Staline et un spécialiste de Hegel.

En 2011 une collaboratrice des éditions Delga a fait circuler le petit dossier ci-dessous formé de ma critique du livre de Domenico Losurdo, philosophe italien spécialiste de Hegel intitulé Staline, histoire et critique d’une légende noire, et, la réponse de Losurdo, rédigée en 2011. A l’époque je n’ai pas jugé utile de répondre à cette réponse. Au printemps de cette année on m’a demandé de le faire pour traduire en anglais et diffuser en Inde les deux premiers textes et ma réponse. Losurdo est mort en 2017. Des esprits pervers et malintentionnés affirmeront peut-être que craignant les foudres de l’hégélien j’ai prudemment attendu sa mort pour répliquer. Il n’en est rien, mais chacun croira ce qu’il voudra.

Jean-Jacques Marie

A propos du « Staline » de Losurdo : le débat entre Jean-Jacques Marie et Domenico Losurdo

« Socialisme du Goulag ! » écrit Jean-Jacques Marie. « Pensée primitive » répond Losurdo.

Nous publions une critique de Jean-Jacques Marie (collaborateur à La Quinzaine littéraire et animateur du Centre d’études et de recherche sur les mouvements trotskistes et révolutionnaires internationaux) du livre « Staline, histoire et critique d’une légende noire », et la réponse de Domenico Losurdo, auteur du livre. Une version courte du texte de Jean-Jacques Marie a été publiée dans le n° 1034 de La Quinzaine littéraire, paru le 15 mars 2011. Domenico Losurdo a donc adressé au journal des extraits de sa réponse à cet article, au ton très polémique. A ce jour, le journal ne l’a pas portée à la connaissance de ses lecteurs. Nous donnons quant à nous accès à l’intégralité des échanges entre Jean-Jacques Marie et Domenico Losurdo.

Le texte de Jean-Jacques Marie : « LE SOCIALISME DU GOULAG ! »

A cœur vaillant rien d’impossible, si l’on en croit les scouts. Domenico Losurdo dément cette mâle devise. Cœur vaillant il l’est sans aucun doute pour tenter de réhabiliter Staline. Mais l’inanité d’une telle entreprise, dont l’ambition est sans doute démesurée, saute vite aux yeux.

Vade retro, Khrouchtchev !
Il vitupère le rapport prononcé par Khrouchtchev contre certains crimes de Staline lors d’une ultime séance à huis clos du XXème congrès du PCUS en février 1956. Il en déforme d’abord la portée. A l’en croire, ce rapport serait un « réquisitoire qui se propose de liquider Staline sous tous ses aspects ». Or Khrouchtchev affirme d’emblée : « Le but du présent rapport n’est pas de procéder à une critique approfondie de la vie de Staline et de ses activités. Sur les mérites de Staline suffisamment de livres, d’opuscules et d’études ont été écrits durant sa vie. Le rôle de Staline dans la préparation et l’exécution de la guerre civile, ainsi que dans la lutte pour l’édification du socialisme dans notre pays est universellement connu. Chacun connaît cela parfaitement. » Et pour qui n’aurait pas compris il ajoute : « Le Parti a mené un dur combat contre les trotskistes, les droitiers et les nationalistes bourgeois (…) Là Staline a joué un rôle positif ». Khrouchtchev n’a donc rien à dire sur les procès de Moscou, dont Domenico Losurdo reprend nombre d’inventions présentées par lui comme autant de vérités. Merci donc à Staline pour la liquidation des opposants de toute nuance ! Khrouchtchev précise en effet « Staline avait toujours tenu compte de l’opinion de la collectivité avant le XVIème congrès » qui se tint en janvier 1934. Jusque là Staline a donc été un excellent dirigeant communiste. Staline ne devient mauvais que lorsqu’il commence à liquider ses propres partisans à partir de 1934. Losurdo gomme cette précision pour mettre sur le même plan Khrouchtchev et Trotsky.

Direction collective contre « culte de la personnalité »
Je dis Khrouchtchev mais Domenico Losurdo semble ignorer (ou dissimule) que Khrouchtchev n’est en réalité pas l’auteur du dit rapport. Ce dernier a été rédigé par Piotr Pospelov, sur la base des travaux d’une commission du Praesidium du comité central dirigée par lui. Ce Pospelov avait été le principal rédacteur de la biographie officielle de Staline publiée au lendemain de la guerre et longtemps rédacteur en chef de la Pravda. Un bon et authentique stalinien donc. Khrouchtchev s’est contenté d’ajouter au texte de Pospelov quelques saillies de son cru comme le détail (inventé et grotesque) selon lequel Staline aurait dirigé les opérations militaires de la seconde guerre mondiale sur un globe terrestre. Deux ou trois plaisanteries du même acabit ne modifient qu’à la marge la nature et la portée d’un rapport produit collectif d’une commission formée de partisans de Staline.
Ces staliniens ont un seul souci traduit par le reproche de “culte de la personnalité” adressé à Staline. Son sens très simple échappe complètement – malgré l’aide de Hegel – à Losurdo. Il signifie que le pouvoir est maintenant entre les mains, non du Guide suprême et Père des peuples, mais du Comité central que Staline n’avait convoqué que quatre fois de 1941 à sa mort en 1953. C’est ce que Khrouchtchev avait promis au Comité central lors de sa réunion de juin 1953 pour juger Beria. Et c’est ce que les membres du comité central réduits au silence les treize dernières années de la domination de Staline veulent entendre « Maintenant nous aurons une direction collective (…) Il faut convoquer régulièrement les plenums du comité central. » Le rapport lu par Khrouchtchev au nom du Praesidium du comité central est l’expression de cette volonté collective.

La déportation des peuples… « une carence de bon sens » !
Les arguments de Losurdo se résument en général à un schéma simple : tous les Etats, tous les gouvernements font la même chose ! Alors que reprocher à Staline ? Il cite ainsi le passage où le rapport Khrouchtchev dénonce les déportations de certains peuples en 1943-44 : « Non seulement un marxiste-léniniste, mais tout homme de bon sens ne peut comprendre comment il est possible de tenir des nations entières responsables d’activité inamicale, y compris les femmes, les enfants, les vieillards, les communistes et les komsomols (la jeunesse communiste) au point de recourir contre elles à la répression massive et de les condamner à la misère et à la souffrance en raison d’actes hostiles perpétrés par des individus ou des groupes d’individus ».
Khrouchtchev énumérait seulement cinq peuples déportés sur la douzaine qui subirent ce sort et que Losurdo – qui ne lui reproche nullement ce choix sélectif – se garde bien d’énumérer. Losurdo évoque en quelques mots « l’horreur de la punition collective », mais, une fois faite cette concession humanitaire à une tragédie qui vit périr en moyenne un quart des déportés -au premier chef vieillards et enfants – au cours de leur interminable transfert, il ajoute cyniquement « Cette pratique caractérise la Seconde guerre de trente ans [1] à commencer par la Russie tsariste qui, bien qu’alliée à l’Occident libéral, connaît au cours du premier conflit mondial “une vague de déportation” de “dimensions inconnues en Europe” ( surtout d’origine juive ou germanique) ». Il évoque ensuite l’expulsion des Hans du Tibet par l’ultra- réactionnaire Dalai Lama qui flirta un moment avec les nazis, puis l’internement dans des camps de tous les citoyens américains d’origine japonaise par le président américain démocrate Roosevelt en 1942. Donc conclut benoîtement notre philosophe italien : « si elle n’était pas distribuée de façon égale la carence de “bon sens” était bien répandue chez les leaders politiques du XXéme siècle ». Et passez muscade !
Donc dans la patrie triomphante du socialisme (car pour Losurdo le socialisme s’est épanoui en URSS) et qui a réalisé l’unité des peuples il est normal que l’on utilise les mêmes procédés que les chefs des pays capitalistes ou un obscurantiste féodal et même que le Tsar Nicolas II. Ce dernier, en 1915, en réponse à l’avance allemande, fit effectivement, déplacer vers l’Est un demi-million de juifs, soupçonnés officieusement d’espionnage au profit des Allemands. Mais la référence justificatrice est malencontreuse, car si barbare que fut ce transfert, il fit beaucoup moins de morts que celui des coréens soviétiques en 1937 (en l’absence de toute guerre) qualifiés collectivement d’espions potentiels au compte du Japon… dont ils avaient fui la terreur que le Japon déchaînait dans leur pays, ou que celui des Tatares de Crimée, des Kalmouks, des Tchétchènes et des Ingouches en 1944. Ajoutons que la déportation de ces deux derniers peuples est l’une des causes de la tragédie que vit leur région depuis près de vingt ans. L’héritage de Staline fait couler le sang encore aujourd’hui.
Losurdo utilise la même argumentation lorsqu’il évoque le Goulag en faisant défiler toutes les horreurs concentrationnaires des pays coloniaux…

Un héritier des procès de Moscou.
Losurdo reprend à son compte les falsifications des procès de Moscou, mais sans se référer directement à ces derniers tant la source est polluée. Il affirme ainsi, par exemple : en 1918 « Lénine, accusé ou soupçonné de trahison semble être la cible d’un projet, si vague fût-il, de coup d’Etat envisagé par Boukharine ». Ce projet fabriqué par le procureur Vychinski lors du troisième procès de Moscou de mars 1938 est ici présenté d’abord comme hypothétique, avant de devenir une certitude par un coup de baguette magique : « Pour déjouer la paix de Brest-Litovsk, qu’il avait vécue comme une capitulation devant l’impérialisme allemand et une trahison de l’internationalisme prolétarien, Boukharine cultive un instant l’idée d’une sorte de coup d’Etat, visant au moins pour quelque temps à écarter du pouvoir celui qui jusque-là était le leader indiscutable des bolcheviques » (référence : supra 2.2… c’est-à-dire la phrase précédente, l’invention se servant à elle-même de preuve !). Pensant sans doute qu’une fable plusieurs fois répétée accède par là même au statut de vérité, il écrit plus loin : « Nous avons vu Boukharine à l’occasion du traité de Brest-Litovsk caresser un instant le projet d’une sorte de coup d’Etat contre Lénine, à qui il reproche de vouloir transformer le “parti en un tas de fumier” ». En réalité nous n’avons rien vu du tout, sinon les pirouettes de Losurdo.
Pourquoi Losurdo qui multiplie les références à n’importe qui y compris à Sir Montefiore, promu du statut de romancier à celui d’historien ou au romancier Feuchtwanger que Staline fit venir exalter le deuxième procès de Moscou en échange de la publication de ses œuvres en URSS et du paiement d’honoraires juteux, n’en donne aucune à cette invention de Vychinski ? C’est que la vérité est fort simple : pendant le discours de Lénine au Comité exécutif des soviets du 23 février 1918 sur le traité de Brest-Litovsk, le Socialiste-Révolutionnaire (S-R) de gauche Kamkov – dont le parti était encore alors au gouvernement – s’approche des “communistes de gauche” Piatakov et Boukharine hostiles à la signature, et leur demande ce qui se passera s’ils ont la majorité dans le parti contre la paix de Brest-Litovsk. A son avis, leur dit-il, « dans ce cas-là Lénine s’en ira et vous et nous nous devrons installer un nouveau Conseil des commissaires du peuple » que Piatakov pourrait présider. Les deux hommes n’y voient qu’une plaisanterie. Quelques jours plus tard, le S-R de gauche Prochian suggère à Radek qu’au lieu d’écrire des résolutions interminables les communistes de gauche feraient mieux d’arrêter Lénine vingt-quatre heures, de déclarer la guerre aux Allemands puis de réélire à l’unanimité Lénine président du gouvernement, car, dit-il, contraint de réagir à l’offensive allemande, « tout en nous insultant nous et vous, Lénine mènera néanmoins une guerre défensive mieux que n’importe qui ». Six mois plus tard Prochian meurt. Radek répète alors sa phrase à Lénine, qui éclate de rire.
Au début de décembre 1923, en pleine campagne de l’Opposition de gauche pour la démocratisation du parti, Boukharine, alors allié de Staline contre elle, transforme pour les stigmatiser ces anecdotes en propositions sérieuses que les « communistes de gauche » de l’époque auraient, affirme-t-il malgré les dénégations de tous les intéressés, discutées. L’Opposition, conclut-il, fait donc le jeu des ennemis du parti. Zinoviev s’indigne : les communistes de gauche ont alors dissimulé ces propositions ignobles au Comité central qui ne l’apprend que six ans plus tard ! Staline va plus loin : certains opposants de 1923 étaient déjà, selon lui, des membres potentiels du prétendu gouvernement anti-léniniste de 1918. Boukharine paiera de sa vie ce trafic politicien de la mémoire. Au troisième procès de Moscou, en mars 1938, le procureur Vychinski, utilisant ses déclarations démagogiques de 1923, l’accusera d’avoir négocié avec les S-R de gauche le renversement et l’arrestation de Lénine. Boukharine sera condamné à mort.

Ignorantus, ignoranta, ignorantum…
Domenico Losurdo ne connaît pas l’histoire sur laquelle il brosse des commentaires ornés parfois de références à Hegel qui n’y peut mais. Il qualifie ainsi de « dirigeant menchevique » le chef du gouvernement provisoire de 1917 Alexandre Kerenski. Or Kerenski, proche des socialistes-révolutionnaires, ne fut jamais menchevique de sa vie… Evoquant l’assassinat de Serge Kirov le 1er décembre 1934 à Leningrad, il écrit « Au départ les enquêtes des autorités se tournent vers les Gardes blanches » (p. 102). Les autorités ont eu une étrange façon de se tourner vers eux. Dès le lendemain du meurtre Staline fait fusiller une centaine de gardes blancs… déjà en prison et que nul n’interroge avant puisqu’ils ne pouvaient de leur cellule organiser le moindre attentat.
Voulant confirmer la perfidie de Trotsky, il affirme plus loin « Lénine voit déjà peser sur la Russie soviétique un péril bonapartiste et exprime ses préoccupations même au sujet de Trotski » (p 127). L’absence de référence, là encore, cache un trucage : en 1924, l’année de la mort de Lénine, Gorki, alors en Italie, publie Lénine et le paysan russe où il ne cite que des phrases élogieuses de Lénine sur Trotsky. Six ans plus tard, en URSS, Gorki réédite son livre et y ajoute une phrase prêtée à Lénine ainsi revenu d’outre-tombe six ans après sa mort pour exprimer une crainte bien tardive sur les ambitions bonapartistes imaginaires de Trotsky. Plus stupéfiant encore, il évoque à maintes reprises une prétendue          «conspiration dirigée par Trotsky » et confirme cette fable reprise (sans qu’il le dise) des procès de Moscou … en citant Curzio Malaparte. Or aucun historien n’a jamais considéré Malaparte comme une source autre que littéraire. Qui ira citer Kaput dans une Histoire de la seconde guerre mondiale ? Ecrivain de talent, il ne considérait l’histoire que comme une servante de la littérature et fabulait à qui mieux mieux.

Ah le bon Goulag !
Il faut bien s’arrêter un moment dans le trop facile démontage des fantaisies de Losurdo. Mais l’on ne saurait passer sous silence ses divagations sur le Goulag. Certes il souligne à bon droit que le Goulag stalinien n’est pas globalement le camp d’extermination que furent les camps nazis destinés aux Juifs. Cela dit, on ne peut lire sans surprise l’affirmation que « aux tentatives de réaliser dans la “totalité” du pays la « démocratie soviétique », « le démocratisme socialiste » et même “un socialisme sans la dictature du prolétariat” (comme si le prolétariat opprimé exerçait alors la moindre dictature !) correspondent les tentatives de rétablir dans le Goulag la “légalité socialiste” ou la “légalité révolutionnaire ». Enfin Losurdo, trouvant dans le Goulag “une préoccupation pédagogique”, s’extasie : « le détenu du Goulag est “un camarade” potentiel obligé de participer dans des conditions particulièrement dures à l’effort productif de tout le pays ». Particulièrement dures, certes mais le mot “camarade” même très potentiel n’a pas de prix. Et, Losurdo nous le jure, « jusqu’en 1937 les gardes appelaient le prisonnier “camarade”. Et d’ailleurs la réclusion dans le camp de concentration n’exclut pas la possibilité de promotion sociale ». Quel ascenseur social ce socialisme du goulag !

Texte reçu par M-A Patrizio via M. Barbe, le 21 février 2011

La réponse de Domenico Losurdo : La pensée primitive et Staline comme bouc émissaire

On n’appréciera jamais assez la sagesse du mot attribué à Georges Clemenceau : la guerre est une chose trop sérieuse pour la confier à des généraux ! Même dans son chauvinisme et anticommunisme aigu, le premier ministre français gardait une conscience assez lucide du fait que les spécialistes (dans ce cas les spécialistes de la guerre) sont souvent capables de voir les arbres mais pas la forêt, et se laissent déborder par les détails en perdant de vue le tout ; en ce sens, ils connaissent tout sauf l’essentiel. On est immédiatement porté à penser à ce qu’a dit Clemenceau quand on lit le démolissage que Jean-Jacques Marie voudrait réserver à mon livre sur Staline. A ce qu’il semble, l’auteur est l’un des plus grands experts de « trotskismo-logie », et il tient à le démontrer en toute circonstance.

