux ou leurs parents, fui la sauvage occupation de la Corée par l’impérialisme japonais. Deux ans plus tard Staline fera arrêter Iejov et lui fera avouer qu’il était un espion allemand… mais ne pourra le lui faire confirmer lors d’un procès public – comme il l’avait fait avouer à son prédécesseur, Iagoda lors du dernier procès de Moscou – il préparait alors, en effet, un accord avec Hitler qui allait déboucher sur sa lettre du 22 août 1939 au chef nazi où il proposait à ce dernier « la collaboration des deux peuples » qu’Hitler allait bien entendu accepter et utiliser pendant 22 mois.

Espions en stock.
A cette époque il suffisait d’avoir un parent à l’étranger, d’avoir été envoyé quelques années plus tôt en mission à l’étranger par le gouvernement soviétique lui-même, pour être accusé d’être un espion. Imaginer dans cette situation qu’un étudiant, un ouvrier ou un paysan soviétique puisse se présenter à l’ambassade d’Espagne ou dans une institution de son propre pays, dire « je veux partir me battre en Espagne »… et y être envoyé relève de la chimère ou du royaume de Perlimpinpin.
Le cas ne s’est jamais produit… même si, sous Khrouchtchev, a été créée une éphémère Amicale des volontaires soviétiques en Espagne… qui ne comprenait que des militaires professionnels.
En 1962, sous la direction de l’ancien ambassadeur soviétique en Angleterre Ivan Maïski, a été publié un volume intitulé Le peuple espagnol contre le fascisme (Ispanski narod protiv faschisma). Dans le collège rédactionnel on trouve un certain Ivan Nesterenko envoyé en Espagne pour implanter le système des commissaires politiques dans les Brigades Internationales et plus largement dans l’armée régulière. Le dit Nesterenko publie dans le recueil un article consacré à cette implantation …

Un « volontaire » chargé de transporter l’or de la République espagnole à Moscou ?
Trois autres individus cités dans ce volume se présentent comme des volontaires soviétiques : le                « marin » Nicolaiev, et les généraux Batov et Rodimtsev.
Un premier trait commun aux souvenirs de ces trois « volontaires soviétiques » : on ne sait jamais ni comment s’est manifesté leur « volontariat » ni quand et d’où ils partent d’URSS. Le plus maladroit dans sa tentative de se faire passer pour un volontaire est sans doute « le marin » (puisque c’est ainsi qu’il se présente sans aucun grade !) Nicolaiev, qui commence ses souvenirs par une information peu compatible avec sa présentation comme volontaire : « Ma participation à la guerre d’Espagne en qualité de marin volontaire a commencé en août 1936 alors que j’étais à Paris. Il me fallait aller à Madrid. » (5) Et il embarque à Orly. Il était donc à Paris en plein premier procès de Moscou ! ne peut être qu’un membre de l’ambassade, du NKVD ou d’une autre institution soviétique, évidemment pas un simple citoyen soviétique en promenade ou en vacances à l’étranger. Malgré cela Nicolaiev évoque un moment l’activité de « chaque marin soviétique volontaire » (6), sans citer un seul nom. La tâche est trop difficile.

On apprend d’ailleurs soudain au détour de ses souvenirs que ce brave marin a été chargé d’organiser le transport en URSS de l’or espagnol. Promotion fulgurante pour un simple homme d’équipage. Il précise : « C’est à peu près dans la seconde moitié d’octobre 1936 qu’il m’est arrivé d’organiser une opération de transport (…) d’Espagne en URSS. Le gouvernement républicain, qui procédait à de grands achats d’armes et de munitions dans notre pays, décida de transférer à Moscou une grande quantité de sa réserve d’or. Je n’étais pas au courant de toutes les négociations entre Madrid et Moscou sur ce point ». Ce pauvre marin n’était donc au courant que d’une partie des négociations entre Madrid et Moscou sur ce transfert délicat à tous les points de vue et d’abord au point de vue politique.
Malgré cette restriction, le « volontaire » soviétique Nicolaiev prend lui-même des décisions ; à l’en croire il décide alors de confier les premières opérations de transport à deux navires soviétiques « Neva » et « Kouban ». Negrin, alors ministre des finances du gouvernement Caballero, arrive à Carthagène ; le « volontaire » Nicolaiev nous apprend qu’il le connaît déjà : « Je le connaissais un peu l’ayant rencontré plusieurs fois à Madrid. Il m’invita à venir le voir et me présenta ses collaborateurs chargés d’accompagner l’or espagnol en URSS. Parmi eux se trouvait ma vieille connaissance, José Lopez,   avec qui j’avais fait le trajet en avion de Paris. » (7) Un volontaire invité régulièrement par le ministre des Finances (et futur premier ministre) de la République d’Espagne… Quoi de plus banal ?
Les deux autres volontaires, Batov et Rodimtsev, ne disent pas du tout, eux non plus comment ils s’engagent… parce qu’ils ne s’engagent pas. Batov, qui répète toutes les calomnies staliniennes contre le POUM, commence ses souvenirs par son arrivée à Toulouse et Rodimtsev par son arrivée à Albacete.
Ce dernier ose écrire : « A la fin de 1936, moi, commandant de l’Armée soviétique, je suis arrivé d’Albacete à Madrid avec quelques volontaires pour aider les unités de l’armée populaire à maîtriser le maniement de l’armement moderne ». (8) Il arrive donc, mais parti comment il n’en dit mot ! Qu’un « commandant de l’armée soviétique » puisse se présenter à son supérieur hiérarchique avec quelques soldats et dire : nous voulons partir nous battre en Espagne… et y être envoyé avec ses hommes de troupe c’est du mauvais roman feuilleton ! Rodimtsev a bien entendu été désigné et envoyé avec un groupe de militaires désignés comme lui. Le système mis en place par Staline ne fonctionne pas autrement.

Le NKVD décide.
De plus à cette époque où se prépare la purge de l’armée rouge que le deuxième procès de Moscou (janvier 1937) annonce déjà publiquement, la hiérarchie militaire n’a aucun pouvoir réel pour envoyer qui que ce soit en Espagne. C’est le NKVD qui décide et contrôle tous les envois. Chaque militaire soviétique envoyé en Espagne l’est après accord et sur décision du NKVD, ce qui ne veut pas dire bien entendu qu’ils sont pour autant des agents du NKVD, mais qu’ils sont jugés sûrs. A tort ou à raison, car ils peuvent par ailleurs être jugés sûrs et, à l’épreuve des faits, ne pas l’être autant qu’il le devrait. Ainsi le consul soviétique à Barcelone, Antonov-Ovseenko, a été envoyé exercer cette mission parce qu’il était jugé sûr. Il s’avérera ne pas l’être vraiment, puisqu’il soutiendra la demande du  « Comité d’action » marocain de promettre l’indépendance au Maroc espagnol en cas de victoire de l’armée républicaine en échange d’un soulèvement sur les arrières des troupes maures de Franco. Il sera bientôt rapatrié à Moscou et fusillé.

Des « volontaires » … futurs maréchaux !
La revue soviétique Voprossy Istorii avait publié dans son numéro de juillet 1956 un article signé José Garcia, consacré en particulier aux prétendus « volontaires soviétiques ». Ce José Garcia écrivait :             « Leur nombre n’était pas grand, mais, affirme-t-il, l’aide qu’ils apportèrent dans les questions militaires fut immense » et il cite les noms du « général soviétique Stern (connu en Espagne sous le nom de Grigorovitch ») (…) de « Jacob Smouchkevitch (connu sous le nom de Douglas) » qui sera promu général, élu membre suppléant du comité central (pour un volontaire ce n’est pas mal !) en 1939 puis fusillé en 1941. Et il évoque ensuite « les chefs militaires soviétiques Malinovski, Meretskov et Rodimtsev ». (9)
Le premier, Rodion Malinovski, sera nommé Maréchal en 1944 et sera membre du comité central du PCUS de 1956 à 1967 ; le second, Kirill Meretskov, sera élu membre suppléant du comité central en 1939, arrêté l’année suivante, torturé, puis sauvé par la guerre, qui lui évitera d’être fusillé, il sera nommé Maréchal en 1944. Rodimtsev se contentera lui, du grade de général. Des « volontaires » partis en 1937… puis promus Maréchaux sept ans plus tard, ou au pire général, c’est du roman feuilleton. Ces officiers de carrière sont envoyés en mission par le gouvernement. Les divers instructeurs, conseillers, interprètes et autres spécialistes, sont, eux, des agents du NKVD, chargés en particulier d’organiser la chasse aux trotskystes réels et plus encore supposés.
De l’emprunt volontaire-obligatoire et du séjour volontaire-obligatoire… au volontaire désigné.
Le 25 juin 1938 Iejov, saisi par on ne sait quel prurit humanitaire inhabituel, propose au présidium du soviet suprême de libérer avant la fin de leur séjour au goulag les détenus qui ont bien travaillé et méritent donc d’être récompensés. Staline le même jour s’y oppose : il propose qu’on les décore mais qu’on les maintienne au camp… comme travailleurs libres, autorisés à faire venir leur famille (quelle perspective exaltante que la vie de famille au goulag !) et conclut cyniquement : « On disait déjà ; chez nous il y a l’emprunt volontaire –obligatoire, là il y aurait le séjour volontaire obligatoire. » (10)
Dans le droit fil de cet emprunt et de ce séjour volontaires-obligatoires, Staline a donc inventé le               «volontaire obligatoire ». Ce sont les seuls « volontaires » qu’il peut accepter.

