Jean-Jacques Marie
Les éditions ROSSPEN de Moscou ont publié en 2004 une Histoire du goulag stalinien de la fin des années 20 au milieu des années 50 en sept volumes dont le volume six, de 730 pages, constitué de documents rassemblés par les Archives d’Etat de la Fédération de Russie est consacré selon son titre aux Insurrections, révoltes et grèves organisées par les détenus du goulag, surtout de 1936 à 1954. Les documents publiés montrent que dans des conditions effroyablement difficiles une parti non négligeable des détenus (sauf, bien entendu, les truands de la pègre !) prolongent au goulag, sous la forme d’un sabotage quotidien organisé, le combat sourd et difficile que mènent ouvriers et paysans soviétiques contre l’oppression et les conditions de travail et de vie insupportables que la bureaucratie parasitaire et vorace leur impose.
Trois mois après le début de la guerre…
Dès le 12 juillet 1941, trois semaines à peine après le début de l’invasion de l’URSS par la Wehrmacht, le chef de la section opérationnelle du camp de la Petchora note : « La guerre a accru l’activité des éléments contre-révolutionnaires du camp. Un état d’esprit insurrectionnel et terroriste se fait jour chez les détenus des 1ère, 8ème, 9ème et 10ème zones ». Un an plus tard, le 21 juillet 1942, son successeur soulignera l’aggravation des tensions qu’il liera explicitement à la détérioration de la situation militaire.
Auparavant, le 15 septembre 1941, un groupe indéterminé d’ouvriers de l’Oural dénoncent, dans une lettre, évidemment anonyme, à Staline, l’introduction de ce qu’ils appellent un « système fasciste en URSS ». « Conformément à ce système, fasciste, affirment-il, les ouvriers se sont mis à payer des amendes, représentant jusqu’à 25 % de leur salaire ou à passer en prison de trois mois à trois ans. Ce système a pris la plus large extension au point que la majorité absolue des travailleurs dans les entreprises se sont mis à payer des amendes ou ont été placés en situation de prisonniers détenus. » En un mot la situation de nombreux ouvriers ressemble à celle des victimes du goulag.
Le 21 octobre 1941, en pleine débâcle des armées soviétiques face à l’offensive allemande des grèves éclatent dans plusieurs usines textiles de la région d’Ivanovo au sud de Moscou : un rapport du secrétaire régional, publié en français dans le volume de Nicolas Werth et Gael Moullec Rapports secrets soviétiques, sous le titre Classes laborieuses, classes dangereuses raconte : « Dans un grand nombre d’entreprises textiles de la région d’Ivanovo ont eu lieu récemment des arrêts du travail. Des groupes entiers d’ouvriers ont cessé leur travail avant la fin du temps réglementaire (…) Une inspection sur place a montré que la majorité des ouvriers des principales usines textiles de la région étaient prêts, sous l’influence d’éléments hostiles à faire grève. » Puis l’auteur du rapport s’interroge : « Qu’est-ce qui motive le mécontentement ouvrier et donne aux éléments hostiles l’occasion de mener un travail de sape dans les entreprises ? » La réponse que donne ce responsable est éclairante, non seulement sur la situation des ouvriers et ouvrières d’Ivanovo, car ce qu’il explique vaut pour l’URSS tout entière : « Une baisse conséquente du salaire, une nette dégradation de l’approvisionnement, une forte hausse des prix surtout sur le marché libre, un fonctionnement exécrable des coopératives et des cantines ouvrières. » Et il précise : « Le salaire de la plupart des ouvriers du textile a diminué, au cours des derniers mois de 30 à 40 % et plus. Ainsi les meilleurs tisserands de l’usine Noguine qui gagnaient 800 roubles par mois avant guerre n’en gagnent plus que 400 (…) ». Or « au marché la viande coûte 35 à 40 roubles le kilogramme. L’approvisionnement en viande et en lait reste très limité et d’immenses queues se forment même au marché pour ces produits. »
Pire encore les ouvriers et ouvrières tirent des conclusions politiques de cette situation, qui, souligne le secrétaire du comité régional, « suscite un fort mécontentement, voire des humeurs antisoviétiques », dont il donne quelques exemples éclairants : « A l’usine Bolchevik ont été tenus les propos suivants : « On nous nourrit mal, il y a peu de pain. Il faudra se mettre en grève pour que ça change. »» Il cite ensuite une ouvrière qui dans l’assemblée des travailleurs de son usine a dénoncé la collaboration Staline-Hitler en déclarant : « Ce n’est pas Hitler qui a pris notre pain, ce sont nos chefs qui le lui envoyaient. Maintenant, ils ne nous donnent plus de pain. Est-ce qu’ils le gardent pour eux ? ». Si elle le déclare ainsi, certes avec modération mais publiquement, c’est qu’elle est persuadée que nombre d’ouvriers et de paysans ressentent péniblement le fossé qui sépare les millions de bureaucrates, convenablement logés, qui se gavent pendant qu’eux, entassés dans des logements minuscules, se serrent la ceinture et manquent de tout ou presque.
Le chef de la section opérationnelle du goulag affirme, dans un rapport adressé au vice-commissaire du peuple à l’Intérieur, Tchernichov, le 22 décembre 1941 que, depuis le début de la guerre, le 22 juin 1941, 11.000 détenus ont été accusés de « crimes contre–révolutionnaires » (c’est-à-dire d’actes – très imprécis – de contestation ou de protestation, voire de simples propos moqueurs ou critiques) et 2 408 d’entre eux fusillés. Il ajoute qu’au cours de ces six mois « plus de 70 groupes insurrectionnels rassemblant au total 650 détenus » ont été découverts et liquidés. A l’en croire, dans le camp proche de la ville de Norilsk, un groupe insurrectionnel « comptant plus de 100 membres, en majorité formé d’anciens militaires condamnés pour crimes contre-révolutionnaires » (sans doute lors de la grande purge de 1937-1938) envisageaient de prendre le contrôle du camp pour s’emparer de la ville même de Norilsk ! Il précise que 59 d’entre eux ont été arrêtés, sans dire ce que sont devenus les quarante et quelques autres, puis énumère une demi-douzaine d’autres groupes insurrectionnels, dont l’un est accusé d’avoir préparé la prise de la ville Komsomolsk avant que 32 de ses membres ne soient arrêtés. Il ajoute enfin : « Des organisations et des groupes insurrectionnels similaires ont été découverts et liquidés » dans six camps de Sibérie « et dans d’autres camps ».