1. Staline liquidé par le Rapport Khrouchtchev, le Rapport Khrouchtchev liquidé par les historiens
Marie commence tout de suite par contester mon affirmation selon laquelle Khrouchtchev « se propose de liquider Staline sous tous ses aspects ». C’est pourtant le grand intellectuel trotskiste Isaac Deutscher qui souligne que le Rapport secret dépeint Staline comme un « énorme monstre humain, sombre, capricieux, dégénéré ». Et, cependant, ce portrait n’est encore pas assez monstrueux aux yeux de Marie ! Mon livre poursuit ainsi : dans le réquisitoire prononcé par Khrouchtchev « celui qui était responsable de crimes horribles était un individu méprisable sur le plan moral comme sur le plan intellectuel. Le dictateur était non seulement impitoyable mais aussi risible ». Pensons seulement à un détail sur lequel s’arrête Khrouchtchev : « Il y a lieu de noter que Staline dressait ses plans en utilisant un globe terrestre. Oui, camarades, c’est à l’aide d’un globe terrestre qu’il établissait la ligne du front » (p. 27-29 de l’édition française). Il est clair que le portrait ici tracé de Staline est caricatural : comment l’URSS a-t-elle fait pour vaincre Hitler en étant dirigée par un leader à la fois criminel et imbécile ? Et comment ce leader à la fois criminel et imbécile a-t-il réussi à diriger depuis un « globe terrestre » une bataille épique comme celle de Stalingrad, combattue quartier par quartier, rue par rue, étage par étage, porte par porte ? Au lieu de répondre à ces objections, Marie se préoccupe de démontrer qu’en tant que plus grand expert de « trotskismo-logie », il connaît de mémoire le Rapport Khrouchtchev et se met à le citer en long et en large, sur des aspects qui n’ont rien à voir avec le problème en question !
Je démontre que cette liquidation totale de Staline (sur le pan intellectuel en plus de moral) ne résiste pas à l’enquête historique, en réclamant l’attention sur deux points : d’éminents historiens (dont aucun ne peut être suspecté d’être pro-stalinien) parlent de Staline comme le « plus grand leader militaire du vingtième siècle ». Et vont plus loin encore : ils lui attribuent un « talent politique exceptionnel » et le considèrent comme un homme politique « extrêmement doué » qui sauve la nation russe de la décimation et de la mise en esclavage auxquelles la destine le Troisième Reich ; et ceci grâce non seulement à son accorte stratégie militaire mais aussi à des discours de guerre « magistraux », parfois véritables « morceaux de bravoure » qui arrivent dans des moments tragiques à stimuler la résistance nationale. Ce n’est pas tout : des historiens fervents anti-staliniens reconnaissent la « perspicacité » avec laquelle il traite de la question nationale dans son écrit de 1913 et l’« effet positif » de sa            «contribution » sur la linguistique (p. 409).
En second lieu je fais noter que Deutscher dès 1966 exprimait de forts doutes sur la crédibilité du Rapport secret : « Je n’arrive pas à accepter sans réserves les présumées « révélations » de Khrouchtchev, en particulier son affirmation que pendant la Seconde Guerre mondiale [et dans la victoire sur le Troisième Reich). Staline n’eut qu’un rôle pratiquement insignifiant » (p. 407). Aujourd’hui à la lumière du nouveau matériel à notre disposition, les chercheurs qui accusent Khrouchtchev d’avoir eu recours au mensonge sont loin d’être rares. Donc : si Khrouchtchev procède à la liquidation totale de Staline, l’historiographie plus récente liquide la crédibilité du dit Rapport secret.
Comment Marie répond-il à tout cela ? Il synthétise non seulement mon point de vue mais celui des auteurs que je cite (y compris le trotskiste Isaac Deutscher) avec la formule : « Vade retro Khrouchtchev ! ». C’est-à-dire que le grand expert de « trotskismo-logie » croit exorciser les difficultés insurmontables dans lesquelles il se débat en prononçant deux mots de latin (ecclésiastique) !
Voyons un second exemple. Au début du deuxième chapitre (« Les Bolcheviques du conflit idéologique à la guerre civile »), j’analyse le conflit qui se développe à l’occasion de la paix de Brest-Litovsk. Boukharine dénonce la « dégénérescence paysanne de notre parti et du pouvoir soviétique » ; d’autres bolcheviques démissionnent du parti ; d’autres encore déclarent désormais dépourvu de valeur le pouvoir soviétique lui-même. Sur le versant opposé Lénine exprime son indignation pour ces propos « étranges » et               « monstrueux ». Dès les premiers mois de son existence, la Russie soviétique voit se développer un conflit idéologique qui est d’une extrême âpreté et sur le point de se transformer en guerre civile. Et se transformera d’autant plus facilement en guerre civile -dis-je dans mon livre- quand, avec la mort de Lénine, « vient à manquer une autorité indiscutée ». Et même -j’ajoute- selon un illustre historien bourgeois (Conquest), à cette occasion déjà Boukharine avait caressé l’idée d’un coup d’Etat (p. 71). Comment Marie répond-il à tout cela ? A nouveau, il exhibe toute son érudition de grand et peut-être le plus grand expert de « trotskismo-logie », mais ne fait aucun effort pour répondre aux questions qui s’imposent : si le conflit mortel qui lacère ensuite le groupe dirigeant bolchevique n’est la faute que de Staline (la pensée primitive ne peut se passer du bouc émissaire), comment expliquer le dur échange d’accusations qui voit Lénine condamner comme « monstrueuses » les phrases prononcées par ceux qui fustigent la « dégénérescence » du parti communiste et du pouvoir soviétique ? Et comment expliquer le fait que Robert Conquest, qui a dédié toute son existence à démontrer l’infamie de Staline et des procès de Moscou, parle d’un projet de coup d’Etat contre Lénine cultivé et caressé par Boukharine ?
Ne sachant que répondre, Marie m’accuse de manipulation et écrit même que, dans ma référence à l’idée de coup d’Etat de Boukharine, je ne renvoie qu’à moi-même. Je n’ai pas de temps à perdre avec les insultes. Je me limiterai à faire remarquer que p. 71, à la note 137, je renvoie à un historien (Conquest) qui n’est inférieur à Marie ni par l’érudition ni par le zèle anti-stalinien.

2. Comment les trotskistes à la Marie insultent-ils Trotski ?
Avec la mort de Lénine et la consolidation du pouvoir de Staline, le conflit idéologique se transforme de plus en plus en guerre civile : la dialectique de Saturne, qui se manifeste d’une façon ou d’une autre dans toutes les grandes révolutions, n’épargne malheureusement pas non plus les bolcheviques. Je développe cette thèse dans la seconde partie du second chapitre, en citant une série de personnalités assez différentes entre elles (qui révèlent l’existence d’un appareil clandestin et militaire mis sur pied par l’opposition), et en citant surtout Trotski. Oui, c’est Trotski en personne qui déclare que la lutte contre « l’oligarchie bureaucratique » stalinienne « ne comporte pas de solution pacifique ». Et c’est lui encore qui proclame que « le pays se dirige manifestement vers une révolution », vers une guerre civile et que « dans les conditions d’une guerre civile, l’assassinat de certains oppresseurs cesse d’être du terrorisme individuel », mais est partie intégrante de la « lutte à mort » entre les factions opposées (p. 104). Comme on le voit, dans ce cas au moins c’est Trotski lui-même qui met en crise la mythologie du bouc émissaire.
On comprend l’embarras tout particulier de Marie. Et alors ? Nous connaissons déjà l’étalage d’érudition comme écran de fumée. Allons à la substance. Parmi les nombreuses et plus diverses personnalités que je cite Marie en choisit deux : il considère l’une (Malaparte) comme incompétente, l’autre (Feuchtwanger), il la stigmatise comme agent soudoyé au service du criminel et imbécile qui siège au Kremlin. Et ainsi les jeux sont faits : la guerre civile a disparu et de nouveau le primitivisme du bouc émissaire peut célébrer son triomphe. Mais, refuser de prendre en considération les arguments adoptés par un grand intellectuel tel que Feuchtwanger, pour se borner à le qualifier d’agent soudoyé au service de l’ennemi : n’est-ce pas le mode de procéder généralement considéré comme « stalinien » ? Et surtout : que devons-nous penser du témoignage de Trotski, qui parle de « guerre civile » et de         «lutte à mort » ? N’est-ce pas un paradoxe que le grand spécialiste et éminent desservant de la          «trotskismo-logie » ne contraigne au silence la divinité qu’il vénère ? Oui, mais ce n’est pas le seul paradoxe ni même le plus criant. Voyons : Trotski non seulement compare Staline à Nicolas II (p. 104), mais va plus loin : au Kremlin siège « un provocateur au service d’Hitler » voire « le majordome de Hitler » (p. 126 et 401). Et Trotski, qui se vantait d’avoir de nombreux disciples en Union Soviétique et qui même, selon Broué (biographe et hagiographe de Trotski), était arrivé à infiltrer ses « fidèles » à l’intérieur de la GPU, Trotski n’aurait rien fait pour renverser le pouvoir contre-révolutionnaire du nouveau tsar, ou domestique du Troisième Reich ? Marie finit par peindre Trotski comme un simple phraseur qui se limite à des tirades de comptoir ou même comme un révolutionnaire dépourvu de cohérence voire peureux et vil. Le paradoxe le plus criant est que je sois de fait contraint de défendre Trotski contre certains de ses apologètes !
Je dis « certains de ses apologètes » car tous ne sont pas aussi démunis que Marie. A propos de                  l’ « impitoyable guerre civile » qui se développe entre les bolcheviques, j’observe dans mon livre :            « Nous sommes en présence d’une catégorie qui constitue le fil conducteur de la recherche d’un historien russe (Rogowin) d’obédience trotskiste sûre et avérée, auteur d’une œuvre monumentale en plusieurs volumes, dédiée justement à la reconstruction minutieuse de cette guerre civile. On y parle, à propos de la Russie soviétique, de « guerre civile » déchaînée par Staline contre ceux qui s’organisent pour le renverser. Même hors de Russie, cette guerre civile se manifeste et par moments se diffuse dans le cadre du front qui combat contre Franco ; et, de fait, faisant référence à l’Espagne de 1936-39, on parle non pas d’une mais de « deux guerres civiles ». Avec une grande honnêteté intellectuelle et mettant à profit un matériel documentaire nouveau et riche, disponible grâce à l’ouverture des archives russes, l’auteur cité ici arrive à la conclusion :         «Les procès de Moscou ne furent pas un crime immotivé et de sang-froid mais bien la réaction de Staline au cours d’une lutte politique aÏgue » ».
Dans une polémique avec Alexandre Soljenitsine, qui dépeint les victimes des purges comme un ensemble de « lapins », l’historien trotskiste russe rapporte un tract qui appelait, dans les années trente, à balayer hors du Kremlin « le dictateur fasciste et sa clique ». Et commente ensuite : « Même du point de vue de la législation russe en vigueur aujourd’hui, ce tract doit être jugé comme un appel au renversement violent du pouvoir (plus exactement de la couche supérieure dominante) ». En conclusion, bien loin d’être l’expression d’« un accès de violence irrationnelle et insensée », la terreur sanguinaire déclenchée par Staline est en réalité l’unique façon par laquelle celui-ci arrive à plier « la résistance des vraies forces communistes » (p. 117-8).
Ainsi s’exprime l’historien trotskiste russe. Sauf que Marie, pour ne pas renoncer à son primitivisme et à la recherche du bouc émissaire (Staline) sur lequel faire converger tous les péchés de la Terreur et de l’Union Soviétique dans son ensemble, préfère suivre le sillon tracé par Soljenitsine et représenter Trotski comme un « lapin ».

3. Trahison ou contradiction objective ? La leçon de Hegel
Dans le cadre que j’ai tracé, les mérites de Staline restent acquis : il a compris une série de points essentiels : la nouvelle phase historique qui s’ouvrait avec l’échec de la révolution en Occident ; le danger de colonisation esclavagiste qui menaçait la Russie soviétique ; l’urgence de la récupération du retard par rapport à l’Occident ; la nécessité de l’acquisition de la science et de la technologie les plus avancées, et la conscience que la lutte pour y parvenir peut être dans certaines circonstances un aspect essentiel voire décisif de la lutte de classe ; la nécessité de relier patriotisme et internationalisme et la compréhension du fait qu’une lutte de résistance et de libération nationale victorieuse (comme l’a été la Grande guerre patriotique) constitue en même temps une contribution de premier plan à la cause internationaliste de la lutte contre l’impérialisme et le capitalisme. Stalingrad a fondé les prémisses de la crise du système colonial à l’échelle planétaire. Le monde d’aujourd’hui est caractérisé par les difficultés croissantes du système néo-colonialiste, par l’émergence de pays comme la Chine et l’Inde et plus généralement des civilisations à l’époque assujetties ou anéanties par l’Occident, par la crise de la doctrine Monroe et par l’effort de certains pays sud-américains de relier lutte contre l’impérialisme et construction d’une société post-capitaliste. Eh bien, ce monde est impensable sans Stalingrad.
Et cependant, ayant dit ceci, il est possible de comprendre la tragédie de Trotski. Après avoir reconnu le grand rôle qu’il a joué au cours de la révolution d’Octobre, mon livre décrit ainsi le conflit qui va se profiler avec la mort de Lénine : « Dans la mesure où un pouvoir charismatique était encore possible, celui-ci tendait à prendre corps dans la figure de Trotski, le génial organisateur de l’Armée rouge et le brillant orateur et prosateur qui prétendait incarner les espoirs de triomphe de la révolution mondiale, et qui en faisait découler la légitimité de son aspiration à gouverner le parti et l’Etat. Staline était par contre l’incarnation du pouvoir légal- traditionnel, qui cherchait laborieusement à prendre forme : au contraire de Trotski arrivé tard au bolchevisme, il représentait la continuité historique dans le parti protagoniste de la révolution et, donc, détenteur de la nouvelle légalité ; de plus, en affirmant la faisabilité du socialisme même dans un seul (grand) pays, Staline conférait une nouvelle dignité et identité à la nation russe, qui dépassait ainsi la crise épouvantable, qui n’était pas seulement matérielle, subie à partir de la défaite et du chaos de la Première guerre mondiale : et la nation retrouvait sa continuité historique. Mais à cause de cela justement, les adversaires criaient à la « trahison », tandis que, aux yeux de Staline et de ses disciples, apparaissaient comme traîtres ceux qui avec leur aventurisme, en facilitant l’intervention des puissances étrangères, mettaient en danger, en dernière analyse, la survie de la nation russe, qui était en même temps le département d’avant-garde de la cause révolutionnaire. L’affrontement entre Staline et Trotski est le conflit non seulement entre deux programmes politiques mais aussi entre deux principes de légitimité. » (p. 150).
A un certain moment, face à la radicale nouveauté du cadre national et international, Trotski se convainc (à tort) qu’il y a eu une contre-révolution à Moscou et agit en conséquence. Dans le cadre tracé par Marie, par contre, Trostki et ses disciples, bien qu’ils aient réussi à s’infiltrer dans la GPU et dans d’autres secteurs vitaux de l’appareil d’Etat, se laissent abattre et massacrer, sans combattre, par le contre-révolutionnaire criminel et idiot qui est au Kremlin. Pas de doute, c’est cette lecture qui ridiculise en particulier Trotski, en rapetissant et en rendant mesquins et méconnaissables tous les protagonistes de la grande tragédie historique qui s’est développée sur l’onde de la révolution russe (comme de toute grande révolution).
Pour comprendre de façon adéquate cette tragédie, il faut s’appuyer sur la catégorie de contradiction objective chère à Hegel (et à Marx). Malheureusement par contre – comme je l’observe dans mon livre- autant Staline que Trotski partagent la même pauvreté philosophique, et n’arrivent pas à aller au-delà de l’échange réciproque de l’accusation de trahison : « De part et d’autre, plutôt que de s’engager dans l’analyse laborieuse des contradictions objectives et des options opposées, et des conflits politiques qui se développaient sur cette base, on préfère invoquer la catégorie de trahison, et, dans sa configuration extrême, le traître devient l’agent conscient et mercenaire de l’ennemi. Trotski n’a de cesse de dénoncer « le complot de la bureaucratie stalinienne contre la classe ouvrière », et le complot est d’autant plus méprisable que la « bureaucratie stalinienne » ; n’est rien d’autre qu’un « appareil de transmission de l’impérialisme ». Le moins qu’on puisse dire est que Trotski sera largement payé de sa pièce. Il se plaint d’être stigmatisé comme « agent d’une puissance étrangère » mais stigmatise lui-même Staline comme « provocateur au service de Hitler » » (p. 126).
Moins que jamais disposé à problématiser la catégorie de trahison, Marie ironise sur mon fréquent renvoi à Hegel. Dans le débat en cours ici, qui est donc le « stalinien » ?

4. Le comparatisme comme instrument de lutte contre les falsifications de l’idéologie dominante
Nous avons vu jusqu’ici chez le grand expert de « trotskismo-logie » un étalage d’érudition comme fin en soi ou utilisé comme écran de fumée. Et, pourtant, il faut reconnaître à Marie un raisonnement, ou du moins une tentative de raisonnement. Alors que je confronte les crimes de Staline, ou attribués à Staline, à ceux perpétrés par l’Occident libéral et par ses alliés, Marie objecte : « Donc dans la patrie triomphante du socialisme (car pour Losurdo le socialisme s’est épanoui en URSS) et qui a réalisé l’unité des peuples il est normal que l’on utilise les mêmes procédés que les chefs des pays capitalistes ou un obscurantiste féodal et même que le Tsar Nicolas II ». Examinons cette objection. Laissons de côté les imprécisions, forçages ou véritables méprises. Je ne parle nulle part de l’URSS ou d’un autre pays comme « la patrie triomphante du socialisme » ; dans mes livres j’ai écrit, au contraire, que le socialisme est un « processus d’apprentissage » difficile et bien loin d’être conclu. Mais concentrons-nous sur l’essentiel. A partir de la révolution d’Octobre jusqu’à nos jours, on trouve de façon constante dans l’idéologie dominante la tendance à diaboliser tout ce qui a quelque rapport avec l’histoire du communisme. Comme je le fais remarquer dans mon livre, pendant quelque temps c’est Trotski qui est stigmatisé (par Goebbels, par exemple) comme celui qui « a peut-être sur la conscience le plus grand nombre de crimes qui ait jamais pesé sur un homme » (p. 343) ; ce peu glorieux primat a été attribué ensuite à Staline, puis aujourd’hui à Mao Zedong ; et sont aussi criminalisés Tito, Ho Chi Minh, Castro etc. Devons-nous subir cette        «diabolisation» qui, comme je le soutiens dans le dernier chapitre, n’est que l’autre face de                     l’« hagiographie » du capitalisme et de l’impérialisme ?
Voyons comment Marx réagit à cette manipulation manichéenne. Alors que la bourgeoisie de son époque, partant de l’exécution des otages et de l’incendie allumé par les Communards, dénonce la Commune de Paris comme synonyme d’infâmes barbaries, Marx répond que les pratiques de la prise (et de l’éventuelle exécution) d’otages et du déclenchement d’incendies avaient été inventées par les classes dominantes et que, en tous cas, pour ce qui concerne les incendies, il fallait distinguer entre         «vandalisme d’une défense désespérée » (celle des Communards) et « vandalisme du triomphe ».
Marie me fait trop d’honneur quand il polémique sur ce point avec moi : il ferait mieux de s’en prendre directement à Marx. Ou bien, il pourrait s’en prendre à Trotski, qui procède lui aussi de la façon qui m’est reprochée à moi : dans le petit livre Leur morale et la nôtre Trotski se réclame du Marx que j’ai déjà cité et, pour réfuter l’accusation selon laquelle les bolcheviques et seulement eux s’inspirent du principe selon lequel « la fin justifie les moyens » (violents et brutaux), il met en cause le comportement non seulement de la bourgeoisie des 19ème et 20ème siècles mais celui déjà…de Luther, protagoniste de la guerre d’extermination contre Müntzer et les paysans.
Si ce n’est que, pris comme il l’est dans le culte de l’érudition, Marie ne réfléchit même pas sur les textes des auteurs qui lui sont le plus chers. Et en fait il ironise sur moi en donnant à son intervention le titre : « Le socialisme du Goulag ! ». On pourrait, évidement, avec cette même ironie, se gausser de la Russie soviétique de Lénine (et Trotski) : « Le socialisme (ou la révolution socialiste) de la Tcheka » ou bien « Le socialisme (ou la révolution socialiste) de la prise d’otages » (en ayant à l’esprit que, dans Leur morale et la nôtre, Trotski est contraint de se défendre même de l’accusation d’avoir eu recours à cette pratique). En réalité, avec cette ironie chère à Marie on peut liquider n’importe quelle révolution. Nous aurions alors : « La Commune des otages fusillés », « La liberté et l’égalité de la guillotine », etc. etc. Il ne s’agit pas, au demeurant, d’exemples imaginaires : c’est de cette manière que la tradition de pensée réactionnaire a liquidé la Révolution française (et surtout le jacobinisme), la Commune de Paris, la révolution russe, etc.
Marx a synthétisé la méthodologie du matérialisme historique dans l’affirmation selon quoi « les hommes font eux-mêmes leur histoire, mais dans des circonstances qu’ils n’ont pas choisies ». Au lieu de partir de ces leçons pour interroger les erreurs, les dilemmes moraux, les crimes des protagonistes de toute grande crise historique, Marie formule cette simple alternative : ou les mouvements révolutionnaires sont souverainement supérieurs et même miraculeusement transcendants par rapport au monde historique, et aux contradictions et aux conflits du monde historique, dans lequel ces mouvements se développent ; ou bien ces mouvements révolutionnaires sont un échec complet et une tromperie totale. Et ainsi l’histoire des révolutions dans son ensemble se configure comme l’histoire d’un échec unique, ininterrompu et misérable, et d’une tromperie. Et Marie, une fois de plus, se place dans le sillon de la tradition de pensée réactionnaire.

