Hannah Arendt apologète de Staline (et d’ Hitler)

Jean-Jacques Marie

Dans sa présentation d’Hannah Arendt le site Babelio écrit : « Ses ouvrages sur le phénomène totalitaire sont étudiés dans le monde entier et sa pensée politique et philosophique occupe une place importante dans la réflexion contemporaine. » Le premier des trois livres cités par ce site, qui, dans les lignes citées ci-dessus, reflète l’opinion dominante dans l’intelligentsia sur la politologue américaine, est Les origines du totalitarisme, présenté comme son « ouvrage fondamental » sur le site Les philosophes.fr

Staline simple « fonctionnaire des masses qu’il conduit » ?
Dans son livre Le système totalitaire, troisième partie de son livre The origins of Totaliarism révisé et republié en 1958 et 1966, après donc le rapport Krouchtchev au XXème Congrès du PCUS en 1956 puis de nombreuses révélations sur la réalité de l’URSS stalinienne, livre où elle présente l’Allemagne nazie et l’URSS stalinienne comme les deux exemples de ce système, Hannah Arendt, cette idéologue américaine longtemps célébrée par de nombreux plumitifs de l’intelligentsia occidentale écrit :
« Le totalitarisme élimine la distance entre gouvernants et gouvernés (…) le chef totalitaire n’est, en substance, ni plus ni moins que le fonctionnaire des masses qu’il conduit ; ce n’est pas un individu assoiffé de pouvoir qui impose à ses sujets une volonté tyrannique et arbitraire. Etant un simple fonctionnaire, il peut être remplacé à tout moment et il dépend tout autant de la « volonté » des masses qu’il incarne que ces masses dépendent de lui ».
Un fonctionnaire est inséré dans un certain nombre de règles qu’il doit observer et faire appliquer. Son initiative personnelle est en général très limitée. Aussi Hannah Arendt enrichit-elle cette vision de Staline (et d’Hitler) comme deux fonctionnaires en les dotant l’un et l’autre d’un atout dont les fonctionnaires, en général, bénéficient fort rarement : « Ni Hitler ni Staline n’auraient pu maintenir leur autorité sur de vastes populations, survivre à de nombreuses crises intérieures et extérieures, et braver les dangers multiples (?) d’implacables luttes intestines s’ils n’avaient bénéficié de la confiance des masses. » Et elle précise : « Ni les procès de Moscou ni la liquidation de Röhm n’auraient été possibles si les masses n’avaient pas soutenu Staline et Hitler ». Quel argument peut-elle avancer en faveur de cette affirmation ? Elle n’ose manifestement pas évoquer les actualités soviétiques qui montrent des réunions dans des usines (avec présence obligatoire) où les ouvriers sont invités à voter à main levée la résolution présentée par un cadre du parti dénonçant les condamnés comme des traîtres et saboteurs trotskystes agents de diverses puissances étrangères. L’ouvrier sait ce qui l’attend s’il ne la vote pas : la prison ou le goulag. Arendt invente donc un fondement théorique : « L’attraction qu’exercent le mal et le crime sur la mentalité de la populace n’est pas nouvelle. » Les masses seraient donc… la populace, c’est-à-dire les couches rejetées aux marges de la société capitaliste par les besoins du profit, ceux que Marx qualifiait de lumpen-prolétaires.

Mais où sont passés les parasites ?
Malgré son extraordinaire perspicacité, ci-dessus soulignée, Hannah Arendt ne s’est pas aperçue que l’ascension de Staline était étroitement liée à l’ascension, au surlendemain de la victoire de la révolution, d’une couche de parasites dont le cœur est l’appareil même du parti et dont Christian Rakovski dessinera un portrait dans sa célèbre lettre à Valentinov du 2 août 1928. Rappelons-en l’essentiel. Il évoque d’abord les mœurs de l’appareil : « Vols, prévarications, violences, extorsions, abus de pouvoir inouïs, arbitraire illimité, ivrognerie, débauche : de tout cela on parle comme de faits connus, non seulement depuis des mois, mais depuis des années » mais qui apparemment paraissent sans importance à notre grande intellectuelle américaine.
Rakovski continue : « La bureaucratie des soviets et du parti est un fait nouveau. Il ne s’agit pas de cas isolés, de bavures dans la conduite de camarades individuels, mais bien d’une catégorie sociale nouvelle », différente de la bureaucratie bourgeoise qui n’est, en règle générale, qu’une excroissance plus ou moins parasitaire tentaculaire de l’Etat bourgeois lui-même, instrument politique du pouvoir de la bourgeoisie capitaliste, et non la couche dirigeante de cet Etat … Arendt, ignorant cette réalité sociale fondamentale ne peut dès lors rien comprendre au stalinisme. Ce qui lui permet d’avancer la superbe thèse suivante « En Union soviétique les révolutions devinrent, sous la forme des grandes purges, une institution permanente du régime stalinien après 1934. » Ainsi, pour la grande politologue Hannah Arendt, le massacre systématique d’opposants politiques déclarés (de plus en plus rares) ou repentis et surtout de centaines de milliers d’opposants imaginaires, dont l’exécution massive vise à terroriser la masse de la population ouvrière et paysanne, serait … une révolution ! Pour elle donc le signe d’une révolution serait le massacre ? On est à peu près là au niveau de la vision de la Révolution française donnée par Joseph de Maistre. Et puis quel bond en avant de l’analyse du régime stalinien présenté non comme le liquidateur mais comme le continuateur d’octobre 1917 !

1. Hannah Arendt, Le système totalitaire, p 49. Souligné par moi.
2. Ibid, p. 28
3. Ibid, p. 29
4. Cahiers Léon Trotsky n° 18, p. 82
5. Ibid, p. 89
6. H. Arendt, op. cit, p. 120

La REVOLUTION TRAHIE revisitée

par Jean-Jacques MARIE

En 1936 Trotsky publie son œuvre magistrale Qu’est-ce que l’URSS ? Où va-t-elle ?  Titre traduit dans l’édition française par La Révolution trahie.
Il donne, dans un sous-chapitre intitulé « La question du caractère social de l’URSS n’est pas encore tranchée par l’histoire » une définition de la nature de l’URSS, qui subordonne cette dernière à la lutte des classe, à son développement et à son issue donc une définition transitoire : « L’URSS est une société intermédiaire entre le capitalisme et le socialisme dans laquelle : a) les forces productives sont encore trop insuffisantes pour donner à la propriété d’État un caractère socialiste ; b) le penchant à l’accumulation primitive, né du besoin, se manifeste à travers tous les pores de l’économie planifiée ; c) les normes de répartition, de nature bourgeoise, sont à la base de la différenciation sociale ; d) le développement économique, tout en améliorant lentement la condition des travailleurs, continue à former rapidement une couche de privilégiés ; e) la bureaucratie, exploitant les antagonismes sociaux, est devenue une caste incontrôlée, étrangère au socialisme ; f) la révolution sociale, trahie par le parti gouvernant, vit encore (1) dans les rapports de propriété et dans la conscience des travailleurs ; g) l’évolution des contradictions accumulées peut aboutir au socialisme ou rejeter la société vers le capitalisme ; h) la contre-révolution en marche vers le capitalisme devra briser la résistance des ouvriers ; i) les ouvriers marchant vers le socialisme devront renverser la bureaucratie. La question sera tranchée en définitive par la lutte de deux forces vives sur le terrain national et international ». (2)
En écrivant dans le point f, moins de 20 ans après la révolution, que la révolution sociale vivait                 « ENCORE » « dans les rapports de propriété et dans la conscience des travailleurs », Trotsky, par ce mot        « encore », soulignait que cet état de choses n’avait, loin de là, rien d’éternel. J’ai plus d’une fois entendu citer cette phrase… débarrassée ou épurée de cet adverbe « encore », ce qui suggérait que « la révolution sociale » vivrait éternellement « dans les rapports de propriété », ce que l’histoire démentira.
Dès que la guerre civile s’acheva et que la révolution brisée par la social-démocratie commença à refluer à travers l’Europe, et qu’alors l’État ouvrier en Russie, isolé, puis soumis à la dictature politique d’une couche dirigeante pillarde et parasitaire que Trotsky désigne, faute de mieux sous le nom de           « bureaucratie », fut confronté aux problèmes de sa survie jusqu’à la prochaine vague de la révolution mondiale, la question de la « nature de l’URSS », se posa, brûlante, dans le mouvement communiste, et au sein même du Parti bolchevique…