Dans un rapport ultérieur, un autre dirigeant du goulag, Nassedkine, affirme : « la majorité des membres de ces organisations et groupes insurrectionnels se donnaient comme but de préparer des attaques armées, de désarmer la garde armée des camps et des colonies et de passer du côté des armées fascistes allemandes ».
Trois mois après la victoire
La propagande stalinienne a longtemps imposé la vision, certes atténuée depuis la fin de l’URSS, d’une population soviétique galvanisée par la victoire (pourtant très coûteuse en victimes !) sur l’Allemagne nazie. Or la conférence donnée par la romancière Marietta Chaguinian à la section communiste des écrivains de Moscou, le 21 août 1945, évoque une réalité différente… D’après le rapport scandalisé qu’envoie le secrétaire de la section au 1er secrétaire du PC de Moscou, qui relaie cette dénonciation à Malenkov, secrétaire du comité central, Chaguinian déclare à ses collègues, dont certains l’applaudissent : « Attention je vais raconter des choses effroyables, ce qui se fait chez nous. J’ai été dans l’Oural. Là bas 15.000 ouvriers de l’usine Kirov se sont révoltés, la plus authentique des révoltes, parce qu’ils ont des mauvaises conditions (…). On nourrit les invalides de la guerre patriotique avec un mélange de farine et d’eau. Ils meurent de faim. Dans les usines un grand nombre de gosses travaillent, on exploite la marmaille, on les use, on les condamne ». L’auteur du rapport ajoute : « elle ne termine pas sa pensée. Elle dénonce ensuite l’exploitation du travail des enfants qui « meurent de faim » dans les usines. » Elle complète ce tableau de la misère ouvrière par celui de la belle vie des cadres dirigeants qui se gavent : « J’ai été dans l‘Altaï et là c’est effrayant ce qui se passe. Les comités régionaux, les comités de district s’engraissent, ils bouffent les rations des ouvriers et les ouvriers meurent de faim, ils vont comme des ombres, fatigués, épuisés. »
Evoquant ensuite l’invitation faite à une jeune écrivaine de céder sa place en première classe d’un train à un général, elle commente sarcastique : « Où voit-on que cela se fait ? Nos généraux circulent, se promènent et à eux le respect, les honneurs. » Et pour conclure elle dénonce la propagande : « Et avec tout ça chez nous, on écrit beaucoup de louanges. » Pour conclure elle invite les écrivains à décrire la réalité !
Cette grève et d’autres similaires ont voisiné avec des mouvements qui agitent le goulag et ont été répertoriés et décrits dans ces diverses formes de protestations, longtemps brutalement réprimées, constituent une sorte de prolongation de la lutte quotidienne sourde menée par les ouvriers et les paysans soviétiques pour se défendre contre le pillage auquel la bureaucratie dirigeante les soumet, lutte sourde que le régime stigmatise comme du « sabotage ».
Or, Soljenitsyne le rappelle, les détenus du goulag sabotent systématiquement le travail qui leur est imposé et produisent donc de la camelote. « Tout ce que les détenus du camp, écrit-il, fabriquent pour leur cher Etat est du travail ouvertement et au suprême degré bousillé ». Il évoque ainsi la ligne de chemin de fer Salekhard-Igarka, longue de 1 200 kilomètres, dont les rails se gondolent tant qu’aucun train ne peut l’emprunter, ou la ligne Oussa-Vorkouta, dont les rails, eux aussi, « flottent » et sur laquelle le train tangue … même après l’exécution des constructeurs, fusillés pour « sabotage ».
Du « sabotage » quotidien à la grève ou au soulèvement.
Ce « sabotage » quotidien est la forme élémentaire et la base d’une résistance qui, au fil des ans, débouchera sur les évasions collectives, la grève déclarée, voire l’insurrection. Cette résistance pouvait apparemment menacer l’ordre existant puisque les auteurs des sept volumes de ROSSPEN, parmi lesquels figure Soljenitsyne lui-même font précéder les documents portant sur la période de la guerre, d’une phrase tirée du rapport d’un responsable du goulag : « Si nous n’instaurons pas un ordre sévère, nous perdrons le pouvoir » ! Le rejet du système policier du stalinisme se manifeste y compris dans la formation de groupes antistaliniens par des adolescents, voire des enfants comme les gamins âgés de 11 à 13 ans qui ont fondé la Société des Jeunes révolutionnaires de Saratov et collé un jour d’avril 1944 sur les murs de leur quartier des tracts manuscrits proclamant entre autres « Le pays est dirigé par la bande des réactionnaires staliniens. Les porteurs de galons dorés étouffent à nouveau tout ce qui est vivant. Une cascade d’impôts pillent les travailleurs. »
La crainte exprimée ci-dessus est certes exagérée, mais, comme le souligne la réaction affolée de Beria devant l’idée qu’ils puissent distribuer leurs quelques tracts manuscrits dans une manifestation du 1er mai ou du 7 novembre, la création régulière de groupes d’adolescents reflète la fragilité de l’ordre stalinien, en général dénoncé pour sa sauvagerie répressive, mais souvent vanté pour sa solidité apparente.
« Ils perdront le pouvoir » ? Vraiment ?
Après l’écrasement sanglant des grèves de la faim (relativement) massives des années 1936-38, un lent cheminement mène peu à peu aux tentatives de constituer dans les camps des groupuscules secrets, vite découverts, puis à des esquisses de protestation suivies, dès la guerre, de grèves ou de révoltes ouvertes qui vont s’étendre peu à peu jusqu’à la mort de Staline puis exploseront dans les mois qui suivront et déboucheront sur l’agonie du goulag… et sur le rapport Khrouchtchev contre Staline en 1956.
« Des insurgés sans insurrection » ?
La direction du NKVD, dans une synthèse de ses rapports effectuée à la fin de la guerre, affirmera avoir démantelé dans le goulag, de 1941à 1944, 603 groupes et organisations insurrectionnels auxquels auraient « pris part activement 4.640 individus », soit une moyenne de 7 à 8 participants par groupe, bien peu pour prendre le contrôle d’un camp ou d’une ville ! Mais l’insubordination des détenus, le plus souvent rampante, parfois affirmée est si réelle que les auteurs de ROOSPEN titrent la seconde partie de leur volume consacrée à la période de la guerre (juin 1941-mai 1945) : « Des insurgés sans insurrection » … mais dont les protestations vont bientôt déboucher sur des actions collectives.
De la révolte à l’organisation de groupes.