1) David Diamant, Volontaires juifs en Espagne, Paris, 1977, p.330
2) Pierre Broué, Staline et la révolution Le cas espagnol, Paris, Fayard, 1993, pp.97-98
3) Artur London, Espagne, Bruxelles, Tribord 2003, p.166
4) Hannah Arendt, Le système totalitaire, Seuil,1972, p.28
5) Ispanski Narod protiv Fascisma, Moscou, Academia Naouk,1962, p.7
6) Ibid, p.71.
7) Ibid, p.45
8) Ibid, p.26
9) Cité par Artur London, op.cit, p.166
10 ) Goulag 1918-1960, Moscou, Materik, 2000, p.113

Aragon, du caviar Belouga à la police des lettres soviétiques…

Jean-Jacques Marie

Lily Brik, veuve de Maiakovski, et alors membre docile du cercle des intellectuels choyés et largement financés par Staline, décide en janvier 1949, évidemment avec l’agrément, voire sur décision, du Kremlin, d’aider Louis Aragon et à Elsa Triolet à combattre une famine pourtant beaucoup moins aigue en France qu’en URSS au même moment, en leur envoyant deux colis : celui de Triolet contient plusieurs kilos de sucre, du foie de poisson, du café, des gâteaux secs, du thé de Ceylan, plusieurs tablettes et boîtes de chocolat, du riz, du saucisson, du salami. Le colis pour Aragon renferme du sucre, du caviar Belouga (le plus cher !) du café, des boîtes de crabe, du riz (1). En mars elle ajoutera des sprats, du crabe, du caviar Belouga, puis onze pots de caviar (2), tous produits accessibles seulement dans les magasins spéciaux des privilégiés. Aragon, reconnaissant, saluera en Staline « le plus grand philosophe de tous les temps, l’ouvrier de la transfiguration de l’homme et de la transformation de la nature, celui qui proclama l’homme comme le souci central des hommes » (3).
Aragon remplira jusqu’à la fin de ses jours son rôle de larbin intellectuel du stalinisme. Un petit détail peu connu éclaire l’ampleur de son activité dans ce rôle. En janvier 1962 Maurice Nadeau publie dans Les Lettres nouvelles, revue éditée alors par René Julliard un numéro spécial consacré à la littérature soviétique, préparé et traduit par Claude Ligny ancien membre du PCF et par moi (sous le pseudonyme de Pierre Forgues). Ce numéro ne reproduit certes pas la vision officielle de la littérature soviétique et donne la parole à quelques voix dissidentes plus ou moins étouffées mais le tableau qu’il trace correspond à la réalité dans son ensemble. Quelques jours après la sortie du numéro, René Julliard reçoit un coup de téléphone d’Aragon, qui lui déclare : « Puisque vous avez publié cela, vous n’aurez plus un seul écrivain soviétique ». Bref il fait la police de la littérature soviétique. René Julliard se hâte d’en informer Nadeau qui se hâte de communiquer cette peu poétique déclaration à Claude Ligny et à moi…
Plus tard Aragon mettra sur le même plan Staline… et Trotsky. Dans son Histoire de l’URSS, il cite d’abord une phrase d’Ilitchev, conseiller de Khrouchtchev dans les années 1960 « Le culte de la personnalité en théorie est, dans le fond, la tentative de résoudre les problèmes théoriques à coups de décrets, par des méthodes bureaucratiques. C’est un abus de pouvoir dans le domaine de la théorie ». Puis il ajoute le commentaire suivant : « Cette remarque d’Ilitchev établit ici une analogie, que devait peu après formuler en France Maurice Thorez, la ressemblance entre le culte de la personnalité de Staline et le trotskisme, qui réglait également les questions par voie bureaucratique, par voie d’autorité. » (4)
Les larbins trouvent toujours un emploi à chaque changement de maître.

1 Lili Brik- Elsa Triolet Correspondance 1921-1970, p. 289
2 Ibid, p. 293
3 Lettres françaises, 5 février 1953
4 Aragon, Histoire de l’URSS, tome 2 p. 202

Dans l’URSS de Staline… LES MUTINS DU GOULAG ET DU QUOTIDIEN.

 