  • Trotsky définit les bases sur lesquelles doit reposer la discussion :
    1) Quelle est l’origine de l’URSS ?
    2) Quels changements a subi cet État au cours de son existence ?
    3) Ces changements sont-ils passés du stade quantitatif au stade qualitatif, c’est-à-dire ont-ils fondé la domination historiquement nécessaire d’une nouvelle classe exploiteuse ?
    Repoussant la théorie du capitalisme d’État qu’il juge fallacieuse puisqu’elle assimile un régime où la classe capitaliste n’est pas expropriée à un régime où elle est expropriée, niant que la bureaucratie soit une classe « parce qu’elle n’a pas créé de base sociale à sa domination sous la forme de conditions particulières de propriété » et donc n’a pu donner de base stable et permanente à ses privilèges énormes.
    Trotsky prône alors, en 1936, la défense de l’URSS parce que la révolution russe, bien que trahie et dénaturée par la bureaucratie parasitaire et pillarde qui dirige l’URSS, constitue encore un acquis – très déformé, mais encore un acquis quand même – pour la classe ouvrière du monde entier, même si cette dernière souvent ne le sait pas, il insiste en même temps sur la fragilité de cet acquis , – ce qui est trop souvent oublié et cela vaut pour bien d’autres acquis déformés et menacés par le règne de la bureaucratie. Il explique dans la Révolution trahie :
    « Des « théoriciens » superficiels peuvent se consoler en se disant que la répartition des biens est un facteur de second plan par rapport à la production. La dialectique des influences réciproques garde pourtant toute sa force. Le destin des moyens nationalisés de production sera décidé en fin de compte par l’évolution des différentes conditions personnelles. »
    Et Trotsky illustre cette vérité, qui se manifestera avec toute sa force en 1991, en expliquant : « Si un paquebot est déclaré propriété collective, les passagers restants divisés en première, deuxième et troisième classes, il est bien compréhensible que la différence des conditions réelles finira par avoir aux yeux des passagers de troisième une importance beaucoup plus grande que le changement juridique de propriété ». (3)
    « Les passagers de première au contraire exposeront volontiers entre café et cigare que la propriété collective est tout, le confort des cabines n’étant rien en comparaison. Et l’antagonisme résultant de ces situations infligera de rudes secours à une collectivité instable » (4) … jusqu’au moment où les passagers de première classe considéreront que le meilleur moyen de conserver leurs privilèges est de transformer l’utilisation de la première classe en propriété personnelle. A ce moment-là les passagers de troisième classe, bien que beaucoup plus nombreux accorderont, comme le souligne Trotsky ci-dessus, une importance plus grande à leurs conditions réelles d’existence qu’au changement juridique de propriété, comme on le constatera à la fin des années 1980 lorsque les quelque 90 millions de travailleurs soviétiques, manifestement las de leurs conditions d’existence, ne lèveront pas le petit doigt pour défendre la propriété d’Etat que des groupes de la bureaucratie, ou nomenklatura, allaient se partager à très, très bas prix !
    Ce constat n’enlève pas sa portée à l’affirmation de Trotsky dans son article du 25 avril 1940 sur le bilan de la guerre déclenchée par Staline contre la Finlande : « Les révolutionnaires sont obligés de défendre toute conquête de la classe ouvrière, si déformée soit-elle par la pression des forces ennemies. Celui qui ne sait pas défendre les vieilles conquêtes n’en fera jamais de nouvelles ». (5)
    Aussi, dans « L’URSS dans la guerre », Trotsky souligne : « Ce serait une absurdité monstrueuse que de faire scission avec des camarades qui ont un autre avis que nous sur la nature sociologique de l’URSS, pour autant qu’ils s’affirment solidaires de nous sur les problèmes politiques. Mais à l’inverse, ce serait pur aveuglement que d’ignorer des différences purement théoriques, même terminologiques ; car dans le développement ultérieur elles peuvent prendre chair et sang et aboutir à des conclusions politiques tout à fait différentes » (6). La constitution des « démocraties populaires » en Europe de l’Est illustre la justesse des analyses élaborées par Trotsky. L’avancée de l’Armée rouge suscite dans les territoires sur lesquels elle pénètre un mouvement émietté mais profond du prolétariat et de la paysannerie vers le renversement des rapports privés de production. En Allemagne orientale et même occidentale, les ouvriers constituent des conseils qui prennent en main le contrôle de nombreuses entreprises. Sous la même impulsion – l’avancée de l’Armée rouge – les conseils ouvriers couvrent la Pologne et la Tchécoslovaquie.
    La bureaucratie se dresse aussitôt contre le mouvement de la classe ouvrière qu’elle impulsait involontairement par son origine historique. La veille du jour où l’Armée rouge devait entrer en Roumanie, Molotov déclare à Radio Moscou que les armées soviétiques libéraient des territoires occupés par l’armée allemande, mais n’avaient nullement l’intention d’y imposer le régime social soviétique. Et partout l’appareil du parti et ses diverses ramifications ainsi que l’Armée rouge tentent de mater le mouvement des masses. Ainsi en Allemagne le haut-commandement soviétique dissout les groupes communistes ou socialistes qui se constituaient dans les usines à l’approche des troupes soviétiques et interdit d’arborer les drapeaux rouges. En même temps, cependant, la réforme agraire prend son élan et les paysans se partagent les terres. L’affrontement entre la bureaucratie et le mouvement de la classe ouvrière s’étend sur près de trois ans : en Allemagne orientale la conférence de Bitterfeld dissout les conseils ouvriers le 25 novembre 1948 ; en Tchécoslovaquie, il faut à peu près trois ans aussi pour permettre à l’appareil des syndicats de vider les conseils ouvriers de leur contenu et les absorber. En Pologne, le même processus s’opère et la deuxième conférence des syndicats condamne les conseils ouvriers autonomes en juin 1949.
    La bureaucratie tente d’abord d’instaurer dans les pays d’Europe de l’Est une forme spécifique de démocratie bourgeoise, reposant sur le maintien de la propriété privée des moyens de production et sur le contrôle politique du Kremlin et de ses agences, bref une variante de la démocratie bourgeoise dont les partis communistes italien ou français sont les meilleurs maintiens. C’est en effet le PCF qui a écarté la « menace du bouleversement qui pesait sur la nation » dont parle le général de Gaulle, et qu’attendait craintivement la bourgeoisie italienne…
    Le stalinien hongrois Martin Horvath définit alors la « démocratie populaire » comme « la forme la plus progressive de la démocratie bourgeoise ou, plus exactement, comme sa seule forme progressive » (7). La bureaucratie remet en selle le roi Michel de Roumanie, fait pression sur Tito pour qu’il remette sur le trône Pierre II de Yougoslavie, constitue des gouvernements de  « coalition » à majorité bourgeoise, chargés de maintenir le régime social bourgeois, en acceptant la subordination politique au Kremlin et le pillage de leur économie.
    La remise en selle de la bourgeoisie aboutit cependant à des résultats différents en Europe occidentale et en Europe de l’Est. « Qui pouvait dire si les communistes, grandis dans la résistance et n’ayant devant eux que des lambeaux de partis et des débris de police, de justice, d’administration, ne s’empareraient pas du pouvoir ? », se demande de Gaulle dans ses « Mémoires » (8). Au nom de la reconstruction de la France, les staliniens ont, selon le mot de Maurice Thorez, reconstruit « un seul État, une seule armée, une seule police » et remis en selle la bourgeoisie française aux abois. En Europe de l’Est, la tentative, qui reposait sur l’outrecuidante croyance de la bureaucratie qu’elle pourrait geler la lutte des classes, a échoué : chevauchant la lutte des classes et le mouvement des masses qu’elle croyait pouvoir contenir et dont, en tant que dirigeante de l’État ouvrier dégénéré, elle avait été l’un des facteurs, la bureaucratie n’a pu faire autrement que d’exproprier le capital. C’est cette victoire politique du prolétariat à travers sa domination qui explique la vague des procès qui déferle sur l’Europe de l’Est de 1948 à 1954. On ne saurait imaginer meilleure illustration de l’analyse que Trotsky donne de la bureaucratie dans les textes de sa polémique avec Burnham et Shachtman.