5. Le socialisme comme processus d’apprentissage laborieux et inachevé
J’ai dit que la construction du socialisme est un processus d’apprentissage laborieux et inachevé. Mais c’est justement pour cela qu’il faut s’atteler à formuler des réponses : le socialisme et le communisme comportent-ils la disparition totale des identités et jusque des langues nationales, ou bien Castro a-t-il raison quand il dit que les communistes ont eu tort de sous-évaluer le poids que la question nationale continue à exercer même après la révolution anti-impérialiste et anti-capitaliste ? Dans la société de l’avenir prévisible n’y aura-t-il plus de place pour aucun type de marché et pas même pour l’argent, ou bien devons-nous tirer profit de la leçon de Gramsci, selon qui il ne faut pas oublier le caractère         «déterminé » du « marché » ? A propos du communisme, Marx parle parfois d’« extinction de l’Etat », d’autres fois d’ « extinction de l’Etat dans le sens politique actuel » : ce sont deux formules sensiblement différentes entre elles ; de laquelle des deux peut-on s’inspirer ? Ce sont ces problèmes qui provoquent entre les bolcheviques d’abord un âpre conflit idéologique puis la guerre civile ; et c’est à ces problèmes qu’il faut répondre, si l’on veut redonner une crédibilité au projet révolutionnaire communiste, en évitant les tragédies du passé. C’est dans cet esprit que j’ai écrit d’abord Fuir l’histoire ? La révolution russe et la révolution chinoise aujourd’hui, puis Staline. Histoire et critique d’une légende noire. Si l’on n’affronte pas ces problèmes, on ne pourra ni comprendre le passé ni projeter l’avenir. Si l’on n’affronte pas ces problèmes, apprendre par cœur même les plus minimes détails de la biographie (ou de l’hagiographie) de tel ou tel protagoniste d’Octobre 1917 ne servira qu’à confirmer une fois de plus la profondeur du mot cher à Clemenceau : de même que la guerre est une chose trop sérieuse pour la confier aux généraux et aux spécialistes de la guerre, ainsi l’histoire de la tragédie de Trotski même (sans parler de la grande et tragique histoire du mouvement communiste dans son ensemble) est une chose trop sérieuse pour la confier aux spécialistes et aux généraux de la trotskismo-logie.

Traduit de l’italien par Marie-Ange Patrizio
http://domenicolosurdo.blogspot.com/
Staline, Histoire et critique d’une légende noire de Domenico Losurdo, traduit de l’italien par Marie-Ange Patrizio, éditions Aden, Bruxelles, 532 pages, 30 euros.
Voir sur le site quelques extraits du livre ainsi que la critique de Baptiste Eychart, Retour sur un Dieu déchu, et un texte d’André Tosel.

Notes :
[1] De la première guerre mondiale aux lendemains de la seconde, note de Jean- Jacques Marie
Losurdo ignore manifestement ou efface un fait pourtant significatif sur sa portée :le rapport Khrouchtchev est l’oeuvre ,non de ce dernier, mais d’une commission du comité central dirigée par Piotr Pospelov, ancien co-auteur de la biographie officielle de Staline publiée après la guerre et rédacteur en chef de la Pravda à cette période… Khrouchtchev a ajouté quelques saillies très douteuses- comme l’affirmation, moqueuse mais absurde, que Staline de 1941 à 1945, dirigeait ses opérations militaires à l’aide d’un globe terrestre .

La REVOLUTION TRAHIE revisitée

par Jean-Jacques MARIE

En 1936 Trotsky publie son œuvre magistrale Qu’est-ce que l’URSS ? Où va-t-elle ?  Titre traduit dans l’édition française par La Révolution trahie.
Il donne, dans un sous-chapitre intitulé « La question du caractère social de l’URSS n’est pas encore tranchée par l’histoire » une définition de la nature de l’URSS, qui subordonne cette dernière à la lutte des classe, à son développement et à son issue donc une définition transitoire : « L’URSS est une société intermédiaire entre le capitalisme et le socialisme dans laquelle : a) les forces productives sont encore trop insuffisantes pour donner à la propriété d’État un caractère socialiste ; b) le penchant à l’accumulation primitive, né du besoin, se manifeste à travers tous les pores de l’économie planifiée ; c) les normes de répartition, de nature bourgeoise, sont à la base de la différenciation sociale ; d) le développement économique, tout en améliorant lentement la condition des travailleurs, continue à former rapidement une couche de privilégiés ; e) la bureaucratie, exploitant les antagonismes sociaux, est devenue une caste incontrôlée, étrangère au socialisme ; f) la révolution sociale, trahie par le parti gouvernant, vit encore (1) dans les rapports de propriété et dans la conscience des travailleurs ; g) l’évolution des contradictions accumulées peut aboutir au socialisme ou rejeter la société vers le capitalisme ; h) la contre-révolution en marche vers le capitalisme devra briser la résistance des ouvriers ; i) les ouvriers marchant vers le socialisme devront renverser la bureaucratie. La question sera tranchée en définitive par la lutte de deux forces vives sur le terrain national et international ». (2)
En écrivant dans le point f, moins de 20 ans après la révolution, que la révolution sociale vivait                 « ENCORE » « dans les rapports de propriété et dans la conscience des travailleurs », Trotsky, par ce mot        « encore », soulignait que cet état de choses n’avait, loin de là, rien d’éternel. J’ai plus d’une fois entendu citer cette phrase… débarrassée ou épurée de cet adverbe « encore », ce qui suggérait que « la révolution sociale » vivrait éternellement « dans les rapports de propriété », ce que l’histoire démentira.
Dès que la guerre civile s’acheva et que la révolution brisée par la social-démocratie commença à refluer à travers l’Europe, et qu’alors l’État ouvrier en Russie, isolé, puis soumis à la dictature politique d’une couche dirigeante pillarde et parasitaire que Trotsky désigne, faute de mieux sous le nom de           « bureaucratie », fut confronté aux problèmes de sa survie jusqu’à la prochaine vague de la révolution mondiale, la question de la « nature de l’URSS », se posa, brûlante, dans le mouvement communiste, et au sein même du Parti bolchevique…

