La lutte contre le trotskysme dans le PC de Yougoslavie

Document rédigé en collaboration avec Pavlusko Imsirovic

Après l’interdiction du PCY (Parti Communiste de Yougoslavie) dans les années 1920, la plus grande partie de la direction du PCY s’est repliée à Moscou et s’est subordonnée à la mise au pas de la ligne politique et des ressources humaines d’abord zinoviévistes puis staliniennes – avec une courte période de direction du Komintern par Boukharine.

Le PCY a été fondé en 1919. C’était le parti communiste le plus puissant des Balkans et il a été interdit par la répression policière dès la fin de l’année 1920, après son grand succès aux élections de 1920. Malgré cela, le PCY a tenu quatre congrès jusqu’en 1928, et aucun congrès au cours des vingt années suivantes. Le Cinquième Congrès du PCY s’est tenu à l’été 1948. Cette période de vingt ans (1928-1948) a été une période de stalinisation rigide du PCY, qui a culminé avec la liquidation du Comité Central de Milan Gorkić (Josip Čižinsky) en 1937 et avec la nomination de  Josip Broz Tito au poste de Secrétaire Général en 1940 (et non en 1937 comme il est dit dans les légendes officielles).  

La division du Parti bolchévique en fractions après la mort de Lénine s’est produite principalement dans l’appareil du PCY de Moscou et n’a pas été relayée à l’organisation du parti restée dans le pays. Aucune fraction trotskyste ne s’est jamais formellement constituée au sein du PCY. Malgré cela,  l’essentiel de l’activité de la direction du PCY et de ses organismes au cours de la période de stalinisation a porté sur la lutte contre le trotskysme. De 1929 à 1942, le point central de presque toutes les questions du « Prolétaire », la publication principale du Comité Central du PCY, était la lutte contre le trotskysme, et le contenu de la lutte était principalement la retransmission des publications de Staline à Moscou, suivant les directives de l’appareil stalinisé du Komintern.

Pour un lecteur non-averti d’aujourd’hui, tout comme pour un lecteur de cette époque, la hargne  insensée contre le trotskysme, dans un parti où aucune fraction trotskyste ne s’était jamais constituée et où personne ne s’était publiquement déclaré trotskyste, pourrait sembler étrange et sans fondement. Mais ce courant était en réalité profondément enraciné dans les traditions marxistes du PCY héritées des partis ouvriers des Balkans. Deux de ces partis (le Parti social-démocrate serbe et le Parti bulgare « Tesnyatsi » – connu aussi comme « socialistes étroits » – l’aile gauche du Parti social-démocrate bulgare) appartenaient à la minorité révolutionnaire au sein de la Deuxième Internationale qui, avec les Bolcheviks russes, avaient voté contre les crédits de guerre dans leurs parlements, et également avec les Bolcheviks, avaient fondé l’Internationale Communiste, parallèlement à la fondation du PCY. 

La lutte des staliniens contre le trotskysme au sein du Komintern et du PCY était en réalité la formule et le nom de code de la lutte de la bureaucratie stalinienne contre-révolutionnaire parasitaire contre la continuité des traditions révolutionnaires prolétariennes, les traditions du marxisme et du bolchevisme-léninisme, contre la lutte de classe que cette bureaucratie était en train de trahir et de réprimer par sa politique de collaboration de classe, dans des formules telles que « la coexistence pacifique » et « le socialisme dans un seul pays ».  Ces traditions révolutionnaires n’étaient pas seulement ancrées dans l’appareil organisationnel du PCY, mais elles étaient également largement enracinées parmi les adhérents, et même les purges bureaucratiques les plus brutales de Staline et de Tito n’ont jamais pu les détruire complètement. Grâce à la vitalité des mêmes traditions, que l’on réprimait et que l’on extirpait, le PCY a permis à sa direction de rompre avec l’Etat bourgeois dans les circonstances historiques extraordinaires de la seconde Guerre Mondiale, et le PC a pu être au premier rang de la lutte de libération nationale et de la révolution socialiste yougoslave et en prendre la direction.