La débâcle initiale de l’armée rouge, due, entre autres, à la passivité avec laquelle les soldats soviétiques ont d’abord répondu à l’offensive allemande, suscite chez de nombreux détenus la volonté de combattre le pouvoir qui les a jetés au goulag. Ainsi Beria, dans une circulaire du 27 janvier 1942 adressée à tous les commandants de camps, ainsi alertés décrit une insurrection qui vient alors d’éclater à Vorkouta : « Le 24 janvier de cette année, 125 détenus du camp de Vorkouta ont désarmé la garde armée du camp, ont attaqué le centre régional d’Oust-Oussa, se sont emparés de la poste, ont arraché les fils téléphoniques, massacré les gardiens de la prison, libéré 42 détenus, dont 27 se sont ensuite associés à la bande. A la suite des mesures que nous avons prises nous avons abattu 11 bandits et arrêté 32 autres », soit 43 insurgés sur 125 (152 si l’on ajoute les 27 détenus ralliés à eux). La majorité des insurgés ont donc réussi à fuir… sans doute pas pour longtemps. Il évoque ensuite « des tués et des blessés parmi les gardiens, les membres du NKVD et les cadres du parti ». Le récit de Beria débouche sur six instructions rigoureuses. Le vice-commissaire à l’Intérieur, Krouglov, affirmera plus tard, dans une circulaire interne du NKVD, que cette insurrection a coûté la vie à « plus de 40 collaborateurs du NKVD et membres des cadres des soviets et du parti ».
Combat réel ou protestation symbolique ?
Les rapports du NKVD évoquent la découverte de groupes de détenus, dont les noms qu’ils se donnent expriment une volonté de combat désespérée face à l’énorme machine oppressive du goulag : « La société russe de vengeance contre les bolcheviks », le « Comité d’autolibération des colonies » , le « Parti national-socialiste de Russie », le « Parti populaire russe des réalistes », le « Groupe de combat de la libération », « La libération populaire », « L’Union de libération des peuples de Russie », « Le groupe populaire du Travail ». Les noms de ces groupes expriment une volonté de défier le régime politique policier, sans rapport avec leur force réelle. En ce sens, ces détenus semblent réagir comme les enfants et les adolescents qui constituent, à moins d’une dizaine, le « Parti panrusse contre Staline » à Oulianovsk en 1938 ou la « Société des Jeunes révolutionnaires » (une demi-douzaine !) créée à Saratov en 1943 et dont l’unique tract collé sur les murs voisins, avant leur arrestation proclamait « Camarades, dressez-vous pour le combat. Anéantissez la bête sauvage Hitler et ensuite renversez Staline ! » Les ambitions des groupes qui se forment dans les camps sont beaucoup plus limitées que ces rêves d’adolescents, qui affolent pourtant la police politique acharnée à arrêter leurs auteurs avant qu’ils ne puissent distribuer leurs tracts manuscrits dans une manifestation du 1er mai ou du 7 novembre. Les groupes, même minuscules, de détenus parviendront, eux, à agir, de plus en plus au fil des années, sous la pression des conditions insupportables de leur existence.
Des détenus sur le front
L’Armée rouge ayant été décimée d’un côté par la reddition de centaines de milliers de soldats pendant les six premiers mois puis par les coûteuses offensives frontales massives dont était friand Staline, ce dernier a envoyé sur le front près d’un million de détenus qui, préférant les dangers de la guerre à la famine du goulag acceptent souvent de se déclarer volontaires. La population du goulag passe ainsi de 2.300.000 le 22 juin 1941 à 1.200.000 le 1er décembre 1944.
Les lendemains difficiles de la victoire et les erreurs de Staline.
La guerre et surtout sa fin modifient brutalement la composition des camps et l’attitude des déportés. Mais le massacre, pendant la guerre, de quelques trente millions de soviétiques, soldats et civils, en majorité des hommes, provoquait en 1945 un manque de main d’œuvre dramatique alors qu’il fallait reconstruire une industrie ravagée par les gigantesques destructions de la guerre. Quoique lui-même fort peureux, Staline considérait comme traître tout soldat ou gradé soviétique qui s’était rendu à l’ennemi au lieu de se suicider. Combien de fois n’a-t-il pas répété ? « Chez nous il n’y a pas de prisonniers, il n’y a que des traîtres ». Mais, en 1945, il décide de répondre au déficit grave de force de travail en envoyant au goulag une grande partie du million de prisonniers soviétiques libérés des camps allemands. Pour donner une couleur humanitaire, de pure propagande, à cette décision purement économique, il abrogera en 1947 la peine de mort, sous les applaudissements admiratifs d’hommes politiques et d’intellectuels dits progressistes, qui se montreront moins diserts quand il la rétablira trois ans plus tard. Mais en envoyant au goulag des rescapés d’une guerre finalement victorieuse, qui, dans les camps allemands, ont pu entrer en contact avec des prisonniers d’autres nationalités et cultures, Staline introduit au goulag l’un des germes de sa dislocation.
Il en introduit un autre en y installant des rescapés de l’armée russe du général Vlassov pronazi et des Ukrainiens, dont des nationalistes, des partisans du fasciste déclaré Bandera, qui avait proclamé à Lvov le 30 juin 1941 un éphémère gouvernement ukrainien ouvertement pronazi, vite dissous par Hitler, pour qui les Ukrainiens n’étaient que des « lapins », dès lors indignes d’avoir un gouvernement à eux, même pro-nazi et dont la première et unique mesure fut l’organisation d’un massacre des juifs à Lvov. A ces forces hostiles au régime qui les a maltraités et, en particulier, affamés, il ajoutera en 1948, puis 1949 près de 160.000 Estoniens, Lettons et Lituaniens, tous qualifiés de « nationalistes » comme les membres des maquis antisoviétiques, dits frères des forêts… où ils se terraient, liquidés à la fin de 1949.
Ces derniers groupes, formés en majorité d’individus qui avaient combattu la domination soviétique, étaient dans de tout autres dispositions d’esprit que les victimes soviétiques des purges des années 30, souvent hébétés par une répression brutale souvent sans aucun rapport avec leur activité, voire leurs opinions, réelles et donc persuadés d’être victimes d’une erreur.
En dehors d’eux se constituent ici et là des groupes d’adolescents et d’étudiants critiques du régime politique. On peut juger de la crainte que suscitent chez Staline ces tracts et les groupes de jeunes, qui les rédigent et les diffusent très modestement, à la lecture du rapport que, le 6 novembre 1946, lui adresse le ministre de l’Intérieur de l’URSS, Sergueï Krouglov qui lui annonce la découverte de six tracts, « d’un contenu contre-révolutionnaire » non précisé « rédigés à la main d’une écriture trafiquée », une semaine avant la manifestation anniversaire de la révolution le 7 novembre. Sur ces six tracts « « Trois avaient été jetés dans la rue, l’un était collé sur la porte d’entrée d’un immeuble d’habitation, un autre sur une palissade et un autre déposé dans une boite aux lettres (…) Des mesures sont prises pour retrouver les auteurs de ces tracts ». Ces six tracts manuscrits suffisent donc à émouvoir le ministre de l’Intérieur, qui juge nécessaire d’informer Staline des mesures prises pour retrouver leurs auteurs. Comment mieux souligner l’extrême fragilité de la domination de Staline et de sa nomenklatura sur la population ?
