par Jean-Jacques MARIE
En 1936 Trotsky publie son œuvre magistrale Qu’est-ce que l’URSS ? Où va-t-elle ? Titre traduit dans l’édition française par La Révolution trahie.
Il donne, dans un sous-chapitre intitulé « La question du caractère social de l’URSS n’est pas encore tranchée par l’histoire » une définition de la nature de l’URSS, qui subordonne cette dernière à la lutte des classe, à son développement et à son issue donc une définition transitoire : « L’URSS est une société intermédiaire entre le capitalisme et le socialisme dans laquelle : a) les forces productives sont encore trop insuffisantes pour donner à la propriété d’État un caractère socialiste ; b) le penchant à l’accumulation primitive, né du besoin, se manifeste à travers tous les pores de l’économie planifiée ; c) les normes de répartition, de nature bourgeoise, sont à la base de la différenciation sociale ; d) le développement économique, tout en améliorant lentement la condition des travailleurs, continue à former rapidement une couche de privilégiés ; e) la bureaucratie, exploitant les antagonismes sociaux, est devenue une caste incontrôlée, étrangère au socialisme ; f) la révolution sociale, trahie par le parti gouvernant, vit encore (1) dans les rapports de propriété et dans la conscience des travailleurs ; g) l’évolution des contradictions accumulées peut aboutir au socialisme ou rejeter la société vers le capitalisme ; h) la contre-révolution en marche vers le capitalisme devra briser la résistance des ouvriers ; i) les ouvriers marchant vers le socialisme devront renverser la bureaucratie. La question sera tranchée en définitive par la lutte de deux forces vives sur le terrain national et international ». (2)
En écrivant dans le point f, moins de 20 ans après la révolution, que la révolution sociale vivait « ENCORE » « dans les rapports de propriété et dans la conscience des travailleurs », Trotsky, par ce mot « encore », soulignait que cet état de choses n’avait, loin de là, rien d’éternel. J’ai plus d’une fois entendu citer cette phrase… débarrassée ou épurée de cet adverbe « encore », ce qui suggérait que « la révolution sociale » vivrait éternellement « dans les rapports de propriété », ce que l’histoire démentira.
Dès que la guerre civile s’acheva et que la révolution brisée par la social-démocratie commença à refluer à travers l’Europe, et qu’alors l’État ouvrier en Russie, isolé, puis soumis à la dictature politique d’une couche dirigeante pillarde et parasitaire que Trotsky désigne, faute de mieux sous le nom de « bureaucratie », fut confronté aux problèmes de sa survie jusqu’à la prochaine vague de la révolution mondiale, la question de la « nature de l’URSS », se posa, brûlante, dans le mouvement communiste, et au sein même du Parti bolchevique…
- Trotsky définit les bases sur lesquelles doit reposer la discussion :
1) Quelle est l’origine de l’URSS ?
2) Quels changements a subi cet État au cours de son existence ?
3) Ces changements sont-ils passés du stade quantitatif au stade qualitatif, c’est-à-dire ont-ils fondé la domination historiquement nécessaire d’une nouvelle classe exploiteuse ?
Repoussant la théorie du capitalisme d’État qu’il juge fallacieuse puisqu’elle assimile un régime où la classe capitaliste n’est pas expropriée à un régime où elle est expropriée, niant que la bureaucratie soit une classe « parce qu’elle n’a pas créé de base sociale à sa domination sous la forme de conditions particulières de propriété » et donc n’a pu donner de base stable et permanente à ses privilèges énormes.
Trotsky prône alors, en 1936, la défense de l’URSS parce que la révolution russe, bien que trahie et dénaturée par la bureaucratie parasitaire et pillarde qui dirige l’URSS, constitue encore un acquis – très déformé, mais encore un acquis quand même – pour la classe ouvrière du monde entier, même si cette dernière souvent ne le sait pas, il insiste en même temps sur la fragilité de cet acquis , – ce qui est trop souvent oublié et cela vaut pour bien d’autres acquis déformés et menacés par le règne de la bureaucratie. Il explique dans la Révolution trahie :
« Des « théoriciens » superficiels peuvent se consoler en se disant que la répartition des biens est un facteur de second plan par rapport à la production. La dialectique des influences réciproques garde pourtant toute sa force. Le destin des moyens nationalisés de production sera décidé en fin de compte par l’évolution des différentes conditions personnelles. »
Et Trotsky illustre cette vérité, qui se manifestera avec toute sa force en 1991, en expliquant : « Si un paquebot est déclaré propriété collective, les passagers restants divisés en première, deuxième et troisième classes, il est bien compréhensible que la différence des conditions réelles finira par avoir aux yeux des passagers de troisième une importance beaucoup plus grande que le changement juridique de propriété ». (3)
« Les passagers de première au contraire exposeront volontiers entre café et cigare que la propriété collective est tout, le confort des cabines n’étant rien en comparaison. Et l’antagonisme résultant de ces situations infligera de rudes secours à une collectivité instable » (4) … jusqu’au moment où les passagers de première classe considéreront que le meilleur moyen de conserver leurs privilèges est de transformer l’utilisation de la première classe en propriété personnelle. A ce moment-là les passagers de troisième classe, bien que beaucoup plus nombreux accorderont, comme le souligne Trotsky ci-dessus, une importance plus grande à leurs conditions réelles d’existence qu’au changement juridique de propriété, comme on le constatera à la fin des années 1980 lorsque les quelque 90 millions de travailleurs soviétiques, manifestement las de leurs conditions d’existence, ne lèveront pas le petit doigt pour défendre la propriété d’Etat que des groupes de la bureaucratie, ou nomenklatura, allaient se partager à très, très bas prix !