    Et encore, la bureaucratie ne peut contenir et disloquer le mouvement des masses, qui l’avait poussée au-delà de ce qu’elle voulait, que dans la mesure où elle réussit à maintenir l’ordre bourgeois dans les pays capitalistes avancés. Ainsi s’exprimait l’unité mondiale de la lutte des classes. Les « démocraties populaires » ne sont donc nullement le produit d’une « assimilation militaro-bureaucratique » à froid subie par les masses. La réalité démontre l’inverse…
    C’est en Tchécoslovaquie, sans doute – parce qu’elle était, de tous les pays de l’Est, celui qui possédait la classe ouvrière la plus nombreuse, la plus vieille, la plus expérimentée et la plus politisée –, que la bureaucratie stalinienne est allée le plus loin dans sa politique militaro – bureaucratique de                          « démocratie populaire » bourgeoise, « une révolution nationale et démocratique » qui ne devait en aucune manière toucher au régime de l’appropriation privée de moyens de production.
    L’historien tchécoslovaque Paul Barton note : « L’expérience tchécoslovaque a démontré que même en cas d’occupation militaire Staline s’oppose à la prise du pouvoir aussi longtemps qu’on peut constater une effervescence révolutionnaire sérieuse dans le pays visé… La population nourrissait de telles illusions au sujet des staliniens en mai 1945 qu’ils auraient pu prendre le pouvoir sans coup férir » (9). Mais comment va se manifester la désillusion des masses ? Sous une forme que Paul Barton cite sous la rubrique des « échecs de la conception primitive de la révolution nationale et démocratique » :
    « Pour rétablir l’autorité de la police et de l’armée, les ouvriers furent incités à rendre les armes dont ils s’étaient emparés pendant l’insurrection ; seules quelques entreprises d’importance secondaire y consentirent. Pour arracher les usines aux ouvriers, nombre d’officiers reçurent l’ordre d’assurer la gestion des plus grandes fabriques métallurgiques ; les conseils d’établissement leur montrèrent la porte. Et le régime se heurtait un peu partout à la revendication d’une vaste expropriation du capital ». (10)
    Cette revendication, les bourgeoisies italienne et française, remises en selle par les partis staliniens français et italien, s’y opposent de toute leur force et lui font barrage avec l’aide de ces derniers. Contre sa propre politique, le Parti communiste tchécoslovaque, organe de la bureaucratie, dut finalement céder et donner satisfaction sous une forme déformée à cette revendication et exproprier le capital. Il conduisit cette expropriation contre son gré, de la manière la plus militaro-policière possible, et le prix qu’il fit payer à la classe ouvrière pour cette défaite qu’elle lui infligea fut fort lourd : l’organisation systématique de la terreur et des procès.
    Ainsi, comme l’écrivait Trotsky dans les lignes citées plus haut, la bureaucratie étouffe brutalement l’action des masses que sa double fonction peut impulser. C’est pourquoi Trotsky se hâtait d’ajouter :      « C’est là un aspect de la question. Mais il y en a un autre. Pour avoir la possibilité d’occuper la Pologne au moyen d’une alliance militaire avec Hitler, le Kremlin a depuis longtemps trompé et continue de tromper les masses en URSS et dans le monde entier et a, de ce fait, provoqué la décomposition complète des rangs de sa propre Internationale communiste. Le critère politique essentiel pour nous n’est pas la transformation des rapports de propriété dans cette région ou une autre, (11) si importants qu’ils puissent être par eux­ mêmes, mais le changement à opérer dans la conscience et l’organisation du prolétariat mondial, l’accroissement de sa capacité à défendre les conquêtes antérieures et à en réaliser de nouvelles.
    De ce seul point de vue décisif, la politique de Moscou, considérée globalement, conserve entièrement son caractère réactionnaire et demeure le principal obstacle sur la voie de la révolution internationale ». (12)
    Oublier l’une des deux données mène soit à considérer la bureaucratie comme une formation sociale historiquement nécessaire, le facteur d’une transition inévitable, soit à voir en elle une nouvelle classe exploiteuse, plus féroce encore que ses devancières, mais en tout état de cause, tout aussi inévitable et nécessaire.
    Et il revient pour la centième fois sur l’analyse de la bureaucratie « tumeur ou nouvel organe ? » en se refusant à faire dépendre la réponse à cette question de la signature du pacte germano-soviétique. La nature de l’URSS ne dépend pas du fait que la bureaucratie s’allie avec les démocraties bourgeoises ou avec le fascisme. Il faut poser la question en dehors de tel ou tel aspect contingent : « La bureaucratie constitue-t-elle une excroissance temporaire sur l’organisme social, ou bien cette excroissance s’est-elle déjà transformée en un organe historiquement nécessaire ? » Bref la bureaucratie est-elle « la porteuse ou non » d’un nouveau système d’économie « qui lui serait propre et qui serait impossible sans elle » ? Non. Dès lors elle ne peut être qu’une « excroissance parasitaire sur le corps de l’État ouvrier », et qui se définit d’abord par la fonction qu’elle remplit, à son profit, dans le cadre de l’État ouvrier, fonction qui découle de son origine historique :  « La pénurie de produits de consommation et la lutte générale pour leur possession engendrent le gendarme qui prend sur lui d’assurer les fonctions de répartition. La pression hostile exercée de l’extérieur attribue au gendarme le rôle de “défenseur” du pays, ce qui lui donne une autorité nationale et lui permet ainsi de piller le pays deux fois plus. » (13)
    La discussion sur la « nature de l’URSS » engagée dès 1939 dans le Socialist Workers Party n’est que l’un des aspects de la discussion générale sur la IVéme Internationale, sa fonction, sa réalité, son programme. On en trouve une illustration – comme inversée – dans la façon dont Isaac Deutscher la présente dans son Trotsky. Pour lui, la fondation de la IV eme Internationale est « un geste vide de signification », une « folie ». Et la représentation qu’il donne de la discussion interne au Socialist Workers Party, et en particulier de la position de Trotsky, est parfaitement caricaturale, voire grotesque. Ce n’est pas là un hasard…
    Deutscher affirme en effet, contrairement aux textes et à l’évidence : « Dans La Révolution trahie, Trotsky avait soutenu que les groupes directoriaux de l’Union soviétique se préparaient à dénationaliser l’industrie et à devenir ses propriétaires actionnaires, en d’autres termes que la bureaucratie stalinienne couvait une nouvelle classe capitaliste. Des années s’étaient écoulées et il n’y avait toujours aucun signe d’une telle éventualité. Alors Trotsky ne s’était-il pas trompé dans sa conception de la société soviétique ? Il voyait la bureaucratie stalinienne couvant une nouvelle classe bourgeoise et un nouveau capitalisme, mais cette bureaucratie même n’est-elle pas précisément la nouvelle classe couvée par la révolution d’Octobre et déjà dotée de tous ses attributs ? » (14)
    Et surtout, l’interprétation que donne Deutscher de l’analyse de La Révolution trahie est fausse. Trotsky y écrit en effet : « Les moyens de production appartiennent à l’État. L’État “appartient” en quelque sorte à la bureaucratie. Si ces rapports encore tout à fait récents se stabilisaient, se légalisaient, devenaient normaux sans résistance ou contre la résistance des travailleurs, ils finiraient par la liquidation complète des conquêtes de la révolution prolétarienne. Mais cette hypothèse est encore prématurée. » (15) Prématurée… mais pas fausse ! Si elle est prématurée cela signifie qu’elle est en germe dans les rapports sociaux alors existant et peut fort bien se traduire plus tard dans la réalité. Pour le moment, « le prolétariat continue ». Les tentatives faites pour présenter la bureaucratie soviétique comme une classe « capitaliste d’État » souligne Trotsky, « ne résistent visiblement pas à la critique. La bureaucratie n’a ni titres ni actions. Elle se recrute, se complète et se renouvelle grâce à une hiérarchie administrative, sans avoir de droits particuliers en matière de propriété. Le fonctionnaire ne peut pas transmettre à ses héritiers son droit à l’exploitation de l’État. Les privilèges de la bureaucratie sont des abus. Elle cache ses revenus. Elle feint de ne pas exister en tant que groupement social. Sa mainmise sur une part du revenu national est un fait de parasitisme social. Voilà ce qui rend la situation des dirigeants soviétiques au plus haut point contradictoire, équivoque et indigne […].