Deux ans plus tard, cette crainte prend des allures de panique, apparemment irrationnelle : à la fin d’octobre 1948, les agents de la Sécurité d’Etat (appelée, depuis 1946, le MGB) de Leningrad découvrent, collés dans plusieurs arrondissements de la ville, cent quarante quatre tracts manuscrits, annonçant, à la fois, la constitution d’une organisation intitulée « Le bonheur du peuple » et sa décision de distribuer, dans la manifestation du sept novembre suivant, des tracts, dont l’un est titré « Sur le vrai et le faux socialisme » !
La direction de la Sécurité d’Etat s’affole : elle décide aussitôt d’envoyer en urgence « un groupe de tchékistes expérimentés » en renfort à ses milliers d’agents de Leningrad, pour débusquer, avant la manifestation, cette redoutable organisation de « criminels ». Elle craint, à l’évidence, l’effet que de tels tracts pourraient produire sur certains manifestants. Elle informe Staline de la gravité du danger et de l’ampleur des mesures prises pour l’affronter. Or « Le bonheur du peuple » ne comporte que deux jeunes étudiants, qui se proposent, certes, de recruter quelques adhérents, mais n’en ont encore attiré aucun. L’armada policière d’agents du MGB arrête in extremis ces deux adversaires, à ses yeux redoutables, du régime, dans la nuit du cinq au six novembre, juste à temps. Elle confisque les soixante-sept tracts manuscrits qu’ils se préparaient à distribuer le sept. L’impuissance apparente des groupes de gamins et d’adolescents dissimule donc, aux yeux de Staline, une puissance redoutable, qu’il ne veut pas laisser se développer et veut liquider sans délai.
Les groupes, même minuscules, de détenus parviendront, eux, à agir, de plus en plus au fil des années, sous la pression des conditions insupportables de leur existence. Les auteurs de l’histoire du goulag publiée par ROSSPEN les présentent comme des « insurgés sans insurrection » ; la formule peut-être exagérée reflète néanmoins un aspect des tensions qui ravagent l’univers policier du goulag. Ces tensions, déboucheront au lendemain de la mort de Staline sur la dislocation du système ; elle exprime donc une inquiétude peut-être grossie, mais nullement imaginaire. C’est pourquoi, dès janvier 1948, une lettre conjointe à Staline du ministre de l’Intérieur Krouglov et du ministre de la Sécurité, Abakoumov, fixe l’objectif d’interner au goulag 100.000 détenus politiques jugés particulièrement dangereux. Il veut donc les retirer de la société pour les isoler et les neutraliser derrière les barbelés des camps.
Deux mois plus tard, un ordre des ministères de l‘Intérieur et de la Sécurité d’Etat du 16 mars 1948 reflète la même crainte. Il décide de constituer des camps spéciaux au régime particulièrement sévère destinés aux « espions, saboteurs, terroristes, trotskystes, droitiers, menchéviks, socialistes-révolutionnaires, anarchistes, nationalistes, émigrés blancs, membres d’autres organisations et groupes antisoviétiques et personnes présentant un danger à cause de leurs liens antisoviétiques et de leur activité hostile » qui, de plus, « ne seront pas libérés à l’expiration de leur peine ». Les groupes politiques ici stigmatisés n’existent plus – ce qui n’empêchera pas les statistiques du goulag de recenser, par exemple, dans ses rangs, à la mort de Staline, la présence de 1.825 trotskystes… pour l’essentiel imaginaires.
Cette inquiétude découle aussi de la violence avec laquelle le régime en place traite la masse de la population. Ainsi, en réponse à la famine, qui ravage une partie de l’URSS en 1946 et 1947, Staline promulgue, le 4 juin 1947, deux décrets, l’un sur « la responsabilité pénale pour vol de la propriété sociale », le second sur « le renforcement de la propriété privée des citoyens », publiés dans la Pravda du lendemain et enrichis d’un additif secret concernant les « petits vols sur le lieu de production » (un pain dans une boulangerie par exemple), sanctionnés d’une peine de prison de 7 à 10 ans (contre un an auparavant). Ces décrets, promulgués dans un pays qui compte près de dix millions de veuves de guerre, confrontées à la nécessité de se débrouiller pour pouvoir nourrir leurs enfants, reprennent les dispositions de la loi du 7 août 1932, dite loi des cinq épis, tombée en désuétude, qui punissait de dix ans de camp ou de la mort les petits larcins – surtout de lait, de beurre, de pain, de viande, voire d’épis glanés après la moisson – commis par une population affamée. Le fidèle stalinien Kaganovitch lui-même, pourtant docile second de Staline, évoquera devant le comité central de juillet 1953 le cas de femmes condamnées à trois ans de camp « pour une petite botte de paille ». Ces décrets envoient au goulag, de 1947 à 1953, 2.200.000 individus, surtout des femmes qui, après avoir, pendant la guerre, remplacé aux champs ou à l’usine les hommes partis au front, ont chapardé un peu pain, de beurre ou de lait pour nourrir leurs enfants affamés et que les décrets assimilent aux voleurs et truands. Le Goulag n’abritait plus en 1944 que 1.200.000 détenus. Les condamnés de la faim constituent en 1953 une bonne moitié de ses 2.526.402 prisonniers.