Jean-Jacques Marie

Les éditions ROSSPEN de Moscou ont publié en 2004 une Histoire du goulag stalinien de la fin des années 20 au milieu des années 50 en sept volumes dont le volume six, de 730 pages, constitué de documents rassemblés par les Archives d’Etat de la Fédération de Russie est consacré selon son titre aux Insurrections, révoltes et grèves organisées par les détenus du goulag, surtout de 1936 à 1954. Les documents publiés montrent que dans des conditions effroyablement difficiles une parti non négligeable des détenus (sauf, bien entendu, les truands de la pègre !) prolongent au goulag, sous la forme d’un sabotage quotidien organisé, le combat sourd et difficile que mènent ouvriers et paysans soviétiques contre l’oppression et les conditions de travail et de vie insupportables que la bureaucratie parasitaire et vorace leur impose.
Trois mois après le début de la guerre…
Dès le 12 juillet 1941, trois semaines à peine après le début de l’invasion de l’URSS par la Wehrmacht, le chef de la section opérationnelle du camp de la Petchora note : « La guerre a accru l’activité des éléments contre-révolutionnaires du camp. Un état d’esprit insurrectionnel et terroriste se fait jour chez les détenus des 1ère, 8ème, 9ème et 10ème zones ». Un an plus tard, le 21 juillet 1942, son successeur soulignera l’aggravation des tensions qu’il liera explicitement à la détérioration de la situation militaire.
Auparavant, le 15 septembre 1941, un groupe indéterminé d’ouvriers de l’Oural dénoncent, dans une lettre, évidemment anonyme, à Staline, l’introduction de ce qu’ils appellent un « système fasciste en URSS »« Conformément à ce système, fasciste, affirment-il, les ouvriers se sont mis à payer des amendes, représentant jusqu’à 25 % de leur salaire ou à passer en prison de trois mois à trois ans. Ce système a pris la plus large extension au point que la majorité absolue des travailleurs dans les entreprises se sont mis à payer des amendes ou ont été placés en situation de prisonniers détenus. » En un mot la situation de nombreux ouvriers ressemble à celle des victimes du goulag.
Le 21 octobre 1941, en pleine débâcle des armées soviétiques face à l’offensive allemande des grèves éclatent dans plusieurs usines textiles de la région d’Ivanovo au sud de Moscou : un rapport du secrétaire régional, publié en français dans le volume de Nicolas Werth et Gael Moullec Rapports secrets soviétiques, sous le titre Classes laborieuses, classes dangereuses raconte : « Dans un grand nombre d’entreprises textiles de la région d’Ivanovo ont eu lieu récemment des arrêts du travail. Des groupes entiers d’ouvriers ont cessé leur travail avant la fin du temps réglementaire (…) Une inspection sur place a montré que la majorité des ouvriers des principales usines textiles de la région étaient prêts, sous l’influence d’éléments hostiles à faire grève. » Puis l’auteur du rapport s’interroge : « Qu’est-ce qui motive le mécontentement ouvrier et donne aux éléments hostiles l’occasion de mener un travail de sape dans les entreprises ? » La réponse que donne ce responsable est éclairante, non seulement sur la situation des ouvriers et ouvrières d’Ivanovo, car ce qu’il explique vaut pour l’URSS tout entière : « Une baisse conséquente du salaire, une nette dégradation de l’approvisionnement, une forte hausse des prix surtout sur le marché libre, un fonctionnement exécrable des coopératives et des cantines ouvrières. » Et il précise : « Le salaire de la plupart des ouvriers du textile a diminué, au cours des derniers mois de 30 à 40 % et plus. Ainsi les meilleurs tisserands de l’usine Noguine qui gagnaient 800 roubles par mois avant guerre n’en gagnent plus que 400 (…) ». Or « ­au marché la viande coûte 35 à 40 roubles le kilogramme. L’approvisionnement en viande et en lait reste très limité et d’immenses queues se forment même au marché pour ces produits. »
Pire encore les ouvriers et ouvrières tirent des conclusions politiques de cette situation, qui, souligne le secrétaire du comité régional, « suscite un fort mécontentement, voire des humeurs antisoviétiques », dont il donne quelques exemples éclairants : « A l’usine Bolchevik ont été tenus les propos suivants : « On nous nourrit mal, il y a peu de pain. Il faudra se mettre en grève pour que ça change. »» Il cite ensuite une ouvrière qui dans l’assemblée des travailleurs de son usine a dénoncé la collaboration Staline-Hitler en déclarant : « Ce n’est pas Hitler qui a pris notre pain, ce sont nos chefs qui le lui envoyaient. Maintenant, ils ne nous donnent plus de pain. Est-ce qu’ils le gardent pour eux ? ». Si elle le déclare ainsi, certes avec modération mais publiquement, c’est qu’elle est persuadée que nombre d’ouvriers et de paysans ressentent péniblement le fossé qui sépare les millions de bureaucrates, convenablement logés, qui se gavent pendant qu’eux, entassés dans des logements minuscules, se serrent la ceinture et manquent de tout ou presque.
Le chef de la section opérationnelle du goulag affirme, dans un rapport adressé au vice-commissaire du peuple à l’Intérieur, Tchernichov, le 22 décembre 1941 que, depuis le début de la guerre, le 22 juin 1941, 11.000 détenus ont été accusés de « crimes contre–révolutionnaires » (c’est-à-dire d’actes – très imprécis – de contestation ou de protestation, voire de simples propos moqueurs ou critiques) et 2 408 d’entre eux fusillés. Il ajoute qu’au cours de ces six mois « plus de 70 groupes insurrectionnels rassemblant au total 650 détenus » ont été découverts et liquidés. A l’en croire, dans le camp proche de la ville de Norilsk, un groupe insurrectionnel « comptant plus de 100 membres, en majorité formé d’anciens militaires condamnés pour crimes contre-révolutionnaires » (sans doute lors de la grande purge de 1937-1938) envisageaient de prendre le contrôle du camp pour s’emparer de la ville même de Norilsk ! Il précise que 59 d’entre eux ont été arrêtés, sans dire ce que sont devenus les quarante et quelques autres, puis énumère une demi-douzaine d’autres groupes insurrectionnels, dont l’un est accusé d’avoir préparé la prise de la ville Komsomolsk avant que 32 de ses membres ne soient arrêtés. Il ajoute enfin : « Des organisations et des groupes insurrectionnels similaires ont été découverts et liquidés » dans six camps de Sibérie « et dans d’autres camps ».
Dans un rapport ultérieur, un autre dirigeant du goulag, Nassedkine, affirme : « la majorité des membres de ces organisations et groupes insurrectionnels se donnaient comme but de préparer des attaques armées, de désarmer la garde armée des camps et des colonies et de passer du côté des armées fascistes allemandes ».
Trois mois après la victoire
La propagande stalinienne a longtemps imposé la vision, certes atténuée depuis la fin de l’URSS, d’une population soviétique galvanisée par la victoire (pourtant très coûteuse en victimes !) sur l’Allemagne nazie. Or la conférence donnée par la romancière Marietta Chaguinian à la section communiste des écrivains de Moscou, le 21 août 1945, évoque une réalité différente… D’après le rapport scandalisé qu’envoie le secrétaire de la section au 1er secrétaire du PC de Moscou, qui relaie cette dénonciation à Malenkov, secrétaire du comité central, Chaguinian déclare à ses collègues, dont certains l’applaudissent : « Attention je vais raconter des choses effroyables, ce qui se fait chez nous. J’ai été dans l’Oural. Là bas 15.000 ouvriers de l’usine Kirov se sont révoltés, la plus authentique des révoltes, parce qu’ils ont des mauvaises conditions (…). On nourrit les invalides de la guerre patriotique avec un mélange de farine et d’eau. Ils meurent de faim. Dans les usines un grand nombre de gosses travaillent, on exploite la marmaille, on les use, on les condamne ». L’auteur du rapport ajoute : « elle ne termine pas sa pensée. Elle dénonce ensuite l’exploitation du travail des enfants qui « meurent de faim » dans les usines. » Elle complète ce tableau de la misère ouvrière par celui de la belle vie des cadres dirigeants qui se gavent : « J’ai été dans l‘Altaï et là c’est effrayant ce qui se passe. Les comités régionaux, les comités de district s’engraissent, ils bouffent les rations des ouvriers et les ouvriers meurent de faim, ils vont comme des ombres, fatigués, épuisés. »
Evoquant ensuite l’invitation faite à une jeune écrivaine de céder sa place en première classe d’un train à un général, elle commente sarcastique : « Où voit-on que cela se fait ? Nos généraux circulent, se promènent et à eux le respect, les honneurs. » Et pour conclure elle dénonce la propagande : « Et avec tout ça chez nous, on écrit beaucoup de louanges. » Pour conclure elle invite les écrivains à décrire la réalité !
Cette grève et d’autres similaires ont voisiné avec des mouvements qui agitent le goulag et ont été répertoriés et décrits dans ces diverses formes de protestations, longtemps brutalement réprimées, constituent une sorte de prolongation de la lutte quotidienne sourde menée par les ouvriers et les paysans soviétiques pour se défendre contre le pillage auquel la bureaucratie dirigeante les soumet, lutte sourde que le régime stigmatise comme du « sabotage ».
Or, Soljenitsyne le rappelle, les détenus du goulag sabotent systématiquement le travail qui leur est imposé et produisent donc de la camelote. « Tout ce que les détenus du camp, écrit-il, fabriquent pour leur cher Etat est du travail ouvertement et au suprême degré bousillé ». Il évoque ainsi la ligne de chemin de fer Salekhard-Igarka, longue de 1 200 kilomètres, dont les rails se gondolent tant qu’aucun train ne peut l’emprunter, ou la ligne Oussa-Vorkouta, dont les rails, eux aussi, « flottent » et sur laquelle le train tangue … même après l’exécution des constructeurs, fusillés pour « sabotage ».
Du « sabotage » quotidien à la grève ou au soulèvement.
Ce « sabotage » quotidien est la forme élémentaire et la base d’une résistance qui, au fil des ans, débouchera sur les évasions collectives, la grève déclarée, voire l’insurrection. Cette résistance pouvait apparemment menacer l’ordre existant puisque les auteurs des sept volumes de ROSSPEN, parmi lesquels figure Soljenitsyne lui-même font précéder les documents portant sur la période de la guerre, d’une phrase tirée du rapport d’un responsable du goulag : « Si nous n’instaurons pas un ordre sévère, nous perdrons le pouvoir » ! Le rejet du système policier du stalinisme se manifeste y compris dans la formation de groupes antistaliniens par des adolescents, voire des enfants comme les gamins âgés de 11 à 13 ans qui ont fondé la Société des Jeunes révolutionnaires de Saratov et collé un jour d’avril 1944 sur les murs de leur quartier des tracts manuscrits proclamant entre autres « Le pays est dirigé par la bande des réactionnaires staliniens. Les porteurs de galons dorés étouffent à nouveau tout ce qui est vivant. Une cascade d’impôts pillent les travailleurs. »
La crainte exprimée ci-dessus est certes exagérée, mais, comme le souligne la réaction affolée de Beria devant l’idée qu’ils puissent distribuer leurs quelques tracts manuscrits dans une manifestation du 1er mai ou du 7 novembre, la création régulière de groupes d’adolescents reflète la fragilité de l’ordre stalinien, en général dénoncé pour sa sauvagerie répressive, mais souvent vanté pour sa solidité apparente.
« Ils perdront le pouvoir » ? Vraiment ?
Après l’écrasement sanglant des grèves de la faim (relativement) massives des années 1936-38, un lent cheminement mène peu à peu aux tentatives de constituer dans les camps des groupuscules secrets, vite découverts, puis à des  esquisses de protestation suivies, dès la guerre, de grèves ou de révoltes ouvertes qui vont s’étendre peu à peu jusqu’à la mort de Staline puis exploseront dans les mois qui suivront et déboucheront sur l’agonie du goulag… et sur le rapport Khrouchtchev contre Staline en 1956.
« Des insurgés sans insurrection » ?
La direction du NKVD, dans une synthèse de ses rapports effectuée à la fin de la guerre, affirmera avoir démantelé dans le goulag, de 1941à 1944, 603 groupes et organisations insurrectionnels auxquels auraient « pris part activement 4.640 individus », soit une moyenne de 7 à 8 participants par groupe, bien peu pour prendre le contrôle d’un camp ou d’une ville ! Mais l’insubordination des détenus, le plus souvent rampante, parfois affirmée est si réelle que les auteurs de ROOSPEN titrent la seconde partie de leur volume consacrée à la période de la guerre (juin 1941-mai 1945) : « Des insurgés sans insurrection » … mais dont les protestations vont bientôt déboucher sur des actions collectives.
De la révolte à l’organisation de groupes.
La débâcle initiale de l’armée rouge, due, entre autres, à la passivité avec laquelle les soldats soviétiques ont d’abord répondu à l’offensive allemande, suscite chez de nombreux détenus la volonté de combattre le pouvoir qui les a jetés au goulag. Ainsi Beria, dans une circulaire du 27 janvier 1942 adressée à tous les commandants de camps, ainsi alertés décrit une insurrection qui vient alors d’éclater à Vorkouta : « Le 24 janvier de cette année, 125 détenus du camp de Vorkouta ont désarmé la garde armée du camp, ont attaqué le centre régional d’Oust-Oussa, se sont emparés de la poste, ont arraché les fils téléphoniques, massacré les gardiens de la prison, libéré 42 détenus, dont 27 se sont ensuite associés à la bande. A la suite des mesures que nous avons prises nous avons abattu 11 bandits et arrêté 32 autres », soit 43 insurgés sur 125 (152 si l’on ajoute les 27 détenus ralliés à eux). La majorité des insurgés ont donc réussi à fuir… sans doute pas pour longtemps. Il évoque ensuite « des tués et des blessés parmi les gardiens, les membres du NKVD et les cadres du parti ». Le récit de Beria débouche sur six instructions rigoureuses. Le vice-commissaire à l’Intérieur, Krouglov, affirmera plus tard, dans une circulaire interne du NKVD, que cette insurrection a coûté la vie à « plus de 40 collaborateurs du NKVD et membres des cadres des soviets et du parti ».
 