    En tant que force politique consciente, la bureaucratie a trahi la révolution. Mais la révolution victorieuse fort heureusement n’est pas seulement un programme, un drapeau, un ensemble d’institutions politiques, c’est aussi un système de rapports sociaux. Il ne suffit pas de la trahir, il faut encore la renverser. Ses dirigeants ont trahi la révolution d’Octobre, mais ne l’ont pas encore renversée » (16). Pas encore…c’est très clair ! Aux yeux de Trotsky la domination de la bureaucratie, si elle perdure, débouchera finalement sur le renversement de l’héritage abîmé de la révolution. Elle peut tenter de la renverser et y parvenir ! Trotsky écrit ainsi dans « L’URSS dans la guerre » : « L’alternative historique élaborée jusqu’à son terme se présente ainsi : ou bien le régime stalinien n’est qu’une rechute exécrable dans le processus de la transformation de la société bourgeoise en société socialiste ou bien le régime stalinien est la première étape d’une nouvelle société d’exploitation. Si le deuxième pronostic se révèle juste, alors, bien entendu, la bureaucratie deviendra une nouvelle classe exploiteuse. » (17)
    Mais tant que ce dénouement reste virtuel il faut défendre ce qui reste des conquêtes – certes de plus en plus abîmées au fil des années – de la révolution, qui peuvent, dans une situation révolutionnaire, aider pendant une certaine période le mouvement des masses à combattre la domination du capital. C’est ce qui se passera lorsqu’à la fin de la deuxième guerre mondiale une vague révolutionnaire secouera l’ordre bourgeois. En l’absence d’une direction mondiale, c’est-à-dire d’une IV éme Internationale assez puissante, les efforts conjoints de la bourgeoisie, de ses soutiens sociaux-démocrates et de la bureaucratie stalinienne parviendront à la contenir au prix d’importantes concessions, allant de nombreuses conquêtes sociales au démantèlement progressif des empires coloniaux.
    Ce mouvement des masses, contenu mais pas étouffé, libéré par la mort de Staline et qui trouva son expression la plus haute en 1956 dans la révolution hongroise écrasée par les chars de Khrouchtchev et dans la révolution polonaise, avortée parce que confisquée par une aile de la bureaucratie, retrouva, sous des formes plus ou moins achevées, l’analyse que donne Trotsky de la nature de l’URSS et donc du rapport entre la bureaucratie et l’État ouvrier.
    Le rapport dénonçant certains crimes de Staline et son « culte de la personnalité » lu par Khrouchtchev au XX éme Congrès du PCUS en février 1956, puis communiqué oralement à tous les membres du PCUS et des Komsomols, donc à des millions de Soviétiques, provoque une onde de choc qui ébranle l’URSS, la Hongrie et la Pologne et y ressuscite la discussion des questions soulevées par Trotsky dans La Révolution trahie et dans Défense du marxisme, dont nul dans ces pays n’avait évidemment lu la moindre ligne. Ainsi, l’historienne Anna Pankratova – veuve du dirigeant trotskyste Grigori Iakovine, fusillé en 1938 pour avoir organisé une grève de la faim massive à Vorkouta –, élue au comité central en 1952, est envoyée présenter le rapport à Léningrad. Ses neuf conférences rassemblent 5.930 personnes qui lui posent par écrit 825 questions dont elle présente une synthèse à la direction.
    Anna Pankratova souligne : « Toute une série d’auteurs de billets avancent l’idée que dans notre pays s’est constituée une large couche de bureaucratie soviétique (18) et vont même jusqu’à s’accorder pour mettre en doute l’essence socialiste de notre régime social et étatique. »
    Ainsi, l’un d’eux s’indigne : « Pourquoi n’explique-t-on pas la conduite de Staline comme étant le reflet des intérêts d’une couche sociale définie qui s’est développée sur le terreau du bureaucratisme soviétique ? » (19). « Toute une série » … cela dépasse donc la réflexion individuelle.
    L’écrivain hongrois Gyula Hay écrit, en septembre 1956, dans Trodalmi Ujsag, un portrait du                      « bureaucrate » qu’il représente sous le nom conventionnel de Kucser : « Kucsera est un parvenu… Grâce à sa voiture, à son traitement, à son appartement, aux magasins spéciaux où il fait ses achats, aux maisons de repos qui lui sont réservées, il s’écarte de la vie du peuple, de son parti et se transforme en une sorte de parasite, placé au-dessus du peuple et du parti et régnant sur ceux-­ci… De quoi vit donc Kucsera ? Sans aucun doute de l’appropriation de la plus-value…
    Pourtant Kucsera n’est pas le pharaon pour lequel mouraient des millions d’esclaves. Si nous voulons construire la démocratie, le socialisme, le communisme, nous devons nous débarrasser de Kucsera ». (20)
    Le communiste polonais Lipski qui, lui, désigne le bureaucrate sous le nom du « docteur Faul », écrit dans le même sens : « Peu importe le degré de conscience du docteur Faul. En théorie, il n’est pas sûr de représenter un groupe qui tend à se constituer en classe. Mais le but de son activité est clair : cet homme profite des privilèges qu’il s’est créé à son avantage, pour se séparer de la classe ouvrière. Le docteur Faul, c’est l’homme qui s’approprie une part du revenu social disproportionnée avec son travail ; c’est l’homme qui se bat contre l’égalitarisme pour défendre ses privilèges tout en dissimulant à l’opinion publique sa situation privilégiée (…) et qui entre en conflit permanent avec les bases démocratiques du régime ». (21)
    Le polonais Mieczyslaw Bibrowski, dans un article rédigé en réponse à un article du folliculaire soviétique Azizjan s’attache à dégager la contradiction entre les fondements sociaux de l’URSS (ou de la Pologne) et le pouvoir politique de la bureaucratie ; et il résume cette contradiction en la comparant à l’unité chez le cancéreux entre l’organisme et le cancer…
    « Ce qu’Azizjan appelle les fautes de Staline s’est constitué en une pratique définie et conséquente, en un système déterminé d’exercice du pouvoir, étranger au léninisme (…). Je considère que ce système fut l’antithèse du régime soviétique avec lequel il cohabita et sur lequel il vécut en parasite. L’homme qui souffre d’un cancer forme avec lui une unité. Mais cette unité se développe d’une manière telle que ou l’homme triomphe de la maladie et se rétablit ou c’est le cancer qui le dévore ». (22)
    La même analyse réapparaît au cours du « printemps de Prague » en 1968. Jiri Hochman, par exemple, dénonce le 31 juillet 1968 dans Reporter, « le pouvoir absolu de la caste bureaucratique. Mais la bureaucratie, bien qu’elle n’ait pas encore les dimensions d’une classe, révèle ses traits distinctifs dans tout ce qui concerne l’exercice du pouvoir (…). Nous sommes en train d’approcher de la destruction du pouvoir de cette caste, maintenant presque héréditaire ». (23) « Caste parasitaire, compradore et bureaucratique, lâche, incapable, brutale, menteuse, antinationale, antisocialiste et contre-révolutionnaire » (24), reprend-il dans une lettre au comité central en février 1970.
    Ce problème devait se retrouver au centre des discussions soulevées par les thèses proposées en 1951 par la direction de la IVéme Internationale. Trotsky affirmait que, pareille à la Première Guerre mondiale, la Seconde, exprimant plus profondément encore l’alternative socialisme ou barbarie, déboucherait sur la révolution.