Ce constat n’enlève pas sa portée à l’affirmation de Trotsky dans son article du 25 avril 1940 sur le bilan de la guerre déclenchée par Staline contre la Finlande : « Les révolutionnaires sont obligés de défendre toute conquête de la classe ouvrière, si déformée soit-elle par la pression des forces ennemies. Celui qui ne sait pas défendre les vieilles conquêtes n’en fera jamais de nouvelles ». (5)
Aussi, dans « L’URSS dans la guerre », Trotsky souligne : « Ce serait une absurdité monstrueuse que de faire scission avec des camarades qui ont un autre avis que nous sur la nature sociologique de l’URSS, pour autant qu’ils s’affirment solidaires de nous sur les problèmes politiques. Mais à l’inverse, ce serait pur aveuglement que d’ignorer des différences purement théoriques, même terminologiques ; car dans le développement ultérieur elles peuvent prendre chair et sang et aboutir à des conclusions politiques tout à fait différentes » (6). La constitution des « démocraties populaires » en Europe de l’Est illustre la justesse des analyses élaborées par Trotsky. L’avancée de l’Armée rouge suscite dans les territoires sur lesquels elle pénètre un mouvement émietté mais profond du prolétariat et de la paysannerie vers le renversement des rapports privés de production. En Allemagne orientale et même occidentale, les ouvriers constituent des conseils qui prennent en main le contrôle de nombreuses entreprises. Sous la même impulsion – l’avancée de l’Armée rouge – les conseils ouvriers couvrent la Pologne et la Tchécoslovaquie.
La bureaucratie se dresse aussitôt contre le mouvement de la classe ouvrière qu’elle impulsait involontairement par son origine historique. La veille du jour où l’Armée rouge devait entrer en Roumanie, Molotov déclare à Radio Moscou que les armées soviétiques libéraient des territoires occupés par l’armée allemande, mais n’avaient nullement l’intention d’y imposer le régime social soviétique. Et partout l’appareil du parti et ses diverses ramifications ainsi que l’Armée rouge tentent de mater le mouvement des masses. Ainsi en Allemagne le haut-commandement soviétique dissout les groupes communistes ou socialistes qui se constituaient dans les usines à l’approche des troupes soviétiques et interdit d’arborer les drapeaux rouges. En même temps, cependant, la réforme agraire prend son élan et les paysans se partagent les terres. L’affrontement entre la bureaucratie et le mouvement de la classe ouvrière s’étend sur près de trois ans : en Allemagne orientale la conférence de Bitterfeld dissout les conseils ouvriers le 25 novembre 1948 ; en Tchécoslovaquie, il faut à peu près trois ans aussi pour permettre à l’appareil des syndicats de vider les conseils ouvriers de leur contenu et les absorber. En Pologne, le même processus s’opère et la deuxième conférence des syndicats condamne les conseils ouvriers autonomes en juin 1949.
La bureaucratie tente d’abord d’instaurer dans les pays d’Europe de l’Est une forme spécifique de démocratie bourgeoise, reposant sur le maintien de la propriété privée des moyens de production et sur le contrôle politique du Kremlin et de ses agences, bref une variante de la démocratie bourgeoise dont les partis communistes italien ou français sont les meilleurs maintiens. C’est en effet le PCF qui a écarté la « menace du bouleversement qui pesait sur la nation » dont parle le général de Gaulle, et qu’attendait craintivement la bourgeoisie italienne…
Le stalinien hongrois Martin Horvath définit alors la « démocratie populaire » comme « la forme la plus progressive de la démocratie bourgeoise ou, plus exactement, comme sa seule forme progressive » (7). La bureaucratie remet en selle le roi Michel de Roumanie, fait pression sur Tito pour qu’il remette sur le trône Pierre II de Yougoslavie, constitue des gouvernements de « coalition » à majorité bourgeoise, chargés de maintenir le régime social bourgeois, en acceptant la subordination politique au Kremlin et le pillage de leur économie.