Combat réel ou protestation symbolique ?
Les rapports du NKVD évoquent la découverte de groupes de détenus, dont les noms qu’ils se donnent expriment une volonté de combat désespérée face à l’énorme machine oppressive du goulag : « La société russe de vengeance contre les bolcheviks », le  « Comité d’autolibération des colonies » , le « Parti national-socialiste de Russie », le « Parti populaire russe des réalistes », le « Groupe de combat de la libération », « La libération populaire », « L’Union de libération des peuples de Russie », « Le groupe populaire du Travail ». Les noms de ces groupes expriment une volonté de défier le régime politique policier, sans rapport avec leur force réelle. En ce sens, ces détenus semblent réagir comme les enfants et les adolescents qui constituent, à moins d’une dizaine, le « Parti panrusse contre Staline » à Oulianovsk en 1938 ou la « Société des Jeunes révolutionnaires » (une demi-douzaine !) créée à Saratov en 1943 et dont l’unique tract collé sur les murs voisins, avant leur arrestation proclamait « Camarades, dressez-vous pour le combat. Anéantissez la bête sauvage Hitler et ensuite renversez Staline ! » Les ambitions des groupes qui se forment dans les camps sont beaucoup plus limitées que ces rêves d’adolescents, qui affolent pourtant la police politique acharnée à arrêter leurs auteurs avant qu’ils ne puissent distribuer leurs tracts manuscrits dans une manifestation du 1er mai ou du 7 novembre. Les groupes, même minuscules, de détenus parviendront, eux, à agir, de plus en plus au fil des années, sous la pression des conditions insupportables de leur existence.
Des détenus sur le front
L’Armée rouge ayant été décimée d’un côté par la reddition de centaines de milliers de soldats pendant les six premiers mois puis par les coûteuses offensives frontales massives dont était friand Staline, ce dernier a envoyé sur le front près d’un million de détenus qui, préférant les dangers de la guerre à la famine du goulag acceptent souvent de se déclarer volontaires. La population du goulag passe ainsi de 2.300.000 le 22 juin 1941 à 1.200.000 le 1er décembre 1944.
 
