Chostakovitch et Staline, de SOLOMON VOLKOV

Traduit du russe par Anne-Marie Tatsis-Botton.

Collection Anatolia, Editions du Rocher, 358 pages, 22 euros 90

UN DUEL INEGAL…

Par Jean-Jacques Marie

Le titre de cet ouvrage ne couvre en réalité qu’une partie de ce que l’auteur traite. Si les relations entre Chostakovitch et Staline en constituent le centre, Solomon Volkov les insère dans une étude des relations politiques de Staline avec les artistes et l’intelligentsia qui leur donne leur plein sens. Il s’attarde en particulier sur les relations fluctuantes que Staline entretint avec Maïakovski, Boulgakov, Prokofiev, Eisenstein, et quelques autres encore. Il étudie l’œuvre de Chostakovitch dans ce cadre en examinant le rapport entre la création artistique et la situation dans laquelle se trouve placé à chaque moment le compositeur soviétique, tour à tour adulé, critiqué, dénoncé, flatté, foudroyé.

Quiconque, même dénué de toute connaissance musicale, porte intérêt à l’histoire dramatique et souvent meurtrière des artistes et des arts soviétiques sous Staline se doit de lire le livre de Solomon Volkov, par ailleurs fort bien traduit. S’il ne manifeste aucune complaisance à l’égard de Staline, Volkov se garde d’adopter l’attitude simpliste et simplificatrice à la mode qui réduit le régime à une aveugle répression permanente et sanglante. A propos du dictateur lui-même il note par ailleurs fort justement : « même Staline n’était pas stalinien de naissance. En d’autres termes, en ce qui concerne les normes culturelles, il n’a pas toujours été l’instigateur inflexible du système rigide et dogmatique qui est resté associé à son nom. Staline a changé avec l’âge et l’expérience. Son regard sur la culture a changé aussi. On l’oublie parfois ». Les besoins du système qu’il incarnait ont aussi souvent varié et les réponses qu’il y apporte ne sont pas univoques même si elles sont guidées par la volonté de subordonner toute l’activité artistique aux décisions du Parti (en fait les siennes). Notons en passant que, pour une fois, Volkov se trompe en faisant remonter cette volonté, comme l’affirmaient les thuriféraires staliniens à un article de Lénine sur la littérature de parti en 1905. Ce dernier n’évoquait que les devoirs des « littérateurs » (en, fait surtout des journalistes) membres du Parti social -démocrate, donc de militants, et c’est tout. Il n’évoque nullement les écrivains et les artistes en général.

Solomon Volkov insiste enfin sur une filiation de Staline inattendue mais convaincante.  Pour son attitude à l’égard de la culture il en fait un héritier du tsar Nicolas Ier, l’homme qui tenta d’instaurer un ordre pesant en Russie dans le second quart du XIXème siècle et décida d’être le censeur personnel de Pouchkine. Selon lui d’ailleurs la première définition du « réalisme soviétique » dans l’art a été donné par le chef des gendarmes de Nicolas Ier, Benkendorf. Evoquant le goût de Nicolas Ier pour les uniformes militaires rutilantes Volkov souligne : « En cela comme en beaucoup d’autres choses, Staline était son continuateur direct ». De même il assimile l’attitude de Chostakovitch face à Staline à celle de Pouchkine face au monarque

Le destin de Chostakovitch illustre la dure régularité des apparents caprices du  Chef suprême. Il a été violemment et brutalement dénoncé publiquement (dans la Pravda) par deux fois : une fois en janvier 1936 après la représentation de son unique opéra Lady Macbeth du village de Mzensk. L’opéra après une carrière triomphale de près de deux ans fut condamné par un article de la Pravda dont Solomon Volkov démontre de façon convaincante que la trame et certaines phrases ne peuvent être que de Staline lui-même.

Puis Chostakovitch connut le succès, fut récompensé par plusieurs prix Staline pendant la guerre. Il connut alors le faîte de la gloire. Sa Septième symphonie fut jouée spécialement dans Leningrad assiégée, soumise au blocus de la Wehrmacht et à la famine « Il fallait empêcher l’artillerie ennemie de titrer sur le bâtiment de la Philharmonie. Sur l’ordre du commandant du front de Leningrad, raconte Solomon Volkov, on planifia une opération militaire de grande envergure : le jour du concert l’artillerie soviétique ouvrit préventivement un feu nourri sur les Allemands, déversant sur leurs positions trois mille obus de fort calibre ». Puis la symphonie fut exécutée triomphalement à Washington (dirigée par Toscanini) et dans de nombreuses capitales occidentales.

Mais sous Staline l’artiste vit toujours dans l’incertitude du lendemain. S’il est un régime où la Roche Tarpéienne flanque le Capitole, c’est bien le régime stalinien, pour les artistes comme pour les politiques. Tel est adulé aujourd’hui qui peut se demain se retrouver à la Loubianka, dénoncé comme trotskyste, envoyé au Goulag ou abattu d’une balle dans la nuque. Solomon Volkov s’attache à expliquer ces variations trop souvent prises pour de simples caprices paranoïaques et dont il tente de mettre à jour, avec beaucoup de perspicacité, les intentions et les motifs réels, donc la rationalité cachée.

