Robert Duguet (A)
Quel fut l’itinéraire de celui qui fut président de la Commission européenne de 1985 à 1995 et qui accéléra les réformes néo-libérales ? Ces journées de montée en puissance du mouvement des petits exploitants et salariés agricoles à la fois contre le régime de Macron et à l’échelle européenne, illustrent par son cortège de misère sociale imposée et sa volonté de résister, une politique à laquelle est attaché le nom de Jacques Delors, décédé le 27 décembre 2023.
Lorsqu’il fut question en 1994 que le PS impose sa candidature à la présidentielle, il publia un livre « l’Unité d’un Homme » (1) qui expliquait froidement quel a été son passé et dans quelle direction il entendait œuvrer pour construire l’Europe néo-libérale. A l’époque Jean Pierre Chevènement avait eu une formule assassine, certes souverainiste dans son contenu, en déclarant : « Jacques Delors n’est pas le candidat du Parti Socialiste mais celui de la démocratie chrétienne allemande. »
Il se situe dans la tradition du personnalisme chrétien d’Emmanuel Mounier, fondateur de la revue Esprit en 1932. Ce père fondateur d’une des branches du corporatisme chrétien participera en 1940 à l’école d’Uriage, fondée par le régime pétainiste pour former les cadres politique de la « Révolution nationale » : c’est Georges Lamirand, responsable du secrétariat à la Jeunesse, qui confie au jeune officier Pierre Dunoyer de Segonzac sa direction. A Uriage bien des intellectuels ou hommes politiques liés à Vichy contribueront ou passeront, dont un certain François Mitterand. L’évolution du régime vers l’antisémitisme d’Etat avec le retour de Laval au pouvoir imposé par les nazis, amènera le courant social-chrétien à rompre avec Pétain et à se tourner vers la résistance mais sur la même orientation sociale, la charte du travail, l’association capital-travail. Lorsque Jean Moulin tombe aux mains des nazis en 1943, c’est Georges Bidault qui prend la direction du CNR, avec le soutien des mouvements contrôlés par le PCF (2), il sera un des fondateurs du MRP en 1946.
Né en 1925, Jacques Delors adhère à la CFTC en 1950 et rejoint en son sein une petite organisation nommée « Reconstruction ». Ce groupe avait été créé au lendemain de la guerre à l’initiative de prêtres catholiques dominicains sur une perspective précise : il s’agit de redonner au catholicisme militant une place significative au sein du mouvement ouvrier sur un projet social non moins cohérent : opposer au mode de représentation politique au sein de la République et à la pratique syndicale de la lutte des classes dans l’entreprise une conception verticale bâtie sur l’association Capital-Travail. L’histoire militante de Delors est restée fidèle à cet engagement de départ. Jusqu’en 1964 il joue, avec « Reconstruction », un rôle dans le processus dit de « déconfessionnalisation » de la CFDT : si la référence à l’humanisme chrétien est formellement écartée des statuts de la confédération, le projet politique de « Reconstruction » est intégralement repris. Ce type de syndicalisme l’écarte résolument de tout engagement d’élu politique ; Delors n’aime pas se confronter aux rapports de force dans une élection. A l’époque, c’est après 1968 la recherche d’un débouché politique contre l’Etat gaulliste, la représentation à gauche est formellement fondée sur la référence à la lutte de classe. Jacques Delors n’est finalement à l’aise qu’au sein d’organismes non-élus de type technocratiques. L’expert au-delà des élus.
Le Commissariat au plan tout d’abord : cet organisme a été créé en France après la seconde guerre mondiale : il était destiné à favoriser, en période de reconstruction économique, la concertation des différentes forces socio-professionnelles (patronat et organisations syndicales), afin de dégager les investissements prioritaires pour reconstruire « la nation ». Composé pour une large part de hauts fonctionnaires il devient vite sous la 4ème République un organisme technocratique. Il disparaît quasiment sous le gaullisme… Jacques Delors souhaite à plusieurs reprises dans son livre qu’il connaisse une nouvelle jeunesse avec la construction de l’Europe de Maastricht.