Les lendemains difficiles de la victoire et les erreurs de Staline.
La guerre et surtout sa fin modifient brutalement la composition des camps et l’attitude des déportés. Mais le massacre, pendant la guerre, de quelques trente millions de soviétiques, soldats et civils, en majorité des hommes, provoquait en 1945 un manque de main d’œuvre dramatique alors qu’il fallait reconstruire une industrie ravagée par les gigantesques destructions de la guerre. Quoique lui-même fort peureux, Staline considérait comme traître tout soldat ou gradé soviétique qui s’était rendu à l’ennemi au lieu de se suicider. Combien de fois n’a-t-il pas répété ?  « Chez nous il n’y a pas de prisonniers, il n’y a que des traîtres ». Mais, en 1945, il décide de répondre au déficit grave de force de travail en envoyant au goulag une grande partie du million de prisonniers soviétiques libérés des camps allemands. Pour donner une couleur humanitaire, de pure propagande, à cette décision purement économique, il abrogera en 1947 la peine de mort, sous les applaudissements admiratifs d’hommes politiques et d’intellectuels dits progressistes, qui se montreront moins diserts quand il la rétablira trois ans plus tard. Mais en envoyant au goulag des rescapés d’une guerre finalement victorieuse, qui, dans les camps allemands, ont pu entrer en contact avec des prisonniers d’autres nationalités et cultures, Staline introduit au goulag l’un des germes de sa dislocation.
Il en introduit un autre en y installant des rescapés de l’armée russe du général Vlassov pronazi et des Ukrainiens, dont des nationalistes, des partisans du fasciste déclaré Bandera, qui avait proclamé à Lvov le 30 juin 1941 un éphémère gouvernement ukrainien ouvertement pronazi, vite dissous par Hitler, pour qui  les Ukrainiens n’étaient que des « lapins », dès lors indignes d’avoir un gouvernement à eux, même pro-nazi et dont la première et unique mesure fut l’organisation d’un massacre des juifs à Lvov.  A ces forces hostiles au régime qui les a maltraités et, en particulier, affamés, il ajoutera en 1948, puis 1949 près de 160.000 Estoniens, Lettons et Lituaniens, tous qualifiés de « nationalistes » comme les membres des maquis antisoviétiques, dits frères des forêts… où ils se terraient, liquidés à la fin de 1949.
Ces derniers groupes, formés en majorité d’individus qui avaient combattu la domination soviétique, étaient dans de tout autres dispositions d’esprit que les victimes soviétiques des purges des années 30, souvent hébétés par une répression brutale souvent sans aucun rapport avec leur activité, voire leurs opinions, réelles et donc persuadés d’être victimes d’une erreur.
En dehors d’eux se constituent ici et là des groupes d’adolescents et d’étudiants critiques du régime politique. On peut juger de la crainte que suscitent chez Staline ces tracts et les groupes de jeunes, qui les rédigent et les diffusent très modestement, à la lecture du rapport que, le 6 novembre 1946, lui adresse le ministre de l’Intérieur de l’URSS, Sergueï Krouglov qui lui annonce la découverte de six tracts, « d’un contenu contre-révolutionnaire » non précisé « rédigés à la main d’une écriture trafiquée », une semaine avant la manifestation anniversaire de la révolution le 7 novembre. Sur ces six tracts « « Trois avaient été jetés dans la rue, l’un était collé sur la porte d’entrée d’un immeuble d’habitation, un autre sur une palissade et un autre déposé dans une boite aux lettres (…) Des mesures sont prises pour retrouver les auteurs de ces tracts ». Ces six tracts manuscrits suffisent donc à émouvoir le ministre de l’Intérieur, qui juge nécessaire d’informer Staline des mesures prises pour retrouver leurs auteurs. Comment mieux souligner l’extrême fragilité de la domination de Staline et de sa nomenklatura sur la population ?
Deux ans plus tard, cette crainte prend des allures de panique, apparemment irrationnelle : à la fin d’octobre 1948, les agents de la Sécurité d’Etat (appelée, depuis 1946, le MGB) de Leningrad découvrent, collés dans plusieurs arrondissements de la ville, cent quarante quatre tracts manuscrits, annonçant, à la fois, la constitution d’une organisation intitulée « Le bonheur du peuple » et sa décision de distribuer, dans la manifestation du sept novembre suivant, des tracts,  dont l’un est titré « Sur le vrai et le faux socialisme » !
La direction de la Sécurité d’Etat s’affole : elle décide aussitôt d’envoyer en urgence « un groupe de tchékistes expérimentés » en renfort à ses milliers d’agents de Leningrad, pour débusquer, avant la manifestation, cette redoutable organisation de « criminels ». Elle craint, à l’évidence, l’effet que de tels tracts pourraient produire sur certains manifestants. Elle informe Staline de la gravité du danger et de l’ampleur des mesures prises pour l’affronter. Or « Le bonheur du peuple » ne comporte que deux jeunes étudiants, qui se proposent, certes, de recruter quelques adhérents, mais n’en ont encore attiré aucun. L’armada policière d’agents du MGB arrête in extremis ces deux adversaires, à ses yeux redoutables, du régime, dans la nuit du cinq au six novembre, juste à temps. Elle confisque les soixante-sept tracts manuscrits qu’ils se préparaient à distribuer le sept. L’impuissance apparente des groupes de gamins et d’adolescents dissimule donc, aux yeux de Staline, une puissance redoutable, qu’il ne veut pas laisser se développer et veut liquider sans délai.
Les groupes, même minuscules, de détenus parviendront, eux, à agir, de plus en plus au fil des années, sous la pression des conditions insupportables de leur existence. Les auteurs de l’histoire du goulag publiée par ROSSPEN les présentent comme des « insurgés sans insurrection » ; la formule peut-être exagérée reflète néanmoins un aspect des tensions qui ravagent l’univers policier du goulag. Ces tensions, déboucheront au lendemain de la mort de Staline sur la dislocation du système ; elle exprime donc une inquiétude peut-être grossie, mais nullement imaginaire. C’est pourquoi, dès janvier 1948, une lettre conjointe à Staline du ministre de l’Intérieur Krouglov et du ministre de la Sécurité, Abakoumov, fixe l’objectif d’interner au goulag 100.000 détenus politiques jugés particulièrement dangereux. Il veut donc les retirer de la société pour les isoler et les neutraliser derrière les barbelés des camps.
Deux mois plus tard, un ordre des ministères de l‘Intérieur et de la Sécurité d’Etat du 16 mars 1948 reflète la même crainte. Il décide de constituer des camps spéciaux au régime particulièrement sévère destinés aux « espions, saboteurs, terroristes, trotskystes, droitiers, menchéviks, socialistes-révolutionnaires, anarchistes, nationalistes, émigrés blancs, membres d’autres organisations et groupes antisoviétiques et personnes présentant un danger à cause de leurs liens antisoviétiques et de leur activité hostile » qui, de plus, « ne seront pas libérés à l’expiration de leur peine ». Les groupes politiques ici stigmatisés n’existent plus – ce qui n’empêchera pas les statistiques du goulag de recenser, par exemple, dans ses rangs, à la mort de Staline, la présence de 1.825 trotskystes… pour l’essentiel imaginaires.
Cette inquiétude découle aussi de la violence avec laquelle le régime en place traite la masse de la population. Ainsi, en réponse à la famine, qui ravage une partie de l’URSS en 1946 et 1947, Staline  promulgue, le 4 juin 1947, deux décrets, l’un sur « la responsabilité pénale pour vol de la propriété sociale », le second sur « le renforcement de la propriété privée des citoyens », publiés dans la Pravda du lendemain et enrichis d’un additif secret concernant les « petits vols sur le lieu de production » (un pain dans une boulangerie par exemple), sanctionnés d’une peine de prison de 7 à 10 ans (contre un an auparavant). Ces décrets, promulgués dans un pays qui compte près de dix millions de veuves de guerre, confrontées à la nécessité de se débrouiller pour pouvoir nourrir leurs enfants, reprennent les dispositions de la loi du 7 août 1932, dite loi des cinq épis, tombée en désuétude, qui punissait de dix ans de camp ou de la mort les petits larcins – surtout de lait, de beurre, de pain, de viande, voire d’épis glanés après la moisson – commis par une population affamée. Le fidèle stalinien Kaganovitch lui-même, pourtant docile second de Staline, évoquera devant le comité central de juillet 1953 le cas de femmes condamnées à trois ans de camp « pour une petite botte de paille ». Ces décrets envoient au goulag, de 1947 à 1953, 2.200.000 individus, surtout des femmes qui, après avoir, pendant la guerre, remplacé aux champs ou à l’usine les hommes partis au front, ont chapardé un peu pain, de beurre ou de lait pour nourrir leurs enfants affamés et que les décrets assimilent aux voleurs et truands. Le Goulag n’abritait plus en 1944 que 1.200.000 détenus. Les condamnés de la faim constituent en 1953 une bonne moitié de ses 2.526.402 prisonniers.
Les conditions d’existence imposées à la population laborieuse provoquent ici et là des mouvements de protestation malgré la brutalité de la férule bureaucratique. Ainsi en mai 1948 des troubles éclatent dans l’usine de moteurs et de turbines de Sverdovsk dans l’Oural. L’usine est le produit de la fusion de deux usines jusqu’alors distinctes. Au lendemain de la fusion le directeur décide de modifier le régime de laissez-passer pour l’entrée du personnel dans l’usine sans l’expliquer aux travailleurs. Des conflits éclatent entre eux et les gardiens lorsqu’ils veulent accéder à leur atelier. Le directeur ne prend aucune mesure pour apaiser la tension. Le 13 mai à 7 heurs 30 du matin un garde tire sur un jeune ouvrier de 16 ans qui tente d’entrer dans l’usine avec son père et le blesse grièvement. L’incident suscite l’indignation des ouvriers qui arrêtent massivement le travail. Le directeur déclare : « La garde a tiré et tirera. » Le syndicat officiel n’étant qu’un appendice de l’appareil d’Etat, les ouvriers, sans organisation, reprennent le travail…
Un an plus tard, le 27 mai 1949, les ouvriers de l’usine de chaussures Ouralobouv de Sverdlovsk las des conditions de vie lamentables qui leur son imposées se mettent massivement en grève. « La majorité des logements collectifs de l’usine étaient installés dans des vieux bâtiments et des baraquements provisoires privés de blanchisserie, de services sanitaires et de salles de bain. Le bois de chauffage était fourni irrégulièrement. Les cuisines manquaient de l’équipement nécessaire pour faire à manger. La majorité des habitations manquaient de lavabos, de tabourets, de tables de nuit, d’armoires et ne reçoivent que très irrégulièrement du bois de chauffage. » L’historienne russe qui relate ce mouvement de grève en soulignant qu’il éclate l’année même où les répressions staliniennes se renforcent et donc que les ouvriers devaient « être poussés à l’extrémité du désespoir pour se mettre ainsi en grève », note en même temps : « Néanmoins les manifestations des ouvriers de Sverdlovsk n’étaient pas accidentelles. Elles reflétaient l’état d’esprit général des soviétiques qui espéraient des changements dans leur existence après la conclusion victorieuse de la guerre et qui avaient été trompés dans leur attente. »
 