Chostakovitch a bien en 1939 figuré un moment dans « l’organisation trotskiste des conjurés et saboteurs » dans le milieu artistique aux côtés d’Ilya Ehrenbourg, Boris Pasternak, Iouri Olecha et Serge Eisenstein, mais si les deux prétendus chefs de cette organisation imaginaire, Isaac Babel et Meyerhold furent fusillés, incinérés nuitamment et leurs cendres jetées avec celles du nabot sanglant, Nicolas Iejov, dans une fosse commune, les autres ne furent jamais emprisonnés. C’est bien le signe que Staline ne croyait guère aux complots fantastiques qu’il faisait monter par sa police politique. Mais il avait ainsi un dossier sur chacun Le cœur des prétendus comploteurs fut en revanche soumis à un rude traitement par Staline, qui leur infligeait à tous l’épreuve permanente de ses jeux apparemment capricieux. Ainsi Serge Eisenstein après la colère provoquée chez Staline par la deuxième partie de son Ivan le Terrible, eut un infarctus puis mourut d’une crise cardiaque l’année suivante à 50 ans…

Chostakovitch, malgré son aspect frêle, résista mieux. Pourtant la foudre tomba à nouveau sur lui (et sur quelques autres musiciens) en 1948. Solomon Volkov lie l’offensive alors déclenchée par le Guide suprême de l’Humanité progressiste (selon les termes de l’Humanité d’alors) à son mécontentement devant la Neuvième symphonie de Chostakovitch : il attendait, pour fêter la victoire, une œuvre épique, grandiose… Staline vit dans sa brièveté et son caractère moqueur « un pied de nez musical ». Sans doute, mais il aurait de toute façon frappé, même si Chostakovitch avait composé la symphonie qu’il attendait. Il frappa   en effet les unes après les autres toutes les catégories d’une intelligentsia dont Volkov dit à juste titre qu’elle « était alors marquée par une « résistance généralisée ». Et pas seulement elle. Il suffit en effet de penser au nombre de groupes clandestins antistaliniens qui pullulèrent alors en URSS. La seule catégorie qui échappa à sa peur et à sa colère fut la communauté des physiciens. Beria le prévint en effet que s’il les décimait l’URSS n’aurait pas sa bombe atomique. L’année 1948 est d’ailleurs celle où Staline signe (après l’avoir sans aucun doute lui-même rédigé) le décret créant les « camps spéciaux » à régime… spécialement sévère, destinés entre autres à accueillir « les menchéviks, socialistes-révolutionnaires, trotskystes », tous pourtant alors liquidés et autres « traîtres ». Staline fixe alors à ces camps spéciaux l’objectif d’accueillir 200.000 pensionnaires !

Comment Chostakovitch a-t-il réagi à la contrainte stalinienne. Volkov cite l’un des musiciens soviétiques alors dénoncés comme antipopulaires : Katchatourian. « Katchatourian m’a dit plus d’une fois qu’il enviait beaucoup cette capacité extraordinaire qu’avait Chostakovitch de répondre à la pression en composant une nouvelle œuvre inspirée. »  On pourrait y voir une nouvelle variante du mythe bourgeois du poète maudit trouvant dans sa malédiction la source de son génie. Ce serait très superficiel.

En tout cas Chostakovitch répondit à la tentative stalinienne de le terroriser en composant « l’une des plus mordantes satires de l’histoire de la musique mondiale : Le Petit paradis antiformaliste » dont les personnages sont affublés de noms il est vrai transparents ; les camarades Edinitsyne (l’Unique, Staline), Dvoïnik (Le Doublet, Jdanov) et Troïnik (Chepilov, étoile montante du Secrétariat du Comité central et qui avait participé  aux côtés de Jdanov à la séance ratée de lavage de cerveau des musiciens).

Chostakovitch prit sa revanche en 1967 : dans le huitième mouvement de sa quatorzième symphonie il illustre le poème écrit par Apollinaire à partir d’un tableau du peintre russe Repine : Réponse des Cosaques Zaporogues au Sultan de Constantinople. Il s’y moque de Staline à travers le Sultan dont Apollinaire écrit « Ta mère fit un pet foireux et Tu naquis de sa colique ». Pendant la répétition générale à Moscou un bureaucrate du monde musical « un des persécuteurs les plus acharnés de Chostakovitch à l’époque stalinienne » mourut d’une crise cardiaque, due sans doute à l’indignation.

C’est un bon épilogue aux rapports entre Staline et Chostakovitch, plus généralement entre Staline et le monde des artistes. Là comme ailleurs, les victimes de Staline finirent par lui infliger une déroute : les ouvriers allemands de la Stalin-allee à Berlin-Est en faisant grève à Berlin-Est le 16 juin 1953, les détenus du Goulag à Vorkouta puis à Kinguir en faisant grève et en abattant le système, ou Chostakovitch par ses pieds-de nez géniaux raillant à la face de la bureaucratie son maître qu’elle croyait tout puissant et par l’ensemble de son œuvre.