L’échelle des purges staliniennes au sein du PCY a été réellement monstrueuse. L’ancienne direction a presque totalement été exterminée dans les camps de concentration de Staline et dans les casernes du NKVD, la police secrète de Staline. Environ 1000 dirigeants du PCY ont été assassinés et des 7 secrétaires généraux du PCY seuls Tito et Trisha Kaclerovic sont morts de mort naturelle (dans le cas de Trisha Kaclerovic, c’est dû au fait que, déjà démoralisé en 1928, il s’était retiré de toute activité politique). Des 5 autres, seul  Djura Djakovic a été assassiné par la classe ennemie – la police du royaume de Yougoslavie – tandis que Filip Filipovic, Sima Markovic, Jovan Malisic et Milan Gorkic (Josip Čižinsky) ont été assassinés en Union Soviétique. Milan Gorkic a été exécuté à Moscou en juin 1937, mais ce n’est qu’en mai 1939 que « Le Prolétaire » a publié l’annonce du Comité Central du PCY que Milan Gorkic était exclu du parti en tant que « fractionniste et poison ». Son principal « crime » avait été de critiquer la politique des « fronts populaires » en Espagne et en France en 1936, et cette critique était fondée sur son expérience directe et pratique de la lutte de classe européenne. Son deuxième « crime » avait été de traiter Josip Broz Tito comme un apparatchik ordinaire, obscure et de faible envergure du Komintern et du NKVD. Tous les volontaires yougoslaves des brigades internationales de la guerre civile espagnole – sauf ceux qui ont été des assassins et des gangsters travaillant pour le NKVD, la police secrète de Staline – ont été soupçonnés et accusés d’être des trotskystes et un nombre important d’entre eux, sur ordre de Tito, ont été liquidés par les unités de partisans durant la guerre de libération de 1941-1945  (Zikica Jovanovic-Spanac, Ivan Antonov-Srebrnjak, Ratko Pavlovic-Cicko, Marko Oreskovic…). Leur plus grand « crime » a été que les volontaires des brigades internationales, lors de la conférence des communistes yougoslaves à Barcelone en 1938, avaient été contre la direction de Tito au Comité Central du PCY, et que leur candidat à ce poste était Blagoje Parović, qui a été assassiné en Espagne par Vlajko Begovic, l’un des tueurs yougoslaves du NKVD. 

La première expression venant de la direction stalinisée du PCY  à évoquer publiquement la terreur stalinienne de masse contre tous les communistes, y compris les communistes yougoslaves, a été le livre de Zivojin Pavlovic, membre du comité central du PCY de Gorkic depuis 1937.  En 1940 à Belgrade, fuyant la répression stalinienne, Zivojin Pavlovic a publié le livre « Bilan du Thermidor soviétique ». La plus grande partie de l’édition du livre a été achetée directement par la maison d’édition du PCY qui a ensuite immédiatement détruit les livres. Mais malgré cela, l’ouvrage a survécu et a de nouveau été publié en 1989. Durant les années 1960, des exemplaires du livre de  Pavlovic ont circulé en grand nombre parmi la jeunesse communiste dissidente en Yougoslavie. Dans la préface du livre, Zivojin Pavlovic a écrit :

« Depuis les premiers procès et les premières exécutions à Moscou, pour un grand nombre d’entre nous il était clair que c’était le début de la bataille finale entre la bureaucratie stalinienne, d’un côté, et les vieux Bolcheviks qui restaient fidèles aux vieux principes et au programme du parti, de l’autre côté. Même pour les non-initiés il était clair que ce n’était pas une bataille entre la révolution et « des espions et des traitres » mais la lutte pour imposer un régime personnel dirigé par Staline contre les vrais leaders du parti Bolchevik, ceux qui soutenaient la démocratie et le droit à l’autocritique au sein du parti. Rares étaient ceux qui croyaient à la véracité des procès truqués et des accusations impossibles et des auto-accusations. Au contraire, tous ceux qui connaissaient les luttes internes au sein du parti Bolchevik, et qui connaissaient la gravité des désaccords, savaient aussi que c’était le début de la liquidation définitive des groupes d’opposition et l’imposition de la dictature de Staline et de sa clique, et que cela n’était faisable qu’en passant sur le cadavre de tous les genres d’opposants – en fait sur le cadavre de tous ceux qui s’opposaient à la dictature d’une personne sur tout le parti et de tous ceux qui se souvenaient que cela ne se passait pas comme cela auparavant dans le parti. Il était également clair que les opposants ont tenté encore une nouvelle fois, une dernière fois, de préserver au moins une partie du caractère léniniste du parti, certains de ses principes de base, sa démocratie interne et le droit de critiquer, ainsi que de tenter de réparer les erreurs commises par la bureaucratie pendant la collectivisation et l’industrialisation forcées du pays – mais cette ultime tentative a été noyée dans le sang par les Thermidoriens du Kremlin dirigés par Staline.  