    Auréolée de la victoire des travailleurs soviétiques sur le nazisme et s’appuyant sur la confiance que des millions de travailleurs lui attribuaient, en la confondant ainsi avec l’État ouvrier et avec les masses soviétiques, la bureaucratie put contenir tant bien que mal la vague révolutionnaire dans les limites de l’Europe de l’Est et de la Chine, et s’entendre à Yalta avec l’impérialisme pour partager le monde en deux. Le pronostic semblait démenti. À dire vrai, il se vérifiait sous une forme inattendue. Tout comme le reflux de la révolution n’avait pas renversé l’État ouvrier mais l’avait fait dégénérer, de la même façon les forces conjointes – et pourtant antagonistes de par leurs fondements sociaux – de l’impérialisme et de la bureaucratie avaient réussi à canaliser la vague révolutionnaire sans pouvoir empêcher que près d’un milliard d’hommes échappent au joug de l’impérialisme.
    Le doute s’insinua alors peu à peu dans la direction et dans la majorité de la IV éme Internationale, de plus en plus encline à considérer le partage du monde à Yalta en prétendus « blocs » comme une superstructure dominant, disloquant et se subordonnant la lutte des classes mondiale. Pour sa majorité, dont le représentant le plus éminent est Michel Pablo, ce que la bourgeoisie appelle « la guerre froide » n’est pas un bref moment de relative stabilisation mais une nouvelle période de l’histoire qui investit la bureaucratie d’une mission historique, celle que le prolétariat s’avère incapable de remplir.
    « Nous ne confions aucune mission historique au Kremlin », affirme Trotsky dans le premier texte                 « L’URSS dans la guerre », qu’il écrit en 1939 (25). En 1951, la direction de la IV éme Internationale jugera possible de lui confier cette mission historique en écrivant, sous la plume de Michel Pablo : « La réalité sociale objective, pour notre mouvement, est composée essentiellement du régime capitaliste et du monde stalinien. Du reste, qu’on le veuille ou non, ces deux éléments constituent la réalité objective tout court, car l’écrasante majorité des forces opposées au capitalisme se trouvent actuellement dirigées ou influencées par la bureaucratie soviétique.(…) la transformation de la société capitaliste en socialisme (…) occupera probablement une période historique entière de quelques siècles, qui sera remplie entre-temps par des formes et des régimes transitoires entre le capitalisme et le socialisme (26), nécessairement éloignées des formes “pures” et des normes ». (27)
    Bref, la réalité sociale objective n’est plus l’exploitation capitaliste et la lutte des classes, mais « le régime capitaliste » et « le monde stalinien », ce dernier représentant une forme historique progressiste, une forme transitoire destinée à durer pendant une période historique entière, celle des « formes et des régimes transitoires entre le capitalisme et le socialisme ». La bureaucratie n’est plus le produit d’une circonstance historique déterminée (la défaite de la révolution mondiale au lendemain de la victoire de la révolution russe), mais le produit d’une nécessité historique, une phase de l’histoire.
    Les thèses de Pablo adoptées par la majorité de la IV éme Internationale, qui accordait ainsi à la bureaucratie soviétique la mission historique que Trotsky lui déniait en 1940, représentent une exacte application du deuxième pronostic à cette seule différence près que le « régime stalinien » n’y est pas la première étape d’une « nouvelle société d’exploitation », mais la première étape d’une nouvelle société d’émancipation !!!
    On peut et on doit appliquer la méthode de Trotsky dans la discussion sur la nature de l’URSS à toute conquête politique ou sociale, grande ou petite : d’où vient-elle, quels changements (négatifs, destructeurs, etc.) a-t-elle subis ? Ces changements qui l’ont altérée l’ont-elle totalement dénaturée voire transformée en son contraire ? Ainsi, lorsque des directions syndicales passent de la négociation sur les revendications avancées par leurs mandants à la concertation sur les mesures destructrices élaborées par l’État, ils dénaturent la négociation et sa portée. Mais même dénaturée, le principe doit en être défendu sous peine d’accepter le diktat des décrets-lois.
    Qu’un droit soit si dénaturé qu’il se transforme en son contraire et ne doive donc plus être défendu est un cas rarissime. L’un des exemples les plus caractéristiques de l’histoire universelle est le deuxième amendement de la Constitution américaine sur le droit pour chaque citoyen américain d’être armé. Lors de sa promulgation, cet article visait à permettre aux colons américains de former des milices pour combattre l’armée d’occupation britannique ; il avait donc une fonction libératrice et supprimait aussi un privilège nobiliaire : en Europe, seul le noble avait le droit d’être armé, droit absolument interdit au roturier. Au fil des années, ce droit s’est transformé en instrument de massacre des Indiens, puis en partie constituante d’un gigantesque marché de la mort qui brasse des centaines de milliards de dollars au profit de l’industrie d’armement américaine.
    On le voit, la méthode définie par Trotsky dans Défense du marxisme a une valeur universelle. Elle débouche sur la conclusion politique largement confirmée par l’histoire et plus valable que jamais par laquelle Trotsky concluait son article daté du 25 avril 1940 sur le bilan de la guerre déclenchée par Staline contre la Finlande : « Les révolutionnaires sont obligés de défendre toute conquête de la classe ouvrière si déformée soit-elle par la pression des forces ennemies. Celui qui ne sait pas défendre les vieilles conquêtes n’en fera jamais de nouvelles. » (28)
    La bourgeoisie s’attache en effet à reprendre tout ce qu’elle a dû concéder. Toute conquête de classe, si déformée soit-elle, doit être défendue ; tout droit, même mineur, même grignoté, amputé, plus ou moins dénaturé, tout statut même insuffisant et même, lui aussi, grignoté ou amputé doivent être défendus bec et ongles car l’objectif de la bourgeoisie est de liquider tout droit du travail, tout acquis social, d’imposer une ubérisation de tous les rapports sociaux, disloquant l’existence même de la classe ouvrière comme classe, bref de revenir en arrière sur un siècle et demi de droits même partiels, même mineurs, même abîmés, arrachés par la classe ouvrière. C’est, pour la bourgeoisie, la condition première du maintien de sa domination. Dès lors, les défendre, c’est défendre l’existence de la classe ouvrière comme classe et donc préserver la condition première de la révolution prolétarienne.
    La même majorité de la IV éme Internationale avait écrit, avant la brochure de Pablo, mais dans la même ligne : « La défense de l’URSS constitue la ligne stratégique de la IV éme Internationale » (29), en contradiction avec l’analyse de Trotsky qui souligne « Les conditions qui fondent la puissance de la bureaucratie (l’arriération du pays et l’encerclement capitaliste) ont, cependant, un caractère temporaire, transitoire et doivent disparaître avec la victoire de la révolution internationale . » (30)
1. Mot souligné par moi.
2. Léon Trotsky, La Révolution trahie, Plon, 10-18, 1969, pp. 256-257.
3. Souligné par moi.
4. Léon Trotsky, La Révolution trahie, p 241.
5. Léon Trotsky, Défense du marxisme, p.261
6. Ibid, p.105.
7. Quatrième Internationale, vol 9, n° 1, janvier 1951, p.47.
8. Charles de Gaulle, Mémoires, tome III, p.53.
9. Paul Barton, Prague à l’heure de Moscou, p.120.
10. Idem. p.126.
11. Souligné par moi.
12. Léon Trotsky, op.cit, p.121.
13. Ibid. p.108.
14. Isaac Deutscher, Trotsky, t. 3, Le prophète hors la loi, p 562.
15. Souligné par moi.
16. Idem.
17. Léon Trotsky, op.cit, p. 110.
18. Idem.
19. J.J. Marie, Le rapport Khrouchtchev, p.34.
20. Les temps modernes, n° 129, janvier 1957, p. 909.
21. P.Broué, J.J Marie, Balasz Nagy, Pologne-Hongrie 1956, p.10 .
22. Ibid, p.14.
23. Pierre Broué, Le printemps des peuples commence à Prague, p. 207.
24. Svedectvi, n° 39, pp. 438-439.
25. Léon Trotsky, Défense du marxisme, p 122.
26. Souligné par moi.
27. Michel Pablo, Où allons-nous in Quatrième Internationale, volume 89, n° 2-4 février-avril 1951, pp. 46-47.
28. Léon Trotsky, Défense du marxisme, p 261.
29. Quatrième Internationale, volume n° 1, janvier 1951, p. 47
30. Léon Trotsky, Défense du marxisme, p 108.