Les conditions d’existence imposées à la population laborieuse provoquent ici et là des mouvements de protestation malgré la brutalité de la férule bureaucratique. Ainsi en mai 1948 des troubles éclatent dans l’usine de moteurs et de turbines de Sverdovsk dans l’Oural. L’usine est le produit de la fusion de deux usines jusqu’alors distinctes. Au lendemain de la fusion le directeur décide de modifier le régime de laissez-passer pour l’entrée du personnel dans l’usine sans l’expliquer aux travailleurs. Des conflits éclatent entre eux et les gardiens lorsqu’ils veulent accéder à leur atelier. Le directeur ne prend aucune mesure pour apaiser la tension. Le 13 mai à 7 heurs 30 du matin un garde tire sur un jeune ouvrier de 16 ans qui tente d’entrer dans l’usine avec son père et le blesse grièvement. L’incident suscite l’indignation des ouvriers qui arrêtent massivement le travail. Le directeur déclare : « La garde a tiré et tirera. » Le syndicat officiel n’étant qu’un appendice de l’appareil d’Etat, les ouvriers, sans organisation, reprennent le travail…
Un an plus tard, le 27 mai 1949, les ouvriers de l’usine de chaussures Ouralobouv de Sverdlovsk las des conditions de vie lamentables qui leur son imposées se mettent massivement en grève. « La majorité des logements collectifs de l’usine étaient installés dans des vieux bâtiments et des baraquements provisoires privés de blanchisserie, de services sanitaires et de salles de bain. Le bois de chauffage était fourni irrégulièrement. Les cuisines manquaient de l’équipement nécessaire pour faire à manger. La majorité des habitations manquaient de lavabos, de tabourets, de tables de nuit, d’armoires et ne reçoivent que très irrégulièrement du bois de chauffage. » L’historienne russe qui relate ce mouvement de grève en soulignant qu’il éclate l’année même où les répressions staliniennes se renforcent et donc que les ouvriers devaient « être poussés à l’extrémité du désespoir pour se mettre ainsi en grève », note en même temps : « Néanmoins les manifestations des ouvriers de Sverdlovsk n’étaient pas accidentelles. Elles reflétaient l’état d’esprit général des soviétiques qui espéraient des changements dans leur existence après la conclusion victorieuse de la guerre et qui avaient été trompés dans leur attente. »
« A tâtons nous rompons nos chaînes », ou de la grève à l’insurrection
Nassedkine exagère certes la menace que font peser les groupes évoqués ci-dessus sur l’administration des camps, mais il ne l’invente pas, comme le montrent les insurrections qui éclatent dans les camps après la guerre. Ainsi un rapport du 24 avril 1946 évoque la découverte… en juillet 1945 dans le camp du Nord de l’Oural d’un groupuscule de nationalistes ukrainiens nommé le Parti populaire démocratique d’Ukraine, fort de six membres, tous arrêtés. Le même rapport évoque ensuite la découverte d’une organisation, bien entendu qualifiée d’insurrectionnelle, intitulée « Gamaleia », dont le NKVD a arrêté 10 membres, réels ou supposés. En 1947, un groupe d’une cinquantaine de détenus du centre atomique d’Arzamas désarment la garde et s’enfuient. Ils sont tous rattrapés et abattus. En 1948, deux tentatives du même genre se produisent sur un chantier du Kamychlag. En 1949, un groupe de détenus du Berlag, dirigés par le général Semenov, déporté, s’emparent de dizaines de fusils parviennent à s’évader puis sont repris et tous fusillés.
A la fin de 1949 et au début de 1950, un groupe formé à la fois de détenus politiques et de droit commun du camp d’Elgenougol, chargé de l’extraction minière à Kolyma, organise un soulèvement armé vite maté. Peu après, un autre soulèvement armé au Berlag est, lui aussi, vite écrasé. En juillet 1950, dans un camp du Dalstroï, la direction arrête 7 détenus, accusés d’avoir fondé au total trois groupes clandestins avec d’anciens officiers de l’Armée rouge. Le 6 novembre, dans un camp d’Estonie, le MVD arrête 6 détenus, tous anciens matelots de la Flotte rouge, fondateurs de l’Union de la lutte révolutionnaire clandestine, accusés de quatre crimes …
En 1951, cinq cents détenus d’un camp de l’île de Sakhaline déclenchent une grève de la faim qui dure cinq jours. Peu après, plusieurs centaines de détenus du camp d’Oukhktijem déclenchent à leur tour une grève de la faim. Pour les punir on les transfère dans le camp spécial de Norilsk. La même année, deux soulèvements armés éclatent au Krasslag, eux aussi, vite écrasés.
En janvier 1952, plusieurs centaines de détenus du camp d’Ekibastouz, dans lequel Soljenitsyne passe sa dernière année de camp, déclenchent une grève de la faim massive, que Soljenitsyne raconte, malgré la distance qu’il prend avec elle, dans un chapitre intitulé A tâtons nous rompons nos chaînes, formule applicable aux mouvements de protestation qui se développent et se renforcent peu à peu au goulag depuis 1947. Soljenitsyne conclut : « Le virus de la liberté, cependant se répandait, et comment le bouter hors de l’Archipel ? » Il ajoute plus tard : « D’évidence, au début des années 50, le système stalinien des camps, notamment dans les camps spéciaux, était mûr pour la crise. Du vivant même du Tout Puissant, les indigènes avaient déjà commencé à rompre leurs chaînes ».
Reflet de la crise qui ronge de plus en plus le régime stalinien et pousse Staline dès le début de 1952 à préparer une nouvelle purge sanglante, le vent de liberté souffle de plus en plus fort au goulag. Le 16 avril 1952, le ministre de l’Intérieur Krouglov affirme avoir découvert dans le camp de Beregovoï une « organisation antisoviétique de détenus ukrainiens qui préparaient une évasion armée » et en avoir arrêté 12 membres. Dans un rapport du 6 août 1952, le lieutenant général Dolguikh, chef du goulag, dresse un bilan des mouvements de protestation au cours du premier semestre : 285 cas d’activité contre-révolutionnaire (qualification qui peut recouvrir n’importe quelle expression de mécontentement), 1.458 évasions, 378 refus de travailler, forme de protestation individuelle qui peut souvent prendre une forme collective. Le 13 février 1953, dans le camp de Kizliiv un gardien abat un détenu d’un coup de fusil. 300 détenus décrètent aussitôt la grève. Le midi du 1er mai 1953, deux mois après la mort de Staline, dans le camp de Krasnoiarsk, un capitaine du camp énervé entre dans la cantine où mangent les détenus, renverse un plat de nourriture sur la tête d’un détenu. Aussitôt plus de 600 détenus déclarent une grève de la faim. L’ordre concentrationnaire commence à se fissurer. La mort de Staline va accélérer ce mouvement… avec l’aide involontaire de Beria.
