Chostakovitch et Staline, de SOLOMON VOLKOV

Traduit du russe par Anne-Marie Tatsis-Botton.

Collection Anatolia, Editions du Rocher, 358 pages, 22 euros 90

UN DUEL INEGAL…

Par Jean-Jacques Marie

Le titre de cet ouvrage ne couvre en réalité qu’une partie de ce que l’auteur traite. Si les relations entre Chostakovitch et Staline en constituent le centre, Solomon Volkov les insère dans une étude des relations politiques de Staline avec les artistes et l’intelligentsia qui leur donne leur plein sens. Il s’attarde en particulier sur les relations fluctuantes que Staline entretint avec Maïakovski, Boulgakov, Prokofiev, Eisenstein, et quelques autres encore. Il étudie l’œuvre de Chostakovitch dans ce cadre en examinant le rapport entre la création artistique et la situation dans laquelle se trouve placé à chaque moment le compositeur soviétique, tour à tour adulé, critiqué, dénoncé, flatté, foudroyé.

Quiconque, même dénué de toute connaissance musicale, porte intérêt à l’histoire dramatique et souvent meurtrière des artistes et des arts soviétiques sous Staline se doit de lire le livre de Solomon Volkov, par ailleurs fort bien traduit. S’il ne manifeste aucune complaisance à l’égard de Staline, Volkov se garde d’adopter l’attitude simpliste et simplificatrice à la mode qui réduit le régime à une aveugle répression permanente et sanglante. A propos du dictateur lui-même il note par ailleurs fort justement : « même Staline n’était pas stalinien de naissance. En d’autres termes, en ce qui concerne les normes culturelles, il n’a pas toujours été l’instigateur inflexible du système rigide et dogmatique qui est resté associé à son nom. Staline a changé avec l’âge et l’expérience. Son regard sur la culture a changé aussi. On l’oublie parfois ». Les besoins du système qu’il incarnait ont aussi souvent varié et les réponses qu’il y apporte ne sont pas univoques même si elles sont guidées par la volonté de subordonner toute l’activité artistique aux décisions du Parti (en fait les siennes). Notons en passant que, pour une fois, Volkov se trompe en faisant remonter cette volonté, comme l’affirmaient les thuriféraires staliniens à un article de Lénine sur la littérature de parti en 1905. Ce dernier n’évoquait que les devoirs des « littérateurs » (en, fait surtout des journalistes) membres du Parti social -démocrate, donc de militants, et c’est tout. Il n’évoque nullement les écrivains et les artistes en général.

Solomon Volkov insiste enfin sur une filiation de Staline inattendue mais convaincante.  Pour son attitude à l’égard de la culture il en fait un héritier du tsar Nicolas Ier, l’homme qui tenta d’instaurer un ordre pesant en Russie dans le second quart du XIXème siècle et décida d’être le censeur personnel de Pouchkine. Selon lui d’ailleurs la première définition du « réalisme soviétique » dans l’art a été donné par le chef des gendarmes de Nicolas Ier, Benkendorf. Evoquant le goût de Nicolas Ier pour les uniformes militaires rutilantes Volkov souligne : « En cela comme en beaucoup d’autres choses, Staline était son continuateur direct ». De même il assimile l’attitude de Chostakovitch face à Staline à celle de Pouchkine face au monarque

Le destin de Chostakovitch illustre la dure régularité des apparents caprices du  Chef suprême. Il a été violemment et brutalement dénoncé publiquement (dans la Pravda) par deux fois : une fois en janvier 1936 après la représentation de son unique opéra Lady Macbeth du village de Mzensk. L’opéra après une carrière triomphale de près de deux ans fut condamné par un article de la Pravda dont Solomon Volkov démontre de façon convaincante que la trame et certaines phrases ne peuvent être que de Staline lui-même.

Puis Chostakovitch connut le succès, fut récompensé par plusieurs prix Staline pendant la guerre. Il connut alors le faîte de la gloire. Sa Septième symphonie fut jouée spécialement dans Leningrad assiégée, soumise au blocus de la Wehrmacht et à la famine « Il fallait empêcher l’artillerie ennemie de titrer sur le bâtiment de la Philharmonie. Sur l’ordre du commandant du front de Leningrad, raconte Solomon Volkov, on planifia une opération militaire de grande envergure : le jour du concert l’artillerie soviétique ouvrit préventivement un feu nourri sur les Allemands, déversant sur leurs positions trois mille obus de fort calibre ». Puis la symphonie fut exécutée triomphalement à Washington (dirigée par Toscanini) et dans de nombreuses capitales occidentales.

Mais sous Staline l’artiste vit toujours dans l’incertitude du lendemain. S’il est un régime où la Roche Tarpéienne flanque le Capitole, c’est bien le régime stalinien, pour les artistes comme pour les politiques. Tel est adulé aujourd’hui qui peut se demain se retrouver à la Loubianka, dénoncé comme trotskyste, envoyé au Goulag ou abattu d’une balle dans la nuque. Solomon Volkov s’attache à expliquer ces variations trop souvent prises pour de simples caprices paranoïaques et dont il tente de mettre à jour, avec beaucoup de perspicacité, les intentions et les motifs réels, donc la rationalité cachée.