  • Trotsky définit les bases sur lesquelles doit reposer la discussion :
    1) Quelle est l’origine de l’URSS ?
    2) Quels changements a subi cet État au cours de son existence ?
    3) Ces changements sont-ils passés du stade quantitatif au stade qualitatif, c’est-à-dire ont-ils fondé la domination historiquement nécessaire d’une nouvelle classe exploiteuse ?
    Repoussant la théorie du capitalisme d’État qu’il juge fallacieuse puisqu’elle assimile un régime où la classe capitaliste n’est pas expropriée à un régime où elle est expropriée, niant que la bureaucratie soit une classe « parce qu’elle n’a pas créé de base sociale à sa domination sous la forme de conditions particulières de propriété » et donc n’a pu donner de base stable et permanente à ses privilèges énormes.
    Trotsky prône alors, en 1936, la défense de l’URSS parce que la révolution russe, bien que trahie et dénaturée par la bureaucratie parasitaire et pillarde qui dirige l’URSS, constitue encore un acquis – très déformé, mais encore un acquis quand même – pour la classe ouvrière du monde entier, même si cette dernière souvent ne le sait pas, il insiste en même temps sur la fragilité de cet acquis , – ce qui est trop souvent oublié et cela vaut pour bien d’autres acquis déformés et menacés par le règne de la bureaucratie. Il explique dans la Révolution trahie :
    « Des « théoriciens » superficiels peuvent se consoler en se disant que la répartition des biens est un facteur de second plan par rapport à la production. La dialectique des influences réciproques garde pourtant toute sa force. Le destin des moyens nationalisés de production sera décidé en fin de compte par l’évolution des différentes conditions personnelles. »
    Et Trotsky illustre cette vérité, qui se manifestera avec toute sa force en 1991, en expliquant : « Si un paquebot est déclaré propriété collective, les passagers restants divisés en première, deuxième et troisième classes, il est bien compréhensible que la différence des conditions réelles finira par avoir aux yeux des passagers de troisième une importance beaucoup plus grande que le changement juridique de propriété ». (3)
    « Les passagers de première au contraire exposeront volontiers entre café et cigare que la propriété collective est tout, le confort des cabines n’étant rien en comparaison. Et l’antagonisme résultant de ces situations infligera de rudes secours à une collectivité instable » (4) … jusqu’au moment où les passagers de première classe considéreront que le meilleur moyen de conserver leurs privilèges est de transformer l’utilisation de la première classe en propriété personnelle. A ce moment-là les passagers de troisième classe, bien que beaucoup plus nombreux accorderont, comme le souligne Trotsky ci-dessus, une importance plus grande à leurs conditions réelles d’existence qu’au changement juridique de propriété, comme on le constatera à la fin des années 1980 lorsque les quelque 90 millions de travailleurs soviétiques, manifestement las de leurs conditions d’existence, ne lèveront pas le petit doigt pour défendre la propriété d’Etat que des groupes de la bureaucratie, ou nomenklatura, allaient se partager à très, très bas prix !
    Ce constat n’enlève pas sa portée à l’affirmation de Trotsky dans son article du 25 avril 1940 sur le bilan de la guerre déclenchée par Staline contre la Finlande : « Les révolutionnaires sont obligés de défendre toute conquête de la classe ouvrière, si déformée soit-elle par la pression des forces ennemies. Celui qui ne sait pas défendre les vieilles conquêtes n’en fera jamais de nouvelles ». (5)
    Aussi, dans « L’URSS dans la guerre », Trotsky souligne : « Ce serait une absurdité monstrueuse que de faire scission avec des camarades qui ont un autre avis que nous sur la nature sociologique de l’URSS, pour autant qu’ils s’affirment solidaires de nous sur les problèmes politiques. Mais à l’inverse, ce serait pur aveuglement que d’ignorer des différences purement théoriques, même terminologiques ; car dans le développement ultérieur elles peuvent prendre chair et sang et aboutir à des conclusions politiques tout à fait différentes » (6). La constitution des « démocraties populaires » en Europe de l’Est illustre la justesse des analyses élaborées par Trotsky. L’avancée de l’Armée rouge suscite dans les territoires sur lesquels elle pénètre un mouvement émietté mais profond du prolétariat et de la paysannerie vers le renversement des rapports privés de production. En Allemagne orientale et même occidentale, les ouvriers constituent des conseils qui prennent en main le contrôle de nombreuses entreprises. Sous la même impulsion – l’avancée de l’Armée rouge – les conseils ouvriers couvrent la Pologne et la Tchécoslovaquie.
    La bureaucratie se dresse aussitôt contre le mouvement de la classe ouvrière qu’elle impulsait involontairement par son origine historique. La veille du jour où l’Armée rouge devait entrer en Roumanie, Molotov déclare à Radio Moscou que les armées soviétiques libéraient des territoires occupés par l’armée allemande, mais n’avaient nullement l’intention d’y imposer le régime social soviétique. Et partout l’appareil du parti et ses diverses ramifications ainsi que l’Armée rouge tentent de mater le mouvement des masses. Ainsi en Allemagne le haut-commandement soviétique dissout les groupes communistes ou socialistes qui se constituaient dans les usines à l’approche des troupes soviétiques et interdit d’arborer les drapeaux rouges. En même temps, cependant, la réforme agraire prend son élan et les paysans se partagent les terres. L’affrontement entre la bureaucratie et le mouvement de la classe ouvrière s’étend sur près de trois ans : en Allemagne orientale la conférence de Bitterfeld dissout les conseils ouvriers le 25 novembre 1948 ; en Tchécoslovaquie, il faut à peu près trois ans aussi pour permettre à l’appareil des syndicats de vider les conseils ouvriers de leur contenu et les absorber. En Pologne, le même processus s’opère et la deuxième conférence des syndicats condamne les conseils ouvriers autonomes en juin 1949.
    La bureaucratie tente d’abord d’instaurer dans les pays d’Europe de l’Est une forme spécifique de démocratie bourgeoise, reposant sur le maintien de la propriété privée des moyens de production et sur le contrôle politique du Kremlin et de ses agences, bref une variante de la démocratie bourgeoise dont les partis communistes italien ou français sont les meilleurs maintiens. C’est en effet le PCF qui a écarté la « menace du bouleversement qui pesait sur la nation » dont parle le général de Gaulle, et qu’attendait craintivement la bourgeoisie italienne…
    Le stalinien hongrois Martin Horvath définit alors la « démocratie populaire » comme « la forme la plus progressive de la démocratie bourgeoise ou, plus exactement, comme sa seule forme progressive » (7). La bureaucratie remet en selle le roi Michel de Roumanie, fait pression sur Tito pour qu’il remette sur le trône Pierre II de Yougoslavie, constitue des gouvernements de  « coalition » à majorité bourgeoise, chargés de maintenir le régime social bourgeois, en acceptant la subordination politique au Kremlin et le pillage de leur économie.
    La remise en selle de la bourgeoisie aboutit cependant à des résultats différents en Europe occidentale et en Europe de l’Est. « Qui pouvait dire si les communistes, grandis dans la résistance et n’ayant devant eux que des lambeaux de partis et des débris de police, de justice, d’administration, ne s’empareraient pas du pouvoir ? », se demande de Gaulle dans ses « Mémoires » (8). Au nom de la reconstruction de la France, les staliniens ont, selon le mot de Maurice Thorez, reconstruit « un seul État, une seule armée, une seule police » et remis en selle la bourgeoisie française aux abois. En Europe de l’Est, la tentative, qui reposait sur l’outrecuidante croyance de la bureaucratie qu’elle pourrait geler la lutte des classes, a échoué : chevauchant la lutte des classes et le mouvement des masses qu’elle croyait pouvoir contenir et dont, en tant que dirigeante de l’État ouvrier dégénéré, elle avait été l’un des facteurs, la bureaucratie n’a pu faire autrement que d’exproprier le capital. C’est cette victoire politique du prolétariat à travers sa domination qui explique la vague des procès qui déferle sur l’Europe de l’Est de 1948 à 1954. On ne saurait imaginer meilleure illustration de l’analyse que Trotsky donne de la bureaucratie dans les textes de sa polémique avec Burnham et Shachtman.
    Et encore, la bureaucratie ne peut contenir et disloquer le mouvement des masses, qui l’avait poussée au-delà de ce qu’elle voulait, que dans la mesure où elle réussit à maintenir l’ordre bourgeois dans les pays capitalistes avancés. Ainsi s’exprimait l’unité mondiale de la lutte des classes. Les « démocraties populaires » ne sont donc nullement le produit d’une « assimilation militaro-bureaucratique » à froid subie par les masses. La réalité démontre l’inverse…
    C’est en Tchécoslovaquie, sans doute – parce qu’elle était, de tous les pays de l’Est, celui qui possédait la classe ouvrière la plus nombreuse, la plus vieille, la plus expérimentée et la plus politisée –, que la bureaucratie stalinienne est allée le plus loin dans sa politique militaro – bureaucratique de                          « démocratie populaire » bourgeoise, « une révolution nationale et démocratique » qui ne devait en aucune manière toucher au régime de l’appropriation privée de moyens de production.
    L’historien tchécoslovaque Paul Barton note : « L’expérience tchécoslovaque a démontré que même en cas d’occupation militaire Staline s’oppose à la prise du pouvoir aussi longtemps qu’on peut constater une effervescence révolutionnaire sérieuse dans le pays visé… La population nourrissait de telles illusions au sujet des staliniens en mai 1945 qu’ils auraient pu prendre le pouvoir sans coup férir » (9). Mais comment va se manifester la désillusion des masses ? Sous une forme que Paul Barton cite sous la rubrique des « échecs de la conception primitive de la révolution nationale et démocratique » :
    « Pour rétablir l’autorité de la police et de l’armée, les ouvriers furent incités à rendre les armes dont ils s’étaient emparés pendant l’insurrection ; seules quelques entreprises d’importance secondaire y consentirent. Pour arracher les usines aux ouvriers, nombre d’officiers reçurent l’ordre d’assurer la gestion des plus grandes fabriques métallurgiques ; les conseils d’établissement leur montrèrent la porte. Et le régime se heurtait un peu partout à la revendication d’une vaste expropriation du capital ». (10)
    Cette revendication, les bourgeoisies italienne et française, remises en selle par les partis staliniens français et italien, s’y opposent de toute leur force et lui font barrage avec l’aide de ces derniers. Contre sa propre politique, le Parti communiste tchécoslovaque, organe de la bureaucratie, dut finalement céder et donner satisfaction sous une forme déformée à cette revendication et exproprier le capital. Il conduisit cette expropriation contre son gré, de la manière la plus militaro-policière possible, et le prix qu’il fit payer à la classe ouvrière pour cette défaite qu’elle lui infligea fut fort lourd : l’organisation systématique de la terreur et des procès.
    Ainsi, comme l’écrivait Trotsky dans les lignes citées plus haut, la bureaucratie étouffe brutalement l’action des masses que sa double fonction peut impulser. C’est pourquoi Trotsky se hâtait d’ajouter :      « C’est là un aspect de la question. Mais il y en a un autre. Pour avoir la possibilité d’occuper la Pologne au moyen d’une alliance militaire avec Hitler, le Kremlin a depuis longtemps trompé et continue de tromper les masses en URSS et dans le monde entier et a, de ce fait, provoqué la décomposition complète des rangs de sa propre Internationale communiste. Le critère politique essentiel pour nous n’est pas la transformation des rapports de propriété dans cette région ou une autre, (11) si importants qu’ils puissent être par eux­ mêmes, mais le changement à opérer dans la conscience et l’organisation du prolétariat mondial, l’accroissement de sa capacité à défendre les conquêtes antérieures et à en réaliser de nouvelles.
    De ce seul point de vue décisif, la politique de Moscou, considérée globalement, conserve entièrement son caractère réactionnaire et demeure le principal obstacle sur la voie de la révolution internationale ». (12)
    Oublier l’une des deux données mène soit à considérer la bureaucratie comme une formation sociale historiquement nécessaire, le facteur d’une transition inévitable, soit à voir en elle une nouvelle classe exploiteuse, plus féroce encore que ses devancières, mais en tout état de cause, tout aussi inévitable et nécessaire.
    Et il revient pour la centième fois sur l’analyse de la bureaucratie « tumeur ou nouvel organe ? » en se refusant à faire dépendre la réponse à cette question de la signature du pacte germano-soviétique. La nature de l’URSS ne dépend pas du fait que la bureaucratie s’allie avec les démocraties bourgeoises ou avec le fascisme. Il faut poser la question en dehors de tel ou tel aspect contingent : « La bureaucratie constitue-t-elle une excroissance temporaire sur l’organisme social, ou bien cette excroissance s’est-elle déjà transformée en un organe historiquement nécessaire ? » Bref la bureaucratie est-elle « la porteuse ou non » d’un nouveau système d’économie « qui lui serait propre et qui serait impossible sans elle » ? Non. Dès lors elle ne peut être qu’une « excroissance parasitaire sur le corps de l’État ouvrier », et qui se définit d’abord par la fonction qu’elle remplit, à son profit, dans le cadre de l’État ouvrier, fonction qui découle de son origine historique :  « La pénurie de produits de consommation et la lutte générale pour leur possession engendrent le gendarme qui prend sur lui d’assurer les fonctions de répartition. La pression hostile exercée de l’extérieur attribue au gendarme le rôle de “défenseur” du pays, ce qui lui donne une autorité nationale et lui permet ainsi de piller le pays deux fois plus. » (13)
    La discussion sur la « nature de l’URSS » engagée dès 1939 dans le Socialist Workers Party n’est que l’un des aspects de la discussion générale sur la IVéme Internationale, sa fonction, sa réalité, son programme. On en trouve une illustration – comme inversée – dans la façon dont Isaac Deutscher la présente dans son Trotsky. Pour lui, la fondation de la IV eme Internationale est « un geste vide de signification », une « folie ». Et la représentation qu’il donne de la discussion interne au Socialist Workers Party, et en particulier de la position de Trotsky, est parfaitement caricaturale, voire grotesque. Ce n’est pas là un hasard…
    Deutscher affirme en effet, contrairement aux textes et à l’évidence : « Dans La Révolution trahie, Trotsky avait soutenu que les groupes directoriaux de l’Union soviétique se préparaient à dénationaliser l’industrie et à devenir ses propriétaires actionnaires, en d’autres termes que la bureaucratie stalinienne couvait une nouvelle classe capitaliste. Des années s’étaient écoulées et il n’y avait toujours aucun signe d’une telle éventualité. Alors Trotsky ne s’était-il pas trompé dans sa conception de la société soviétique ? Il voyait la bureaucratie stalinienne couvant une nouvelle classe bourgeoise et un nouveau capitalisme, mais cette bureaucratie même n’est-elle pas précisément la nouvelle classe couvée par la révolution d’Octobre et déjà dotée de tous ses attributs ? » (14)
    Et surtout, l’interprétation que donne Deutscher de l’analyse de La Révolution trahie est fausse. Trotsky y écrit en effet : « Les moyens de production appartiennent à l’État. L’État “appartient” en quelque sorte à la bureaucratie. Si ces rapports encore tout à fait récents se stabilisaient, se légalisaient, devenaient normaux sans résistance ou contre la résistance des travailleurs, ils finiraient par la liquidation complète des conquêtes de la révolution prolétarienne. Mais cette hypothèse est encore prématurée. » (15) Prématurée… mais pas fausse ! Si elle est prématurée cela signifie qu’elle est en germe dans les rapports sociaux alors existant et peut fort bien se traduire plus tard dans la réalité. Pour le moment, « le prolétariat continue ». Les tentatives faites pour présenter la bureaucratie soviétique comme une classe « capitaliste d’État » souligne Trotsky, « ne résistent visiblement pas à la critique. La bureaucratie n’a ni titres ni actions. Elle se recrute, se complète et se renouvelle grâce à une hiérarchie administrative, sans avoir de droits particuliers en matière de propriété. Le fonctionnaire ne peut pas transmettre à ses héritiers son droit à l’exploitation de l’État. Les privilèges de la bureaucratie sont des abus. Elle cache ses revenus. Elle feint de ne pas exister en tant que groupement social. Sa mainmise sur une part du revenu national est un fait de parasitisme social. Voilà ce qui rend la situation des dirigeants soviétiques au plus haut point contradictoire, équivoque et indigne […].
    En tant que force politique consciente, la bureaucratie a trahi la révolution. Mais la révolution victorieuse fort heureusement n’est pas seulement un programme, un drapeau, un ensemble d’institutions politiques, c’est aussi un système de rapports sociaux. Il ne suffit pas de la trahir, il faut encore la renverser. Ses dirigeants ont trahi la révolution d’Octobre, mais ne l’ont pas encore renversée » (16). Pas encore…c’est très clair ! Aux yeux de Trotsky la domination de la bureaucratie, si elle perdure, débouchera finalement sur le renversement de l’héritage abîmé de la révolution. Elle peut tenter de la renverser et y parvenir ! Trotsky écrit ainsi dans « L’URSS dans la guerre » : « L’alternative historique élaborée jusqu’à son terme se présente ainsi : ou bien le régime stalinien n’est qu’une rechute exécrable dans le processus de la transformation de la société bourgeoise en société socialiste ou bien le régime stalinien est la première étape d’une nouvelle société d’exploitation. Si le deuxième pronostic se révèle juste, alors, bien entendu, la bureaucratie deviendra une nouvelle classe exploiteuse. » (17)
    Mais tant que ce dénouement reste virtuel il faut défendre ce qui reste des conquêtes – certes de plus en plus abîmées au fil des années – de la révolution, qui peuvent, dans une situation révolutionnaire, aider pendant une certaine période le mouvement des masses à combattre la domination du capital. C’est ce qui se passera lorsqu’à la fin de la deuxième guerre mondiale une vague révolutionnaire secouera l’ordre bourgeois. En l’absence d’une direction mondiale, c’est-à-dire d’une IV éme Internationale assez puissante, les efforts conjoints de la bourgeoisie, de ses soutiens sociaux-démocrates et de la bureaucratie stalinienne parviendront à la contenir au prix d’importantes concessions, allant de nombreuses conquêtes sociales au démantèlement progressif des empires coloniaux.
    Ce mouvement des masses, contenu mais pas étouffé, libéré par la mort de Staline et qui trouva son expression la plus haute en 1956 dans la révolution hongroise écrasée par les chars de Khrouchtchev et dans la révolution polonaise, avortée parce que confisquée par une aile de la bureaucratie, retrouva, sous des formes plus ou moins achevées, l’analyse que donne Trotsky de la nature de l’URSS et donc du rapport entre la bureaucratie et l’État ouvrier.
    Le rapport dénonçant certains crimes de Staline et son « culte de la personnalité » lu par Khrouchtchev au XX éme Congrès du PCUS en février 1956, puis communiqué oralement à tous les membres du PCUS et des Komsomols, donc à des millions de Soviétiques, provoque une onde de choc qui ébranle l’URSS, la Hongrie et la Pologne et y ressuscite la discussion des questions soulevées par Trotsky dans La Révolution trahie et dans Défense du marxisme, dont nul dans ces pays n’avait évidemment lu la moindre ligne. Ainsi, l’historienne Anna Pankratova – veuve du dirigeant trotskyste Grigori Iakovine, fusillé en 1938 pour avoir organisé une grève de la faim massive à Vorkouta –, élue au comité central en 1952, est envoyée présenter le rapport à Léningrad. Ses neuf conférences rassemblent 5.930 personnes qui lui posent par écrit 825 questions dont elle présente une synthèse à la direction.
    Anna Pankratova souligne : « Toute une série d’auteurs de billets avancent l’idée que dans notre pays s’est constituée une large couche de bureaucratie soviétique (18) et vont même jusqu’à s’accorder pour mettre en doute l’essence socialiste de notre régime social et étatique. »
    Ainsi, l’un d’eux s’indigne : « Pourquoi n’explique-t-on pas la conduite de Staline comme étant le reflet des intérêts d’une couche sociale définie qui s’est développée sur le terreau du bureaucratisme soviétique ? » (19). « Toute une série » … cela dépasse donc la réflexion individuelle.
    L’écrivain hongrois Gyula Hay écrit, en septembre 1956, dans Trodalmi Ujsag, un portrait du                      « bureaucrate » qu’il représente sous le nom conventionnel de Kucser : « Kucsera est un parvenu… Grâce à sa voiture, à son traitement, à son appartement, aux magasins spéciaux où il fait ses achats, aux maisons de repos qui lui sont réservées, il s’écarte de la vie du peuple, de son parti et se transforme en une sorte de parasite, placé au-dessus du peuple et du parti et régnant sur ceux-­ci… De quoi vit donc Kucsera ? Sans aucun doute de l’appropriation de la plus-value…
    Pourtant Kucsera n’est pas le pharaon pour lequel mouraient des millions d’esclaves. Si nous voulons construire la démocratie, le socialisme, le communisme, nous devons nous débarrasser de Kucsera ». (20)
    Le communiste polonais Lipski qui, lui, désigne le bureaucrate sous le nom du « docteur Faul », écrit dans le même sens : « Peu importe le degré de conscience du docteur Faul. En théorie, il n’est pas sûr de représenter un groupe qui tend à se constituer en classe. Mais le but de son activité est clair : cet homme profite des privilèges qu’il s’est créé à son avantage, pour se séparer de la classe ouvrière. Le docteur Faul, c’est l’homme qui s’approprie une part du revenu social disproportionnée avec son travail ; c’est l’homme qui se bat contre l’égalitarisme pour défendre ses privilèges tout en dissimulant à l’opinion publique sa situation privilégiée (…) et qui entre en conflit permanent avec les bases démocratiques du régime ». (21)
    Le polonais Mieczyslaw Bibrowski, dans un article rédigé en réponse à un article du folliculaire soviétique Azizjan s’attache à dégager la contradiction entre les fondements sociaux de l’URSS (ou de la Pologne) et le pouvoir politique de la bureaucratie ; et il résume cette contradiction en la comparant à l’unité chez le cancéreux entre l’organisme et le cancer…
    « Ce qu’Azizjan appelle les fautes de Staline s’est constitué en une pratique définie et conséquente, en un système déterminé d’exercice du pouvoir, étranger au léninisme (…). Je considère que ce système fut l’antithèse du régime soviétique avec lequel il cohabita et sur lequel il vécut en parasite. L’homme qui souffre d’un cancer forme avec lui une unité. Mais cette unité se développe d’une manière telle que ou l’homme triomphe de la maladie et se rétablit ou c’est le cancer qui le dévore ». (22)
    La même analyse réapparaît au cours du « printemps de Prague » en 1968. Jiri Hochman, par exemple, dénonce le 31 juillet 1968 dans Reporter, « le pouvoir absolu de la caste bureaucratique. Mais la bureaucratie, bien qu’elle n’ait pas encore les dimensions d’une classe, révèle ses traits distinctifs dans tout ce qui concerne l’exercice du pouvoir (…). Nous sommes en train d’approcher de la destruction du pouvoir de cette caste, maintenant presque héréditaire ». (23) « Caste parasitaire, compradore et bureaucratique, lâche, incapable, brutale, menteuse, antinationale, antisocialiste et contre-révolutionnaire » (24), reprend-il dans une lettre au comité central en février 1970.
    Ce problème devait se retrouver au centre des discussions soulevées par les thèses proposées en 1951 par la direction de la IVéme Internationale. Trotsky affirmait que, pareille à la Première Guerre mondiale, la Seconde, exprimant plus profondément encore l’alternative socialisme ou barbarie, déboucherait sur la révolution.
    Auréolée de la victoire des travailleurs soviétiques sur le nazisme et s’appuyant sur la confiance que des millions de travailleurs lui attribuaient, en la confondant ainsi avec l’État ouvrier et avec les masses soviétiques, la bureaucratie put contenir tant bien que mal la vague révolutionnaire dans les limites de l’Europe de l’Est et de la Chine, et s’entendre à Yalta avec l’impérialisme pour partager le monde en deux. Le pronostic semblait démenti. À dire vrai, il se vérifiait sous une forme inattendue. Tout comme le reflux de la révolution n’avait pas renversé l’État ouvrier mais l’avait fait dégénérer, de la même façon les forces conjointes – et pourtant antagonistes de par leurs fondements sociaux – de l’impérialisme et de la bureaucratie avaient réussi à canaliser la vague révolutionnaire sans pouvoir empêcher que près d’un milliard d’hommes échappent au joug de l’impérialisme.
    Le doute s’insinua alors peu à peu dans la direction et dans la majorité de la IV éme Internationale, de plus en plus encline à considérer le partage du monde à Yalta en prétendus « blocs » comme une superstructure dominant, disloquant et se subordonnant la lutte des classes mondiale. Pour sa majorité, dont le représentant le plus éminent est Michel Pablo, ce que la bourgeoisie appelle « la guerre froide » n’est pas un bref moment de relative stabilisation mais une nouvelle période de l’histoire qui investit la bureaucratie d’une mission historique, celle que le prolétariat s’avère incapable de remplir.
    « Nous ne confions aucune mission historique au Kremlin », affirme Trotsky dans le premier texte                 « L’URSS dans la guerre », qu’il écrit en 1939 (25). En 1951, la direction de la IV éme Internationale jugera possible de lui confier cette mission historique en écrivant, sous la plume de Michel Pablo : « La réalité sociale objective, pour notre mouvement, est composée essentiellement du régime capitaliste et du monde stalinien. Du reste, qu’on le veuille ou non, ces deux éléments constituent la réalité objective tout court, car l’écrasante majorité des forces opposées au capitalisme se trouvent actuellement dirigées ou influencées par la bureaucratie soviétique.(…) la transformation de la société capitaliste en socialisme (…) occupera probablement une période historique entière de quelques siècles, qui sera remplie entre-temps par des formes et des régimes transitoires entre le capitalisme et le socialisme (26), nécessairement éloignées des formes “pures” et des normes ». (27)
    Bref, la réalité sociale objective n’est plus l’exploitation capitaliste et la lutte des classes, mais « le régime capitaliste » et « le monde stalinien », ce dernier représentant une forme historique progressiste, une forme transitoire destinée à durer pendant une période historique entière, celle des « formes et des régimes transitoires entre le capitalisme et le socialisme ». La bureaucratie n’est plus le produit d’une circonstance historique déterminée (la défaite de la révolution mondiale au lendemain de la victoire de la révolution russe), mais le produit d’une nécessité historique, une phase de l’histoire.
    Les thèses de Pablo adoptées par la majorité de la IV éme Internationale, qui accordait ainsi à la bureaucratie soviétique la mission historique que Trotsky lui déniait en 1940, représentent une exacte application du deuxième pronostic à cette seule différence près que le « régime stalinien » n’y est pas la première étape d’une « nouvelle société d’exploitation », mais la première étape d’une nouvelle société d’émancipation !!!
    On peut et on doit appliquer la méthode de Trotsky dans la discussion sur la nature de l’URSS à toute conquête politique ou sociale, grande ou petite : d’où vient-elle, quels changements (négatifs, destructeurs, etc.) a-t-elle subis ? Ces changements qui l’ont altérée l’ont-elle totalement dénaturée voire transformée en son contraire ? Ainsi, lorsque des directions syndicales passent de la négociation sur les revendications avancées par leurs mandants à la concertation sur les mesures destructrices élaborées par l’État, ils dénaturent la négociation et sa portée. Mais même dénaturée, le principe doit en être défendu sous peine d’accepter le diktat des décrets-lois.
    Qu’un droit soit si dénaturé qu’il se transforme en son contraire et ne doive donc plus être défendu est un cas rarissime. L’un des exemples les plus caractéristiques de l’histoire universelle est le deuxième amendement de la Constitution américaine sur le droit pour chaque citoyen américain d’être armé. Lors de sa promulgation, cet article visait à permettre aux colons américains de former des milices pour combattre l’armée d’occupation britannique ; il avait donc une fonction libératrice et supprimait aussi un privilège nobiliaire : en Europe, seul le noble avait le droit d’être armé, droit absolument interdit au roturier. Au fil des années, ce droit s’est transformé en instrument de massacre des Indiens, puis en partie constituante d’un gigantesque marché de la mort qui brasse des centaines de milliards de dollars au profit de l’industrie d’armement américaine.
    On le voit, la méthode définie par Trotsky dans Défense du marxisme a une valeur universelle. Elle débouche sur la conclusion politique largement confirmée par l’histoire et plus valable que jamais par laquelle Trotsky concluait son article daté du 25 avril 1940 sur le bilan de la guerre déclenchée par Staline contre la Finlande : « Les révolutionnaires sont obligés de défendre toute conquête de la classe ouvrière si déformée soit-elle par la pression des forces ennemies. Celui qui ne sait pas défendre les vieilles conquêtes n’en fera jamais de nouvelles. » (28)
    La bourgeoisie s’attache en effet à reprendre tout ce qu’elle a dû concéder. Toute conquête de classe, si déformée soit-elle, doit être défendue ; tout droit, même mineur, même grignoté, amputé, plus ou moins dénaturé, tout statut même insuffisant et même, lui aussi, grignoté ou amputé doivent être défendus bec et ongles car l’objectif de la bourgeoisie est de liquider tout droit du travail, tout acquis social, d’imposer une ubérisation de tous les rapports sociaux, disloquant l’existence même de la classe ouvrière comme classe, bref de revenir en arrière sur un siècle et demi de droits même partiels, même mineurs, même abîmés, arrachés par la classe ouvrière. C’est, pour la bourgeoisie, la condition première du maintien de sa domination. Dès lors, les défendre, c’est défendre l’existence de la classe ouvrière comme classe et donc préserver la condition première de la révolution prolétarienne.
    La même majorité de la IV éme Internationale avait écrit, avant la brochure de Pablo, mais dans la même ligne : « La défense de l’URSS constitue la ligne stratégique de la IV éme Internationale » (29), en contradiction avec l’analyse de Trotsky qui souligne « Les conditions qui fondent la puissance de la bureaucratie (l’arriération du pays et l’encerclement capitaliste) ont, cependant, un caractère temporaire, transitoire et doivent disparaître avec la victoire de la révolution internationale . » (30)
1. Mot souligné par moi.
2. Léon Trotsky, La Révolution trahie, Plon, 10-18, 1969, pp. 256-257.
3. Souligné par moi.
4. Léon Trotsky, La Révolution trahie, p 241.
5. Léon Trotsky, Défense du marxisme, p.261
6. Ibid, p.105.
7. Quatrième Internationale, vol 9, n° 1, janvier 1951, p.47.
8. Charles de Gaulle, Mémoires, tome III, p.53.
9. Paul Barton, Prague à l’heure de Moscou, p.120.
10. Idem. p.126.
11. Souligné par moi.
12. Léon Trotsky, op.cit, p.121.
13. Ibid. p.108.
14. Isaac Deutscher, Trotsky, t. 3, Le prophète hors la loi, p 562.
15. Souligné par moi.
16. Idem.
17. Léon Trotsky, op.cit, p. 110.
18. Idem.
19. J.J. Marie, Le rapport Khrouchtchev, p.34.
20. Les temps modernes, n° 129, janvier 1957, p. 909.
21. P.Broué, J.J Marie, Balasz Nagy, Pologne-Hongrie 1956, p.10 .
22. Ibid, p.14.
23. Pierre Broué, Le printemps des peuples commence à Prague, p. 207.
24. Svedectvi, n° 39, pp. 438-439.
25. Léon Trotsky, Défense du marxisme, p 122.
26. Souligné par moi.
27. Michel Pablo, Où allons-nous in Quatrième Internationale, volume 89, n° 2-4 février-avril 1951, pp. 46-47.
28. Léon Trotsky, Défense du marxisme, p 261.
29. Quatrième Internationale, volume n° 1, janvier 1951, p. 47
30. Léon Trotsky, Défense du marxisme, p 108.

LE CENTENAIRE DE LA NAISSANCE DE L’OPPOSITION DE GAUCHE par Jean-Jacques MARIE

Introduction : jusqu’à 4 mn 30

Conférence : jusqu’à 1 h 24

Questions de l’assistance et réponses : jusqu’à la fin

conférence organisée par Les Cahiers du mouvement ouvrier, le 2 mars 2024, à la librairie La Brèche (27 rue Taine, Paris, 12ème)

Staline au printemps 1940 déclare à Beria et au policier Soudoplatov chargé d’organiser l’assassinat du fondateur de la IVe Internationale : « Il faut en finir avec Trotsky dans l’année, avant le début de la guerre qui est inévitable(…). La tâche est urgente (…). Si on élimine Trotsky tout danger disparaîtra ».
Après l’échec d’une première tentative d’assassinat, du 24 mai 1940, il déclare à Soudoplatov : « L’élimination de Trotsky se traduira par l’effondrement total du mouvement [la Quatrième Internationale] et nous n’aurons plus besoin de dépenser de l’argent pour combattre les trotskystes et les empêcher de détruire le Comintern ou de nous détruire » …
Est-ce paranoïa de Staline ou cette crainte repose-t-elle sur une réalité ? Elle reposait sur une réalité sociale incontestable, niée certes par l’écrasante  majorité des historiens qui pendant longtemps ont ressassé les fadaises du genre des propos d’Hannah Arendt qui prétendait : « Les procès de Moscou n’auraient pas été possibles si les masses n’avaient pas soutenu Staline. » Staline, lui, savait fort bien que la masse du peuple, des ouvriers et  des paysans, haïssait son régime, qui les maintenait aux bords de la misère  voire de la faim, pendant que Staline et sa bureaucratie se gavaient. Malgré la terreur qu’il imposait avec son gigantesque appareil policier il craignait une explosion populaire, que la présence d’une direction révolutionnaire pouvait transformer en révolution.
Le déchaînement de la répression à partir de 1936, la campagne internationale menée par les appareils des partis communistes valets du Kremlin contre les militants révolutionnaires, le massacre de tous les trotskystes soviétiques en 1938-39, tout ce déchaînement contre-révolutionnaire devait empêcher cette éventuelle explosion et être couronné par le démantèlement de la Quatrième Internationale et l’élimination de Trotsky.
Staline soulignait ainsi, à sa manière, toute l’importance du combat engagé en 1923 par Trotsky et ses camarades en proclamant l’opposition de gauche comme première étape d’un gigantesque combat dont l’assassinat de Trotsky a modifié les conditions.
On ne saurait mieux souligner l’importance historique décisive de la proclamation en octobre 1923 de l’Opposition de gauche, souvent réduite par les historiens bourgeois à un prétendu duel personnel entre Staline et Trotsky.
Son centenaire doit être l’occasion d’en rappeler la signification et la portée historiques et de répondre à la question : pourquoi cette opposition de gauche a-t-elle été battue ?

