Cronstadt 1921

Un livre utile sur la révolte de Cronstadt de mars 1921.

Jean-Jacques Marie

Il y a cent ans, le premier mars une insurrection éclate à Cronstadt, île dressée au milieu du golfe de la Baltique à une trentaine de kilomètres à l’Ouest de Petrograd et en défend l’accès. Près de vingt sept mille hommes y sont entassés sur les navires immobilisés par les glaces et dans les forts. Après 17 jours la révolte sera écrasée par l’Armée rouge. C’est à cette révolte qu’est consacré le Cronstadt 21 publié par les Editions Les nuits rouges. Les éditeurs ont décidé d’offrir au lecteur un choix de textes de participants (Petritchenko le président du comité révolutionnaire des insurgés, Trotsky), de témoins (Berkman, Goldman, Serge), d’historiens divers aux points de vue divergents, etc., choix conclu par une postface d’eux intitulée : l’espoir raisonné d’un socialisme libertaire.
Au début de 1921, rappelons-le, la Russie soviétique, ruinée et épuisée par quatre années de guerre et trois années de guerre civile, est exsangue, sa monnaie est devenue virtuelle. La valeur du rouble a diminué de 20 000 % depuis 1917. A Petrograd 92 % du salaire des ouvriers est payé en nature. Les trains, bloqués par les insurrections de la Sibérie occidentale et de Tambov ne parviennent plus à Petrograd qui manque de combustible et de pain. Dans l’île de Cronstadt qui commande le golfe de Petrograd, les marins s’agitent, excités par les plaintes qu’ils reçoivent de leurs villages. Leurs parents protestent contre la réquisition de leur maigre bétail, de leur moisson et même parfois de leur linge de corps. Au cours de l’automne 1920, 40 % des communistes de la flotte de la Baltique ont rendu leur carte du parti.