Mais même si nous avons vu clairement la fausseté des accusations et le caractère répétitif des méthodes de la vieille opposition bolchevik (puisque la bureaucratie stalinienne avait infiniment plus de moyens humains à sa disposition), la « discipline » nous a empêchés de soutenir ceux qui étaient persécutés, les victimes de la clique stalinienne, et de nous dresser contre ce bain de sang répétitif et pitoyable. Cette « discipline », qui dans notre vocabulaire ne signifiait rien d’autre que l’obéissance aveugle, non au parti mais à la clique actuellement à la tête du parti, nous a empêchés de défendre les prisonniers et les condamnés politiques et de revendiquer pour eux au moins les mêmes droits que nous revendiquions des régimes bourgeois pour ceux qui partageaient nos convictions politiques. Malheureusement les communistes qui n’étaient pas dans la ligne n’avaient pas ces droits dans la Russie bolchevique. Si nous l’avions fait durant les premiers jours du bain de sang à Moscou, comme l’ont suggéré Rapaport et d’autres, nous aurions préservé des milliers de vies de communistes russes, et nous aurions rempli notre devoir de communiste et nous ne porterions pas le poids de la responsabilité d’avoir été moralement complices du massacre horrible des vieux bolcheviks.

En dehors de la « discipline », la raison de ce silence criminel résidait aussi dans notre sentiment que malgré la terreur le peuple russe et en particulier les membres du parti et tout le parti, pourraient au moins arrêter le massacre de masse des meilleurs éléments dont disposait le parti. Nous pensions cela, et en particulier ceux d’entre nous qui étaient à l’étranger, parce que malheureusement nous avions l’illusion que les membres du parti avaient des droits et parce que nous n’avions aucune idée de la terreur imposée en URSS par le Département d’Etat de la police politique [NKVD]. Enfin, nous avons gardé le silence parce que la situation internationale était très mauvaise et que nous avons donc estimé que nous ne devions rien faire qui puisse remettre en cause la confiance en des travailleurs à l’extérieur de la Russie envers l’Union Soviétique, et que c’était le problème interne du parti bolchevik et que les membres du parti pourraient surmonter cette nouvelle crise sans trop de dommages pour le régime tout en évitant de faire éclater le parti.  Nous pensions que le prolétariat russe, qui s’est montré capable de briser le tsarisme, pourrait aussi venir à bout de cette poignée de bureaucrates et de malfrats qui ont imposé un régime dans lequel une ex-princesse ou un ex-prince avait plus de droits qu’un Bolchevik ou qu’un ex-président du gouvernement soviétique. 

Et en effet, si cette terreur stalinienne ne s’était pas répandue aux autres partis communistes, aux autres membres du Komintern et au Komintern lui-même, et s’il n’y avait pas eu d’alliance entre Hitler et Staline, nous aurions tranquillement surmonté cette épreuve en espérant une réponse des membres du parti et on pouvait ressentir ces symptômes dans presque toute l’Union Soviétique. Mais après que les communistes étrangers ont également été assassinés et ensuite après l’alliance ouverte de l’Allemagne de Hitler et la Russie stalinienne, quand pour la première fois on a mis ensemble le drapeau frappé de la faucille et du marteau avec celui frappé de la svastika, il est devenu parfaitement évident pour nous que c’était le début de la liquidation du bolchevisme, imposant la dictature personnelle de Staline et répandant la terreur stalinienne également  dans les  partis étrangers, qui, de cette manière, sont devenus rien de plus que des agents de la police de Moscou et de ses maîtres, ce qui signifiait ensuite la liquidation de la démocratie et du droit de critiquer aussi dans ces partis, ainsi que l’assassinat complet de tous les communistes qui n’étaient pas dans la ligne, tant en Union Soviétique qu’à l’étranger. Cela voulait dire qu’on instaurerait également des régimes similaires d’obéissance aveugle à de véritables pieuvres jouissant toujours de la confiance de la police stalinienne ».