Souvenirs plus que douteux.

par Jean-Jacques Marie

L’histoire du goulag stalinien est plus ou moins encombrée de légendes, entre autres sur les évasions.
La tentative d’évasion est un signe de rébellion, d’une portée politique en posant l’aspiration à la liberté face à l’ordre policier. Elle est donc brutalement sanctionnée et engendre des légendes héroïques. Deux d’entre elles ont connu jadis un vif succès, celles fabriquées par le général communiste espagnol El Campesino et le polonais Slavomir Rawicz ? Les deux exemples particulièrement fleuris qu’ils donnent doivent pousser à lire les souvenirs-surtout héroïques -avec la plus grande méfiance.
El Campesino, arrêté et déporté à Vorkouta en 1946, présente pourtant d’abord l’évasion comme un exploit surhumain, dans ses souvenirs transcrits par Julian Gorkin publiés en 1950 sous le titre La vie et la mort en URSS, 1939-1949 : « On a dressé les chiens de garde à haïr férocement les déportés. Si l’un de ces derniers essaye de s’évader, on lâche les chiens afin qu’ils les dévorent. De toute façon on applique automatiquement la peine de mort à ceux qui essayent de s’évader », ce qui ne l’empêchera pas de s’évader dans des conditions d’un romanesque échevelé.
Après avoir aisément obtenu au camp six mois d’incapacité de travail, il séduit la jeune responsable de la commission médicale qui lui accorde « un certificat d’incapacité de travail de six mois et une autorisation légale d’aller se reposer quatre mois dans une ville du Sud. Il choisit Samarkand. Les papiers qu’on lui a remis à Vorkouta lui permettent de s’arrêter pendant 24 heures dans toutes les grandes villes situées sur le parcours de Moscou à Samarkand. A Moscou il obtient sans peine la carte de réfugié politique qui lui permettra de ne pas être interpellé pendant le trajet, puis passe deux nuits à Kharkov avec une jeune étudiante prostituée, part ensuite à Rostov, puis à Bakou, bien sûr dans le compartiment de la contrôleuse.
Hélas, à 130 kilomètres de la frontière iranienne, il tombe entre les pattes du NKVD, qui l’emprisonnent à Achiabad, capitale du Turkestan ; il est condamné à deux ans de travaux forcés, traîné successivement dans 11 camps différents puis ramené à Achiabad !
Coup de chance, le soir du 6 décembre 1948, un tremblement de terre ébranle la région d’Achiabad et « rase tout à cinquante kilomètres à la ronde ». El Campesino échappe au massacre des survivants perpétré par les miliciens des villes et des camps environnants. « Par bonheur, ajoute El campesino, le bâtiment contenant tous les dossiers avait été détruits et de tout le personnel il ne restait personne. » Il se présente au chef du camp de Krasnovosdk qui le remet en liberté. Avec un vieux communiste ouzbek, il s’enfuit vers la frontière avec l’Iran, mais le NKVD découvre les deux fuyards juste avant la frontière, abat l’ouzbek mais rate El Campesino, qui arrive enfin, affamé, épuisé, à la frontière iranienne qu’il franchit sans peine. (1)
L’évasion de Slavomir Rawicz, racontée dans A marche forcée, récit publié en 1956, traduit en 25 langues, au succès mondial, porte à l’écran en 2010 par Peter Weir, est d’autant plus réussie qu’elle est entièrement inventée, Rawicz, libéré du goulag en 1942 ayant alors rejoint l’armée polonaise du général Anders formée en URSS même.
A l’en croire, la charmante et complaisante femme du commandant du camp lui demande s’il n’a pas envie de s’évader. Il répond oui et recrute six associés. Un soir ils s’enfuient et se dirigent dans la neige vers le lac Baïkal, rencontrent en chemin une jeune évadée polonaise, puis deux aimables paysans, arrivent à la frontière avec la Mongolie, puis foncent au Tibet. La traversée du désert brûlant du Gobi coûte la vie à la jeune polonaise et à trois des sept évadés. Les survivants arrivent en Inde après avoir paisiblement marché pendant 4.000 kilomètres, dont 2000 dans la Sibérie royaume du goulag ! Un exploit d’autant plus superbe qu’il est totalement inventé.
S’évader du goulag était, en effet, un exploit à peu près irréalisable. Alexandre Morozov, rescapé du goulag, souligne : « Dans un pays où tout le monde, du plus modeste au plus important, vivait dans la terreur des mouchards il était impossible de compter réussir une évasion. » (2)
Pour Chalamov, détenu à Kolyma, l’évasion relève à la fois du rêve impossible et de la tentation permanente : « De nombreux détenus, écrit-il, s’évadaient de Kolyma et chaque fois sans succès ». Il insiste : « On ne s’évade pas de Kolyma. Mais l’illusion demeure et se paye cher (…). Mais où le fugitif qui a grand besoin d’être aidé et caché irait-il se réfugier ? Chalamov ajoute : « En 1938, pour les détenus politiques, personne n’eût pris ce risque. » Cet obstacle dressé par la répression s’affaiblira au lendemain de la guerre où le renforcement de la répression peine à contenir une protestation croissante. L’envoi au goulag de centaines de milliers d’Ukrainiens et de Baltes, de prisonniers de guerre soviétiques, considérés comme traîtres, et des rescapés de l’armée collaborationniste de Vlassov modifie l’atmosphère des camps en y introduisant des éléments à la fois combattifs et animés d’un désir de vengeance.
Chalamov souligne enfin un autre aspect : « L’évasion exige une grande force de caractère, de l’endurance physique et morale, beaucoup de volonté. Choisir un compagnon d’évasion est plus difficile que de choisir un compagnon de route pour une expédition polaire. » La menace constante de la faim fait en effet peser sur l’évadé le danger d’« être mangé par ses propres camarades. Ces cas sont rares, ajoute Chalamov, mais existent. Les vieux Kolymiens qui ont vécu une dizaine d’années dans le Grand Nord connaissent tous des cannibales condamnés pour avoir tué et mangé un compagnon de fuite. » (3) El Campesino et Slavomir Rawicz ont, bien entendu, évité de déflorer le caractère héroïque de leur « évasion » romancée ou, chez Rawicz, entièrement fabriquée, en la souillant par des détails aussi vils.

1. El Campesino, La vie et la mort en URSS, pp. 201-218.
2. Anne Applebaum, Le goulag, p. 438.
3. Chalamov, Récits de Kolyma, poche, Maurice Nadeau, pp. 69,71,103,105.

Un mythe stalinien parmi tant d’autres : les prétendus volontaires soviétiques !

Les volontaires soviétiques en Espagne : du « volontaire » involontaire à                             « l’emprunt volontaire obligatoire » et au « séjour volontaire obligatoire » inventés par Joseph Staline.

par Jean-Jacques Marie

De nombreux auteurs évoquent la présence de « volontaires soviétiques » pendant la guerre civile et y voient l’un des signes de la solidarité de l’Union soviétique de Staline avec « le camp républicain ». Ainsi David Diamant, dans son ouvrage sur les volontaires juifs des Brigades Internationales, cite un nombre impressionnant de « volontaires » soviétiques :  « 772 aviateurs, 351 tankistes, 100 artilleurs, 22 conseillers, 77 marins, 339 spécialistes de toutes sortes, 204 interprètes. » « Total 2 065 spécialistes ». (1) Cette liste ainsi formulée suggère plus des militaires de métier, donc désignés par leurs supérieurs hiérarchiques sur ordre d’en haut, que des « volontaires ».
La source qu’indique Diamant est le texte d’un général soviétique, Vetrov, auteur du livre Problemy ispanskoï istorii, (Problèmes de l’histoire d’Espagne), publié à Moscou en 1972. Pierre Broué dans Staline et la Révolution reprend ces chiffres, mais parle à juste titre de « militaires soviétiques » et n’utilise pas l’expression « volontaires soviétiques. » (2)
Artur London, qui participa aux Brigades Internationales et au Servicio de Investigacion militar (le SIM), donc bien placé pour connaître les chiffres, reprend dans son livre Espagne l’expression de                 « volontaires soviétiques »… mais donne, des chiffres quatre fois inférieurs à ceux de David Diamant.    « A l’aide morale et matérielle s’ajoute encore l’aide des volontaires soviétiques. L’aide militaire comprend 557 volontaires dont 23 conseillers, 49 instructeurs, 29 artilleurs (y compris pour la DCA), 141 aviateurs, 107 tankistes, 29 marins, 106 radio-télégraphistes, soldats du génie et médecins, 73 interprètes et autres spécialistes. » (3)
Mais voir en eux des « volontaires », partis de leur plein gré combattre en Espagne c’est ou ignorer ou vouloir camoufler la situation qui règne alors en URSS. Il est impossible d’imaginer un instant que Staline puisse, en plein déchaînement de la terreur en URSS, laisser partir des étudiants, des ouvriers, des paysans ou des intellectuels soviétiques dans un pays où existent plusieurs partis qui discutent, débattent, polémiquent les uns contre les autres, et parfois même dans leurs propres rangs. De simples citoyens soviétiques assister à un tel spectacle politique alors qu’ils n’assistent chez eux qu’à de rituels votes unanimes obligatoires ! Impensable car dangereux d’autant plus que l’un des partis qui s’affrontent, le POUM, est qualifié par Moscou de « trotskyste » ; les agents du NKVD arrêteront, tortureront et assassineront son secrétaire général, Andrès Nin tout en collant dans Barcelone des affiches proclamant : « Où est Nin ? A Berlin » … chez Hitler, dont il est ainsi présenté comme un agent ! La calomnie et la terreur sont deux fondements du stalinisme.
Tout étudiant, ouvrier, ou paysan soviétique sait que son sort est scellé si lors d’une réunion convoquée dans sa faculté, son usine ou son kolkhoze ou sovkhoze, pour faire voter n’importe quelle résolution présentée par les instances du parti, à commencer par l’approbation de la condamnation à mort des seize accusés du premier procès de Moscou d’aout 1936 il ne lève pas la main pour, ce qui permet à la pauvre Hannah Arendt, célébrée par tant d’intellectuels douteux, de prétendre : « les procès de Moscou n’auraient pas été possibles si les masses n’avaient pas soutenu Staline. » (4)