Une mutinerie paysanne silencieuse
Les kolkhozes doivent livrer à l’État une bonne moitié du blé qu’ils récoltent et plus de la moitié de la viande et du lait qu’ils produisent à des prix qui ne couvrent même pas leurs frais de production. En 1950, 22,4 % des kolkhoziens n’ont pas touché un kopeck pour leur travail. Ils ont travaillé gratuitement toute l’année ! 20 % ont touché eux pour toute l’année… UNE LIVRE de grains. En 1957, un membre du comité central, Kirill Mazourov expliquera : « En 1953 les kolkhozes avaient même cessé de planter des pommes de terre, parce que l’État leur payait 3 kopecks le kilo pour le stockage ; on coupait le lin à la racine, l’élevage s’effondrait. » Les kolkhoziens travaillent donc le moins possible au kolkhoze et concentrent tous leurs efforts sur leur petit lopin individuel, que Staline accable d’impôts pour les décourager, y compris un impôt sur les arbres fruitiers, si lourd que certains préfèrent les abattre. L’URSS est confrontée à une sorte d’immense grève passive des paysans et à un déficit alimentaire, dissimulé par des baisses de prix annuelles, exaltées par l’Humanité, sur des produits de plus en plus introuvables. Pour combattre cette grève passive… mais efficace, Staline propose d’augmenter les impôts prélevés sur les kolkhoziens de 15 milliards de roubles à 40 milliards, somme qui dépasse leurs revenus.
En juillet 1953, au comité central Mikoian affirme : depuis deux ans l’URSS souffre d’ « un déficit aigu de légumes et de pommes de terre » que les paysans s’acharnent à ne pas cultiver dans les kolkhozes et les sovkhozes en réservant leurs efforts à leurs minuscules lopins individuels.
Une amnistie explosive
Au lendemain de la mort de Staline, Beria, ministre de l’Intérieur, convaincu que le goulag loin d’être rentable, est fort coûteux, prépare un vaste projet d’amnistie. Le 24 mars, il soumet au présidium du comité central un document affirmant que, sur 2.526.042 détenus, le goulag ne compte que « 221.435 criminels particulièrement dangereux pour l’Etat (espions, saboteurs, terroristes, trotskystes, socialistes-révolutionnaires, nationalistes et autres) détenus dans les camps spéciaux ». Il estime les victimes des décrets économiques de juin 1947 à 1.241.919 détenus, dont « environ 198.000 souffrent de graves maladies incurables et sont absolument inaptes au travail », précision sans doute incontestable, à la différence des imaginaires trotskystes et socialistes-révolutionnaires cités parmi les politiques étiquetés « criminels dangereux », sans parler des prétendus « terroristes ». Pour se débarrasser de cette main d’œuvre non rentable, il fait amnistier le 27 mars 1953 tous les détenus (soit un million deux cent mille détenus) condamnés au maximum à une peine de cinq ans de détention, les condamnés à plus de cinq ans de camp étant considérés comme des « politiques ». Cette amnistie laisse derrière les barbelés tous les détenus « politiques » – même très vaguement – qui effraient le régime et vont très vite le menacer. Mais les 221.435 exclus de l’amnistie pour une condamnation souvent privée de fondement réel constituent un groupe soudé par cette exclusion même qui leur apparait injuste. En même temps cette amnistie enrage la masse des 220.000 gardiens de camp promis à une reconversion douteuse. Les auteurs de ROSSPEN titrent sa quatrième partie La mutinerie du goulag (fin mai 1953-1954), qui débouche sur l’explosion du goulag, dont ne subsisteront que de menus débris, utiles pour intimider les quelques centaines de futurs dissidents.
La grève victorieuse
Le 25 mai, près de 20.000 détenus des mines de Norilsk débrayent pour protester contre la conduite de plus en plus violente des gardes, énervés par l’amnistie sélective. Le 5 juin, Beria envoie à Norilsk un haut cadre du MVD, qui, sur mandat de son chef, engage la discussion avec les leaders de la grève et promet de transmettre leurs revendications à Beria ; il leur demande, en échange, de reprendre leur travail, si précieux pour la patrie. Il divise ainsi les grévistes. Certains reprennent le travail, d’autres continuent la grève. Le procureur de la ville promet à ces derniers qu’ils ne seront pas punis, s’ils arrêtent leur mouvement. La liquidation de Beria ne va pas arranger les choses et la grève se prolongera par saccades jusqu’au 10 juillet.
De la grève des ouvriers de Berlin-Est à la grève du goulag
Loin de Moscou, la décision prise le 15 juin1953, par le gouvernement de la RDA d’augmenter de 10 % les normes de travail et donc de baisser à peu près d’autant le salaire réel provoque une explosion chez les ouvriers de Berlin-Est, puis de RDA, que le gouvernement de Walter Ulbricht et d’Otto Grotewohl est incapable de mater. Moscou envoie donc ses troupes et ses chars qui massacrent des centaines de manifestant, que l’Humanité en première page qualifiera aimablement de « nazis ».
42 soldats et officiers soviétiques fusillés
La nouvelle de la grève va cristalliser la protestation de milliers de détenus du goulag, en même temps qu’un événement resté longtemps méconnu (et très rarement évoqué depuis qu’il ne l’est plus) confirme la justesse des craintes du Kremlin sur la fragilité de son régime. Après l’écrasement de la grève, un tribunal militaire soviétique condamne à mort 42 soldats et officiers soviétiques, coupables d’avoir refusé de tirer sur les manifestants. Nul ne le sait alors. Cet acte d’insoumission, éloquent sur l’état d’esprit réel d’une partie de la population ne sera révélé, beaucoup plus tard, que par le journal Literatournaia Gazeta du 10 juin 1998, sous le titre « Quand la conscience ne se soumettait pas aux ordres. » Le journaliste souligne que « Tout se déroula dans le plus grand secret ». Selon le Parquet militaire de Russie, à qui il s’est adressé, « la liste des condamnés à mort figure dans un dossier particulier, conservé dans des archives particulières portant l’estampille « ultra-ultra-secret ». Pour lui, « ces quelques dizaines de soldats et d’officiers soviétiques ont eu le courage de lancer un défi au régime », qui reflète sans doute un rejet plus discret et plus prudent de la masse de la population laborieuse.
Si ce défi reste ignoré de tous, la rumeur fait vite connaitre celui qu’ont lancé les ouvriers de RDA. La nouvelle de leur grève brutalement écrasée provoque un choc dans le goulag. L’intitulé des rapports des commandants de camp suffit à indiquer l’ampleur des mouvements de protestation qui le secouent alors : « Désordres de masse parmi les détenus du camp De Norilsk (sections n° 5,6,13 et 35) l es 11, 17 et 25 juillet 1953) », « Désordres de masse des détenus du secteur n° 19 du camp de Viatks dans la nuit du 12 au 13 juillet 1953 ». Cette tension débouche sur ce qu’un rapport qualifie d’Insurrection des détenus du camp de Retchny en juillet-août 1953.