Chostakovitch a bien en 1939 figuré un moment dans « l’organisation trotskiste des conjurés et saboteurs » dans le milieu artistique aux côtés d’Ilya Ehrenbourg, Boris Pasternak, Iouri Olecha et Serge Eisenstein, mais si les deux prétendus chefs de cette organisation imaginaire, Isaac Babel et Meyerhold furent fusillés, incinérés nuitamment et leurs cendres jetées avec celles du nabot sanglant, Nicolas Iejov, dans une fosse commune, les autres ne furent jamais emprisonnés. C’est bien le signe que Staline ne croyait guère aux complots fantastiques qu’il faisait monter par sa police politique. Mais il avait ainsi un dossier sur chacun Le cœur des prétendus comploteurs fut en revanche soumis à un rude traitement par Staline, qui leur infligeait à tous l’épreuve permanente de ses jeux apparemment capricieux. Ainsi Serge Eisenstein après la colère provoquée chez Staline par la deuxième partie de son Ivan le Terrible, eut un infarctus puis mourut d’une crise cardiaque l’année suivante à 50 ans…

Chostakovitch, malgré son aspect frêle, résista mieux. Pourtant la foudre tomba à nouveau sur lui (et sur quelques autres musiciens) en 1948. Solomon Volkov lie l’offensive alors déclenchée par le Guide suprême de l’Humanité progressiste (selon les termes de l’Humanité d’alors) à son mécontentement devant la Neuvième symphonie de Chostakovitch : il attendait, pour fêter la victoire, une œuvre épique, grandiose… Staline vit dans sa brièveté et son caractère moqueur « un pied de nez musical ». Sans doute, mais il aurait de toute façon frappé, même si Chostakovitch avait composé la symphonie qu’il attendait. Il frappa   en effet les unes après les autres toutes les catégories d’une intelligentsia dont Volkov dit à juste titre qu’elle « était alors marquée par une « résistance généralisée ». Et pas seulement elle. Il suffit en effet de penser au nombre de groupes clandestins antistaliniens qui pullulèrent alors en URSS. La seule catégorie qui échappa à sa peur et à sa colère fut la communauté des physiciens. Beria le prévint en effet que s’il les décimait l’URSS n’aurait pas sa bombe atomique. L’année 1948 est d’ailleurs celle où Staline signe (après l’avoir sans aucun doute lui-même rédigé) le décret créant les « camps spéciaux » à régime… spécialement sévère, destinés entre autres à accueillir « les menchéviks, socialistes-révolutionnaires, trotskystes », tous pourtant alors liquidés et autres « traîtres ». Staline fixe alors à ces camps spéciaux l’objectif d’accueillir 200.000 pensionnaires !

Comment Chostakovitch a-t-il réagi à la contrainte stalinienne. Volkov cite l’un des musiciens soviétiques alors dénoncés comme antipopulaires : Katchatourian. « Katchatourian m’a dit plus d’une fois qu’il enviait beaucoup cette capacité extraordinaire qu’avait Chostakovitch de répondre à la pression en composant une nouvelle œuvre inspirée. »  On pourrait y voir une nouvelle variante du mythe bourgeois du poète maudit trouvant dans sa malédiction la source de son génie. Ce serait très superficiel.

En tout cas Chostakovitch répondit à la tentative stalinienne de le terroriser en composant « l’une des plus mordantes satires de l’histoire de la musique mondiale : Le Petit paradis antiformaliste » dont les personnages sont affublés de noms il est vrai transparents ; les camarades Edinitsyne (l’Unique, Staline), Dvoïnik (Le Doublet, Jdanov) et Troïnik (Chepilov, étoile montante du Secrétariat du Comité central et qui avait participé  aux côtés de Jdanov à la séance ratée de lavage de cerveau des musiciens).

Chostakovitch prit sa revanche en 1967 : dans le huitième mouvement de sa quatorzième symphonie il illustre le poème écrit par Apollinaire à partir d’un tableau du peintre russe Repine : Réponse des Cosaques Zaporogues au Sultan de Constantinople. Il s’y moque de Staline à travers le Sultan dont Apollinaire écrit « Ta mère fit un pet foireux et Tu naquis de sa colique ». Pendant la répétition générale à Moscou un bureaucrate du monde musical « un des persécuteurs les plus acharnés de Chostakovitch à l’époque stalinienne » mourut d’une crise cardiaque, due sans doute à l’indignation.

C’est un bon épilogue aux rapports entre Staline et Chostakovitch, plus généralement entre Staline et le monde des artistes. Là comme ailleurs, les victimes de Staline finirent par lui infliger une déroute : les ouvriers allemands de la Stalin-allee à Berlin-Est en faisant grève à Berlin-Est le 16 juin 1953, les détenus du Goulag à Vorkouta puis à Kinguir en faisant grève et en abattant le système, ou Chostakovitch par ses pieds-de nez géniaux raillant à la face de la bureaucratie son maître qu’elle croyait tout puissant et par l’ensemble de son œuvre.

Churchill défenseur acharné de l’Empire colonial britannique… et de Staline

Winston Churchill  déclarait à l’ambassadeur soviétique à Londres, Ivan Maïski, le 16 novembre 1937 : « Ce Trotsky c‘est un véritable diable (…). Je suis à fond pour Staline ». Il réitère le 23 mars 1938 à l’époque du  troisième procès de Moscou :  « Trotsky  est le génie du mal de la Russie et c’est une très bonne chose que Staline ait pris sur lui sa revanche ». Puis il ajoute : « Je suis définitivement favorable à la politique de Staline. (…) Nous avons besoin d’une Russie forte et je souhaite à Staline de réussir ». 

« Injuriant Staline, le traitant de « bâtard grêlé ». Le sort de l’artiste réprimé Alexei Gan »

Extrait de :

Samizdat 2 : la voix de l’opposition russe…

Rédigé en Russie et transmis par Karel, Jean Pierre et Robert
Pour la consultation des sites : le texte apparait en russe, si la traduction ne se fait pas automatiquement, ouvrir le menu contextuel et cliquer sur « traduire en français ».
Commentaire de Karel : 

C’est une offensive sans précédent depuis 1956, menée par Poutine, destinée à justifier les crimes de Staline et oublier les victimes. De la « déstalinisation contrôlée » par le XX° congrès à la réhabilitation très préparée de Staline et de ses crimes par l' « opération spéciale ! » 

De l’opposition « littéraire » à l’opposition « proprement politique » de notre Samizdat I, l’opposition artistique à Non à la guerre de Poutine de notre Samizdat II. 