Pendant l’ère du tueur Iejov…
Staline se décide à « aider » le camp républicain en Espagne à partir de la fin septembre 1936 au moment même où il remplace à la tête du NKVD Iagoda par Nicolas Iejov, chargé d’aggraver encore la terreur organisée depuis janvier 1935 et de déchaîner sur le pays une répression sanglante qui va entraîner, pendant les deux ans où il dirige le NKVD, en gros 1.500.000 arrestations, 750 .000 exécutions capitales, deux procès de Moscou publics, la décapitation de l’armée rouge, le massacre de membres de minorités nationales (polonais, finnois, lettons, allemands soviétiques, etc.) pour leur seule appartenance ethnique ou nationale, la déportation en Ouzbekistan des 180.000 coréens soviétiques tous considérés comme de potentiels espions japonais alors qu’ils avaient tous, eux ou leurs parents, fui la sauvage occupation de la Corée par l’impérialisme japonais. Deux ans plus tard Staline fera arrêter Iejov et lui fera avouer qu’il était un espion allemand… mais ne pourra le lui faire confirmer lors d’un procès public – comme il l’avait fait avouer à son prédécesseur, Iagoda lors du dernier procès de Moscou – il préparait alors, en effet, un accord avec Hitler qui allait déboucher sur sa lettre du 22 août 1939 au chef nazi où il proposait à ce dernier « la collaboration des deux peuples » qu’Hitler allait bien entendu accepter et utiliser pendant 22 mois.

Espions en stock.
A cette époque il suffisait d’avoir un parent à l’étranger, d’avoir été envoyé quelques années plus tôt en mission à l’étranger par le gouvernement soviétique lui-même, pour être accusé d’être un espion. Imaginer dans cette situation qu’un étudiant, un ouvrier ou un paysan soviétique puisse se présenter à l’ambassade d’Espagne ou dans une institution de son propre pays, dire « je veux partir me battre en Espagne »… et y être envoyé relève de la chimère ou du royaume de Perlimpinpin.
Le cas ne s’est jamais produit… même si, sous Khrouchtchev, a été créée une éphémère Amicale des volontaires soviétiques en Espagne… qui ne comprenait que des militaires professionnels.
En 1962, sous la direction de l’ancien ambassadeur soviétique en Angleterre Ivan Maïski, a été publié un volume intitulé Le peuple espagnol contre le fascisme (Ispanski narod protiv faschisma). Dans le collège rédactionnel on trouve un certain Ivan Nesterenko envoyé en Espagne pour implanter le système des commissaires politiques dans les Brigades Internationales et plus largement dans l’armée régulière. Le dit Nesterenko publie dans le recueil un article consacré à cette implantation …

Un « volontaire » chargé de transporter l’or de la République espagnole à Moscou ?
Trois autres individus cités dans ce volume se présentent comme des volontaires soviétiques : le                « marin » Nicolaiev, et les généraux Batov et Rodimtsev.
Un premier trait commun aux souvenirs de ces trois « volontaires soviétiques » : on ne sait jamais ni comment s’est manifesté leur « volontariat » ni quand et d’où ils partent d’URSS. Le plus maladroit dans sa tentative de se faire passer pour un volontaire est sans doute « le marin » (puisque c’est ainsi qu’il se présente sans aucun grade !) Nicolaiev, qui commence ses souvenirs par une information peu compatible avec sa présentation comme volontaire : « Ma participation à la guerre d’Espagne en qualité de marin volontaire a commencé en août 1936 alors que j’étais à Paris. Il me fallait aller à Madrid. » (5) Et il embarque à Orly. Il était donc à Paris en plein premier procès de Moscou ! ne peut être qu’un membre de l’ambassade, du NKVD ou d’une autre institution soviétique, évidemment pas un simple citoyen soviétique en promenade ou en vacances à l’étranger. Malgré cela Nicolaiev évoque un moment l’activité de « chaque marin soviétique volontaire » (6), sans citer un seul nom. La tâche est trop difficile.

On apprend d’ailleurs soudain au détour de ses souvenirs que ce brave marin a été chargé d’organiser le transport en URSS de l’or espagnol. Promotion fulgurante pour un simple homme d’équipage. Il précise : « C’est à peu près dans la seconde moitié d’octobre 1936 qu’il m’est arrivé d’organiser une opération de transport (…) d’Espagne en URSS. Le gouvernement républicain, qui procédait à de grands achats d’armes et de munitions dans notre pays, décida de transférer à Moscou une grande quantité de sa réserve d’or. Je n’étais pas au courant de toutes les négociations entre Madrid et Moscou sur ce point ». Ce pauvre marin n’était donc au courant que d’une partie des négociations entre Madrid et Moscou sur ce transfert délicat à tous les points de vue et d’abord au point de vue politique.
Malgré cette restriction, le « volontaire » soviétique Nicolaiev prend lui-même des décisions ; à l’en croire il décide alors de confier les premières opérations de transport à deux navires soviétiques « Neva » et « Kouban ». Negrin, alors ministre des finances du gouvernement Caballero, arrive à Carthagène ; le « volontaire » Nicolaiev nous apprend qu’il le connaît déjà : « Je le connaissais un peu l’ayant rencontré plusieurs fois à Madrid. Il m’invita à venir le voir et me présenta ses collaborateurs chargés d’accompagner l’or espagnol en URSS. Parmi eux se trouvait ma vieille connaissance, José Lopez,   avec qui j’avais fait le trajet en avion de Paris. » (7) Un volontaire invité régulièrement par le ministre des Finances (et futur premier ministre) de la République d’Espagne… Quoi de plus banal ?
Les deux autres volontaires, Batov et Rodimtsev, ne disent pas du tout, eux non plus comment ils s’engagent… parce qu’ils ne s’engagent pas. Batov, qui répète toutes les calomnies staliniennes contre le POUM, commence ses souvenirs par son arrivée à Toulouse et Rodimtsev par son arrivée à Albacete.
Ce dernier ose écrire : « A la fin de 1936, moi, commandant de l’Armée soviétique, je suis arrivé d’Albacete à Madrid avec quelques volontaires pour aider les unités de l’armée populaire à maîtriser le maniement de l’armement moderne ». (8) Il arrive donc, mais parti comment il n’en dit mot ! Qu’un « commandant de l’armée soviétique » puisse se présenter à son supérieur hiérarchique avec quelques soldats et dire : nous voulons partir nous battre en Espagne… et y être envoyé avec ses hommes de troupe c’est du mauvais roman feuilleton ! Rodimtsev a bien entendu été désigné et envoyé avec un groupe de militaires désignés comme lui. Le système mis en place par Staline ne fonctionne pas autrement.