A cause de ce livre, Tito a fait exécuter Zivojin Pavlovic à la fin de 1941 à Uzice, la première ville à avoir été au moins temporairement libérée dans l’Europe occupée. Après des tentatives infructueuses, en faisant usage d’une brutalité inimaginable, pour l’obliger à admettre qu’il avait été un « agent de police fasciste » infiltré dans le PCY, il a été exécuté. Pavlovic est mort courageusement et il n’a pas cédé à ses tortionnaires staliniens.

Tous les communistes yougoslaves qui n’ont pas obéi docilement à Staline, à la politique des « fronts populaires » et au pacte Staline – Hitler de 1939-1941, ont été dénoncés comme des trotskystes qu’il fallait exécuter. Tous ceux qui, contrairement à la discipline du parti, même depuis le début avril (quand la Yougoslavie a été occupée) jusqu’en juillet 1941, ont refusé de traiter les troupes d’occupation fascistes et les oustachis du régime de collaboration d’Ante Pavelic comme des alliés de l’Union Soviétique et du Komintern (et donc également du PCY) ont été le plus sévèrement persécutés par le PCY lui-même. L’un des épisodes les plus tragiques de cette persécution a été le sabotage de l’évasion des communistes et des antifascistes croates du camp d’oustachis de Kerestinec près de Zagreb en 1941. Plus de 300 communistes et antifascistes yougoslaves ont été liquidés dans ce camp. Ils avaient organisé une rébellion armée, vaincu les gardes et ils avaient réussi à s’évader du camp de concentration, mais on a laissé les soldats oustachis les massacrer, parce que l’appareil stalinisé du PCY de Tito ne leur a pas porté l’assistance et le soutien promis et on ne les a pas aidés à rejoindre les groupes de partisans dans les montagnes croates et bosniaques. 

Staline, plus tard, en essayant de soumettre complètement la révolution socialiste yougoslave aux intérêts du Kremlin, a excommunié le PCY du Kominform ; il a brandi la menace d’une intervention militaire en Yougoslavie. La Quatrième Internationale s’est dressée fermement en défense de la révolution yougoslave aussi bien devant l’impérialisme que devant le stalinisme et elle a gardé la même attitude même après la rupture de toutes les relations politiques avec la bureaucratie de Tito – quand il a voté en faveur de l’intervention américaine en Corée (1952).   

Malgré les sanglantes purges staliniennes qui ont coûté la vie à beaucoup de membres du Parti Communiste de Yougoslavie, malgré la démoralisation systématique et la désorganisation que le stalinisme a semées dans l’Internationale et dans les mouvements ouvriers des Balkans pendant des années, la mobilisation révolutionnaire des masses et des membres du PCY a libéré la Yougoslavie, dépossédé le capital collaborationniste et forcé le PCY après la guerre à refuser d’obéir au diktat politique, économique et social du Kremlin. Cette mobilisation a également obligé Tito en 1948 à se mettre du côté de la révolution yougoslave et contre son maître de Moscou.

Le trotskysme, le bolchevisme-léninisme est réapparu organisationnellement et publiquement en Yougoslavie après la vague de grèves et les manifestations d’étudiants dans les années 1960. Cette vague massive des ouvriers et ces manifestations d’étudiants ont arrêté les licenciements en masse de travailleurs et les réformes du marché commencés en 1963 – réformes qui étaient en fait le début du cours de la bureaucratie yougoslave, sous la pression de l’impérialisme, vers la restauration du capitalisme.   

En 1971, la première édition serbo-croate de six ouvrages de Trotsky a été publiée (les deux volumes de « La Révolution trahie », « La Révolution permanente », « Entre Impérialisme et Révolution », « Cours Nouveau », «Terrorisme et Communisme » et « Littérature et Révolution »), mais bientôt après a commencé la répression policière et le procès public politique d’un étudiant d’un groupe trotskyste – trois personnes ont été arrêtées au début du mois de janvier et condamnées en juillet 1972 à des peines de prison allant jusqu’à deux ans pour avoir constitué le Groupe d’Initiative pour le Parti Ouvrier Révolutionnaire de Yougoslavie. 

Pavlusko Imsirovic, vieux militant de la IVème Internationale, était l’une des trois personnes arrêtées et condamnées dans ce procès, et le seul qui se soit déclaré comme trotskyste à ce procès, ouvertement et publiquement..