Elle va provoquer une grève massive dans le camp de Vorkouta. Selon l’un des survivants, « cette grève n’aurait pas été possible sans l’activité des groupes clandestins de résistance déjà existant ». Avant le 17 juin, souligne-t-il, aucun des prisonniers ou des chefs des groupes de résistance n’avait pensé à faire grève. » Tous les préparatifs avaient été faits en prévision d’une guerre. Le 17 juin vint tout changer ». Les wagons prétendus de charbon livrés par la mine à la ville arrivent souvent vides et que le charbon y était remplacé par des inscriptions du genre « Donnez-nous la liberté ! »
Un second choc : l’arrestation de Beria.
Le 26 juin 1953 les autres dirigeants soviétiques accusent Beria de complot et le font arrêter. La nouvelle provoque un choc dans le pays et le goulag. Les détenus de la région minière de Norilsk avaient, depuis plusieurs jours, déclenché une grève, qui avait gagné plusieurs camps du complexe et débouché sur des affrontements sévères avec les troupes spéciales du MVD. Les nombreuses pertes subies lors des affrontements n’avaient pas brisé le mouvement. Beria étant le symbole du régime policier, les détenus ressentent son arrestation comme une victoire et arrêtent leur grève. Mais, le plus souvent, à l’inverse, la nouvelle sert de catalyseur à la protestation. Le 19 juillet, 350 détenus du camp de Retchny cessent de travailler et exigent une discussion avec le procureur et le chef de l’administration du camp. Le 21 juillet, la direction de la mine du camp n° 1 découvre sur le panneau d’affichage sept tracts, signés Le comité d’action, qui proclament : « Détenus et bagnards ! (…) Exigez la révision immédiate de vos affaires et une libération totale. Exigez : – la suppression des camps extraordinaires du MVD – la liquidation du bagne – la réduction maximale de la durée des peines. »
Au camp minier voisin de Vorkouta, un groupe de détenus se met aussitôt en grève en affirmant : « C’est l’ennemi du peuple Beria qui nous a internés, maintenant on doit nous relâcher ». Le 25 juillet une deuxième équipe refuse de descendre au fond. Les détenus déclarent : « Nous avons été condamnés seulement à la suite de l’activité hostile de Beria, nous avons besoin d’être totalement libérés. » Dans une autre section, les détenus diffusent des tracts qui exigent, « la liberté, l’amnistie, la journée de huit heures, un vrai salaire sans retenues, la révision de leurs affaires, la liberté de correspondance et de visites ». Ils ajoutent qu’ils ne reprendront le travail qu’après avoir rencontré un représentant du comité central.
Au 1er avril 1954, après l’amnistie décrétée en mars 1953, et au lendemain des grèves qui l’ont secoué, il reste au goulag un peu plus d’1.360.000 détenus que le ministère de l’intérieur répartit en 448.000 auteurs de crimes contre-révolutionnaires (! ! !) environ et 680.000 sont des détenus de droit commun.
Le début de la fin
L’explosion du système se produit dans le camp de Kenguir, partie constituante du système des camps dit du Steplag, installés dans la steppe du nord du Kazakhstan, qui rassemblent à la fois des camps agricoles et des camps miniers de mines de cuivre et de charbon où, vu l’absence des mesures de sécurité élémentaires, la mortalité est très élevée.
Près de 25.000 détenus sont entassés dans les trois camps ou « zones » de Kenguir. Le 17 mai 400 détenus pénètrent dans la zone réservée aux femmes et détruisent les deux murs destinés à séparer les hommes et les femmes. La garde les mitraille. Bilan officiel : 14 morts, 32 blessés graves et 27 blessés légers. La colère des survivants explose. Le 19 mai, 5.000 détenus cessent le travail et élisent des délégués pour discuter avec le pouvoir. Le vice-ministre de l’Intérieur du Kazakhstan se rend aussitôt sur les lieux, discute avec les délégués des grévistes, écoute leurs doléances et les transmet aussitôt, le 20, à Moscou. « Les représentants des détenus qui participent aux pourparlers se conduisent de manière provocatrice ; ils exigent (…) la punition des responsables de l’utilisation des armes à feu, après quoi seulement ils reprendront les pourparlers. » Ces représentants des détenus se sentent donc incarner une force qui leur permet de prétendre débattre d’égal à égal avec ceux du pouvoir. La grève prend par là même, une portée nationale.
Le 27, les détenus élisent un comité de grève de neuf membres, présidé par un ancien lieutenant-colonel de l’Armée rouge, Kouznetsov. Ce comité réunit une assemblée générale de plus de 2.000 détenus, qui élaborent une liste de dix revendications portant surtout sur les conditions de vie des détenus complétée par l’exigence renouvelée que les responsables de la fusillade soient châtiés.
Signe de l’inquiétude qui envahit les dirigeants soviétiques, le chef du goulag, le lieutenant-général Dolguich, descend en personne à Kenguir. Le 29 mai, pour tenter d’apaiser les détenus révoltés, il révoque les quatre gradés et le vice-commandant du camp, tous jugés responsables de la fusillade du 17 mai ; il répond aussi à d’autres revendications des détenus en annonçant la suppression des verrous et cadenas aux portes et aux fenêtres des bâtiments et la liquidation de la cellule d’instruction où l’on isolait les détenus suspects de « menées antisoviétiques » ; il promet de régler le salaire (minime) des détenus, de leur assurer un repos quotidien de huit heures sans interruption et annonce des libérations.
Ces importantes concessions partielles, loin d’apaiser les grévistes leur donnent le sentiment de leur force nouvelle. Le 4 juin, Krouglov et Roudenko, par crainte de la contagion aux camps voisins, recommandent la prudence. Ils écrivent : « Ne pas faire entrer pour le moment les forces armées afin d’éviter la nécessité d’utiliser les armes à feu. Encercler la zone (…) Elaborer et mettre en œuvre des mesures complémentaires visant à démoraliser les détenus qui désobéissent à l’administration du camp, en suscitant en eux le sentiment d’une situation sans espoir, d’une impasse, de l’inéluctable issue lamentable de leurs actions. »
Le lendemain, le chef du goulag lui-même s’adresse par radio aux grévistes. Il leur rappelle les concessions qu’ils ont obtenues : l’introduction du décompte des jours de travail, l’attribution d’un salaire etc. (…) Certains de vos camarades ont été mis en liberté après révision de leurs affaires. » Après quoi, il dénonce la grève et le comité élu qui la dirige : « Au lieu de remercier notre parti pour le soin qu’il prend de vous, vous cédez à des provocations d’aventuriers et semez le désordre depuis trois semaines ». Mais, il le jure, il « n’y aura pas « de victimes. » Il invite ensuite les grévistes à se ressaisir : « En parole, leur lance-t-il, vous êtes des patriotes. Mais tout en nous l’affirmant, vous ne remarquez pas que trois semaines de désordre dans le camp ce n’est pas un comportement patriotique, mais antisoviétique (…) Rétablissez l’ordre dans le camp et engagez-vous dans la cause populaire de l’édification du communisme ! » Il les exhorte à ne pas croire « les provocateurs et aventuriers qui les ont emmenés dans une impasse ». Et il leur enjoint : « Finissez-en avec ces aventuriers criminels ! »
Cette double invitation n’ébranle pas la détermination des 5.251 grévistes recensés. Le 15 juin, Dolguikh télégraphie à Moscou : « La situation est toujours aussi tendue (…) Les détenus transforment près de 5.000 bouteilles en grenades à main en les remplissant de chaux. » Brusquement, le 20 juin les ministres de la Construction mécanique et de la Métallurgie, furieux que les livraisons des mines exploitées par les détenus se soient effondrées, exigent que le conseil des ministres » contraigne Krouglov « à rétablir l’ordre dans un délai de dix jours ». Les grévistes de Kenguir provoquent donc une crise gouvernementale, situation impensable du temps de Staline… mort depuis un an même pas et demi !