« A tâtons nous rompons nos chaînes », ou de la grève à l’insurrection
Nassedkine exagère certes la menace que font peser les groupes évoqués ci-dessus sur l’administration des camps, mais il ne l’invente pas, comme le montrent les insurrections qui éclatent dans les camps après la guerre. Ainsi un rapport du 24 avril 1946 évoque la découverte… en juillet 1945 dans le camp du Nord de l’Oural d’un groupuscule de nationalistes ukrainiens nommé le Parti populaire démocratique d’Ukraine, fort de six membres, tous arrêtés. Le même rapport évoque ensuite la découverte d’une organisation, bien entendu qualifiée d’insurrectionnelle, intitulée « Gamaleia », dont le NKVD a arrêté 10 membres, réels ou supposés. En 1947, un groupe d’une cinquantaine de détenus du centre atomique d’Arzamas désarment la garde et s’enfuient. Ils sont tous rattrapés et abattus. En 1948, deux tentatives du même genre se produisent sur un chantier du Kamychlag. En 1949, un groupe de détenus du Berlag, dirigés par le général Semenov, déporté, s’emparent de dizaines de fusils parviennent à s’évader puis sont repris et tous fusillés.
A la fin de 1949 et au début de 1950, un groupe formé à la fois de détenus politiques et de droit commun du camp d’Elgenougol, chargé de l’extraction minière à Kolyma, organise un soulèvement armé vite maté. Peu après, un autre soulèvement armé au Berlag est, lui aussi, vite écrasé. En juillet 1950, dans un camp du Dalstroï, la direction arrête 7 détenus, accusés d’avoir fondé au total trois groupes clandestins avec d’anciens officiers de l’Armée rouge. Le 6 novembre, dans un camp d’Estonie, le MVD arrête 6 détenus, tous anciens matelots de la Flotte rouge, fondateurs de l’Union de la lutte révolutionnaire clandestine, accusés de quatre crimes …
En 1951, cinq cents détenus d’un camp de l’île de Sakhaline déclenchent une grève de la faim qui dure cinq jours. Peu après, plusieurs centaines de détenus du camp d’Oukhktijem déclenchent à leur tour une grève de la faim. Pour les punir on les transfère dans le camp spécial de Norilsk. La même année, deux soulèvements armés éclatent au Krasslag, eux aussi, vite écrasés.
En janvier 1952, plusieurs centaines de détenus du camp d’Ekibastouz, dans lequel Soljenitsyne passe sa dernière année de camp, déclenchent une grève de la faim massive, que Soljenitsyne raconte, malgré la distance qu’il prend avec elle, dans un chapitre intitulé A tâtons nous rompons nos chaînes, formule applicable aux mouvements de protestation qui se développent et se renforcent peu à peu au goulag depuis 1947. Soljenitsyne conclut : « Le virus de la liberté, cependant se répandait, et comment le bouter hors de l’Archipel ? » Il ajoute plus tard : « D’évidence, au début des années 50, le système stalinien des camps, notamment dans les camps spéciaux, était mûr pour la crise. Du vivant même du Tout Puissant, les indigènes avaient déjà commencé à rompre leurs chaînes ».
Reflet de la crise qui ronge de plus en plus le régime stalinien et pousse Staline dès le début de 1952 à préparer une nouvelle purge sanglante, le vent de liberté souffle de plus en plus fort au goulag. Le 16 avril 1952, le ministre de l’Intérieur Krouglov affirme avoir découvert dans le camp de Beregovoï une « organisation antisoviétique de détenus ukrainiens qui préparaient une évasion armée » et en avoir arrêté 12 membres. Dans un rapport du 6 août 1952, le lieutenant général Dolguikh, chef du goulag, dresse un bilan des mouvements de protestation au cours du premier semestre : 285 cas d’activité contre-révolutionnaire (qualification qui peut recouvrir n’importe quelle expression de mécontentement), 1.458 évasions, 378 refus de travailler, forme de protestation individuelle qui peut souvent prendre une forme collective. Le 13 février 1953, dans le camp de Kizliiv un gardien abat un détenu d’un coup de fusil. 300 détenus décrètent aussitôt la grève. Le midi du 1er mai 1953, deux mois après la mort de Staline, dans le camp de Krasnoiarsk, un capitaine du camp énervé entre dans la cantine où mangent les détenus, renverse un plat de nourriture sur la tête d’un détenu. Aussitôt plus de 600 détenus déclarent une grève de la faim. L’ordre concentrationnaire commence à se fissurer. La mort de Staline va accélérer ce mouvement… avec l’aide involontaire de Beria.
Une mutinerie paysanne silencieuse
Les kolkhozes doivent livrer à l’État une bonne moitié du blé qu’ils récoltent et plus de la moitié de la viande et du lait qu’ils produisent à des prix qui ne couvrent même pas leurs frais de production. En 1950, 22,4 % des kolkhoziens n’ont pas touché un kopeck pour leur travail. Ils ont travaillé gratuitement toute l’année ! 20 % ont touché eux pour toute l’année… UNE LIVRE de grains. En 1957, un membre du comité central, Kirill Mazourov expliquera : « En 1953 les kolkhozes avaient même cessé de planter des pommes de terre, parce que l’État leur payait 3 kopecks le kilo pour le stockage ; on coupait le lin à la racine, l’élevage s’effondrait. »  Les kolkhoziens travaillent donc le moins possible au kolkhoze et concentrent tous leurs efforts sur leur petit lopin individuel, que Staline accable d’impôts pour les décourager, y compris un impôt sur les arbres fruitiers, si lourd que certains préfèrent les abattre. L’URSS est confrontée à une sorte d’immense grève passive des paysans et à un déficit alimentaire, dissimulé par des baisses de prix annuelles, exaltées par l’Humanité, sur des produits de plus en plus introuvables. Pour combattre cette grève passive… mais efficace, Staline propose d’augmenter les impôts prélevés sur les kolkhoziens de 15 milliards de roubles à 40 milliards, somme qui dépasse leurs revenus.
En juillet 1953, au comité central Mikoian affirme : depuis deux ans l’URSS souffre d’ « un déficit aigu de légumes et de pommes de terre » que les paysans s’acharnent à ne pas cultiver dans les kolkhozes et les sovkhozes en réservant leurs efforts à leurs minuscules lopins individuels.
Une amnistie explosive
Au lendemain de la mort de Staline, Beria, ministre de l’Intérieur, convaincu que le goulag loin d’être rentable, est fort coûteux, prépare un vaste projet d’amnistie. Le 24 mars, il soumet au présidium du comité central un document affirmant que, sur 2.526.042 détenus, le goulag ne compte que « 221.435 criminels particulièrement dangereux pour l’Etat (espions, saboteurs, terroristes, trotskystes, socialistes-révolutionnaires, nationalistes et autres) détenus dans les camps spéciaux ». Il estime les victimes des décrets économiques de juin 1947 à 1.241.919 détenus, dont « environ 198.000 souffrent de graves maladies incurables et sont absolument inaptes au travail », précision sans doute incontestable, à la différence des imaginaires trotskystes et socialistes-révolutionnaires cités parmi les politiques étiquetés « criminels dangereux », sans parler des prétendus « terroristes ». Pour se débarrasser de cette main d’œuvre non rentable, il fait amnistier le 27 mars 1953 tous les détenus (soit un million deux cent mille détenus) condamnés au maximum à une peine de cinq ans de détention, les condamnés à plus de cinq ans de camp étant considérés comme des « politiques ». Cette amnistie laisse derrière les barbelés tous les détenus « politiques » – même très vaguement – qui effraient le régime et vont très vite le menacer. Mais les 221.435 exclus de l’amnistie pour une condamnation souvent privée de fondement réel constituent un groupe soudé par cette exclusion même qui leur apparait injuste. En même temps cette amnistie enrage la masse des 220.000 gardiens de camp promis à une reconversion douteuse. Les auteurs de ROSSPEN titrent sa quatrième partie La mutinerie du goulag (fin mai 1953-1954), qui débouche sur l’explosion du goulag, dont ne subsisteront que de menus débris, utiles pour intimider les quelques centaines de futurs dissidents.
La grève victorieuse
Le 25 mai, près de 20.000 détenus des mines de Norilsk débrayent pour protester contre la conduite de plus en plus violente des gardes, énervés par l’amnistie sélective. Le 5 juin, Beria envoie à Norilsk un haut cadre du MVD, qui, sur mandat de son chef, engage la discussion avec les leaders de la grève et promet de transmettre leurs revendications à Beria ; il leur demande, en échange, de reprendre leur travail, si précieux pour la patrie. Il divise ainsi les grévistes. Certains reprennent le travail, d’autres continuent la grève. Le procureur de la ville promet à ces derniers qu’ils ne seront pas punis, s’ils arrêtent leur mouvement. La liquidation de Beria ne va pas arranger les choses et la grève se prolongera par saccades jusqu’au 10 juillet.
De la grève des ouvriers de Berlin-Est à la grève du goulag
Loin de Moscou, la décision prise le 15 juin1953, par le gouvernement de la RDA d’augmenter de 10 % les normes de travail et donc de baisser à peu près d’autant le salaire réel provoque une explosion chez les ouvriers de Berlin-Est, puis de RDA, que le gouvernement de Walter Ulbricht et d’Otto Grotewohl est incapable de mater. Moscou envoie donc ses troupes et ses chars qui massacrent des centaines de manifestant, que l’Humanité en première page qualifiera aimablement de « nazis ».
42 soldats et officiers soviétiques fusillés
La nouvelle de la grève va cristalliser la protestation de milliers de détenus du goulag, en même temps qu’un événement resté longtemps méconnu (et très rarement évoqué depuis qu’il ne l’est plus) confirme la justesse des craintes du Kremlin sur la fragilité de son régime. Après l’écrasement de la grève, un tribunal militaire soviétique condamne à mort 42 soldats et officiers soviétiques, coupables d’avoir refusé de tirer sur les manifestants. Nul ne le sait alors. Cet acte d’insoumission, éloquent sur l’état d’esprit réel d’une partie de la population ne sera révélé, beaucoup plus tard, que par le journal Literatournaia Gazeta du 10 juin 1998, sous le titre « Quand la conscience ne se soumettait pas aux ordres. » Le journaliste souligne que « Tout se déroula dans le plus grand secret ». Selon le Parquet militaire de Russie, à qui il s’est adressé, « la liste des condamnés à mort figure dans un dossier particulier, conservé dans des archives particulières portant l’estampille « ultra-ultra-secret ». Pour lui, « ces quelques dizaines de soldats et d’officiers soviétiques ont eu le courage de lancer un défi au régime », qui reflète sans doute un rejet plus discret et plus prudent de la masse de la population laborieuse.
Si ce défi reste ignoré de tous, la rumeur fait vite connaitre celui qu’ont lancé les ouvriers de RDA. La nouvelle de leur grève brutalement écrasée provoque un choc dans le goulag. L’intitulé des rapports des commandants de camp suffit à indiquer l’ampleur des mouvements de protestation qui le secouent alors : « Désordres de masse parmi les détenus du camp De Norilsk (sections n° 5,6,13 et 35) l es 11, 17 et 25 juillet 1953) », « Désordres de masse des détenus du secteur n° 19 du camp de Viatks dans la nuit du 12 au 13 juillet 1953 ». Cette tension débouche sur ce qu’un rapport qualifie d’Insurrection des détenus du camp de Retchny en juillet-août 1953.
Elle va provoquer une grève massive dans le camp de Vorkouta. Selon l’un des survivants, « cette grève n’aurait pas été possible sans l’activité des groupes clandestins de résistance déjà existant ». Avant le 17 juin, souligne-t-il, aucun des prisonniers ou des chefs des groupes de résistance n’avait pensé à faire grève. » Tous les préparatifs avaient été faits en prévision d’une guerre. Le 17 juin vint tout changer ». Les wagons prétendus de charbon livrés par la mine à la ville arrivent souvent vides et que le charbon y était remplacé par des inscriptions du genre « Donnez-nous la liberté ! »
Un second choc : l’arrestation de Beria.