Le Parti bolchevik est quasiment suspendu dans le vide entre une classe ouvrière épuisée, décimée, affamée, mécontente, une paysannerie révoltée, désireuse de pouvoir vendre librement les produits des terres que la révolution lui a données et les paysans soldats au chômage. La vague révolutionnaire qui a balayé l’Europe, a empêché l’intervention militaire des grandes puissances de le renverser. La révolution mondiale avortée l’a donc sauvé. Mais son assise intérieure se réduit de plus en plus.
Pour pallier le manque de pain, le 21 janvier, le gouvernement décide de réduire d’un tiers les rations alimentaires de Moscou , Petrograd, Ivanovo-Voznessensk, grand centre de l’industrie textile moribonde et de Cronstadt. La mesure exaspère les ouvriers, les matelots et les soldats affamés. Fin janvier, le soviet de Petrograd, confronté à la chute brutale des arrivages de ravitaillement, réduit certaines rations alimentaires et les normes de livraison de pain. Mécontents, les traminots, des ouvriers se mettent en grève le 9 février. Dans les unités de la garnison où les soldats manquent de bottes et de pain et mendient parfois dans les rues, la grogne se répand. La raréfaction brutale des matières premières et du combustible pousse le soviet de Petrograd à fermer le 11 février une centaine d’usines… Le 24, deux mille ouvriers manifestent à Petrograd. Le 24 février après-midi, Lénine déclare aux militants de Moscou : « Le mécontentement a pris un caractère général  » (1). Le pouvoir ne parvient pas à en endiguer l’extension. Le lendemain, Zinoviev déclare la loi martiale dans la ville. La nouvelle des troubles de Petrograd parvient à Cronstadt le 26. Des délégués de l’équipage de deux cuirassés ancrés dans l’île, le Petropavloovsk et le Sebastopol, descendent dans les usines en grève, en reviennent excités, et tiennent, le Ier mars un grand meeting sur la place de la Révolution… Après six heures de débats agités, l’assemblée adopte à la quasi unanimité des 15.000 marins et soldats présents une résolution qui réclame la réélection immédiate des soviets à bulletin secret, liberté de parole et de presse pour les anarchistes et les socialistes de gauche, la libération de tous les détenus politiques ouvriers et paysans, l’abolition de tous les organes politiques et détachements de choc dans l’armée et les usines, et des détachements de barrage, l’égalisation des rations alimentaires, la liberté totale d’exploitation du paysan et de l’artisan sans main d’oeuvre salariée. Cette vision d’une société de petits paysans et d’artisans libres se répand sous le slogan  « Les soviets sans communistes« , qui n’y figure pas, mais résume assez bien son contenu. Le 2 mars,les révoltés passent de la protestation à l’insurrection, en créant un Comité révolutionnaire provisoire, Zinoviev, affolé télégraphie à Lénine que les marins ont adopté une résolution « S-R -cents noirs », sans lui en communiquer le texte. Le lendemain un communiqué du gouvernement signé Lénine et Trotsky dénonce la résolution en reprenant cette formulation que Lénine abandonnera au congrès du parti bolchevik pour analyser le mouvement. Lors de la réunion du bureau de la fraction des Dix le soir du 13 mars il affirmera :  « Cronstadt : le danger vient de ce que leurs slogans ne sont pas socialistes-révolutionnaires, mais anarchistes ». (2)
Un appel aux insurgés lancé le 4 mars par le Comité de Défense de Petrograd présidé par Zinoviev menace de « canarder  » les insurgés  « comme des perdrix » mot souvent attribué à tort à Trotsky, qui, lui, le 5 mars, dans un ultimatun exige la soumission immédiate des mutins, que la double menace ne fait qu’irriter, et ordonne en même temps de préparer l’écrasement de la mutinerie. Les insurgés espèrent enflammer les ouvriers de Petrograd, dont la majorité, las de la guerre civile, et souvent hostiles à ces marins qui perçoivent une ration alimentaire double de la leur, ne bougent pas. Mais Cronstadt peut s’étendre au continent, transformer les révoltes paysannes éparses en insurrection généralisée et favoriser une intervention des puissances occidentales. D’ici la fin du mois les glaces qui enserrent l’île et ses navires vont fondre, l’infanterie ne pourra plus l’attaquer et l’île, contre laquelle les douze mille marins de Petrograd, plus ou moins solidaires de leurs camarades, sont inutilisables sera accessible aux bateaux étrangers, dont la marine de guerre anglaise. Le sort du régime est en jeu. Lénine va écraser la mutinerie en cédant partiellement ensuite à ses demandes.
Le 7 mars au soir, Toukhatchevski lance vingt mille hommes à l’assaut de la forteresse qui les repousse. Au congrès du Parti bolchevik qui s’ouvre le 8 mars à midi, sous cet auspice. Lénine déclare : A Cronstadt, « on ne veut ni les gardes blancs, ni notre pouvoir et il n’y en a pas d’autre » (3). Quelques canonnades et bombardements de tracts et de bombes inefficaces sur Cronstadt rythment les jours qui passent.
Le 15 mars, Lénine propose au congrès de remplacer la réquisition par un impôt en nature ne prélevant qu’une partie de la récolte, dont le paysan est libre de vendre le reste. Le peuple, dit-il, est épuisé, « la paysannerie ne veut plus continuer à vivre de la sorte(…) il faut accorder la liberté d’échange « sous peine de voir le pouvoir soviétique renversé », puisque la révolution mondiale tarde». (4)
Les insurgés de Cronstadt dénoncent dans leur journal les Izvestia de Cronstadt « le feld-maréchal Trotsky« , « le dictateur de la Russie communiste, violée par les communistes« , (…), « le Maliouta Skouratov Trotsky » (Maliouta Skouratov était le chef de la féroce garde prétorienne d’ Ivan le Terrible), le « sanguinaire feld-maréchal Trotsky, debout jusqu’à la ceinture dans le sang des travailleurs« , « le tigre Trotsky assoiffé de sang« . Un marin le compare à un vampire: « Trotsky avait encore envie de boire du sang ouvrier dont il n’était pas rassasié (…) Il a décidé de boire encore un verre du sang ouvrier et paysan. » Un appel du comité révolutionnaire exilé, prête « au gredin Trotsky » l’ordre imaginaire de « fusiller la population de Cronstadt âgée de plus de 10 ans« ( un peu plus tard il fera descendre la barre à  « plus de 6 ans« ).
L’assaut final de Cronstadt commence le 17 au matin, sur la glace crevassée par les obus au milieu d’une tempête de neige. Le soir, les dirigeants de l’insurrection, s’enfuient en Finlande avec près de 7000 insurgés, internés en Finlande dans des camps de concentration délabrés. L’assaut s’achève le 18 mars au matin après de farouches combats de rue à la baïonnette et à la grenade. Dans son Staline écrit en 1939-1940, Trotsky qualifiera l’écrasement de la révolte de « nécessité tragique« . 
Une remarque finale. Dans la page 146 de ce dossier consacré au sort des quinze membres du Comité révolutionnaire Provisoire les éditeurs, évoquant celui de Petritchenko, écrivent : « Il est réputé être entré en contact avec des membres de l’émigration tsariste, mais rien n’a été prouvé de façon certaine, et, en tout cas il n’y eut aucun lien organisationnel entre eux « . Le dernier membre de phrase est exact, mais la première partie est plus douteuse. Au début de juin 1921, Grimm , le représentant du général blanc Wrangel en Finlande, où se sont réfugiés de nombreux insurgés, transmet à son chef, installé à Bizerte sous la protection du gouvernement français, une lettre du 31 mai 1921 signée par Petritchenko et quatre autres anciens insurgés, qui proposent une alliance à Wrangel.