Le 21 juin, Krouglov annonce l’arrivée de la première division blindée Dzerjinski du MVD, avec cinq chars T-34, mais, conscient que l’extrême tension qui règne à Kenguir peut se muer en explosion, il ajoute : « Il nous semble qu’il faut utiliser les tanks plus comme un facteur moral et comme un bélier, en évitant d’utiliser la puissance de feu. » Le bélier ne fonctionne pas. Le facteur moral non plus. Et, le 24 juin, Krouglov ordonne de « mettre un terme à l’insubordination du camp n°3 et à l’activité criminelle de ses organisateurs. » Pour y parvenir, il veut d’abord susciter « le désarroi parmi les détenus » et insiste pour « s’efforcer par tous les moyens de ne pas provoquer de victimes humaines », avec néanmoins une restriction : « On ne doit utiliser les armes que contre les organisateurs et les bandits. » Dans ce texte, alors ultra-secret, il demande de « prendre les mesures nécessaires pour éviter la publicité autour de la mise en ouvre de l’opération et des résultats ». Il craint donc que l’écrasement de la révolte de Kenguir, s’il est connu, ne suscite d’autres Kenguir, voire provoque des troubles dans la population. La grève des détenus exprime, en effet, sous forme outrée dans l’enfer concentrationnaire, la résistance, elle aussi élémentaire, qu’oppose au régime la masse des ouvriers soviétiques et qu’un ouvrier de Stalingrad, venu en février 1961 à Léningrad voir son frère, l’un de mes étudiants à cette époque où je travaillais comme lecteur à l’Université de la ville, exprima en me disant lors d’une conversation: « Les ouvriers de mon usine à Stalingrad et pas seulement eux, ailleurs aussi, pensent : on cessera de faire mine de travailler quand ils cesseront de faire mine de nous payer. » Les uns et les autres ne cesseront jamais.
A Kenguir, Krouglov déclenche l’attaque le 26 juin à 3 heures 30 du matin. A l’en croire, la radio du camp aurait sans interruption, de 3 heures 30 à 4 heures du matin, invité les détenus à déposer les armes et à quitter la zone ou à se calfeutrer dans les baraquements, puis l’assaut commence. Les soldats mettent une heure et demie pour reprendre le camp n°3, capturer les dix membres de la commission, plus une liste de suspects d’incitation à la grève, au total 36 détenus, arrêter au total 400 meneurs, plus un millier d’autres détenus, accusés d’avoir « soutenu les émeutiers », dispersés ensuite dans des camps du Dalstroï.
Si l’on en croit le rapport rédigé par Krouglov et ses adjoints, la répression du soulèvement aurait fait 37 morts, 61 blessés plus ou moins graves et 54 blessés légers. Le chiffre de 37 morts au bout d’une heure et demie de combat, où les soldats, confrontés à la résistance acharnée de grévistes armés de piques et de bouteilles remplies de chaux tirent à balles réelles, parait curieux ; les auteurs du rapport osent de plus, affirmer qu’une partie, non précisée, de ces 37 morts se sont suicidés… sans doute pour échapper à la mort !
Les dirigeants de la grève sont condamnés à de lourdes peines allant de 10 à 25 ans de camp ans. Un rapport ultra-secret du collège du MVD, signé Krouglov en date du 16 septembre 1954 tente de tirer les leçons de la longue grève écrasée. Il reconnait la faillite du système en recommandant « Lors d’actions d’insubordinations massives de détenus s’efforcer d’y mettre fin par un travail d’explication et en tentant de disloquer le groupe des meneurs ». Krouglov tout en jugeant nécessaire de faire des concessions aux révoltes collectives pour les apaiser, insiste en même temps sur le refus de reconnaître à leurs meneurs éventuels la moindre représentativité : « néanmoins ne pas transformer ce travail d’explication en « négociations » car cela ne peut pas donner de résultats positifs. » Pourquoi ? Krouglov ne le dit pas. La raison est purement politique. « Négocier » signifierait reconnaître officiellement une fonction de représentation aux délégués élus par les révoltés et donc remettrait en cause le monopole du parti unique, comme seul représentant du peuple.
Trop tard
Les concessions annoncées par Krouglov arrivent trop tard. Pour sauver l’ordre politique lui-même il faut aller beaucoup plus loin. C’est ce que comprend, après Beria, le premier secrétaire du PCUS, Khrouchtchev, en présentant, dans une séance à huis clos du congrès du PCUS, en février 1956, son rapport critique de Staline, qui, bien que secret, sera lu à près de 25 millions de soviétiques. Khrouchtchev n’y dit certes pas un mot du goulag ni des divers lois et décrets coercitifs et répressifs dictés par Staline, de la loi dite des 5 épis d’août 1932, aux décrets antiouvriers de 1940 ou au décret du 4 juin 1947, qui avait envoyé des centaines de milliers de mères de familles au Goulag. Malgré ces impasses sa critique de Staline est explosive. Le dissident soviétique Levitine-Krasnov, sorti du goulag trois mois après, se réjouit : « C’était l’explosion d’une bombe ; une bombe qui provoqua la plus grande vague explosive de l’histoire. »
Le système, improductif et dégradant, du travail forcé de masse est alors en effet à la veille de sa dislocation définitive et la terreur stalinienne est en train d’être remplacée par un simple système policier promis à la dislocation tardive. Le Steplag sera dissous en 1956… Ce n’est certes pas la fin d’une époque, mais c’en est l’un des premiers signes.