Il est impératif aujourd’hui de ne pas se contenter d’affirmer platement que « l’histoire s’accélère. »

Alexey Gan sur une moto photo de A. Rodchenko 1924

À Novossibirsk, a eu lieu la présentation d’un livre sur l’artiste et théoricien constructiviste Alexei Gan, exécuté ici en 1942. Son nom est presque inconnu du grand public ; même ses proches ne savaient pas qu’il avait été réprimé et exécuté pendant de nombreuses décennies.

« Entre Rodchenko et Malevitch »

Feuille dactylographiée. « Extrait du procès-verbal de la réunion spéciale du NKVD » du 19 août 1942. Les verbes à l’impératif sont en majuscules. Le nom de famille de la personne exécutée est en baisse, mais les agents de sécurité ne le savaient pas ou l’ont ignoré.

«Gan Alexeï Mikhaïlovitch pour agitation antisoviétique en temps de guerre devrait être TIRÉ.

Les biens personnels seront CONFISQUÉS.

La sentence fut exécutée le 9/8 1942. »

Extrait du site Web du musée de Tomsk « Prison d’enquête du NKVD »

L’« extrait » et quelques autres documents du cas d’Alexei Gan ont été publiés sur le site Internet du musée de Tomsk « Prison d’investigation du NKVD ». On ne sait pas exactement où sont enterrées les restes d’Alexeï Gan, l’une des figures clés du constructivisme soviétique. Comme l’a déclaré à Sibir.Realii Alexandre Roudnitski , qui a dirigé le Mémorial de Novossibirsk pendant de nombreuses années, il existait un décret selon lequel les «ennemis du peuple» exécutés étaient enterrés en secret, sans laisser de traces sur les lieux de sépulture.

Gan a passé les dernières semaines de sa vie dans la prison de transit n°1 de Novossibirsk. C’est probablement là qu’il a été abattu et secrètement enterré – une pratique généralement acceptée par les autorités répressives soviétiques de l’époque.

Beaucoup de documents scannés ou des photos intéressantes à consulter directement sur le site traduit en français :

Lire la suite :

https://www-sibreal-org.translate.goog/a/sudba-repressirovannogo-hudozhnika-alekseya-gana/32746161.html?_x_tr_sl=auto&_x_tr_tl=fr&_x_tr_hl=fr


 

 

 

 

PREOBRAJENSKI : LA SITUATION A L’INTERIEUR DE NOTRE PARTI

(Répondant à l’article de Zinoviev Les nouvelles tâches du parti, paru dans la Pravda du 7 novembre, Préobrajenski affirme (dans la Pravda du 28 novembre 1923), que Zinoviev n’a abordé que les problèmes de détail alors que toutes les questions doivent se discuter par rapport à la question suivante : « La ligne fondamentale suivie par notre parti dans les problèmes d’organisation et de politique interne du parti pendant la période de la N.E.P. est-elle ou non correcte ? »)

Pour ma part, à cette question, je réponds non. A mon avis depuis deux ans déjà le parti suit une ligne fondamentalement incorrecte dans les problèmes de vie intérieure du parti. Cette ligne politique est apparue comme profondément contradictoire avec les tâches que la N.E.P. pose devant nous. L’erreur du parti s’est révélée chaque jour avec plus de force ; il est nécessaire de ne pas s’entêter, de le reconnaître le plus vite possible et, avec l’unanimité que l’on pourra réaliser, poser les jalons d’un cours nouveau du parti (…).

La situation dans le cadre de la N.E.P. se caractérise par une extraordinaire complexité des rapports sociaux, par la bigarrure et la confusion, par des transformations rapides dans la base économico-sociale, par l’apparition de nouvelles formes économico-sociales, par le développement des contradictions sociales, et en même temps, par la multiplicité des offensives auxquelles la cellule sociale soumet l’unité physique et spirituelle du parti. Pour s’orienter correctement dans cette situation extrêmement complexe, beaucoup plus compliquée non seulement que le communisme de guerre, mais même que la situation qui existe à l’intérieur purement capitaliste (plus compliquée, s’entend, du point de vue de l’ouvrier) il fallait créer à l’intérieur de nos organisations un mode d’existence différent de celui qu’elles connurent pendant la période de la lutte sur tous les fronts de la guerre civile.

Il fallait liquider les méthodes militaires à l’intérieur du parti, rétablir partiellement le mode de vie que connut le parti pendant les années 1917-1918, développer l’activité et les initiatives des organisations de base et de chaque militant dans la mise en discussion de tous les problèmes fondamentaux concernant le régime du parti et la politique ; il fallait donner la possibilité à chaque membre d’une cellule de mettre en discussion tout problème le préoccupant (et la N.E.P. en suscite par centaines) sans voir le bureau de la cellule gesticuler tristement contre le trouble-fête, sans se voir appeler démagogue, menchévisant, élément chancelant, « déviationniste », etc. Il fallait donner à chaque membre du parti la possibilité d’exposer devant ses camarades ses doutes, ses hésitations intérieures son mécontentement et de recevoir une réponse claire qui puisse le convaincre et non l’irriter et lui ôter l’envie de poser des questions, comme cela se produit lorsque les doutes et les questions ne suscitent que le roulement de tambour des clichés éculés, des réponses toutes faites, des formules simplistes, qui ne correspondent nullement à la complexité de la situation.

Ce n’est pas ce qui s’est passé. Il est significatif qu’alors que l’ennemi nous entourait de toutes parts, la vie du parti était une source beaucoup plus vivante et l’initiative des organisations du parti beaucoup plus grande. Lorsque ranimer la vie du parti et l’adapter aux nouvelles tâches apparut non seulement comme une possibilité objective mais comme une véritable nécessité pour le parti, non seulement nous n’avons pas fait le moindre pas en avant par rapport à la période du communisme de guerre, mais au contraire, nous avons renforcé le bureaucratisme, la routine, multiplié les decisions prises en avance en haut lieu, renforcé la division du parti entre ceux qui prennent les décisions et en sont responsables et la masse des exécutants qui ne prennent pas part à l’élaboration de ces décisions du parti, division qui s’était ébauchée pendant la guerre.