Le NKVD décide.
De plus à cette époque où se prépare la purge de l’armée rouge que le deuxième procès de Moscou (janvier 1937) annonce déjà publiquement, la hiérarchie militaire n’a aucun pouvoir réel pour envoyer qui que ce soit en Espagne. C’est le NKVD qui décide et contrôle tous les envois. Chaque militaire soviétique envoyé en Espagne l’est après accord et sur décision du NKVD, ce qui ne veut pas dire bien entendu qu’ils sont pour autant des agents du NKVD, mais qu’ils sont jugés sûrs. A tort ou à raison, car ils peuvent par ailleurs être jugés sûrs et, à l’épreuve des faits, ne pas l’être autant qu’il le devrait. Ainsi le consul soviétique à Barcelone, Antonov-Ovseenko, a été envoyé exercer cette mission parce qu’il était jugé sûr. Il s’avérera ne pas l’être vraiment, puisqu’il soutiendra la demande du  « Comité d’action » marocain de promettre l’indépendance au Maroc espagnol en cas de victoire de l’armée républicaine en échange d’un soulèvement sur les arrières des troupes maures de Franco. Il sera bientôt rapatrié à Moscou et fusillé.

Des « volontaires » … futurs maréchaux !
La revue soviétique Voprossy Istorii avait publié dans son numéro de juillet 1956 un article signé José Garcia, consacré en particulier aux prétendus « volontaires soviétiques ». Ce José Garcia écrivait :             « Leur nombre n’était pas grand, mais, affirme-t-il, l’aide qu’ils apportèrent dans les questions militaires fut immense » et il cite les noms du « général soviétique Stern (connu en Espagne sous le nom de Grigorovitch ») (…) de « Jacob Smouchkevitch (connu sous le nom de Douglas) » qui sera promu général, élu membre suppléant du comité central (pour un volontaire ce n’est pas mal !) en 1939 puis fusillé en 1941. Et il évoque ensuite « les chefs militaires soviétiques Malinovski, Meretskov et Rodimtsev ». (9)
Le premier, Rodion Malinovski, sera nommé Maréchal en 1944 et sera membre du comité central du PCUS de 1956 à 1967 ; le second, Kirill Meretskov, sera élu membre suppléant du comité central en 1939, arrêté l’année suivante, torturé, puis sauvé par la guerre, qui lui évitera d’être fusillé, il sera nommé Maréchal en 1944. Rodimtsev se contentera lui, du grade de général. Des « volontaires » partis en 1937… puis promus Maréchaux sept ans plus tard, ou au pire général, c’est du roman feuilleton. Ces officiers de carrière sont envoyés en mission par le gouvernement. Les divers instructeurs, conseillers, interprètes et autres spécialistes, sont, eux, des agents du NKVD, chargés en particulier d’organiser la chasse aux trotskystes réels et plus encore supposés.
De l’emprunt volontaire-obligatoire et du séjour volontaire-obligatoire… au volontaire désigné.
Le 25 juin 1938 Iejov, saisi par on ne sait quel prurit humanitaire inhabituel, propose au présidium du soviet suprême de libérer avant la fin de leur séjour au goulag les détenus qui ont bien travaillé et méritent donc d’être récompensés. Staline le même jour s’y oppose : il propose qu’on les décore mais qu’on les maintienne au camp… comme travailleurs libres, autorisés à faire venir leur famille (quelle perspective exaltante que la vie de famille au goulag !) et conclut cyniquement : « On disait déjà ; chez nous il y a l’emprunt volontaire –obligatoire, là il y aurait le séjour volontaire obligatoire. » (10)
Dans le droit fil de cet emprunt et de ce séjour volontaires-obligatoires, Staline a donc inventé le               «volontaire obligatoire ». Ce sont les seuls « volontaires » qu’il peut accepter.

1) David Diamant, Volontaires juifs en Espagne, Paris, 1977, p.330
2) Pierre Broué, Staline et la révolution Le cas espagnol, Paris, Fayard, 1993, pp.97-98
3) Artur London, Espagne, Bruxelles, Tribord 2003, p.166
4) Hannah Arendt, Le système totalitaire, Seuil,1972, p.28
5) Ispanski Narod protiv Fascisma, Moscou, Academia Naouk,1962, p.7
6) Ibid, p.71.
7) Ibid, p.45
8) Ibid, p.26
9) Cité par Artur London, op.cit, p.166
10 ) Goulag 1918-1960, Moscou, Materik, 2000, p.113

Aragon, du caviar Belouga à la police des lettres soviétiques…

Jean-Jacques Marie

Lily Brik, veuve de Maiakovski, et alors membre docile du cercle des intellectuels choyés et largement financés par Staline, décide en janvier 1949, évidemment avec l’agrément, voire sur décision, du Kremlin, d’aider Louis Aragon et à Elsa Triolet à combattre une famine pourtant beaucoup moins aigue en France qu’en URSS au même moment, en leur envoyant deux colis : celui de Triolet contient plusieurs kilos de sucre, du foie de poisson, du café, des gâteaux secs, du thé de Ceylan, plusieurs tablettes et boîtes de chocolat, du riz, du saucisson, du salami. Le colis pour Aragon renferme du sucre, du caviar Belouga (le plus cher !) du café, des boîtes de crabe, du riz (1). En mars elle ajoutera des sprats, du crabe, du caviar Belouga, puis onze pots de caviar (2), tous produits accessibles seulement dans les magasins spéciaux des privilégiés. Aragon, reconnaissant, saluera en Staline « le plus grand philosophe de tous les temps, l’ouvrier de la transfiguration de l’homme et de la transformation de la nature, celui qui proclama l’homme comme le souci central des hommes » (3).
Aragon remplira jusqu’à la fin de ses jours son rôle de larbin intellectuel du stalinisme. Un petit détail peu connu éclaire l’ampleur de son activité dans ce rôle. En janvier 1962 Maurice Nadeau publie dans Les Lettres nouvelles, revue éditée alors par René Julliard un numéro spécial consacré à la littérature soviétique, préparé et traduit par Claude Ligny ancien membre du PCF et par moi (sous le pseudonyme de Pierre Forgues). Ce numéro ne reproduit certes pas la vision officielle de la littérature soviétique et donne la parole à quelques voix dissidentes plus ou moins étouffées mais le tableau qu’il trace correspond à la réalité dans son ensemble. Quelques jours après la sortie du numéro, René Julliard reçoit un coup de téléphone d’Aragon, qui lui déclare : « Puisque vous avez publié cela, vous n’aurez plus un seul écrivain soviétique ». Bref il fait la police de la littérature soviétique. René Julliard se hâte d’en informer Nadeau qui se hâte de communiquer cette peu poétique déclaration à Claude Ligny et à moi…
Plus tard Aragon mettra sur le même plan Staline… et Trotsky. Dans son Histoire de l’URSS, il cite d’abord une phrase d’Ilitchev, conseiller de Khrouchtchev dans les années 1960 « Le culte de la personnalité en théorie est, dans le fond, la tentative de résoudre les problèmes théoriques à coups de décrets, par des méthodes bureaucratiques. C’est un abus de pouvoir dans le domaine de la théorie ». Puis il ajoute le commentaire suivant : « Cette remarque d’Ilitchev établit ici une analogie, que devait peu après formuler en France Maurice Thorez, la ressemblance entre le culte de la personnalité de Staline et le trotskisme, qui réglait également les questions par voie bureaucratique, par voie d’autorité. » (4)
Les larbins trouvent toujours un emploi à chaque changement de maître.

1 Lili Brik- Elsa Triolet Correspondance 1921-1970, p. 289
2 Ibid, p. 293
3 Lettres françaises, 5 février 1953
4 Aragon, Histoire de l’URSS, tome 2 p. 202

Churchill défenseur acharné de l’Empire colonial britannique… et de Staline

Winston Churchill  déclarait à l’ambassadeur soviétique à Londres, Ivan Maïski, le 16 novembre 1937 : « Ce Trotsky c‘est un véritable diable (…). Je suis à fond pour Staline ». Il réitère le 23 mars 1938 à l’époque du  troisième procès de Moscou :  « Trotsky  est le génie du mal de la Russie et c’est une très bonne chose que Staline ait pris sur lui sa revanche ». Puis il ajoute : « Je suis définitivement favorable à la politique de Staline. (…) Nous avons besoin d’une Russie forte et je souhaite à Staline de réussir ».