Je me souviens d’un livre à couverture rouge – Katia Dorey

Lettre de lectrice

C’était la traduction française, parue en 1974, du livre de Viatcheslav Tchornovil sur la vague d’arrestation qui s’était abattue, à la fin de l’été 1965, sur l’intelligentsia ukrainienne. Ces quelques dizaines d’arrestations, menées en catimini, n’avaient pas fait beaucoup de bruit. La plupart de ces écrivains, chercheurs, artistes, à peine trentenaires, commençaient seulement à être appréciés dans un cercle restreint. Presque tous sont condamnés, pour leurs lectures ou leurs écrits, à des peines plus ou moins lourdes de camp à régime sévère.

C’est le livre de Tchornovil qui va les faire connaître. Journaliste, il enquête sur ces arrestations et publie sur vingt d’entre eux les éléments de biographie qu’il est parvenu à réunir. Le titre est Le malheur d’avoir trop d’esprit, comme la pièce de l’écrivain russe Griboedov dont le héros, un siècle et demi plus tôt, trop critique sur la société, ne voit d’issue que dans l’exil. Le sous-titre est Portrait de vingt « délinquants». Il paraît dès 1967 en ukrainien à Paris et il est rapidement diffusé en russe, en samizdat, comme le sont les comptes rendus des procès de Brodsky ou de Siniavski et Daniel.

Arrêté à son tour, Tchornovil va alterner séjours en camp et relative liberté, il ne pourra retourner à Kiev qu’en 1985. Fondateur de la Roukh (Mouvement National Ukrainien), il est en 1991 le principal adversaire de Kravtchouk aux présidentielles.

Ses statues sont partout, mais son livre ne tomberait-il pas aujourd’hui sous le coup des lois de 2015 interdisant l’apologie du communisme ? La plupart des accusés appartiennent à la « génération des années 60 » qui a cru à la déstalinisation. C’est de Lénine contre Staline qu’ils se réclament. La page de garde originale porte une citation de Lénine : « C’est pourquoi quand on nous dit : dans le socialisme, le droit de disposer de soi-même est chose superflue, c’est comme si on nous disait : dans le socialisme, la démocratie est superflue » V. Lénine (œuvres, t. 23) ».