Au lieu de s’orienter vers l’initiative collective des organisations et vers l’élévation de l’ensemble des militants par leur participation vivante à toutes les décisions du parti, en s’appuyant sur la reconnaissance de la responsabilité de chacun pour chacune de ces décisions, on s’est dirigé vers la construction d’un bon appareil et la formation de bons fonctionnaires du parti.

( …)

(Préobrajenski souligne ensuite que, d’après Zinoviev, le niveau des travailleurs sans parti est souvent plus élevé que celui des membres du parti. Préobrajenski explique cela par le fait que ces derniers « ont peur de « faire des gaffes » avant de recevoir les indications d’en-haut, attendent des décisions toutes prêtes et même les motivations toutes prêtes e ces décisions. »)

Les décisions réglées d’avance au sommet sont le produit direct du cours politique actuel du parti. Elles sont aussi le produit de la politique actuelle du parti dans le domaine économique. Nombre de décisions qui tombaient et tombent toutes prêtes de haut en bas auraient évidemment être soumises au préalable au jugement des organisations du parti, et, si l’on avait tenu compte de l’expérience locale avant leur établissement et non après, on n’aurait pas été obligé de compléter ou de corriger de nombreux décrets rédigés à la hâte.

D’un autre côté les principes de la planification tiennent si peu de place dans notre politique économique et l’habitude de régler les problèmes au jour le jour est si tenaces que nos organismes de décision ne savent souvent pas eux-mêmes aujourd’hui ce qu’il leur faudra décider demain en hâte et à l’improviste. Dès lors, et quoi qu’ils veuillent, ils ne peuvent proposer à la discussion du parti des problèmes qui leur tombent sur leur propre tête de façon inattendue. Une politique sans planification mène toujours à de telles surprises. Ainsi la réforme du régime du parti apparaît liée à la nécessité d’une réforme dans le domaine économique (…)

L’isolement des syndicats par rapport aux masses d’un côté, le développement du bureaucratisme de l’appareil soviétique de l’autre sont aussi en grande partie liés au cours actuel de la politique du parti qui renforce le bureaucratisme dans le parti lui-même, et donc affaiblit notre position déterminante dans la lutte contre le bureaucratisme en général. Il n’est pas besoin d’une grande logique pour comprendre à quel point toute l’argumentation du fameux article de Lénine sur le Rabkrin et contre le bureaucratisme de l’appareil soviétique se retourne contre le cours actuel du parti, dès qu’il est montré (et l’expérience des deux années passées le démontre) que ce cours ne s’est pas modifié, mais que le bureaucratisme de l’appareil soviétique s’est spontanément renforcé.

Je n’énumérerai pas les autres conséquences, plus secondaires, du cours actuel : la croissance du carriérisme et de la servilité dans le parti, d’une attitude paperassière à l’égard des problèmes, de l’irresponsabilité de l’appareil par rapport à la périphérie du parti, la croissance de la présomption et de la fatuité, également injustifiée, chez les gens nommés à des postes responsables dans le parti, postes auxquels on était auparavant élu, etc.

Par une ironie du destin, notre parti qui avait décidé au Xème congrès de passer des méthodes militaires aux méthodes de la démocratie dans le régime intérieur du parti, s’est mis alors, dans la pratique à mener une vie politique diamétralement opposée, politique, il est vrai, secouée par les secousses de Cronstadt et qui était peut-être objectivement nécessaire pendant la période de passage à la N.E.P. Mais depuis que ce passage s’est effectué et – entre autres – s’est effectué avec une rare unanimité et de façon très organisée, il est devenu non seulement politiquement possible, mais encore nécessaire de faire passer dans la vie les résolutions du Xème congrès.

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DOSSIER : la naissance de l’opposition de gauche

En attendant la conférence, nous vous invitons à consulter ce dossier de temps en temps. Des documents seront ajoutés. Nous les installons en lien suite à l’introduction

Sans doute encouragé par la puissante vague révolutionnaire qui déferle alors sur l’Allemagne, ravagée par une gigantesque crise économique et sociale, Trotsky lance alors une bataille pour la démocratisation du Parti bolchevik au pouvoir en URSS. Dans une lettre au Comité central du 8 octobre 1923, il dénonce « la bureaucratisation de l’appareil du parti qui s’est développée dans des proportions inouïes » et « la très large couche de permanents qui, en entrant dans l’appareil de direction du parti, renoncent complètement à leurs opinions politiques personnelles». Pour « la large masse des adhérents du parti chaque décision apparait sous forme d’ordres ou de sommations. »

Une semaine plus tard, 46 cadres du parti reprennent ce réquisitoire dans une lettre au Comité central : «La démocratie dans le parti est moribonde. La libre discussion y a pratiquement disparu. Ce n’est plus le parti qui élit ses dirigeants mais ces derniers qui désignent les délégués aux congrès. (…) Ce régime intolérable détruit le parti en le remplaçant par un appareil bureaucratique sélectionné (…) incapable de faire face aux crises et qui menace d’être totalement inefficace face aux événements graves qui s’annoncent.»

Ces deux textes sont l’acte de naissance effectif de l’Opposition de gauche. Trotsky et les 46 prolongent et approfondissent la critique faite dix mois plus tôt par Lénine, qui avait alors dénoncé l’appareil d’Etat comme un héritage du passé et critiqué son « bureaucratisme », mais n’évoquait pas l’appareil du parti dont il stigmatisait seulement le « pouvoir illimité » qu’avait acquis Staline en accédant à sa tête. Trotsky, lui le prend de front.