L’Opposition de gauche dans Les cahiers du mouvement ouvrier.

N° 2, p 31 à 34 : Mark Goloviznine : Les liens de l’Opposition de gauche. https://cahiersdumouvementouvrier.org/wp-content/uploads/tous-cmo-pdf/cmo_002.pdf
N°4, p 25 à 32 : Interview du dernier survivant de L’opposition de gauche (Ogan Iazkovlevitch Dogard), réalisée par Vadim Rogovine en avril 1994. https://cahiersdumouvementouvrier.org/wp-content/uploads/tous-cmo-pdf/cmo_004.pdf
N°9, p 43 à 48 : Dimitri Lobok : La nouvelle opposition et les syndicats. https://cahiersdumouvementouvrier.org/wp-content/uploads/tous-cmo-pdf/cmo_009.pdf
N° 17, p 51 à 58 : James P. Cannon : Les débuts de l’Opposition de gauche.https://cahiersdumouvementouvrier.org/wp-content/uploads/tous-cmo-pdf/cmo_017.pdf
N° 20, p 33 à 40 : M. Vassiliev : L’oppositiion de gauche à Leningrad. https://cahiersdumouvementouvrier.org/wp-content/uploads/tous-cmo-pdf/cmo_020.pdf
N° 21, p 47 à 56 : Mark Goloviznine : Varlam Chalamov et l’Opposition dans les années 20. https://cahiersdumouvementouvrier.org/wp-content/uploads/tous-cmo-pdf/cmo_021.pdf
N° 27, p 73 à 76 : Une résolution de l’Opposition unifiée en Sibérie en 1927.https://cahiersdumouvementouvrier.org/wp-content/uploads/tous-cmo-pdf/cmo_027.pdf
N° 29, p 67 à 74 : K Murphy : L’Oppositiion de gauche à l’usine de la Faucille et du Marteau. https://cahiersdumouvementouvrier.org/wp-content/uploads/tous-cmo-pdf/cmo_029.pdf
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N° 53 : https://cahiersdumouvementouvrier.org/wp-content/uploads/tous-cmo-pdf/cmo_053.pdf
p 61 à 70 : Les décistes et l’Opposition de gauche en 1928-1932.      p 71 à 80 : La déclaration des 84.
N° 62, p 13 à 17 : L’écho rencontré par l’Opposition de gauche dans le parti. https://cahiersdumouvementouvrier.org/wp-content/uploads/tous-cmo-pdf/cmo_062.pdf
N° 63, p 13-14 : Souvenirs de l’Opposant de gauche Pavlov. https://cahiersdumouvementouvrier.org/wp-content/uploads/tous-cmo-pdf/cmo_063.pdf

Les derniers mois de la vie de Lénine

Charles DUPUY,

décembre 2023
Il y a 100 ans s’interrompait l’activité pratique de Vladimir Ilitch Lénine, président du Conseil des Commissaires du peuple de la République Socialiste Fédérative Soviétique de Russie. Une mystérieuse maladie s’était déclarée le 24 avril 1922 (1), qui devait l’emporter le 21 janvier 1924.
Pendant un an, car à partir du 10 mars 1923 Lénine cesse de parler et d’écrire, son activité a été entravée par des périodes de repos forcé, puis par des mesures d’isolement, voire d’interdiction partielle d’activité par les médecins, qui l’ont confiné dans l’entourage de son secrétariat et de Nadejda Kroupskaïa ; à la fin sous le contrôle d’un Staline (2), de plus en plus soucieux d’isoler un adversaire déclaré. Néanmoins, il n’a cessé de combattre par la plume et de plus en plus rarement, par la parole.
Voici comment, dans son dernier article, Lénine décrit sa perspective : «  le trait général caractérisant notre vie actuelle est celui-ci : nous avons détruit l’industrie capitaliste, nous nous sommes appliqués à démolir à fond les institutions moyenâgeuses, la propriété seigneuriale, et, sur cette base, nous avons créé la petite et très petite paysannerie qui suit le prolétariat, confiante dans les résultats de son action révolutionnaire ; Cependant, avec cette confiance seule, il ne nous est pas facile de tenir jusqu’à la victoire de la révolution socialiste dans les pays les plus avancés ». Il n’est pas question un seul instant du « socialisme dans un seul pays » ! (…) « Pour tenir il faut », poursuit-t-il, « perfectionner (…) rénover notre appareil d’Etat » (qui ne cesse de grossir) l’épurer et le réduire au maximum » (3).
Depuis le « rapport Khrouchtchev » en 1956 et la publication de nombreux textes de Lénine tenus sous le boisseau jusqu’alors, les récits par les oppositionnels au stalinisme – au premier chef Léon Trotsky (4) – des principaux épisodes de ce « dernier combat », ont été amplement confirmés (5). Le célèbre « Testament » se termine par la recommandation de destituer le Secrétaire Général du PCUS Staline. Il vient couronner des batailles concernant l’économie, la bureaucratisation de l’Etat et du parti, enfin la question capitale pour Lénine des « nationalités » et de la Constitution de la nouvelle URSS (proclamée le 30 décembre 1922) – incluant la « question géorgienne », c’est-à-dire la défense des droits des petites nations contre l’oppression des grandes. Cette question resurgit à nouveau, lorsque Poutine vilipende l’héritage, si précieux, de Lénine à propos de l’Ukraine !
Dans ce qui suit, je me suis très largement appuyé sur le « Lénine, la révolution permanente » (Payot, 2011) par Jean-Jacques Marie, qui décrit dans un récit palpitant cette période précédant la mort de Lénine.

Prologue : les républiques soviétiques de mars 1921 au XIème congrès du PC(b)R mars 1922

Pour mieux comprendre le contexte dans lequel Lénine engage ses derniers combats, il convient de restituer au moins les évènements de l’année qui précède.
Le Xème Congrès du parti bolchévique, en mars 1921, est concomitant de la révolte de Cronstadt. Il marque un très important tournant avec la mise en place de Nouvelle Politique Economique (NEP) que Lénine considère comme un recul, une « retraite nécessaire », mais extrêmement dangereuse ; mais également dans le régime intérieur du parti, avec la fameuse interdiction « provisoire » des fractions. Ce Congrès a été précédé d’un débat très pénible (une « mauvaise fièvre » selon Lénine) sur la question dite « des syndicats », qui a vu s’affronter au final trois plateformes, celle des « Dix », regroupant autour de Lénine sa « vieille garde » dont Staline ; celle de l’Opposition Ouvrière (Chliapnikov-Kollontaï) et celle de Trotsky-Boukharine. Les deux dernières ont été largement battues, avec comme conséquence directe l’éviction du Secrétariat de trois partisans de Trotsky, remplacés par des proches de Staline. Les séquelles de ce débat seront durables, notamment dans les relations personnelles entre Lénine et Trotsky.
La situation des républiques soviétiques est alors catastrophique. Deux grandes sécheresses en 1920 et 1921 (surtout) ont touché les terres à blé, et entrainé de terribles famines, aggravées par des épidémies galopantes à cause du blocus des fournitures de médicaments par les puissances capitalistes. Au délabrement de l’industrie et des transports s’ajoute la situation déplorable du prolétariat. Son avant-garde a été aspirée (et en partie détruite) soit par les tâches militaires, soit par des responsabilités administratives auxquelles elle n’est pas préparée. Les conséquences en sont la chute de l’activité proprement politique des Soviets et la prolifération du « bureaucratisme » qui ne cessera de tourmenter Lénine : « ce ne sont pas les communistes qui mènent » la lourde machine héritée du tsarisme, mais « ce sont eux qui sont menés ».
Le XIème congrès du Parti communiste (27 mars -2 avril) confirme et consolide la mise en place de la NEP. C’est « l’homme à poigne » Staline qui est élu Secrétaire Général : Lénine non seulement a donné son assentiment, mais a émis un jugement positif sur son action à la tête de l’Inspection Ouvrière et Paysanne. Comme le note Jean-Jacques Marie, « il ne tardera pas à déchanter ».
Enfin, « l’éclipse » de Lénine, envoyé à Gorki à 30km de Moscou, se reposer du 27 mai au début septembre, va favoriser les manœuvres de l’appareil tant dans le domaine économique que de la question « des nationalités », et de son propre renforcement. Jean-Jacques Marie note en particulier « Il n’informe pas Lénine des mesures d’organisation qu’il a prises en juin pendant son éloignement des affaires politiques : il a créé un corps d’inspecteurs politiques chargés de contrôler les directions provinciales, il a fait voter par une Conférence l’attribution à 15 500 cadres supérieurs du parti d’avantages matériels substantiels : un salaire minimum triple de celui de l’ouvrier d’industrie, augmenté de 50 % pour le père ou la mère de trois enfants et pour travail déclaré en plus du service normal le soir et le samedi, un paquet contenant toute une série de produits déficitaires (…) plus le droit, soumis à décision du Secrétariat du Comité central, à des vacances à l’ étranger payées en rouble-or « pour dévouement au prolétariat », qui n’en est pas nécessairement conscient. Il a enfin renouvelé systématiquement les secrétaires de comités de district du parti ; près des deux tiers seront remplacés dès la fin de l’été 1922 par des fidèles. Il façonne ainsi un appareil à sa botte tenu par des privilèges que le bénéficiaire perd dès qu’il perd sa fonction. (…) Dans ses réflexions ultérieures sur l’appareil Lénine ne fera jamais la moindre allusion à ces mesures. » Sans doute personne n’a jugé bon de lui en parler.

Les questions économiques : le monopole du commerce extérieur, la NEP, le GOSPLAN

Jean-Jacques Marie écrit : « Le 6 octobre, le Comité Central, en l’absence de Lénine et de Trotsky, décide de permettre l’ouverture provisoire de certaines frontières pour certains produits. Staline, qui n’en a jamais parlé à Lénine, vote pour. Lénine proteste aussitôt contre la brèche ainsi ouverte dans le monopole et critique la légèreté avec laquelle cette décision a été prise. (…) Vu la faible productivité du travail en Russie, la basse qualité et le prix élevé des marchandises soviétiques, cette brèche permettrait la pénétration incontrôlée de marchandises étrangères de meilleure qualité et moins coûteuses que celles de la Russie délabrée. Cette invasion ruinerait l’industrie nationale convalescente et non compétitive ; vu les bas prix des produits agricoles très inférieurs à ceux du marché mondial, les paysans vendraient massivement leur production à l’étranger menaçant ainsi la Russie d’une nouvelle famine. La proposition suscite donc l’ire de Lénine. Staline, [bien que partisan de l’affaiblissement du monopole] cède [il accepte] de reporter la discussion afin de permettre à Lénine d’y participer (…). Lénine demande à Trotsky, par une lettre personnelle, d’informer le Comité central de leur accord complet sur ce point et d’y défendre leur point de vue commun. (…) Il dénonce comme « défenseur du spéculateur » Boukharine, partisan d‘abroger le monopole « sans la protection duquel il est impossible », souligne-t-il, de « faire de la Russie un pays industriel. » (6) A la mi-décembre, par échange de lettres, Lénine et Trotsky confirment leur accord pour défendre ensemble le monopole. Noter aussi que dans le cadre de leur rapprochement sur cette question clé, Lénine mentionne avec éloge une brochure de Trotsky expliquant la NEP (et ses dangers !) et il renforce leur alliance en accédant aux vues concernant le renforcement du Plan d’Etat : se précise ici la question de l’industrialisation nécessaire, qui sera un cheval de bataille des futures Oppositions. Ils finissent par obtenir gain de cause au CC ; cette victoire remonte temporairement le moral de Lénine. JJ Marie note d’ailleurs que parallèlement au rapprochement avec Trotsky, « ses relations avec Staline se modifient alors brutalement [à partir du 10 novembre]. » (7)

Le projet de Constitution de L’URSS et l’affaire géorgienne.

Jean-Jacques Marie note (8) :« Staline, sans l’en informer, a soumis le 11 septembre à une commission son projet de constitution de l’URSS qui accorde aux républiques sœurs une vague autonomie au sein de la fédération de Russie. Le 15 septembre, le Comité central du PC géorgien s’y oppose. Une semaine après, Staline, dans une note à Lénine, dénonce « le déviationnisme national » des Géorgiens. Le 22, Lénine lui demande les documents préparatoires, [fournis seulement après adoption par la commission ! (…) Lénine flaire dans ce projet des relents de chauvinisme russe ; or il est persuadé que l’axe de la révolution mondiale s’est un temps déplacé vers les pays coloniaux d’Asie et il craint que les tensions nationales ne menacent le fragile équilibre de l’Union soviétique. (…) Le 6 octobre, le Comité central approuve [le] projet [stalinien] de Constitution soviétique modifié par Lénine qui, le 30 décembre 1922, donnera naissance à l’URSS. Lénine n’y participe pas », mais c’est une défaite pour Staline, d’une grande portée jusqu’à la chute de l’URSS [note CD]. Ce même jour Lénine écrit à Kamenev : « Je déclare une guerre non pas à la vie mais à mort au chauvinisme russe (…) (9).
« Staline veut faire payer sa défaite aux turbulents Géorgiens. Il charge son proconsul Ordjonikidzé de les mater. Ce dernier (…) déplace, révoque, mute et insulte les opposants ; il traite l’un de spéculateur et de cabaretier, le second de crétin et de provocateur et menace un troisième de le fusiller. L’un d’eux le traite alors d’« âne stalinien », Ordjonikidzé le frappe. Le comité central géorgien démissionne en bloc le 22 novembre et dénonce le « régime d’argousin » imposé par Ordjonikidzé. Staline réussit d’abord à dresser Lénine contre les démissionnaires. (…) » Néanmoins, une commission d’enquête est diligentée, présidée par Dzerjinski, le chef du GPU. « Le 12 décembre, Lénine (…) reçoit Dzerjinski, qui lui raconte les exploits musclés d’Ordjonikidzé. (…) Ordjonikidzé, en traitant les cadres de son propre parti comme un satrape dans une colonie, l’interroge sur le devenir même de ce parti. (…) Dans la nuit du 12 au 13 décembre, l’émotion suscitée par les révélations de Dzerjinski provoque chez Lénine deux attaques qui lui paralysent un moment la jambe et le bras droits ». (10) Pour faire court sur le fond politique de cette affaire, citons la note de synthèse dictée par Lénine le 31 décembre 1922 (11).
Cette note, certainement destinée au futur Congrès (mais communiquée seulement le 16 avril au BP !), manifeste une profondeur de vues et une sagesse extraordinaire, au vu des développements à venir. [mots soulignés par CD] :
« Quelles sont donc les mesures pratiques à prendre dans la situation ainsi créée ?
Premièrement, il faut maintenir et consolider l’union des républiques socialistes (…) Cette mesure nous est nécessaire comme elle l’est au prolétariat communiste mondial (…).
Deuxièmement, il faut maintenir l’union des républiques en ce qui concerne l’appareil diplomatique (…)
Troisièmement, il faut infliger une punition exemplaire au camarade Ordjonikidzé (…), et aussi achever l’enquête ou procéder à une enquête nouvelle sur tous les documents de la commission Dzerjinski, afin de redresser l’énorme quantité d’irrégularités et de jugements partiaux (…) Il va de soi que c’est Staline et Dzerjinski qui doivent être rendus politiquement responsables de cette campagne foncièrement nationaliste grand-russe.
Quatrièmement, il faut introduire les règles les plus rigoureuses quant à l’emploi de la langue nationale dans les républiques allogènes faisant partie de notre Union, et vérifier ces règles avec le plus grand soin (…) Et il ne faut jamais jurer d’avance qu’à la suite de tout ce travail on ne revienne en arrière au prochain congrès des soviets en ne maintenant l’union des républiques socialistes soviétiques que sur le plan militaire et diplomatique, et en rétablissant sous tous les autres rapports la complète autonomie des différents commissariats du peuple. (…)Ce serait un opportunisme impardonnable si, à la veille de cette intervention de l’Orient et au début de son réveil, nous ruinions à ses yeux notre autorité par la moindre brutalité ou injustice à l’égard de nos propres allogènes. (…). »

Une prise de conscience progressive du danger de la bureaucratie formée sous l’égide de Staline

Dans « Ma Vie » (12), Trotsky rend compte d’un des rares entretiens face à face avec Lénine, à l’issue de leurs « victoires » de novembre 1922 sur le commerce extérieur et la question nationale : « …Eh bien, vous pourrez secouer l’appareil », reprit vivement Lénine, faisant allusion à une expression que j’avais naguère employée. Je répondis que j’avais en vue non seulement le bureaucratisme de l’Etat, mais celui du parti ; que le fond de toutes les difficultés était la combinaison des deux appareils et dans la complicité des groupes influents qui se formaient autour d’une hiérarchie de secrétaires du parti .(…) Après un instant de réflexion, Lénine posa la question nettement : « Ainsi vous proposez d’ouvrir la lutte non seulement contre le bureaucratisme de l’Etat , mais contre le bureau d’organisation du comité central ? » (…) [Or « l’orgbiouro » était le centre même de l’appareil de Staline. Je me mis à rire(…) « Eh bien, continua Lénine, visiblement satisfait de ce que nous avions donné à la question sa vraie formule, je vous propose de faire bloc avec vous : contre le bureaucratisme en général, contre le bureau d’organisation en particulier ». (…) C’est seulement quand on connait ces choses que l’on arrive à comprendre nettement et intégralement le sens de ce que l’on appelle le Testament. » (mots soulignés par CD.)
 

