LA LETTRE DES 46

 

(La lettre des 46, datée du 15 octobre 1923 et qui marque le point de départ de la lutte de l’opposition de gauche, se présente sous la forme d’un texte signé de Préobrajenski, Breslav et Serebriakov, suivi de remarques où les autres signataires affirment leur accord global ou partiel avec le texte. Parmi les principaux signataires : Beleborodov, Rozengoltz, Antonov-Ovseenko, Ivan Smirnov, Piatakov, Ossinski, Mouralov, Sapronov ; Sosnovski, Stoukov, Rafail, Boubnov, Voronski, E. Bosch, Vladimir Smirnov, Benjamin Kossir, Drobnir, Boris Eltsine, Kaganovitch, Iakovleva…

Après une description de la crise économique et sociale que traverse l’URSS, la lettre des 46 insiste surtout – et c’est le trait caractéristique de cette première lutte engagée par l’opposition de gauche – sur la mise en cause du régime du parti, et des méthodes de la direction.)

Nous voyons s’effectuer une division sans cesse croissante et désormais à peine masquée entre la hiérarchie des secrétaires et le « peuple tranquille », entre les cadres professionnels du parti, recruté par en haut et la masse des membres, qui ne participent pas à la vie commune du parti.
C’est un fait bien connu de chaque militant. Les membres du parti mécontents de telle ou telle décision du Comité central ou même d’un Comité provincial, qui ont des doutes, qui notent en privé telle ou telle erreur, telle ou telle irrégularité, tel ou tel désordre, ont peur d’en parler dans les réunions du parti – et même dans leurs conversations, à moins que l’interlocuteur ne soit parfaitement sûr du point de vue de la « discrétion », la libre discussion au sein du parti à pratiquement disparu, l’opinion publique du parti est paralysée. Aujourd’hui ce n’est plus le parti, ce n’est plus la masse de ses militants qui choisit et sélectionne les membres des comités provinciaux et du Comité central du P.C.R. Au contraire – et ce à un degré sans cesse plus grand – c’est la hiérarchie des secrétaires qui recrute les délégués des conférences et des congrès, qui deviennent ainsi de plus en plus les assemblées exécutives de cette hiérarchie.
Le régime établi dans le parti est parfaitement intolérable : il détruit l’indépendance du parti en remplaçant ce dernier par un appareil bureaucratique sélectionné qui fonctionne sans à-coups en période normale, mais est incapable de faire face aux crises et menace d’être totalement inefficace devant les évènements graves à l’ordre du jour.
Cette situation s’explique par le fait qu’une dictature d’une fraction dans le parti – instaurée en fait après le Xème congrès – s’est perpétuée alors qu’elle a fini de jouer son rôle. Nombre d’entre nous ont accepté de se subordonner à un pareil régime. Le tournant politique de 1921 puis la maladie du camarade Lénine exigeaient aux yeux de certains d’entre nous la dictature dans le parti comme une mesure temporaire. D’autres camarades ont dès le début adopter une attitude sceptique ou négative à cet égard. Quoi qu’il en soit, dès l’époque du XIIème congrès ce régime dictatorial avait épuisé ses possibilités ; il se survit et commence à étaler ses aspects négatifs.