Au même moment, la direction du PC allemand, avec l’aval de Moscou, décommande l’insurrection décidée. L’espoir de la révolution en Allemagne qui romprait l’isolement de l’URSS s’éteint dans un fiasco organisé par l’appareil de Moscou. C’est une étape décisive de la consolidation de l’appareil et de sa victoire. C’est la débâcle, d’autant plus démoralisante qu’elle s’est produite sans combat effectif. Or, la lettre que Maguidov, le secrétaire du parti communiste de la région de Poltava en Ukraine, adresse, le 10 novembre 1923, à Staline le montre : la révolution en Allemagne dominait même les soucis quotidiens d’ouvriers, révoltés, écrit-il, par « l’inégalité criante » entre « les sommets » et la « base », et les privilèges que s’attribuent les bureaucrates. Les mineurs du Donbass, « plus mal logés que des bestiaux » et très mal payés, ont massivement fait grève en octobre, puis ont repris le travail en expliquant : « Nous aurions réglé nos comptes, (…) , mais voilà il est impossible de trahir la révolution allemande ». Maguidov dénonce « l’absence de toute information sur la situation intérieure du parti » alors que la base « désire savoir tout qui se passe en fait ». Il ajoute : « La vieille garde du parti est très abattue » et réclame l’instauration effective « de la démocratie ouvrière à l’intérieur du parti. » Ironie de la situation, il s’adresse à Staline, le bureaucrate en chef, alors que ses positions sont proches de celles de Trotsky, mais chacun des deux ignore les
prises de position de l’autre.

La lettre des 46 est le premier acte de l’opposition radicale entre deux perspectives : d’un côté l’affirmation que la construction du socialisme dans l’Union soviétique à l’économie encore balbutiante est organiquement liée à la victoire de la révolution dans les pays capitalistes avancés, de l’autre la prétendue possibilité de construire le socialisme dans une Union soviétique isolée du marché mondial, simple couverture théorique des appétits de plus en plus insatiables de l’avide caste bureaucratique parasitaire naissante ravagée par la corruption et qui se gave au-dessus d’une paysannerie et d’une classe ouvrière confrontées à des conditions de vie lamentables que reflète une chansonnette désabusée qui circulait dans le pays au début des années 30 : « Niet miasa, niet masla, niet moloka, niet mouki, niet myla, no zato iest Mikoian » (Il n’y a pas de viande, il n’y a pas de beurre, il n’y a pas de lait, il n’y a pas de farine, il n’y a pas de savon, mais en revanche il y a Mikoian » commissaire au commerce extérieur).

La formation de l’Opposition de gauche en 1923 débouchera, 15 ans plus tard, sur la proclamation de la IVe Internationale, dont Staline diffamera et massacrera les milliers de partisans en URSS pendant que ses agents politiques et policiers organiseront la calomnie et la traque de ses militants dans le monde entier.

Un rituel encombre l’histoire de cette période : remplacer cette opposition entre le combat pour la révolution mondiale et la contre-révolution bureaucratique par une prétendue rivalité Staline-Trotsky pour le pouvoir. En 1990 l’historien soviétique Victor Danilov insistait : « Prendre la lutte qui se déroula à l’intérieur du parti pour une lutte pour le pouvoir de tous ses protagonistes a été un mythe très utile à Staline», que journalistes , universitaires et historiens ont servilement répété… en toute indépendance d’esprit.

LETTRE DE TROTSKY AU COMITE CENTRAL

LA LETTRE DES 46

PREOBRAJENSKI : LA SITUATION A L’INTERIEUR DE NOTRE PARTI

Report de la conférence : LE CENTENAIRE DE LA NAISSANCE DE L’OPPOSITION DE GAUCHE

Cette conférence de Jean-Jacques Marie sur la formation de l’Opposition de gauche en URSS en octobre 1923 (dont vous trouverez la présentation ci-dessous), organisée par les Cahiers du mouvement ouvrier, avait été programmée pour le samedi après-midi 25 novembre prochain.
Nous décidons aujourd’hui de la reporter et nous espérons pouvoir la tenir en janvier 2024.
En réponse aux attentats meurtriers commis par le Hamas en Israël le 7 octobre, le gouvernement Netanyahou, organise depuis lors un massacre de palestiniens de la bande de Gaza, dont rien n’annonce la fin prochaine et qui suscite en réaction rassemblements et manifestations de protestations organisés souvent le samedi après-midi.
Il ne saurait être question pour nous d’opposer l’histoire passée – même si elle garde son actualité – aux exigences que le présent peut présenter à chacun.
C’est pourquoi l’équipe des Cahiers du mouvement ouvrier reporte la conférence initialement prévue le 25 novembre.

Nous vous invitons, en attendant à consulter le dossier sur la naissance de l’opposition de gauche

DOSSIER : la naissance de l’opposition de gauche

Présentation

Sans doute encouragé par la puissante vague révolutionnaire qui déferle alors sur l’Allemagne, ravagée par une gigantesque crise économique et sociale, Trotsky lance alors une bataille pour la démocratisation du Parti bolchevik au pouvoir en URSS. Dans une lettre au Comité central du 8 octobre 1923, il dénonce « la bureaucratisation de l’appareil du parti qui s’est développée dans des proportions inouïes » et « la très large couche de permanents qui, en entrant dans l’appareil de direction du parti, renoncent complètement à leurs opinions politiques personnelles». Pour « la large masse des adhérents du parti chaque décision apparait sous forme d’ordres ou de sommations. »

Une semaine plus tard, 46 cadres du parti reprennent ce réquisitoire dans une lettre au Comité central : «La démocratie dans le parti est moribonde. La libre discussion y a pratiquement disparu. Ce n’est plus le parti qui élit ses dirigeants mais ces derniers qui désignent les délégués aux congrès. (…) Ce régime intolérable détruit le parti en le remplaçant par un appareil bureaucratique sélectionné (…) incapable de faire face aux crises et qui menace d’être totalement inefficace face aux événements graves qui s’annoncent.»

Ces deux textes sont l’acte de naissance effectif de l’Opposition de gauche. Trotsky et les 46 prolongent et approfondissent la critique faite dix mois plus tôt par Lénine, qui avait alors dénoncé l’appareil d’Etat comme un héritage du passé et critiqué son « bureaucratisme », mais n’évoquait pas l’appareil du parti dont il stigmatisait seulement le « pouvoir illimité » qu’avait acquis Staline en accédant à sa tête. Trotsky, lui le prend de front.