Le « Testament »

En trois semaines Lénine fournit un effort colossal. Il dicte une série de notes.
Le 24 décembre, Lénine dicte une première partie, avec la caractérisation de cinq membres du BP. L’introduction est très importante, elle pourrait expliquer le comportement de Trotsky avant et pendant le XIIème Congrès (13) :
« Lorsque je parle de lutte pour la cohésion du Comité Central, j’ai dans l’esprit des mesures à prendre contre la scission, si tant est que de telles mesures puissent être prises (…)
J’estime que (…) le point essentiel dans le problème de la cohésion, c’est l’existence de membres du Comité Central tels que Staline et Trotski. Les rapports entre eux constituent à mon sens le principal du danger de cette scission, qui pourrait être évitée (…), ce à quoi devrait entre autres servir un accroissement de l’effectif du Comité Centra porté à 50 ou 100 membres ».
Jean-Jacques Marie commente comme suit la caractérisation des dirigeants ( Piatakov, cas particulier, est rajouté le 25/12 par Lénine ; celui-ci le distingue à cause de ses grandes capacités, mais note « qu’on ne peut faire fond sur lui dans une question politique sérieuse ») :
« Evoquant Boukharine, Lénine dit : « ses conceptions théoriques ne peuvent être tenues pour parfaitement marxistes qu’avec les plus grandes réserves (…) il n’a jamais étudié et n’a jamais pleinement compris la dialectique ». Il n’évoque aucune qualité de Zinoviev et Kamenev, dont il dit seulement : « l’épisode d’Octobre ne fut pas, bien entendu, un accident ». Ce « bien entendu » assassin signifie que leur opposition à l’insurrection d’Octobre et leur bataille pour un gouvernement de coalition avec ses adversaires n’était pas circonstancielle mais exprimait le fond de leur politique. On ne peut donc leur confier le destin du pays (…)
Restent donc Staline et Trotsky, « les deux chefs éminents de l’actuel Comité central. (…) Personnellement Trotsky est sans doute l’homme le plus capable du Comité central, mais il a une assurance excessive et un engouement excessif pour le côté purement administratif des choses », en un mot il est (…) trop homme d’Etat et pas assez homme de parti.
Staline, lui, n’a droit à aucun compliment. L’éminence que lui attribue Lénine concerne sa seule fonction. Lénine souligne prudemment : « Le camarade Staline, en devenant secrétaire général, a concentré dans ses mains un pouvoir illimité et je ne suis pas convaincu qu’il saura toujours en user avec assez de circonspection ». (…) On attribue souvent à Lénine l’idée qu’il aurait cherché à désigner son « dauphin » tout en le dévalorisant pour mieux souligner qu’il ne pouvait avoir d’égal. Mais son souci est inverse (…) Ce portrait critique de six dirigeants, dont quatre ne sont pas à la hauteur et les deux plus éminents ont des rapports antagoniques, vise à suggérer aux délégués du prochain congrès que le parti doit avoir une direction collective s’appuyant sur ce qu’il appelle la « vieille garde » (…) » [mots soulignés par CD]
Le 25 décembre, Lénine rajoute : « Staline est trop brutal, et ce défaut (…) [n’est plus secondaire] dans les fonctions de secrétaire général. Je propose donc aux camarades d’étudier un moyen pour démettre Staline de ce poste et nommer à sa place une autre personne (…) Ces traits peuvent sembler n’être qu’un infime détail. Mais, à mon sens, pour nous préserver de la scission (…), ce n’est pas un détail, ou bien c’en est un qui peut prendre une importance décisive ». (14)

« Mieux vaut moins mais mieux » La question de l’appareil d’Etat, l’Inspection Ouvrière et Paysanne.

Ce dernier et long article avant l’attaque finale qui a réduit Lénine au silence, a été dicté en février 1923, et sa publication dans la Pravda le 4 mars a failli ne pas avoir lieu, tant son contenu apparaissait explosif à la majorité du BP. Au fond, c’est une condamnation radicale de la bureaucratie dirigée par Staline. Il comporte deux parties distinctes, la deuxième « élève le débat » sur le sort futur de la république, reprend largement les éléments d’analyse et les perspectives internationales du IV congrès de l’IC. « Saurons-nous tenir avec notre petite et très petite production paysanne, avec le délabrement de notre pays, jusqu’au jour où les pays capitalistes d’Europe occidentale auront achevé leur développement vers le socialisme ? » (…). En attendant il faut, écrit Lénine, « subsister jusqu’au prochain conflit militaire entre l’Occident impérialiste contre-révolutionnaire et l’Orient révolutionnaire (15) » qui forme la majorité de l’humanité. Dans l’immédiat il faut tenir. Pour tenir il faut, répète-t-il une nouvelle fois, « perfectionner(…) rénover notre appareil d’Etat (qui ne cesse de grossir) l’ épurer et le réduire au maximum ». La première partie de son article, consacrée à l’état déplorable de l’appareil gouvernemental et du parti, comporte une dénonciation féroce de l « œuvre » de Staline :
« Parlons net. Le commissariat du peuple à l’Inspection Ouvrière et Paysanne ne jouit pas à l’heure actuelle d’une ombre de prestige. Tout le monde sait qu’il n’est point d’institutions plus mal organisées que celles relevant de notre [Rabkrin] et que dans les conditions actuelles on ne peut rien exiger de ce commissariat. »
Lénine élabore un projet de réforme grandiose, pour surmonter l’inculture et l’héritage réactionnaire qui gangrène les appareils. Il insiste sur les efforts énormes qu’elle requiert, sur l’attention à porter à sa qualité, d’où le titre « Mieux vaut moins mais mieux ». Le clou de son projet c’est la fusion de la Commission Centrale de Contrôle du PC, portée à 100 membres, avec une Inspection Ouvrière et Paysanne épurée aux 9/10èmes et rebâtie de fond en comble. L’idée fondamentale semble être de combiner les « experts » en administration avec des communistes « honnêtes », de préférence ouvriers… La faiblesse fondamentale du projet est que sa réalisation est confiée… à l’appareil du PC ! dont pourtant Lénine note enfin la bureaucratisation (16) ! Staline n’aura pas de mal, en faisant adopter formellement cette réforme au XIIème Congrès, à la pervertir entièrement.

Le XIIème Congrès du parti. Les demandes de Lénine ignorées ou bafouées

Après avoir enfin reçu le dossier complet de l’affaire géorgienne, Lénine constitue une commission « secrète » de son secrétariat, qui le dépouille pendant 3 semaines. Toutes ses craintes sont confirmées ; il prépara une « bombe » pour le congrès, et sollicite instamment Trotsky de l’y porter… Mais rien ne se passe comme il l’espère. Les opposants géorgiens à la clique stalinienne sont écrasés. Au Congrès, malgré de vives critiques, Staline sort victorieux et même renforcé – il est reconduit comme Secrétaire Général.
Pierre Broué s’interroge (17) :
« La mise hors de combat de Lénine a repoussé un combat qui semblait inévitable entre lui et Staline, incarnation de l’appareil. Trotsky (…) n’a pas mené la lutte qu’il avait projeté de déclencher avec Lénine. Il dit à Kamenev en mars qu’il est hostile à tout combat au congrès pour des changements en matière d’organisation. Il est pour le maintien du statu quo (…) [c’est pire : il écrit le 27 janvier une circulaire officielle du CC qui expose cela (18), note CD]
Il attend de Staline des excuses, un changement d’attitude, une manifestation de sa bonne volonté, l’abandon des intrigues et une « honnête coopération ».
On peut épiloguer indéfiniment sur cette attitude surprenante, ce recul, cet abandon du bloc conclu avec Lénine [suit une série de spéculations, note CD] la réponse ne sera sans doute jamais donnée, et les explications de son autobiographie ne sont pas convaincantes. Un seul fait est certain : la reculade ne le servira pas (…)
Au XIIème Congrès, Trotsky quitte la salle pendant la discussion de l’affaire géorgienne, se tait pendant les dénonciations de l’appareil, apporte son soutien à la troïka en affirmant la solidarité inébranlable du bureau politique et du comité central (…) Une sorte de conception particulière de la « solidarité ministérielle » du bureau politique (…) »
Pour ma part, je pense qu’il faut chercher au-delà des explications plus ou moins psychologiques – il ne s’agit surement pas de « lâcheté », mais d’appréciation du rapport de force et de choix (malheureux, mais qui pouvait le deviner ?) d’un moment opportun de la part de LD Trotsky. N’est-ce pas d’abord une application littérale des recommandations du Testament de Lénine, dans un moment critique avec la « crise des ciseaux » et surtout la situation prérévolutionnaire en Allemagne ? Trotsky, chef de l’Armée Rouge, refuse absolument de jouer un rôle de Bonaparte à la tête d’un des « segments les plus bureaucratisés » de l’appareil d’Etat- avec lequel il est en conflit « théorique » (attisé par Staline en sous-main…), défendant face aux doctrinaires de la « stratégie prolétarienne » la prééminence du politique et le strict cantonnement aux taches pratiques (19).

Les derniers mois de Lénine : un calvaire physique et politique.

A la veille du Congrès, sa femme Nadejda Kroupskaia, lui révèle enfin les injures dont elle a été l’objet de la part de Staline trois mois auparavant, pour avoir osé enfreindre la « censure » sur les contacts extérieurs du malade ! Lénine écrit une note de rupture définitive et personnelle àStaline. Une dernière attaque le 10 mars le rend complètement aphasique, paralysé du côté droit. Toujours conscient, il ne peut communiquer que par signes. C’est N. Kroupskaia et de rares visiteurs qui assurent un minimum de contact avec l’extérieur. Il a surement suivi les événements de l’été et de l’automne 1923, avec la défaite de l’Octobre allemand, l’ouverture de la discussion dans le parti sur un « cours nouveau », les débuts de l’Opposition de gauche. La dernière attaque qui l’emporte le 21 janvier 1924 fait suite au compte rendu de la conférence du parti où l’Opposition de gauche est condamnée. Ce ne peut être une coïncidence20. Son « dernier combat » contre la cristallisation de la caste bureaucratique dans le PCUS ne sera repris qu’avec les nouvelles Oppositions, de Gauche puis Unifiée.
Comme sa veuve Nadejda Kroupskaîa le confiait à l’Opposition Unifiée en 1927 : « Si Lénine vivait encore, il serait probablement déjà dans les murs d’une prison de Staline » (21).

(1) Maladie caractérisée par des crises de paralysie partielle du côté droit, de douloureux symptômes neurologiques, entrecoupés de rémissions mais avec une tendance à l’extrême fatigue, de crise de spasmes, etc. Selon le diagnostic du neuropathologue Lourié, « ni les examens cliniques ni l’autopsie ne découvrirent de signes sérieux d’athérosclérose (…) l’artère gauche de Lénine s’est rétrécie (…) à cause de la contraction produite par les cicatrices laissées par les [2] balles, qui traversèrent le tissu du cou près de la carotide lors de l’attentat contre sa vie commis en 1918 ». Les balles de Fanny Kaplan ont, à retardement, atteint leur but.

(2) Le 18 décembre 1922, Staline fait voter par le Comité central, bien complaisant, la décision de lui « confier la responsabilité personnelle de l’isolement de Vladimir Ilitch tant pour les relations personnelles avec les responsables que pour la correspondance. »

(3) Lénine « Mieux vaut moins mais Mieux » Œuvres Choisies en français (Moscou 1962) Tome III pp 151 et seq.

(4) Voir notamment « Ma vie », Gallimard 1953, pp 477 et seq.

(5) L’ouverture de nouvelles archives (du CC du PCUS, etc.) à la fin de l’URSS ont permis aux historiens contemporains de jeter une lumière encore plus précise sur ce « dernier combat », déjà décrit par Moshe Lewin dans un ouvrage éponyme (1ère édition 1967 Editions de Minuit-plusieurs rééditions) … L’ « Histoire du Parti Bolchévique » de Pierre Broué (1962, Editions de Minuit), est encore plus ancien mais déjà très solide sur la période sous revue.

(6) Jean-Jacques Marie, oc, pp 440-441

(7) Jean-Jacques Marie, oc, pp 442-443

(8) Jean-Jacques Marie, oc pp 437-et seq.

(9) Jean-Jacques Marie oc p 440

(10) Jean-Jacques Marie oc p 447

(11) « La question des nationalités ou de l’autonomie », selon le titre chois par les éditeurs des Œuvres Choisies. T. III Moscou 1962- PP 889 et seq. :« 31.XII.1922 -Lénine, consigné par M.V.[Voloditcheva] »

(12) « Ma Vie », oc p 484-485

(13) Lénine, oc, Œuvres Choisies TIII pp

(14) Jean-Jacques Marie, oc pp 453-454

(15) Jean-Jacques Marie, oc p 461. Je remarque qu’il n’est pas question de la situation prérévolutionnaire en Allemagne !

(16) Mieux vaut moins mais mieux, TIII O. Choisies, pp932 et seq

(17) Histoire du Parti Bolchévique, oc, p 179

(18) Révélé par les « Izvestia du CC du PCUS », n°11 1989, cité par Jean-Jacques Marie, oc p 460

(19) Trotsky « La révolution trahie », « l’Armée et rouge et sa doctrine », pp138 Edit. de Minuit. Voir aussi « L’art de la guerre et le marxisme » (l’Herne 1975), not. « doctrine militaire et marxisme », pp.109 et seq.

(20) Jean-Jacques Marie oc pp. 475-476

(21) Léon Trotsky « Ma Vie », oc p 487

Lénine, d’Alexandre SUMPF

 

Flammarion, 640 pages, novembre 2023

Par Jean-Jacques Marie
Un Lénine quelque peu défiguré !

Page 564 du livre figure une photographie commentée par la légende suivante : «  Staline, Lénine et Trotski . Dès cette époque le commissaire du peuple aux Nationalités et commissaire du peuple au contrôle étatique et le commissaire du peuple aux Affaires militaires, successeurs potentiels de Lénine, sont en conflit ouvert. » La photographie, en nous présentant ces trois hommes côte à côte, veut à l’évidence affirmer par l’image leur parenté politique que prétend souligner la rivalité entre Staline et Trotsky affirmée par la légende. Si ces deux derniers sont rivaux ils ont donc la même ambition et poursuivent le même objectif ; or Staline protège et promeut la caste dirigeante (dite bureaucratie ou nomenklatura) que Trotsky dénonce et combat.
Second problème : la photographie de l’individu présenté comme Trotsky n’est pas la sienne, mais celle de Kalinine, président officiel (mais impuissant) de l’URSS, mort en 1946.
Le russe Dimitri Volkogonov ancien directeur-adjoint des services politiques de l’Armée soviétique, attribue à Lénine une action diabolique dans son ouvrage publié en 1994 :  « Si le saint prince Vladimir de Kiev, en faisant baptiser la Rouss, l’a rendue chrétienne, Vladimir Oulianov, lui, a déchaîné sur ses espaces l’Antéchrist. » Les biographies de Lénine ne se réduisent pas à ces grossiers catéchismes. Ainsi Hélène Carrère d’Encausse le définit, dans la biographie qu’elle lui consacre, comme « un inventeur politique exceptionnel, le seul de ce siècle », et ajoute : « son génie politique » en 1917, l’amène à chevaucher « tous les spontanéismes et va faire de son parti leur porte-parole ». Chevaucher tous les spontanéismes n’est pas leur dicter sa loi, c’est leur donner une traduction politique qui leur permet de ne pas être réduits à une protestation impuissante. Pour certains son influence dépasse même le XXe siècle ; ainsi l’anglais Robert Service avertit ses lecteurs : «  Partout où le capitalisme engendre une grave détresse sociale, Lénine n’est pas mort, du moins pas encore. (…) S’il faut retenir quelque chose de sa vie et de sa trajectoire politique extraordinaire, c’est bien la nécessité pour tout un chacun de rester vigilant. »

Lors de son récit de l’insurrection organisée à Moscou en juin 1918 par les socialistes-révolutionnaires de gauche, jusqu’alors alliés aux bolcheviks, Sumpf affirme :  « Lénine a l’habitude d’excommunier pour resserrer les rangs. » Il oublie le nombre de fois où Lénine s’est heurté à une vive opposition, parfois victorieuse, dans les instances de son parti .
Il en donne une autre image quand il évoque :  « La lutte contre la corruption et le bureaucratisme »,  dont il affirme à juste titre qu’elle est « la grande cause de la dernière année de la vie de Lénine ». Mais ce dernier mène cette lutte en étant paralysé à la fois physiquement vu son état de santé déplorable et politiquement puisque, le 18 décembre 1923, le Bureau politique du parti communiste confie le suivi de son traitement médical et le contrôle de ses médecins à celui-là même qui est déjà le véritable chef de l’appareil bureaucratique parasitaire corrompu, Joseph Staline. Est-ce parce que ce combat est ainsi perdu d’avance que Sumpf ne présente pas, cette fois, Lénine comme « un dictateur », prêt à tout pour imposer sa volonté ?
La manière dont Sumpf aborde certaines phases de son activité permet d’apprécier la portée de cette affirmation. Prenons d’abord l’exemple des journées de juillet 1917, où Sumpf évoque « un désistement lâche » de Lénine, suivi « d’une fuite pitoyable au cœur des marais finlandais ». Au début du mois à la suite de la dégradation de la situation économique et sociale soulignée par une crise du Gouvernement provisoire, marquée par la démission des ministres bourgeois, la colère monte à Petrograd amplifiée par l’agitation bolchevique. Persuadés que prendre le pouvoir à Petrograd serait facile, mais que Petrograd resterait isolée, les bolcheviks, après l’avoir d’abord refusé, acceptent de prendre la direction de la manifestation des marins, ouvriers et soldats qui se dirige vers le Palais de Tauride où siège le Comité exécutif du soviet ; le soir ils se dispersent et décident de revenir le lendemain. Les dirigeants bolcheviks délibèrent toute la nuit avec Lénine ; ils ne veulent pas appeler publiquement à une action prématurée. Le lendemain matin un énorme placard blanc remplace l’éditorial de la Pravda, qui devait appeler à une nouvelle manifestation. Ce 4 juillet, des masses de manifestants montent vers le Palais de Tauride pour exiger tout le pouvoir aux Soviets, se heurtent à un refus des dirigeants du Comité exécutif, puis, ne sachant que faire, se dispersent.
Le lendemain l’ordre égratigné est rétabli ; un détachement d’élèves officiers saccage le siège du Parti bolchevik, puis le local de la Pravda, que Lénine a, par chance pour lui, quitté une demi-heure plus tôt, pendant qu’un autre détachement perquisitionne son appartement. Le gouvernement interdit la Pravda et lance un mandat d’arrêt contre Zinoviev et Lénine, accusés d’être des « agents allemands » (en pleine guerre avec l’Allemagne… donc des traîtres !), accusation relayée par une vaste campagne de presse, et emprisonne des dizaines de cadres bolcheviks. Lénine déclare à Trotsky : « Maintenant ils vont nous fusiller tous. C’est le bon moment pour eux. » Lénine et Zinoviev, décident de s’enfuir en Finlande. Cette prudence élémentaire n’a rien à voir avec un désistement lâche et une fuite pitoyable.
Autre exemple de la schématisation de la pensée et de l’activité de Lénine, Sumpf, évoquant la guerre civile qui va ravager la Russie trois ans durant après la prise du pouvoir d’Octobre 1917, affirme : «Lénine a appelé la guerre civile de ses vœux, il y est plongé jusqu’au cou et l’épreuve subie se montre à la hauteur de ses ambitions totalitaires. » Un épisode important de la révolution russe remet en question cette affirmation. En août 1917, le dirigeant politique du parti bourgeois Cadet, Milioukov prophétise : «la vie poussera la société et la population à envisager l’inéluctabilité d’une opération chirurgicale », et il  annonce « des répressions inéluctables ». Dans son histoire de la révolution il affirme que le pays n’avait alors le choix qu’entre le général Kornilov et Lénine. Kornilov organise un soulèvement fin août, menace de pendre tous les dirigeants du Soviet, qui s’unissent alors tous avec les bolcheviks pour repousser l’offensive du général factieux, vite écrasé.
Lénine, de sa cachette finlandaise, constate que cette alliance a balayé le complot de Kornilov  « avec une facilité sans exemple dans aucune révolution ». Il propose de perpétuer cette alliance qui, avec la transmission immédiate de tout le pouvoir aux Soviets, « rendrait la guerre civile impossible en Russie ». S’ouvre alors à ses yeux une « possibilité historique extrêmement rare et extrêmement précieuse », à saisir d’urgence : la Russie vit un moment historique exceptionnel où « le développement pacifique de la révolution est possible et vraisemblable, si tout le pouvoir est transmis aux Soviets ». Il propose donc la «formation d’un gouvernement de socialistes-révolutionnaires (S-R) et de menchéviks responsable devant les Soviets (…) seul moyen d’assurer désormais une évolution graduelle, pacifique, paisible des événements ». Les bolcheviks exigeraient alors seulement « l’entière liberté de l’agitation ». Nullement assoiffé ni de guerre civile ni de pouvoir, Lénine cherche donc la solution la plus économique et la plus indolore.
Les S-R et les menchéviks n’en veulent pas et maintiennent la coalition avec la bourgeoisie vacillante entre autres pour poursuivre la guerre qui ravage et ruine le pays. La possibilité d’un développement pacifique de la révolte souhaitée par Lénine s’évanouit.
Sumpf enfin déforme de façon caricaturale la pensée de Lénine quand il prétend qu’en 1921 « Lénine renonce à la révolution mondiale avant même que Staline énonce le slogan du socialisme dans un seul pays. » Il donne de cette affirmation une étrange preuve puisque la citation qu’il fait dit exactement le contraire : « En témoigne son discours devant les délégations allemande, polonaise, tchécoslovaque, hongroise et italienne au IIIe congrès du Komintern le 11 juillet 1921.» Or, dans le passage cité par Sumpf lui-même, Lénine affirme : « L’Europe est enceinte d’une révolution, mais il est impossible d’établir à l’avance un calendrier de révolutions. ( …) Je suis sûr que nous gagnerons une position pour la révolution, à laquelle l’Entente ne pourra rien opposer et ce sera le début de la victoire à l’échelle mondiale. » Etrange renoncement à la révolution mondiale que cette certitude d’une victoire, dont Lénine se contente d’affirmer qu’il est impossible d’en fixer la date… Staline opposera à cette perspective évidemment imprécise la construction du (prétendu) « socialisme dans un seul pays », simple couverture de l’avidité de la caste bureaucratique parasitaire dirigeante. Cette couche réactionnaire se soumet par la corruption les appareils permanents à la tête des partis membre de l’Internationale dite communiste. Elle parvient ainsi à bloquer les éruptions révolutionnaires qui vont, entre autres, secouer l’Angleterre avec sa grève des mineurs de neuf mois en 1926, puis la Chine en 1927, puis l’Espagne et la France en 1936. La IVe Internationale politiquement formée dès 1936, puis proclamée en 1938 tentera de préparer les conditions politiques de la victoire de la révolution dont le gigantesque massacre de la guerre mondiale à venir annonce l’explosion. C’est pour l’empêcher que Staline fera assassiner Trotsky le 20 août 1940.