Les cinq signataires, soulignant que « des actions isolées ne permettent pas de renverser les communistes« , veulent, pour y parvenir, »s’unir avec tous les groupes anti-bolcheviks à des conditions« , fondées sur, « l’ expérience tirée de leur trois années de lutte contre le communisme« . Ils proposent un accord en six points dont certains inacceptables pour les Blancs : 1. La possession de la terre aux paysans doit être confirmée ; 2. La liberté des syndicats pour les ouvriers ; 3. La reconnaissance de l’autodétermination des états frontaliers ; 4. Ils insistent sur le slogan « tout le pouvoir aux soviets et non aux partis », qui « constitue une manoeuvre politique adéquate car elle suscite la scission dans les rangs des communistes et est populaire dans les masses« . Ils réclament la suppression des « épaulettes » d’officiers.
Pour séduire Wrangel, ils affirment : « le soulèvement de Cronstadt avait comme seule fin de renverser le parti bolchevik  » et insistent sur la portée du slogan « tout le pouvoir aux soviets et pas aux partis » dont « la signification politique est très importante, car il arrache aux communistes l’arme qu’ils utilisent habilement pour réaliser les idées communistes ». Ils concluent :  » après le renversement des communistes nous jugeons indispensable l’instauration d’une dictature militaire pour lutter contre l’anarchie possible et garantir au peuple la possibilité d’exprimer librement sa volonté dans le domaine de l’édification de l’Etat », garantie que les dictatures militaires offrent rarement. L’authenticité de cette lettre n’est guère contestable, à moins de voir en Grimm – sans le moindre début de preuve – un agent inconnu de la Tcheka déguisé en Blanc .
Ce volume, qui fournit de nombreux éléments de connaissance et d’analyse de l’insurrection, de ses causes, de ses buts et de son écrasement, oublie de signaler cette lettre qui, par le désarroi qu’elle reflète, confirme, à mon sens l’affirmation de Lénine pour qui il n’y avait pas de troisième voie entre les Rouges et les Blancs.
Mais, comme le rappelle la dernière réplique de Certains l’aiment chaud : « Nul n’est parfait « …

1. Lénine,O.C,t. 42,p. 349.

2. Lénine, Neysvestnye dokoumenty, op. cit,p. 420

3. Ibid, p .72

4. Lénine, O.C, t. 42 , pp 61-63.