Au même moment, la direction du PC allemand, avec l’aval de Moscou, décommande l’insurrection décidée. L’espoir de la révolution en Allemagne qui romprait l’isolement de l’URSS s’éteint dans un fiasco organisé par l’appareil de Moscou. C’est une étape décisive de la consolidation de l’appareil et de sa victoire. C’est la débâcle, d’autant plus démoralisante qu’elle s’est produite sans combat effectif. Or, la lettre que Maguidov, le secrétaire du parti communiste de la région de Poltava en Ukraine, adresse, le 10 novembre 1923, à Staline le montre : la révolution en Allemagne dominait même les soucis quotidiens d’ouvriers, révoltés, écrit-il, par « l’inégalité criante » entre « les sommets » et la « base », et les privilèges que s’attribuent les bureaucrates. Les mineurs du Donbass, « plus mal logés que des bestiaux » et très mal payés, ont massivement fait grève en octobre, puis ont repris le travail en expliquant : « Nous aurions réglé nos comptes, (…) , mais voilà il est impossible de trahir la révolution allemande ». Maguidov dénonce « l’absence de toute information sur la situation intérieure du parti » alors que la base « désire savoir tout qui se passe en fait ». Il ajoute : « La vieille garde du parti est très abattue » et réclame l’instauration effective « de la démocratie ouvrière à l’intérieur du parti. » Ironie de la situation, il s’adresse à Staline, le bureaucrate en chef, alors que ses positions sont proches de celles de Trotsky, mais chacun des deux ignore les
prises de position de l’autre.

La lettre des 46 est le premier acte de l’opposition radicale entre deux perspectives : d’un côté l’affirmation que la construction du socialisme dans l’Union soviétique à l’économie encore balbutiante est organiquement liée à la victoire de la révolution dans les pays capitalistes avancés, de l’autre la prétendue possibilité de construire le socialisme dans une Union soviétique isolée du marché mondial, simple couverture théorique des appétits de plus en plus insatiables de l’avide caste bureaucratique parasitaire naissante ravagée par la corruption et qui se gave au-dessus d’une paysannerie et d’une classe ouvrière confrontées à des conditions de vie lamentables que reflète une chansonnette désabusée qui circulait dans le pays au début des années 30 : « Niet miasa, niet masla, niet moloka, niet mouki, niet myla, no zato iest Mikoian » (Il n’y a pas de viande, il n’y a pas de beurre, il n’y a pas de lait, il n’y a pas de farine, il n’y a pas de savon, mais en revanche il y a Mikoian » commissaire au commerce extérieur).

La formation de l’Opposition de gauche en 1923 débouchera, 15 ans plus tard, sur la proclamation de la IVe Internationale, dont Staline diffamera et massacrera les milliers de partisans en URSS pendant que ses agents politiques et policiers organiseront la calomnie et la traque de ses militants dans le monde entier.

Un rituel encombre l’histoire de cette période : remplacer cette opposition entre le combat pour la révolution mondiale et la contre-révolution bureaucratique par une prétendue rivalité Staline-Trotsky pour le pouvoir. En 1990 l’historien soviétique Victor Danilov insistait : « Prendre la lutte qui se déroula à l’intérieur du parti pour une lutte pour le pouvoir de tous ses protagonistes a été un mythe très utile à Staline», que journalistes , universitaires et historiens ont servilement répété… en toute indépendance d’esprit.

A propos de Paul Eluard

Pascal Colard

Le 27 janvier 2023                                                                                

à Christophe LEHOUSSE,

Quelques réflexions à propos de votre article « Paul Eluard, J’écris ton nom », paru dans Seine-Saint Denis n°113 (Novembre-Décembre 2022).

Qualifiant Eluard de trésor « du patrimoine littéraire », vous y allez vraiment très fort. Trésor du patrimoine patriotique me paraît plus adéquat. A ce propos je vous recommande plutôt le livre Pamphlet de Benjamin Péret (qui, lui, a combattu durant la guerre d’Espagne en 1936) le Déshonneur des Poètes paru en 1945 à Mexico. Péret, poète et militant révolutionnaire a écrit : « Paul Eluard qui de tous les auteurs de cette brochure (L’Honneur des Poètes), seul fut poète, à qui l’on doit la litanie civique la plus achevée ».

Vous écrivez ensuite « Le poète de l’Amour et du Surréalisme ». Certes de 1924 à 1938 Eluard a été surréaliste, mais après être passé par une litanie de « résistance », il s’est (ses « poèmes politiques » étant déjà dans le genre débile) révélé, avec son « poème » Joseph Staline paru dans l’Humanité du 8/12/1949, le lamentable scribouillard stalinien.

En apothéose, si l’on peut parler ainsi, son refus d’intervenir pour sauver Zavis Kalandra, (procès stalinien de Prague) de la mort en 1950 malgré la demande de son ancien ami et camarade André Breton (lettre du 13/06/1950). Comme on le sait, Eluard a répondu qu’il avait « trop à faire avec les innocents qui clament leur innocence pour (s’) occuper des coupables qui clament leur culpabilité ».

Kalandra qui avait pourtant noué des liens d’amitié et de compréhension envers Breton et Eluard lors de leur séjour à Prague à l’invitation des surréalistes tchèques en 1935, et dont Breton dans la même lettre rappelle « cette assistance, cette générosité fut alors pour nous d’un immense prix ».

Vous publiez une photo prise à cette occasion où l’on voit en dehors d’Eluard et de Nusch, deux surréalistes tchèques Nezval et Toyen. Nezval qui a écrit Rue Git-Le-Cœur, livre émouvant et passionnant, a préféré après son voyage à Paris en 1935 pour participer au « Congrès International des Ecrivains pour la Défense de la Culture » en accord de pensée et d’action avec André Breton, s’en détacher en 1938 pour devenir stalinien.