II approuve le référendum bonapartiste de 1958 et la constitution gaulliste en 1962, dont bien sûr la loi anti-laïque Debré de 1959 de financement de l’enseignement privé confessionnel. Il revendique le vote oui au référendum de 1969 ; rappelons que ce dernier plébiscite comportait à la fois la régionalisation et la constitution d’un Sénat corporatiste, intégrant les organismes patronaux et syndicaux. Toute la gauche à l’époque, y compris la CFDT aux prises avec sa vague gauchiste, appellera à voter non. Puis il travaille à partir de 1969 avec Chaban Delmas au projet de « la nouvelle société » : les français doivent se préparer au contexte de la mobilité sociale et sortir de l’attitude fébrile de défense des acquis sociaux ; le contexte de la crise du capitalisme qui démarrait supposait pour Jacques Delors qu’un travailleur accepte de changer plusieurs fois de métier dans sa vie professionnelle, dans le contexte d’une mobilité déqualifiée naturellement. C’est dans cet esprit qu’il met la main à la pâte dans la rédaction des lois sur la formation professionnelle. Attaché au cabinet de Chaban, il se prononce pour une certaine forme de politique contractuelle avec les organisations syndicales, celle qui présuppose que celles-ci doivent négocier dans le cadre de la compétitivité de l’entreprise ; le salaire doit être modulé sur cette dernière.
Il participe, au moment où se profile le mouvement de renaissance du Parti Socialiste, à une association dénommée « Vie Nouvelle » : née dans la hiérarchie catholique du mouvement de renouveau liturgique inspiré des principes du concile Vatican 2, elle veut sortir du champ strictement religieux ; si le groupe « Reconstruction » restait globalement investi dans le champ du syndicalisme, « Vie Nouvelle » est axée sur l’engagement chrétien dans la gestion de la Cité. C’est une organisation de reconquête politique inspirée des principes sociaux de « Rerum Novarum » et qui jouera un rôle important dans le profil nouveau que se donnera le PS d’Epinay. Les documents préparatoires au congrès d’Epinay font nommément référence à « Vie Nouvelle » et à l’ACO (Action Catholique Ouvrière). Connaissant bien la fédération socialiste de l’Essonne, puisque j’y ai exercé des responsabilités après 1981, je citerai l’exemple de trois villes importantes du département qui ont eu des grands élus issus de « Vie nouvelle » : Il s’agit de Paul Loridant, ex-sénateur-maire des Ulis, André Bussery, ex-maire et conseiller régional de Juvisy sur Orge, Yves Tavernier, ex-député-maire de Dourdan. Mais toujours prudent, Jacques Delors n’adhèrera au PS qu’en 1974, soit au moment où, avec l’entrée de Rocard et de ses amis lors des « Assises pour le Socialisme », le parti se renforce mais sur sa droite et avec un fort contingent de militants venus du catholicisme social et de la CFDT… La direction du PCF demande aux cellules locales de plutôt encourager les militants venant de cette mouvance à prendre des responsabilités… Georges Marchais continue la ligne thorézienne initiée en juin 1936.
L’esquisse du programme de Jacques Delors dans « l’Unité d’un Homme » :
« Il n’est plus possible de maintenir l’indexation des salaires sur les prix, il faut que toutes les catégories sociales se sentent responsables dans la lutte contre l’inflation. » (page 40).
« Une partie des forces de gauche a tort en se cramponnant aux avantages acquis. » (page 72).
« Des groupes ont des privilèges : la sécurité de l’emploi, un système de retraite, des compensations lorsqu’ils sont malades, ils ne se rendent pas compte qu’en conservant ces avantages, ils privent la société des moyens d’aller à la rencontre des besoins des plus démunis. » (page 84).
« Le système français est particulièrement luxueux en matière de santé.» (page 85).
Sur la Sécurité sociale : « Il faut se demander si ce n’est pas à l’impôt de financer une part du manque des systèmes de sécurité sociale. Nous devons absolument alléger le coût » (page 85).
Sur la retraite : « Mais l’une des erreurs faite en France a été de ne pas expliquer qu’au-delà d’un minimum décent il fallait faire appel à la retraite par capitalisation » (page 86). « …il aurait fallu en même temps éduquer les citoyens pour les amener à faire eux-mêmes un effort de prévoyance individuelle » (page 90).