Trois livres sur Lénine mort il y a 100 ans

Extrait de LUTTE DE CLASSE, mensuel de LUTTE OUVRIERE, février 2024
Le 21 janvier 1924, Lénine décédait, après que la maladie l’avait pratiquement écarté de toute activité durant plus d’un an. Celui en qui le mouvement communiste voyait le principal artisan de la première révolution socialiste victorieuse n’avait pas 54 ans.
Sa mort survenait à un moment crucial. Après une série de révolutions vaincues en Europe, l’URSS se retrouvait isolée et sa classe ouvrière, épuisée par la guerre civile, se détournait de l’exercice du pouvoir, désormais accaparé par une caste de chefs et d’administrateurs. Lénine avait engagé le combat contre cette tumeur bureaucratique, et surtout, en 1922, contre ceux qui la représentaient au sommet du pouvoir : Staline et son clan. La disparition de Lénine fit qu’il ne put mener à bien son « dernier combat », selon l’expression de l’historien Moshe Lewin.
Il s’ensuivit une situation inédite : l’émergence et la consolidation d’une énorme force réac­tion­nai­re, antiouvrière, qui allait pouvoir se présenter partout en héritière de Lénine et en représentante du communisme. Cela a permis, dès la fin des années 1920, au stalinisme de stériliser, puis d’étrangler les possibilités de révolution. La désorganisation, la démoralisation de l’avant-garde ouvrière résultant des trahisons du stalinisme pèsent toujours sur le mouvement ouvrier, qui n’a toujours pas réussi à se doter d’une direction révolutionnaire digne de lui, comme l’avait été celle de Lénine, de Trotsky et du Parti bolchevique.
La mise en place d’un culte officiel de Lénine débuta dès ses obsèques, organisées par l’ex-­séminariste Staline. Il décida ainsi, contre l’avis notamment de sa veuve, qu’on embaumerait son corps pour l’exposer dans un mausolée, créé tout exprès sur la place Rouge.
Canoniser Lénine répondait à un besoin vital pour la bureaucratie : vider de son contenu vivant l’idée du combat pour une société communiste universelle que Lénine avait incarnée. Il fallait au régime stalinien, et à ses agences à l’étranger, une relique momifiée, devant laquelle ils pouvaient s’incliner afin de duper les travailleurs, alors que la cause de la révolution et du communisme n’aura de pires ennemis qu’eux.
La production d’une avalanche de biographies, ou plutôt d’hagiographies, de Lénine s’inscrit dans ce cadre. Elles n’avaient aucun rapport avec ce que furent réellement la vie, l’activité militante et les combats de Lénine et de ses camarades, mais tout à voir avec le stalinisme.
Aujourd’hui, en Russie, les historiographes n’ont plus besoin, comme la bureaucratie, de se prétendre communistes et cela a ouvert le champ à une profusion d’écrits anticommunistes, aux relents tsaristes et national-staliniens mêlés. Ainsi, quand ils traitent de Lénine et de la révolution d’Octobre, ils ressassent les insanités antisémites que vomissaient les Blancs voici un siècle : ou encore les calomnies sur « l’argent et le train du Kaiser », censées prouver que l’Allemagne aurait aidé Lénine à revenir en Russie en 1917 pour affaiblir le camp de la démocratie, celui des impérialistes français et anglais, et de leur allié le tsar , etc.
Ici, effet du recul des idées progressistes, l’anniversaire de la mort de Lénine n’a suscité aucune production éditoriale notable sur la vie, l’œuvre de ce combattant de premier plan de la cause ouvrière, révolutionnaire et internationaliste. Pour mieux les connaître, il faut donc se reporter à ses écrits et se tourner vers des biographies parues il y a quelque temps.

La jeunesse de Lénine de Léon Trotsky 1

Dans les premières années de la Russie des soviets, on désignait couramment le Parti bolchevique comme « le parti de Lénine et de Trotsky ». Le premier étant décédé en 1924, le second se trouvait le mieux placé pour en écrire la biographie. Il y avait aussi une autre raison à ce que Trotsky entame un tel travail : dès 1923, la coterie stalinienne s’employa à répandre le mythe d’une opposition de vues irréductible entre Lénine et Trotsky. Staline, Zinoviev et Kamenev avaient même inventé deux termes pour cela, suscitant un « léninisme » fossilisé qu’ils opposaient à un prétendu « trotskysme ». Celui-ci ressemblant trop à ce qui avait été la politique révolutionnaire de Lénine, le clan de Staline se mit à réécrire l’histoire de la révolution et du Parti bolchevique, sans reculer devant aucune falsification.
C’est donc une œuvre de combat qu’avait en projet Trotsky après son expulsion d’URSS par Staline en 1929. Il voulait restituer ce qu’avaient été les idées de Lénine, ses combats, son activité pour forger et diriger le Parti bolchevique, la conquête du pouvoir en 1917, les années de lutte pour que survive le pouvoir des soviets, dans l’attente qu’une autre révolution victorieuse vienne à sa rescousse. Mais les contraintes de l’exil, de la lutte incessante contre les forces conjuguées de la réaction et du stalinisme, l’énorme travail de création d’une Opposition de gauche internationale ne lui permirent pas d’aller plus loin que les quinze chapitres qui forment La jeunesse de Lénine. Et qui n’eurent jamais de suite, car un tueur de Staline assassina Trotsky à Mexico le 21 août 1940.
La jeunesse de Lénine se termine en 1893, après avoir dressé un tableau saisissant de la Russie des tsars, des contradictions qui la taraudaient, des forces qui s’y opposaient à l’autocratie, des milliers de jeunes gens qui cherchaient leur voie, dans ce pays économiquement et culturellement arriéré, et qui se battaient pour jeter à bas ce régime féodal, fondé sur l’exploitation effroyable de dizaines de millions de paysans et des minorités nationales. Trotsky montre comment, dans une même famille de province, celle du futur Lénine, Alexandre Oulianov, le frère aîné, puis Vladimir, son cadet, vont s’engager totalement dans « la voie révolutionnaire de l’intelligentsia ». Le premier, gagné au combat terroriste contre le tsar, y perdit la vie. Plus tard, son cadet trouva dans les écrits de Marx et de Plekhanov la voie permettant de dépasser l’incapacité du populisme et du terrorisme à briser le joug féodal, en allant chercher dans la classe ouvrière naissante le levier d’une révolution qui devait ébranler le monde.

Lénine de Léon Trotsky 2

Trotsky a publié ce livre en URSS courant 1924, peu après le décès de Lénine, en assemblant des textes fort différents. Il y a d’abord deux écrits importants qu’il venait de rédiger : L’ancienne Iskra et Autour d’Octobre. Ces deux chapitres portent sur la période de l’émigration avant 1905, puis sur celle de 1917. Ils reposent sur des souvenirs encore frais que Trotsky avait de ses rencontres avec Lénine, des débats qui les avaient opposés, puis de leur étroite collaboration pendant et après la révolution. Au fil de pages particulièrement vivantes, Trotsky en profite pour rectifier ce qui devient une habitude de la part de Staline et de ses soutiens : travestir les relations entre Lénine et lui, en remontant à des événements que bien des Soviétiques de 1924 n’avaient pas vécus. À cela s’ajoutent des textes plus courts, que Trotsky avait rédigés à différentes périodes : à l’occasion de l’attentat qui avait grièvement blessé Lénine en 1918, lors de la maladie de Lénine, puis lors de son décès, et un autre texte sur sa personnalité (Lénine comme type national).
Ces textes ont en commun d’être des témoignages directs, rédigés dans un style familier, qui fourmillent d’anecdotes sur Lénine et les autres révolutionnaires, bien loin du style stéréotypé, guindé, des Mémoires de commande sur Lénine que le stalinisme va rapidement imposer en URSS et dans le monde.

Lénine – la révolution permanente de Jean-Jacques Marie 3

Cette biographie, la plus achevée à tout point de vue, est de Jean-Jacques Marie, un historien du mouvement ouvrier et révolutionnaire. Son titre se réfère à la théorie de la révolution permanente de Trotsky qui aurait été, selon les staliniens, à l’origine de son prétendu ­anti-léninisme. Cela indique à qui vont les sympathies de l’auteur, en soulignant d’emblée que Lénine fonda, comme Trotsky, toute son activité politique et militante sur une conception de la révolution socialiste qui ne pouvait et ne devait s’arrêter ni à une première victoire ni aux frontières d’un État.
C’est autour de cet axe que Lénine a conçu et construit les outils indispensables à la réalisation de cette tâche : le Parti bolchevique, puis l’Internationale communiste. Mais, sur ce terrain comme sur les autres, Jean-Jacques Marie ne présente pas Lénine comme ayant eu un plan préconçu immuable, ni comme ce chef à la tête de troupes qui l’auraient suivi aveuglément, selon le catéchisme des staliniens et celui des anticommunistes occidentaux. Au contraire, il souligne que le Parti bolchevique se forma dans le contexte d’une tradition russe séculaire de lutte contre le tsarisme, parmi les différents types d’organisation et de militants auxquels elle donna naissance, qui se combinait avec le renforcement de partis ouvriers ayant adopté les vues de Marx en Europe occidentale.
Il retrace les luttes qu’il lui fallut mener dans le mouvement révolutionnaire russe et dans son propre parti pour gagner la classe ouvrière à l’idée et à la nécessité de la révolution sociale. Non seulement aux débuts mais tout au long de l’existence du Parti bolchevique, Lénine n’a jamais cherché, même durant la guerre civile, à y imposer une discipline de caserne que le stalinisme présentera comme le summum du « bolchevisme ». D’ailleurs, sur bien des questions, parfois de vie et de mort pour la révolution, Lénine se trouva en minorité à la direction du parti qu’il avait fondé, et ce n’est qu’au travers de débats, de luttes plus ou moins dures, qu’il parvint à convaincre des militants avec lesquels des années de lutte en commun avaient établi de fortes relations de fraternité, de camaraderie et de confiance.
Partisan déclaré de Lénine, Jean-Jacques Marie traite ses écrits – et il en restitue beaucoup que les staliniens avaient caviardés ou jetés aux oubliettes 4 – en s’opposant à ceux qui voudraient faire de chacune de ses lignes un texte sacré. Il cite ce que Lénine répliqua en 1922 à Kamenev, qui voulait publier ses œuvres complètes : ses « écrits étant pour beaucoup affaire de circonstance », il n’en voyait pas l’intérêt. L’auteur montre aussi à travers maints exemples que la politique prônée par Lénine s’adapte en permanence aux changements de situation, qu’il la remet lui-même en question chaque fois que les circonstances l’exigent. De façon radicale, comme dans ses Thèses d’avril 1917, quand le sort de la révolution exigea de se débarrasser au plus vite de formules vieillies, car dépassées par le cours des événements. Des formules qui menaçaient de faire obstacle à ce que le parti sache saisir l’occasion de conduire la classe ouvrière à la prise du pouvoir, mais auxquelles les plus droitiers des dirigeants bolcheviques se cramponnaient, quitte à accuser Lénine de « trahir le bolchevisme » en se ralliant aux conceptions de Trotsky sur la révolution permanente.
On ne pourrait résumer en quelques phrases ce livre d’une grande richesse. Disons simplement qu’il dresse un tableau fort bien documenté, vivant et même passionnant notamment de la vie du Parti bolchevique, mais aussi qu’il se positionne d’un point de vue militant, celui de plus de trente années d’une intense vie militante dédiée à la révolution permanente. Depuis celle du jeune marxiste cherchant à regrouper des camarades et à s’adresser politiquement aux ouvriers, jusqu’à celle du chef d’un parti qui, à peine formé, se retrouva aux premiers rangs de la révolution de 1905 ; du proscrit condamné à l’exil, du dirigeant resté fidèle à l’internationalisme prolétarien en 1914 et qui maintenait le cap sur la transformation de la guerre mondiale en guerre civile, de celui qui eut à diriger le premier État ouvrier durant la guerre civile en même temps qu’à tout faire pour hâter la constitution de partis communistes capables de conduire la révolution à la victoire dans le reste du monde.
Revenant sur la haine que le monde de la bourgeoisie voue à Lénine et à son action, Jean-Jacques Marie explique : « Son vrai crime n’est pas seulement d’avoir “osé” en octobre 1917, mais d’avoir dès 1894 préparé méticuleusement, patiemment, avec acharnement, les moyens pratiques de réaliser son entreprise et d’avoir ensuite tout mis en œuvre pour tenter de la faire exister, tout en s’efforçant d’étendre l’incendie qu’il avait propagé à l’ensemble du monde. » Puisse la nouvelle génération faire surgir de tels combattants opiniâtres, voués entièrement à la cause de la classe ouvrière et de l’avenir communiste de l’humanité !
16 janvier 2024

1La jeunesse de Lénine, de Léon Trotsky, a été rééditée par Les Bons Caractères en 2004.

2Lénine, de Léon Trotsky, sorti aux PUF en 1970, ne se trouve plus qu’en occasion et sur Internet : https://www.marxists.org/francais/trotsky/oeuvres/1924/04/lt1924042100.htm

3Lénine – la révolution permanente, de Jean-Jacques Marie, est paru chez Payot en 2011.

4Jean-Jacques Marie relève que les Œuvres de Lénine, fortement épurées sous Staline, tenaient en 35 volumes ; puis 55 volumes sous Khrouchtchev : on y avait réintroduit des textes censurés par le stalinisme, mais pas tous, loin de là.

LE CENTENAIRE DE LA MORT DE LENINE

L’historien britannique Robert Service conclut-sa biographie de Lénine publiée à Londres en 2000 et en français chez Perrin en 2012) par un avertissement inquiet : “Partout où le capitalisme engendre une grave détresse sociale, Lénine n’est pas mort, du moins pas encore. (…) S’il faut retenir quelque chose de sa vie et de sa trajectoire politique extraordinaire, c’est bien la nécessité pour tout un chacun de rester vigilant.”

Pour tout un chacun ? Diable ! Robert Service appelle donc à une mobilisation générale pour bloquer, effacer, annuler l’influence présente de ce personnage apparemment non réductible pour lui à la momie que Staline avait fabriquée pour l’installer dans le mausolée de la Place rouge et se réclamer de son autorité dans le but de sanctifier la prétendue “construction du socialisme dans un seul pays” que Lénine avait rejetée dans des textes évidemment censurés par le maître de la caste bureaucratique parasitaire qui se gavait en URSS pendant que la population laborieuse, mal logée, vivait aux marges de la misère.

Nombreux sont ceux qui répondent à l’invitation de Service à rester vigilant, avant même bien entendu que ce dernier l’ait lancé. Le site patronal l’IREF publie un court texte éloquent, résumant l’argumentation – si l’on peut dire ! – des défenseurs du capitalisme destructeur de la civilisation sous le titre “Il y a 100 ans la mort de Lénine bourreau des peuples et inventeur du totalitarisme.”

On y lit : ”Le crime fait partie intégrante du totalitarisme communiste dont c’est bien Lénine qui a construit les bases.” Ils dénoncent “ce personnage possédé par la haine et la cruauté”, qui aurait “théorisé le système totalitaire”. Et, sans reculer devant l’invention la plus grotesque ils ajoutent : “L’Etat c’est moi”, proclame-t-il, revendiquant le pouvoir personnel au nom du peuple.” Bref Lénine serait la réincarnation moderne, en bien pire, de Louis XIV, qui, lui, ne se revendiquait pas du peuple puisqu’il tenait son pouvoir de Dieu….

Cette vulgate présente Lénine comme le père politique de Staline et de son système. En 1947, quelques mois avant de mourir avant de mourir Victor Serge répondait à cette fable diffusée à longueur de temps par tous les bavards médiatiques : ”Il va de soi qu’un parricide demeure le continuateur biologique de son père. (…) Il est toutefois hautement évident qu’on ne continue pas un mouvement en le massacrant. (…) Les réactionnaires ont un intérêt évident à confondre le totalitarisme stalinien, exterminateur des bolcheviks, avec le bolchevisme, afin d’atteindre la classe ouvrière, le socialisme, le marxisme.”

Pour rétablir quelques vérités, lire les articles et documents publiés sur le site et dans les Cahiers du Mouvement Ouvrier :

les plus récents sur le site, dans « POINTS D’HISTOIRE » :

Lénine et la révolution russe

de nombreux articles et documents parus dans les 86 numéros des CMO. Pour les 85 premiers, il est possible de les lire en ligne et de les télécharger à partir de la page « LES CAHIERS », rubrique « Téléchargement » :

Téléchargements des Cahiers

 

Les articles concernant Lénine sont répertoriés dans le thème : « Russie, révolution russe et vague révolutionnaire jusque dans les années 1920 » :

Russie, révolution russe et vague révolutionnaire jusque dans les années 1920

En particulier dans les n° spéciaux sur les révolutions et la guerre civile en Russie :­­­ n° 25, 51, 52, 73, 74, 75, 76, 77 et 78

Mais également des articles, documents (certains inédits), comptes-rendus de lecture, « falsifications » dans les autres Cahiers. Nous vous proposons la sélection suivante :

Lénine : articles, documents, comptes-rendus de lecture, falsifications

LE CULTE DE LENINE MORT IL Y A UN SIECLE : Interview de Jean-Jacques MARIE sur TV 5 monde le 21 janvier 2024

https://information.tv5monde.com/international/video/russie-le-culte-de-lenine-mort-il-y-100-ans-2695799

Les derniers mois de la vie de Lénine, Charles DUPUY
Notes de lecture sur une biographie récente de Lénine : Lénine, d’Alexandre SUMPF

 

LUTTE OUVRIERE RECOMMANDE LA LECTURE DE TROIS LIVRES SUR LENINe mort il y a 100 ans

Dans « Lutte de classe« , février 2024
Le 21 janvier 1924, Lénine décédait, après que la maladie l’avait pratiquement écarté de toute activité durant plus d’un an. Celui en qui le mouvement communiste voyait le principal artisan de la première révolution socialiste victorieuse n’avait pas 54 ans.