Eluard, devenu poète officiel du PCF se rend à Prague en 1946, rend visite à la peintre Toyen (dont il « avait été un de ses meilleurs amis parmi les surréalistes »), a cette réponse rapportée par Toyen au poète Radovan Ivsik :

  • Eluard : « Breton c’est fini, il faut choisir entre lui et moi »
  • Toyen : « C’est tout choisi »
  • Eluard : « Alors je ferai tout pour vous casser »

Voilà qui éclaire mieux le personnage dont vous louez l’œuvre.

Aragon (dont Eluard a condamné l’abandon du surréalisme en 1932 pour aller sombrer dans le stalinisme), Nezval, Tzara, Eluard, tous ont passé avec armes et bagages au stalinisme.

C’est Léon Trotsky qui a qualifié ce dernier de syphilis du mouvement ouvrier mais celui-ci a contaminé également des intellectuels novateurs en poésie.

Pour terminer cette lettre, je vous recommande vivement de lire, entre autres ouvrages :

  • Benjamin Péret : Le Déshonneur des Poètes
  • André Breton : Entretiens, La Clé des Champs
  • Jean-Louis Bédouin : Vingt ans de surréalisme 1939-1959 (où figure le « Poème » d’Eluard sur Staline)
  • Viteslav Nezval : Rue Git-le-Cœur
  • Radovan Ivsic : Cascades

J’irai certainement voir l’exposition Eluard-Picasso car ils ont été jadis des novateurs.

Bonnes lectures et salutations.

LA COLLABORATION STALINE HITLER

Depuis l’invasion de l’URSS par l’Allemagne, la propagande et à sa suite l’historiographie soviétiques présentent le pacte germano-soviétique comme le fruit de la suprême habileté de Staline : devant le refus manifesté par la France et l’Angleterre de s’entendre avec l’Union soviétique contre le péril nazi, Staline aurait choisi de gagner du temps afin de mieux préparer son pays à l’inévitable guerre entre le fascisme et le progressisme et c’est grâce à ce sursis qu’il aurait ensuite gagné la guerre.

Le malheur c’est que toute la documentation (ouverture de nombreuses archives jusqu’alors restées secrètes, documents du Comintern, mémoires de multiples protagonistes soviétiques…), apparue à partir de 1989-1990, prouve que Staline a mené un double jeu de 1933 à 1939. Il a exploré à la fois la possibilité d’une alliance avec les démocraties occidentales et avec l’Allemagne nazie, qu’il a régulièrement sondée. Sa proposition de collaboration séduit immédiatement Hitler, qui l’accepte en août 1939. Cela lui permet d’annexer sans coup férir la moitié de la Pologne et les pays Baltes, d’attaquer la Finlande, de récupérer la Bessarabie et même d’envisager le ralliement de l’URSS au pacte tripartite des pays fascistes et la dissolution du Comintern, que Hitler n’a cessé de dénoncer. Jusqu’à la veille du déclenchement de Barbarossa, le 22 juin 1941, l’Allemagne a été inlassablement approvisionnée en matières premières soviétiques. La confiance absolue de Staline en la parole de Hitler et la désorganisation de l’armée suffisent à expliquer la sidération et l’impuissance qui se sont emparées de Staline et de l’Union soviétique. Fruit de longues recherches dans une documentation multilingue, cet ouvrage apporte une révision décisive du plus grand mensonge historique du XXe siècle.

En effet, depuis 1941, dans une continuité que n’ont remis en cause ni la « déstalinisation », ni la « pérestroïka », ni l’implosion de l’URSS et l’ouverture des archives, un silence total dissimule La « Collaboration » proposée par Staline à Hitler.

Un stalinisme mou…

Jean-Jacques Marie

La propagande stalinienne a d’abord, sous sa forme la plus grossière et la plus grotesque, été orchestrée par l’appareil et les apparatchiks du Parti communiste soviétique et des divers partis communistes du monde. C’est ainsi qu’un certain Jean Kanapa, membre du Bureau politique du PCF, peut célébrer en Staline « le plus grand humaniste de tous les temps » (1) .
Ces dithyrambes faisaient écho à ceux, encore plus grotesques, dont la presse soviétique regorgeait. Ainsi la presse soviétique pouvait en 1937 imprimer des vers dithyrambiques bons pour un pharaon : l’un chantait sa domination divine sur la nature elle-même :
Les étoiles de l’aube obéissent à ta volonté.
Un autre le comparait à un dieu tout-puissant :
O toi Staline grand chef des peuples
Toi qui fis naître l’homme,

Ces bouffonneries flattaient sans doute la vanité de Staline mais n’avaient aucun impact politique réel ni à l’intérieur de l’URSS ni à l’extérieur.

Plus pernicieux pour l’extérieur étaient sans aucun doute l’écho apporté pendant des décennies à la propagande stalinienne par des chercheurs, historiens, universitaires, indépendants.

En voici un exemple parmi d’autres.
A la fin des années 50 la Librairie Armand Colin instaure une collection U, dite série « Histoire contemporaine » dirigée par l’historien René Rémond et qui vise un large public « elle s’adresse d’abord aux étudiants entrant dans l’enseignement supérieur (…) aux responsables d’organismes professionnels et politiques, aux militants ouvriers et ruraux, aux animateurs d’associations culturelles ou de mouvements de jeunesse, aux cadres de l’industrie » (p. 2). En 1964, Armand Colin y publie un ouvrage de l’universitaire Pierre Sorlin assistant à la Faculté de Lettres et Sciences humaines de Paris (Nanterre) intitulé « La société soviétique 1917-1964 » dans la collection U.