Le 26 juin 1953 les autres dirigeants soviétiques accusent Beria de complot et le font arrêter. La nouvelle provoque un choc dans le pays et le goulag. Les détenus de la région minière de Norilsk avaient, depuis plusieurs jours, déclenché une grève, qui avait gagné plusieurs camps du complexe et débouché sur des affrontements sévères avec les troupes spéciales du MVD. Les nombreuses pertes subies lors des affrontements n’avaient pas brisé le mouvement. Beria étant le symbole du régime policier, les détenus ressentent son arrestation comme une victoire et arrêtent leur grève. Mais, le plus souvent, à l’inverse, la nouvelle sert de catalyseur à la protestation. Le 19 juillet, 350 détenus du camp de Retchny cessent de travailler et exigent une discussion avec le procureur et le chef de l’administration du camp. Le 21 juillet, la direction de la mine du camp n° 1 découvre sur le panneau d’affichage sept tracts, signés Le comité d’action, qui proclament : « Détenus et bagnards ! (…) Exigez la révision immédiate de vos affaires et une libération totale. Exigez : – la suppression des camps extraordinaires du MVD – la liquidation du bagne – la réduction maximale de la durée des peines. »
Au camp minier voisin de Vorkouta, un groupe de détenus se met aussitôt en grève en affirmant : « C’est l’ennemi du peuple Beria qui nous a internés, maintenant on doit nous relâcher ». Le 25 juillet une deuxième équipe refuse de descendre au fond. Les détenus déclarent : « Nous avons été condamnés seulement à la suite de l’activité hostile de Beria, nous avons besoin d’être totalement libérés. » Dans une autre section, les détenus diffusent des tracts qui exigent, « la liberté, l’amnistie, la journée de huit heures, un vrai salaire sans retenues, la révision de leurs affaires, la liberté de correspondance et de visites ». Ils ajoutent qu’ils ne reprendront le travail qu’après avoir rencontré un représentant du comité central.
Au 1er avril 1954, après l’amnistie décrétée en mars 1953, et au lendemain des grèves qui l’ont secoué, il reste au goulag un peu plus d’1.360.000 détenus que le ministère de l’intérieur répartit en 448.000 auteurs de crimes contre-révolutionnaires (! ! !) environ et 680.000 sont des détenus de droit commun.
Le début de la fin
L’explosion du système se produit dans le camp de Kenguir, partie constituante du système des camps dit du Steplag, installés dans la steppe du nord du Kazakhstan, qui rassemblent à la fois des camps agricoles et des camps miniers de mines de cuivre et de charbon où, vu l’absence des mesures de sécurité élémentaires, la mortalité est très élevée.
Près de 25.000 détenus sont entassés dans les trois camps ou « zones » de Kenguir. Le 17 mai 400 détenus pénètrent dans la zone réservée aux femmes et détruisent les deux murs destinés à séparer les hommes et les femmes. La garde les mitraille. Bilan officiel : 14 morts, 32 blessés graves et 27 blessés légers. La colère des survivants explose. Le 19 mai, 5.000 détenus cessent le travail et élisent des délégués pour discuter avec le pouvoir. Le vice-ministre de l’Intérieur du Kazakhstan se rend aussitôt sur les lieux, discute avec les délégués des grévistes, écoute leurs doléances et les transmet aussitôt, le 20, à Moscou. « Les représentants des détenus qui participent aux pourparlers se conduisent de manière provocatrice ; ils exigent (…) la punition des responsables de l’utilisation des armes à feu, après quoi seulement ils reprendront les pourparlers. » Ces représentants des détenus se sentent donc incarner une force qui leur permet de prétendre débattre d’égal à égal avec ceux du pouvoir. La grève prend par là même, une portée nationale.
Le 27, les détenus élisent un comité de grève de neuf membres, présidé par un ancien lieutenant-colonel de l’Armée rouge, Kouznetsov. Ce comité réunit une assemblée générale de plus de 2.000 détenus, qui élaborent une liste de dix revendications portant surtout sur les conditions de vie des détenus complétée par l’exigence renouvelée que les responsables de la fusillade soient châtiés.
Signe de l’inquiétude qui envahit les dirigeants soviétiques, le chef du goulag, le lieutenant-général Dolguich, descend en personne à Kenguir. Le 29 mai, pour tenter d’apaiser les détenus révoltés, il révoque les quatre gradés et le vice-commandant du camp, tous jugés responsables de la fusillade du 17 mai ; il répond aussi à d’autres revendications des détenus en annonçant la suppression des verrous et cadenas aux portes et aux fenêtres des bâtiments et la liquidation de la cellule d’instruction où l’on isolait les détenus suspects de « menées antisoviétiques » ; il promet de régler le salaire (minime) des détenus, de leur assurer un repos quotidien de huit heures sans interruption et annonce des libérations.
Ces importantes concessions partielles, loin d’apaiser les grévistes leur donnent le sentiment de leur force nouvelle. Le 4 juin, Krouglov et Roudenko, par crainte de la contagion aux camps voisins, recommandent la prudence. Ils écrivent : « Ne pas faire entrer pour le moment les forces armées afin d’éviter la nécessité d’utiliser les armes à feu. Encercler la zone (…) Elaborer et mettre en œuvre des mesures complémentaires visant à démoraliser les détenus qui désobéissent à l’administration du camp, en suscitant en eux le sentiment d’une situation sans espoir, d’une impasse, de l’inéluctable issue lamentable de leurs actions. »
Le lendemain, le chef du goulag lui-même s’adresse par radio aux grévistes. Il leur rappelle les concessions qu’ils ont obtenues : l’introduction du décompte des jours de travail, l’attribution d’un salaire etc. (…) Certains de vos camarades ont été mis en liberté après révision de leurs affaires. » Après quoi, il dénonce la grève et le comité élu qui la dirige : « Au lieu de remercier notre parti pour le soin qu’il prend de vous, vous cédez à des provocations d’aventuriers et semez le désordre depuis trois semaines ». Mais, il le jure, il « n’y aura pas « de victimes. » Il invite ensuite les grévistes à se ressaisir : « En parole, leur lance-t-il, vous êtes des patriotes. Mais tout en nous l’affirmant, vous ne remarquez pas que trois semaines de désordre dans le camp ce n’est pas un comportement patriotique, mais antisoviétique (…) Rétablissez l’ordre dans le camp et engagez-vous dans la cause populaire de l’édification du communisme ! » Il les exhorte à ne pas croire « les provocateurs et aventuriers qui les ont emmenés dans une impasse ». Et il leur enjoint : « Finissez-en avec ces aventuriers criminels ! »
Cette double invitation n’ébranle pas la détermination des 5.251 grévistes recensés. Le 15 juin, Dolguikh télégraphie à Moscou : « La situation est toujours aussi tendue (…) Les détenus transforment près de 5.000 bouteilles en grenades à main en les remplissant de chaux. » Brusquement, le 20 juin les ministres de la Construction mécanique et de la Métallurgie, furieux que les livraisons des mines exploitées par les détenus se soient effondrées, exigent que le conseil des ministres » contraigne Krouglov « à rétablir l’ordre dans un délai de dix jours ». Les grévistes de Kenguir provoquent donc une crise gouvernementale, situation impensable du temps de Staline… mort depuis un an même pas et demi !
Le 21 juin, Krouglov annonce l’arrivée de la première division blindée Dzerjinski du MVD, avec cinq chars T-34, mais, conscient que l’extrême tension qui règne à Kenguir peut se muer en explosion, il ajoute : « Il nous semble qu’il faut utiliser les tanks plus comme un facteur moral et comme un bélier, en évitant d’utiliser la puissance de feu. » Le bélier ne fonctionne pas. Le facteur moral non plus. Et, le 24 juin, Krouglov ordonne de « mettre un terme à l’insubordination du camp n°3 et à l’activité criminelle de ses organisateurs. »  Pour y parvenir, il veut d’abord susciter « le désarroi parmi les détenus » et insiste pour « s’efforcer par tous les moyens de ne pas provoquer de victimes humaines », avec néanmoins une restriction : « On ne doit utiliser les armes que contre les organisateurs et les bandits. » Dans ce texte, alors ultra-secret, il demande de « prendre les mesures nécessaires pour éviter la publicité autour de la mise en ouvre de l’opération et des résultats ». Il craint donc que l’écrasement de la révolte de Kenguir, s’il est connu, ne suscite d’autres Kenguir, voire provoque des troubles dans la population. La grève des détenus exprime, en effet, sous forme outrée dans l’enfer concentrationnaire, la résistance, elle aussi élémentaire, qu’oppose au régime la masse des ouvriers soviétiques et qu’un ouvrier de Stalingrad, venu en février 1961 à Léningrad voir son frère, l’un de mes étudiants à cette époque où je travaillais comme lecteur à l’Université de la ville, exprima en me disant lors d’une conversation: «  Les ouvriers de mon usine à Stalingrad et pas seulement eux, ailleurs aussi, pensent : on cessera de faire mine de travailler quand ils cesseront de faire mine de nous payer. » Les uns et les autres ne cesseront jamais.
A Kenguir, Krouglov déclenche l’attaque le 26 juin à 3 heures 30 du matin. A l’en croire, la radio du camp aurait sans interruption, de 3 heures 30 à 4 heures du matin, invité les détenus à déposer les armes et à quitter la zone ou à se calfeutrer dans les baraquements, puis l’assaut commence. Les soldats mettent une heure et demie pour reprendre le camp n°3, capturer les dix membres de la commission, plus une liste de suspects d’incitation à la grève, au total 36 détenus, arrêter au total 400 meneurs, plus un millier d’autres détenus, accusés d’avoir « soutenu les émeutiers », dispersés ensuite dans des camps du Dalstroï.
Si l’on en croit le rapport rédigé par Krouglov et ses adjoints, la répression du soulèvement aurait fait 37 morts, 61 blessés plus ou moins graves et 54 blessés légers. Le chiffre de 37 morts au bout d’une heure et demie de combat, où les soldats, confrontés à la résistance acharnée de grévistes armés de piques et de bouteilles remplies de chaux tirent à balles réelles, parait curieux ; les auteurs du rapport osent de plus, affirmer qu’une partie, non précisée, de ces 37 morts se sont suicidés… sans doute pour échapper à la mort !
Les dirigeants de la grève sont condamnés à de lourdes peines allant de 10 à 25 ans de camp ans. Un rapport ultra-secret du collège du MVD, signé Krouglov en date du 16 septembre 1954 tente de tirer les leçons de la longue grève écrasée. Il reconnait la faillite du système en recommandant « Lors d’actions d’insubordinations massives de détenus s’efforcer d’y mettre fin par un travail d’explication et en tentant de disloquer le groupe des meneurs ». Krouglov tout en jugeant nécessaire de faire des concessions aux révoltes collectives pour les apaiser, insiste en même temps sur le refus de reconnaître à leurs meneurs éventuels la moindre représentativité : « néanmoins ne pas transformer ce travail d’explication en « négociations » car cela ne peut pas donner de résultats positifs. » Pourquoi ? Krouglov ne le dit pas. La raison est purement politique. « Négocier » signifierait reconnaître officiellement une fonction de représentation aux délégués élus par les révoltés et donc remettrait en cause le monopole du parti unique, comme seul représentant du peuple.
Trop tard
Les concessions annoncées par Krouglov arrivent trop tard. Pour sauver l’ordre politique lui-même il faut aller beaucoup plus loin. C’est ce que comprend, après Beria, le premier secrétaire du PCUS, Khrouchtchev, en présentant, dans une séance à huis clos du congrès du PCUS, en février 1956, son rapport critique de Staline, qui, bien que secret, sera lu à près de 25 millions de soviétiques. Khrouchtchev n’y dit certes pas un mot du goulag ni des divers lois et décrets coercitifs et répressifs dictés par Staline, de la loi dite des 5 épis d’août 1932, aux décrets antiouvriers de 1940 ou au décret du 4 juin 1947, qui avait envoyé des centaines de milliers de mères de familles au Goulag. Malgré ces impasses sa critique de Staline est explosive. Le dissident soviétique Levitine-Krasnov, sorti du goulag trois mois après, se réjouit : « C’était l’explosion d’une bombe ; une bombe qui provoqua la plus grande vague explosive de l’histoire. »
Le système, improductif et dégradant, du travail forcé de masse est alors en effet à la veille de sa dislocation définitive et la terreur stalinienne est en train d’être remplacée par un simple système policier promis à la dislocation tardive. Le Steplag sera dissous en 1956… Ce n’est certes pas la fin d’une époque, mais c’en est l’un des premiers signes.