Sa mort survenait à un moment crucial. Après une série de révolutions vaincues en Europe, l’URSS se retrouvait isolée et sa classe ouvrière, épuisée par la guerre civile, se détournait de l’exercice du pouvoir, désormais accaparé par une caste de chefs et d’administrateurs. Lénine avait engagé le combat contre cette tumeur bureaucratique, et surtout, en 1922, contre ceux qui la représentaient au sommet du pouvoir : Staline et son clan. La disparition de Lénine fit qu’il ne put mener à bien son « dernier combat », selon l’expression de l’historien Moshe Lewin.

Il s’ensuivit une situation inédite : l’émergence et la consolidation d’une énorme force réac­tion­nai­re, antiouvrière, qui allait pouvoir se présenter partout en héritière de Lénine et en représentante du communisme. Cela a permis, dès la fin des années 1920, au stalinisme de stériliser, puis d’étrangler les possibilités de révolution. La désorganisation, la démoralisation de l’avant-garde ouvrière résultant des trahisons du stalinisme pèsent toujours sur le mouvement ouvrier, qui n’a toujours pas réussi à se doter d’une direction révolutionnaire digne de lui, comme l’avait été celle de Lénine, de Trotsky et du Parti bolchevique.

La mise en place d’un culte officiel de Lénine débuta dès ses obsèques, organisées par l’ex-­séminariste Staline. Il décida ainsi, contre l’avis notamment de sa veuve, qu’on embaumerait son corps pour l’exposer dans un mausolée, créé tout exprès sur la place Rouge.

Canoniser Lénine répondait à un besoin vital pour la bureaucratie : vider de son contenu vivant l’idée du combat pour une société communiste universelle que Lénine avait incarnée. Il fallait au régime stalinien, et à ses agences à l’étranger, une relique momifiée, devant laquelle ils pouvaient s’incliner afin de duper les travailleurs, alors que la cause de la révolution et du communisme n’aura de pires ennemis qu’eux.

La production d’une avalanche de biographies, ou plutôt d’hagiographies, de Lénine s’inscrit dans ce cadre. Elles n’avaient aucun rapport avec ce que furent réellement la vie, l’activité militante et les combats de Lénine et de ses camarades, mais tout à voir avec le stalinisme.

Aujourd’hui, en Russie, les historiographes n’ont plus besoin, comme la bureaucratie, de se prétendre communistes et cela a ouvert le champ à une profusion d’écrits anticommunistes, aux relents tsaristes et national-staliniens mêlés. Ainsi, quand ils traitent de Lénine et de la révolution d’Octobre, ils ressassent les insanités antisémites que vomissaient les Blancs voici un siècle : ou encore les calomnies sur « l’argent et le train du Kaiser », censées prouver que l’Allemagne aurait aidé Lénine à revenir en Russie en 1917 pour affaiblir le camp de la démocratie, celui des impérialistes français et anglais, et de leur allié le tsar , etc.

Ici, effet du recul des idées progressistes, l’anniversaire de la mort de Lénine n’a suscité aucune production éditoriale notable sur la vie, l’œuvre de ce combattant de premier plan de la cause ouvrière, révolutionnaire et internationaliste. Pour mieux les connaître, il faut donc se reporter à ses écrits et se tourner vers des biographies parues il y a quelque temps.

La jeunesse de Lénine de Léon Trotsky 1

Dans les premières années de la Russie des soviets, on désignait couramment le Parti bolchevique comme « le parti de Lénine et de Trotsky ». Le premier étant décédé en 1924, le second se trouvait le mieux placé pour en écrire la biographie. Il y avait aussi une autre raison à ce que Trotsky entame un tel travail : dès 1923, la coterie stalinienne s’employa à répandre le mythe d’une opposition de vues irréductible entre Lénine et Trotsky. Staline, Zinoviev et Kamenev avaient même inventé deux termes pour cela, suscitant un « léninisme » fossilisé qu’ils opposaient à un prétendu « trotskysme ». Celui-ci ressemblant trop à ce qui avait été la politique révolutionnaire de Lénine, le clan de Staline se mit à réécrire l’histoire de la révolution et du Parti bolchevique, sans reculer devant aucune falsification.

C’est donc une œuvre de combat qu’avait en projet Trotsky après son expulsion d’URSS par Staline en 1929. Il voulait restituer ce qu’avaient été les idées de Lénine, ses combats, son activité pour forger et diriger le Parti bolchevique, la conquête du pouvoir en 1917, les années de lutte pour que survive le pouvoir des soviets, dans l’attente qu’une autre révolution victorieuse vienne à sa rescousse. Mais les contraintes de l’exil, de la lutte incessante contre les forces conjuguées de la réaction et du stalinisme, l’énorme travail de création d’une Opposition de gauche internationale ne lui permirent pas d’aller plus loin que les quinze chapitres qui forment La jeunesse de Lénine. Et qui n’eurent jamais de suite, car un tueur de Staline assassina Trotsky à Mexico le 21 août 1940.

La jeunesse de Lénine se termine en 1893, après avoir dressé un tableau saisissant de la Russie des tsars, des contradictions qui la taraudaient, des forces qui s’y opposaient à l’autocratie, des milliers de jeunes gens qui cherchaient leur voie, dans ce pays économiquement et culturellement arriéré, et qui se battaient pour jeter à bas ce régime féodal, fondé sur l’exploitation effroyable de dizaines de millions de paysans et des minorités nationales. Trotsky montre comment, dans une même famille de province, celle du futur Lénine, Alexandre Oulianov, le frère aîné, puis Vladimir, son cadet, vont s’engager totalement dans « la voie révolutionnaire de l’intelligentsia ». Le premier, gagné au combat terroriste contre le tsar, y perdit la vie. Plus tard, son cadet trouva dans les écrits de Marx et de Plekhanov la voie permettant de dépasser l’incapacité du populisme et du terrorisme à briser le joug féodal, en allant chercher dans la classe ouvrière naissante le levier d’une révolution qui devait ébranler le monde.

Lénine de Léon Trotsky 2

Trotsky a publié ce livre en URSS courant 1924, peu après le décès de Lénine, en assemblant des textes fort différents. Il y a d’abord deux écrits importants qu’il venait de rédiger : L’ancienne Iskra et Autour d’Octobre. Ces deux chapitres portent sur la période de l’émigration avant 1905, puis sur celle de 1917. Ils reposent sur des souvenirs encore frais que Trotsky avait de ses rencontres avec Lénine, des débats qui les avaient opposés, puis de leur étroite collaboration pendant et après la révolution. Au fil de pages particulièrement vivantes, Trotsky en profite pour rectifier ce qui devient une habitude de la part de Staline et de ses soutiens : travestir les relations entre Lénine et lui, en remontant à des événements que bien des Soviétiques de 1924 n’avaient pas vécus. À cela s’ajoutent des textes plus courts, que Trotsky avait rédigés à différentes périodes : à l’occasion de l’attentat qui avait grièvement blessé Lénine en 1918, lors de la maladie de Lénine, puis lors de son décès, et un autre texte sur sa personnalité (Lénine comme type national).

Ces textes ont en commun d’être des témoignages directs, rédigés dans un style familier, qui fourmillent d’anecdotes sur Lénine et les autres révolutionnaires, bien loin du style stéréotypé, guindé, des Mémoires de commande sur Lénine que le stalinisme va rapidement imposer en URSS et dans le monde.

Lénine – la révolution permanente de Jean-Jacques Marie 3

Cette biographie, la plus achevée à tout point de vue, est de Jean-Jacques Marie, un historien du mouvement ouvrier et révolutionnaire. Son titre se réfère à la théorie de la révolution permanente de Trotsky qui aurait été, selon les staliniens, à l’origine de son prétendu ­anti-léninisme. Cela indique à qui vont les sympathies de l’auteur, en soulignant d’emblée que Lénine fonda, comme Trotsky, toute son activité politique et militante sur une conception de la révolution socialiste qui ne pouvait et ne devait s’arrêter ni à une première victoire ni aux frontières d’un État.

C’est autour de cet axe que Lénine a conçu et construit les outils indispensables à la réalisation de cette tâche : le Parti bolchevique, puis l’Internationale communiste. Mais, sur ce terrain comme sur les autres, Jean-Jacques Marie ne présente pas Lénine comme ayant eu un plan préconçu immuable, ni comme ce chef à la tête de troupes qui l’auraient suivi aveuglément, selon le catéchisme des staliniens et celui des anticommunistes occidentaux. Au contraire, il souligne que le Parti bolchevique se forma dans le contexte d’une tradition russe séculaire de lutte contre le tsarisme, parmi les différents types d’organisation et de militants auxquels elle donna naissance, qui se combinait avec le renforcement de partis ouvriers ayant adopté les vues de Marx en Europe occidentale.

Il retrace les luttes qu’il lui fallut mener dans le mouvement révolutionnaire russe et dans son propre parti pour gagner la classe ouvrière à l’idée et à la nécessité de la révolution sociale. Non seulement aux débuts mais tout au long de l’existence du Parti bolchevique, Lénine n’a jamais cherché, même durant la guerre civile, à y imposer une discipline de caserne que le stalinisme présentera comme le summum du « bolchevisme ». D’ailleurs, sur bien des questions, parfois de vie et de mort pour la révolution, Lénine se trouva en minorité à la direction du parti qu’il avait fondé, et ce n’est qu’au travers de débats, de luttes plus ou moins dures, qu’il parvint à convaincre des militants avec lesquels des années de lutte en commun avaient établi de fortes relations de fraternité, de camaraderie et de confiance.

Partisan déclaré de Lénine, Jean-Jacques Marie traite ses écrits – et il en restitue beaucoup que les staliniens avaient caviardés ou jetés aux oubliettes 4 – en s’opposant à ceux qui voudraient faire de chacune de ses lignes un texte sacré. Il cite ce que Lénine répliqua en 1922 à Kamenev, qui voulait publier ses œuvres complètes : ses « écrits étant pour beaucoup affaire de circonstance », il n’en voyait pas l’intérêt. L’auteur montre aussi à travers maints exemples que la politique prônée par Lénine s’adapte en permanence aux changements de situation, qu’il la remet lui-même en question chaque fois que les circonstances l’exigent. De façon radicale, comme dans ses Thèses d’avril 1917, quand le sort de la révolution exigea de se débarrasser au plus vite de formules vieillies, car dépassées par le cours des événements. Des formules qui menaçaient de faire obstacle à ce que le parti sache saisir l’occasion de conduire la classe ouvrière à la prise du pouvoir, mais auxquelles les plus droitiers des dirigeants bolcheviques se cramponnaient, quitte à accuser Lénine de « trahir le bolchevisme » en se ralliant aux conceptions de Trotsky sur la révolution permanente.

On ne pourrait résumer en quelques phrases ce livre d’une grande richesse. Disons simplement qu’il dresse un tableau fort bien documenté, vivant et même passionnant notamment de la vie du Parti bolchevique, mais aussi qu’il se positionne d’un point de vue militant, celui de plus de trente années d’une intense vie militante dédiée à la révolution permanente. Depuis celle du jeune marxiste cherchant à regrouper des camarades et à s’adresser politiquement aux ouvriers, jusqu’à celle du chef d’un parti qui, à peine formé, se retrouva aux premiers rangs de la révolution de 1905 ; du proscrit condamné à l’exil, du dirigeant resté fidèle à l’internationalisme prolétarien en 1914 et qui maintenait le cap sur la transformation de la guerre mondiale en guerre civile, de celui qui eut à diriger le premier État ouvrier durant la guerre civile en même temps qu’à tout faire pour hâter la constitution de partis communistes capables de conduire la révolution à la victoire dans le reste du monde.

Revenant sur la haine que le monde de la bourgeoisie voue à Lénine et à son action, Jean-Jacques Marie explique : « Son vrai crime n’est pas seulement d’avoir “osé” en octobre 1917, mais d’avoir dès 1894 préparé méticuleusement, patiemment, avec acharnement, les moyens pratiques de réaliser son entreprise et d’avoir ensuite tout mis en œuvre pour tenter de la faire exister, tout en s’efforçant d’étendre l’incendie qu’il avait propagé à l’ensemble du monde. » Puisse la nouvelle génération faire surgir de tels combattants opiniâtres, voués entièrement à la cause de la classe ouvrière et de l’avenir communiste de l’humanité !

16 janvier 2024

1La jeunesse de Lénine, de Léon Trotsky, a été rééditée par Les Bons Caractères en 2004.

2Lénine, de Léon Trotsky, sorti aux PUF en 1970, ne se trouve plus qu’en occasion et sur Internet : https://www.marxists.org/francais/trotsky/oeuvres/1924/04/lt1924042100.htm

3Lénine – la révolution permanente, de Jean-Jacques Marie, est paru chez Payot en 2011.

4Jean-Jacques Marie relève que les Œuvres de Lénine, fortement épurées sous Staline, tenaient en 35 volumes ; puis 55 volumes sous Khrouchtchev : on y avait réintroduit des textes censurés par le stalinisme, mais pas tous, loin de là.

LE CENTENAIRE DE LA NAISSANCE DE L’OPPOSITION DE GAUCHE EN URSS, conférence de Jean-Jacques Marie

Cette conférence organisée par Les Cahiers du mouvement ouvrier, le 2 mars 2024, à la librairie La Brèche (27 rue Taine, Paris, 12ème)

Staline au printemps 1940 déclare à Beria et au policier Soudoplatov chargé d’organiser l’assassinat du fondateur de la IVe Internationale : « Il faut en finir avec Trotsky dans l’année, avant le début de la guerre qui est inévitable(…). La tâche est urgente (…). Si on élimine Trotsky tout danger disparaîtra ».
Après l’échec d’une première tentative d’assassinat, du 24 mai 1940, il déclare à Soudoplatov : « L’élimination de Trotsky se traduira par l’effondrement total du mouvement [la Quatrième Internationale] et nous n’aurons plus besoin de dépenser de l’argent pour combattre les trotskystes et les empêcher de détruire le Comintern ou de nous détruire » …
Est-ce paranoïa de Staline ou cette crainte repose-t-elle sur une réalité ? Elle reposait sur une réalité sociale incontestable, niée certes par l’écrasante  majorité des historiens qui pendant longtemps ont ressassé les fadaises du genre des propos d’Hannah Arendt qui prétendait : « Les procès de Moscou n’auraient pas été possibles si les masses n’avaient pas soutenu Staline. » Staline, lui, savait fort bien que la masse du peuple, des ouvriers et  des paysans, haïssait son régime, qui les maintenait aux bords de la misère  voire de la faim, pendant que Staline et sa bureaucratie se gavaient. Malgré la terreur qu’il imposait avec son gigantesque appareil policier il craignait une explosion populaire, que la présence d’une direction révolutionnaire pouvait transformer en révolution.
Le déchaînement de la répression à partir de 1936, la campagne internationale menée par les appareils des partis communistes valets du Kremlin contre les militants révolutionnaires, le massacre de tous les trotskystes soviétiques en 1938-39, tout ce déchaînement contre-révolutionnaire devait empêcher cette éventuelle explosion et être couronné par le démantèlement de la Quatrième Internationale et l’élimination de Trotsky.
Staline soulignait ainsi, à sa manière, toute l’importance du combat engagé en 1923 par Trotsky et ses camarades en proclamant l’opposition de gauche comme première étape d’un gigantesque combat dont l’assassinat de Trotsky a modifié les conditions.
On ne saurait mieux souligner l’importance historique décisive de la proclamation en octobre 1923 de l’Opposition de gauche, souvent réduite par les historiens bourgeois à un prétendu duel personnel entre Staline et Trotsky.
Son centenaire doit être l’occasion d’en rappeler la signification et la portée historiques et de répondre à la question : pourquoi cette opposition de gauche a-t-elle été battue ?

Lors de cette conférence seront mis en vente à 2 euros des numéros des Cahiers du mouvement ouvrier dans lesquels des articles sont consacrés au sujet.

L’Opposition de gauche dans Les cahiers du mouvement ouvrier.
N° 2, p 31 à 34 : Mark Goloviznine : Les liens de l’Opposition de gauche. https://cahiersdumouvementouvrier.org/wp-content/uploads/tous-cmo-pdf/cmo_002.pdf
N°4, p 25 à 32 : Interview du dernier survivant de L’opposition de gauche (Ogan Iazkovlevitch Dogard), réalisée par Vadim Rogovine en avril 1994. https://cahiersdumouvementouvrier.org/wp-content/uploads/tous-cmo-pdf/cmo_004.pdf
N°9, p 43 à 48 : Dimitri Lobok : La nouvelle opposition et les syndicats. https://cahiersdumouvementouvrier.org/wp-content/uploads/tous-cmo-pdf/cmo_009.pdf
N° 17, p 51 à 58 : James P. Cannon : Les débuts de l’Opposition de gauche.https://cahiersdumouvementouvrier.org/wp-content/uploads/tous-cmo-pdf/cmo_017.pdf
N° 20, p 33 à 40 : M. Vassiliev : L’oppositiion de gauche à Leningrad. https://cahiersdumouvementouvrier.org/wp-content/uploads/tous-cmo-pdf/cmo_020.pdf
N° 21, p 47 à 56 : Mark Goloviznine : Varlam Chalamov et l’Opposition dans les années 20. https://cahiersdumouvementouvrier.org/wp-content/uploads/tous-cmo-pdf/cmo_021.pdf
N° 27, p 73 à 76 : Une résolution de l’Opposition unifiée en Sibérie en 1927.https://cahiersdumouvementouvrier.org/wp-content/uploads/tous-cmo-pdf/cmo_027.pdf
N° 29, p 67 à 74 : K Murphy : L’Oppositiion de gauche à l’usine de la Faucille et du Marteau. https://cahiersdumouvementouvrier.org/wp-content/uploads/tous-cmo-pdf/cmo_029.pdf
N° 35, p 93 à 98 : L’opposition de gauche en Turkménie.https://cahiersdumouvementouvrier.org/wp-content/uploads/tous-cmo-pdf/cmo_035.pdf
N° 53 : https://cahiersdumouvementouvrier.org/wp-content/uploads/tous-cmo-pdf/cmo_053.pdf
p 61 à 70 : Les décistes et l’Opposition de gauche en 1928-1932.      p 71 à 80 : La déclaration des 84.
N° 62, p 13 à 17 : L’écho rencontré par l’Opposition de gauche dans le parti. https://cahiersdumouvementouvrier.org/wp-content/uploads/tous-cmo-pdf/cmo_062.pdf
N° 63, p 13-14 : Souvenirs de l’Opposant de gauche Pavlov. https://cahiersdumouvementouvrier.org/wp-content/uploads/tous-cmo-pdf/cmo_063.pdf

Une conférence sur LENINE à l’ENS rue d’ULM le 15 janvier à 18 heures 30.

Dans le cadre du séminaire étudiant « Lectures de Marx », qui a lieu de manière hebdomadaire à l’ENS, Jean-Jacques Marie a été invité à présenter une séance sur Lénine, le 15 janvier, entre 18h30 à 20h30 en salle Cavaillès, 45 rue d’Ulm.
Il a choisi d’aborder le thème : Lénine et le socialisme dans un seul pays : des « thèses d’avril » à « mieux vaut moins mais mieux ».

Quelques notes seront prochainement mises en ligne