Certes la vision que Sorlin donne de la société soviétique diffère sur plusieurs points de la peinture rose diffusée par la propagande stalinienne. Il écrit ainsi en conclusion : « Trois fléaux se sont abattus sur l’Union soviétique depuis 1917. D’abord les Allemands quels que soient les crimes nazis, aucun n’atteint l’ampleur de celui qu’ils ont perpétré, non pas à l’encontre des seuls communistes – ennemis idéologiques – mais à l’encontre de tout le peuple russe (…) Les éléments naturels, sécheresse, inondation, disette ont tenu la seconde place. Enfin certaines réformes, celle en particulier de l’exploitation agraire ont complété le massacre » (p. 248-249).
Mais, à lire ces lignes, on se demande où est passé et d’où vient le stalinisme, qui ne saurait se réduire à la collectivisation forcée évoquée dans le troisième point ? Sorlin écrit sous le titre « Les conséquences indirectes de la guerre : le stalinisme » : « De 1945 à 1953, l’Union soviétique vit sous le système stalinien .
C’est la dictature intégrale, la peur, l’espionnage, le régime policier dans toute son horreur 
» (p. 200). Puis il ajoute que les nombreuses explications possibles «  laissent de côté un aspect immense du problème : pendant huit ans les Soviétiques ont tremblé sans arrêt et pourtant Staline est très populaire. A la crainte s’est toujours mêlée une admiration consciente » (p. 200). Comme Hannah Arendt, il prend donc les manifestations officielles, les applaudissements et les sourires obligatoires pour l’expression d’un sentiment réel. Puis il écrit en gras : « Les Soviétiques se sentent rassurés par la vigueur du pouvoir » ( p 205). Etre rassuré en tremblant semble pourtant difficile… Puis « le stalinisme dans son aspect brutal, dans ses conséquences tragiques, est une séquelle de la guerre » (p. 206). Dans l’évocation des années 30, Sorlin écrit d’ailleurs : « Les Soviétiques s’intéressent à l’essor de leur pays et sauf pendant quelques périodes de découragement se sont donné une véritable mystique du bond en avant. Le tableau est au total sympathique, la physionomie de la société soviétique paraît harmonieuse. » (p 137)
C’est donc l’agression nazie qui aurait provoqué la naissance du stalinisme. Il n’existerait donc pas avant 1945 !! Mais alors quel régime politique a connu l’URSS du début des années 30 à 1945, à l’époque du massacre de centaines de milliers d’ouvriers, paysans (qualifiés bien sûr de « koulaks »), de membres de minorités nationales installées en URSS (baltes, finnois, polonais… etc), des procès de Moscou, des massacres d’opposants, dont les trotskystes, dans les camps, à l’époque aussi d’une brutale législation ouvrière qui aboutit en 1940 à l’instauration de la semaine de sept journées de huit heures de travail (soit la semaine de 56 heures !). Au comité central de juillet 1940, Khrouchtchev bafouille : « La discipline du travail ne se trouve pas encore à la hauteur à laquelle elle devrait être. » Staline explose : « De quoi parlez-vous quand les gens refusent de travailler, ne se rendent pas au travail ? Ils disent « Je ne touche pas grand-chose par jour de travail, je ne veux pas aller travailler » […] Il faut les envoyer dans des camps de concentration. Le travail est une obligation dans le socialisme. Nous punissons les ouvriers qui arrivent en retard au travail et le kolkhozien ne va pas du tout travailler et il ne lui arrive rien ». (2)
Loin de cette réalité, évoquant les années 1939-1940, et la première moitié de 1941, Sorlin affirme : « la police ne fait plus sentir sa présence, les critiques sont autorisées » (p. 178). Un système policier où la police devient invisible… Etonnant ! A propos de l’agression allemande du 22 juin 1941, Sorlin écrit : « On a beaucoup reproché aux autorités soviétiques de n’avoir pas prévu le danger, de s’être laissé surprendre. Même dans un état totalitaire, le gouvernement est sensible aux fluctuations de l’opinion. La société soviétique, en 1941, ne veut pas la guerre et n’y croit pas. Quelques observateurs, placés près de la nouvelle frontière, peuvent signaler les préparatifs allemands, s’inquiéter de voir des avions à croix gammée s’égarer de plus en plus souvent au-dessus du territoire soviétique ; le public ne tient aucun compte de ces avertissements » (p. 178-179) … (dont il n’est, à la différence de Staline, pas informé !!). Sur la liquidation de l’état-major de l’armée rouge dénoncé comme lié aux Allemands lors d’un procès à huis-clos des principaux chefs de l’Armée rouge (Toukhatchevski, Iakir, Primakov, Poutna… etc) en juin 1937 et l’épuration massive du corps des officiers et des officiers supérieurs de bas en haut qui a suivi, Sorlin ose écrire : « seuls les cadres supérieur ont été touchés et on les a vite remplacés » (p. 179). Or la campagne de dénonciation systématique organisée par le NKVD a chassé de l’armée près de 40.000 officiers et officiers supérieurs, dont plusieurs milliers fusillés et 11.000 envoyés au Goulag, d’où Staline ne les sortira qu’au lendemain de l’attaque allemande du 22 juin 1941.
Quant à l’alliance Staline-Hitler selon Sorlin, « les accords germano-soviétiques d’août 1939 sont présentés comme un moyen de « supprimer le danger de guerre » et l’opinion les interprète ainsi » ( p 177). Où et comment s’exprime cette « opinion » publique à une époque où nombre de soviétiques craignent d’être dénoncés par un de leurs voisins pour une parole imprudente ? ? Dans la Pravda, les Izvestia ? Il faut ajouter que, dans la Pravda et dans les Izvestia les citoyens soviétiques, dont on ne peut savoir ce qu’ils en pensent, peuvent souvent lire des déclarations de Molotov ou des communiqués de l’agence Tass qui affirment inlassablement, 22 mois durant, que les relations amicales entre l’URSS et l’Allemagne « reposent sur les intérêts étatiques fondamentaux des deux pays », ce que Sorlin avait oublié de signaler, alors que la formule traîne dans les communiqués publiés par la Pravda et les Izvestia.

  1. La Nouvelle critique,mars 1953 , p 1.
  2. 2. Rgaspi, fonds 17,inventaire 2 ,dossier 670, feuillet 157.