« Nous devrons tout au long de la vie exercer un travail salarié, retourner en formation, avoir une ou deux années sabbatiques et amener ainsi des gens de 65 ans à continuer de travailler » (page 119).
Sur les contrats de travail : « On ne peut pas, dans une période de forte incertitude, obliger les entreprises à ne conclure que des contrats à durée indéterminée. » (page 125)
Sur le logement social : « Je me demande si on ne devrait pas supprimer la taxe sur le logement social, la taxe d’apprentissage, la taxe sur la formation permanente et les remplacer par une seule taxe sur l’emploi qui serait par exemple de 2,5 à 3% des salaires et dont on pourrait exonérer les entreprises… » (page 126).
« En ce qui concerne les jeunes, on se demande si le prolongement des études n’est pas une panacée. En général le niveau de vie est suffisant (l’allocation de bourse aidant) pour que le jeune puisse aller étudier à cent ou deux cents kilomètres du lieu où il habite. Du point de vue strictement de l’égalité des chances, ce n’est pas un problème » (page 128).
Sur les privatisations : « Si j’avais à faire une privatisation en France, ce serait celle des télécommunications. » (page 108).
Sur les délocalisations : « Les entreprises doivent être en mesure de nouer des relations avec des firmes étrangères et d’investir là où le marché mondial offre des opportunités. » (page 164).
Sur la conception de la démocratie : « le jour où les frères (3) socialistes membres d’un parti politique viennent au gouvernement, ils doivent être le Pouvoir et se situer comme Pouvoir par rapport aux organisations et ne pas considérer qu’ils les représentent… » (page 40) C’est la restauration du principe monarchique contre la démocratie, que la Vème République gaulliste en France et la Commission européenne, assistée de ses « experts », restaure et impose.
(…)
La responsabilité majeure n’est pas dans le pouvoir que détenait Jacques Delors et ceux qui se réclamaient de la « deuxième gauche » dans le PS. « Les noces idéologiques entre démocratie chrétienne et social-démocratie » c’est le cœur du congrès d’Epinay de recomposition. Delors n’a été que la petite main bénie : c’est François Mitterrand, l’ex-vichyste de « gauche », qui lui ouvre la voie par les pouvoirs que lui octroyait les institutions du « coup d’Etat permanent ».
Jean Poperen a écrit ceci peu de temps avant sa disparition en août 1997 (4) :
« Non la politique menée en tout cas depuis 1983 n’était pas une politique socialiste : ce fut une gestion à verni social de l’économie libérale que l’on peut qualifier de social-libéralisme. Les socialistes ont baissé pavillon devant le capitalisme financier et les exigences des forces dominantes de l’économie libérale, devant les nouveaux intégrismes, dont le danger se camoufle sous la « nouvelle laïcité », devant les conséquences désastreuses du présidentialisme. Cette politique était celle préconisée par la « deuxième gauche », c’est elle qui vient d’être battue, c’est elle qui vient d’être disqualifiée du pouvoir. »
Qu’en dirait Lionel Jospin qui a dirigé le PS au moment où ce parti passe objectivement en 1983 sur la ligne de la « deuxième gauche » et ouvre toutes grandes les portes aux réformes néo-libérales et à ce que représente un Jacques Delors ? (…)
Notes :
(A) Les CMO reproduisent la partie historique de l’article de R. Duguet sur Jacques Delors, ceux qui veulent consulter le texte complet peuvent se rendre sur son site.
(1) Editions Odile Jacob.
(2) L’accord avec la démocratie chrétienne, c’est-à-dire avec l’Eglise, c’est la ligne défendue par Maurice Thorez. Il faut souligner que dans le train de mesures « socialistes » figurant dans le programme du CNR, la laïcité de l’Etat et de l’école ne figure pas, elle fait l’objet d’une omerta tacite entre la démocratie chrétienne et le PCF.
(3) Soulignons le terme de « frères » : rappelons que Marx et Engels ont mené le combat au sein de la Ligue des Justes contre Weitling, qui était un de ses fondateurs et propagandistes mais dont l’idéologie était inspirée par le « socialisme » chrétien. On s’y appelait « frères ». Lorsque l’organisation s’appellera Ligue des Communistes, on s’y appellera dorénavant « camarades ».
(4) Bulletin de Rassembler à Gauche, N°86, septembre 1997.