 

 

Les voix des bourreaux. Des officiers du NKVD discutent des préparatifs des massacres…

Dmitri Volchek

Extrait de  Samizdat 2 : la voix de l’opposition russe…

(Avril 2024)

Il y a 85 ans, en 1937, des milliers d’employés du NKVD, dirigés par Nikolaï Ejov, reçurent l’ordre de lancer une campagne visant à identifier, arrêter et détruire les « éléments contre-révolutionnaires ». Le 16 juillet, Yezhov a tenu une réunion avec les chefs des départements régionaux du NKVD pour discuter de l’opération à venir. Participant à la réunion, le chef de l’UNKVD pour le territoire de la Sibérie occidentale, Sergueï Mironov, de retour de Moscou, le 25 juillet 1937, a tenu une réunion opérationnelle des chefs des points opérationnels, des secteurs opérationnels, GO et RO UNKVD pour la ZSK de l’URSS et leur expliqua les détails de l’opération. La première étape consistait à prendre tous les « atouts de la contre-révolution ».
« La limite pour la première opération est de 11 000 personnes, c’est-à-dire que vous devez emprisonner 11 000 personnes le 28 juillet. Eh bien, en emprisonner 12 000, peut-être 13 000 et même 15 000, je ne vous indique même pas ce nombre. Vous pouvez même en emprisonner 20. dans la première catégorie 20 000 personnes. »
Après avoir expliqué comment identifier et arrêter les contre-révolutionnaires et que faire des membres de leurs familles, Mironov est passé aux « questions techniques » : comment tuer et enterrer les personnes arrêtées.
« Que doit faire le chef du secteur des renseignements lorsqu’il arrive sur les lieux ? Trouver un endroit où les condamnations seront exécutées et un endroit où enterrer les cadavres. Si c’est dans la forêt, il faut couper le gazon à l’avance puis recouvrir cet endroit de ce gazon, afin de dissimuler par tous les moyens le lieu où la sentence est exécutée car ces lieux peuvent devenir un lieu de fanatisme religieux pour les contre-conspirateurs, pour le clergé. Ne sachant en aucun cas ni le lieu où les peines sont exécutées, ni le nombre sur lequel les peines sont exécutées, il ne faut absolument rien savoir car notre propre appareil peut devenir un diffuseur de cette information. C’est simple. À Mariinsk, par exemple, il faudra exécuter environ 1 000 peines, en moyenne 30 à 40 par jour. »
Afin de transporter les personnes arrêtées puis les corps des exécutés, les transports suivants seront nécessaires :
« Nous devons nous occuper du carburant. C’est la période des récoltes et des difficultés avec le carburant sont possibles. Nous augmentons la quantité de carburant de 35 tonnes par mois. Nous avons besoin que cet approvisionnement soit un fonds d’urgence local, sinon vous ne pourrez pas en apporter chez ceux qui ont été arrêtés ou faire sortir ceux qui ont été exécutés. »
La transcription contient également une explication sur la manière d’enterrer les personnes exécutées afin que l’administration du cimetière n’intervienne pas.
«Tous les responsables des cimetières, s’ils sont contre-insurgés, devraient être directement arrêtés. Pendant ce temps, vous pouvez mettre vos employés parmi les agents de qui vous voulez et payer ce que vous voulez. Confiez cette tâche à un membre du parti parmi la police et les coursiers, commencez cela demain, puis nous nous réassurerons. Lorsque vous aurez votre propre personne au cimetière, vous aurez les mains libres. Je ne peux pas imaginer un seul gestionnaire de cimetière qui ne puisse pas être emprisonné. Sélectionnez le matériel et la plante. »
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