La remise en selle de la bourgeoisie aboutit cependant à des résultats différents en Europe occidentale et en Europe de l’Est. « Qui pouvait dire si les communistes, grandis dans la résistance et n’ayant devant eux que des lambeaux de partis et des débris de police, de justice, d’administration, ne s’empareraient pas du pouvoir ? », se demande de Gaulle dans ses « Mémoires » (8). Au nom de la reconstruction de la France, les staliniens ont, selon le mot de Maurice Thorez, reconstruit « un seul État, une seule armée, une seule police » et remis en selle la bourgeoisie française aux abois. En Europe de l’Est, la tentative, qui reposait sur l’outrecuidante croyance de la bureaucratie qu’elle pourrait geler la lutte des classes, a échoué : chevauchant la lutte des classes et le mouvement des masses qu’elle croyait pouvoir contenir et dont, en tant que dirigeante de l’État ouvrier dégénéré, elle avait été l’un des facteurs, la bureaucratie n’a pu faire autrement que d’exproprier le capital. C’est cette victoire politique du prolétariat à travers sa domination qui explique la vague des procès qui déferle sur l’Europe de l’Est de 1948 à 1954. On ne saurait imaginer meilleure illustration de l’analyse que Trotsky donne de la bureaucratie dans les textes de sa polémique avec Burnham et Shachtman.
Et encore, la bureaucratie ne peut contenir et disloquer le mouvement des masses, qui l’avait poussée au-delà de ce qu’elle voulait, que dans la mesure où elle réussit à maintenir l’ordre bourgeois dans les pays capitalistes avancés. Ainsi s’exprimait l’unité mondiale de la lutte des classes. Les « démocraties populaires » ne sont donc nullement le produit d’une « assimilation militaro-bureaucratique » à froid subie par les masses. La réalité démontre l’inverse…
C’est en Tchécoslovaquie, sans doute – parce qu’elle était, de tous les pays de l’Est, celui qui possédait la classe ouvrière la plus nombreuse, la plus vieille, la plus expérimentée et la plus politisée –, que la bureaucratie stalinienne est allée le plus loin dans sa politique militaro – bureaucratique de « démocratie populaire » bourgeoise, « une révolution nationale et démocratique » qui ne devait en aucune manière toucher au régime de l’appropriation privée de moyens de production.
L’historien tchécoslovaque Paul Barton note : « L’expérience tchécoslovaque a démontré que même en cas d’occupation militaire Staline s’oppose à la prise du pouvoir aussi longtemps qu’on peut constater une effervescence révolutionnaire sérieuse dans le pays visé… La population nourrissait de telles illusions au sujet des staliniens en mai 1945 qu’ils auraient pu prendre le pouvoir sans coup férir » (9). Mais comment va se manifester la désillusion des masses ? Sous une forme que Paul Barton cite sous la rubrique des « échecs de la conception primitive de la révolution nationale et démocratique » :
« Pour rétablir l’autorité de la police et de l’armée, les ouvriers furent incités à rendre les armes dont ils s’étaient emparés pendant l’insurrection ; seules quelques entreprises d’importance secondaire y consentirent. Pour arracher les usines aux ouvriers, nombre d’officiers reçurent l’ordre d’assurer la gestion des plus grandes fabriques métallurgiques ; les conseils d’établissement leur montrèrent la porte. Et le régime se heurtait un peu partout à la revendication d’une vaste expropriation du capital ». (10)
Cette revendication, les bourgeoisies italienne et française, remises en selle par les partis staliniens français et italien, s’y opposent de toute leur force et lui font barrage avec l’aide de ces derniers. Contre sa propre politique, le Parti communiste tchécoslovaque, organe de la bureaucratie, dut finalement céder et donner satisfaction sous une forme déformée à cette revendication et exproprier le capital. Il conduisit cette expropriation contre son gré, de la manière la plus militaro-policière possible, et le prix qu’il fit payer à la classe ouvrière pour cette défaite qu’elle lui infligea fut fort lourd : l’organisation systématique de la terreur et des procès.
Ainsi, comme l’écrivait Trotsky dans les lignes citées plus haut, la bureaucratie étouffe brutalement l’action des masses que sa double fonction peut impulser. C’est pourquoi Trotsky se hâtait d’ajouter : « C’est là un aspect de la question. Mais il y en a un autre. Pour avoir la possibilité d’occuper la Pologne au moyen d’une alliance militaire avec Hitler, le Kremlin a depuis longtemps trompé et continue de tromper les masses en URSS et dans le monde entier et a, de ce fait, provoqué la décomposition complète des rangs de sa propre Internationale communiste. Le critère politique essentiel pour nous n’est pas la transformation des rapports de propriété dans cette région ou une autre, (11) si importants qu’ils puissent être par eux mêmes, mais le changement à opérer dans la conscience et l’organisation du prolétariat mondial, l’accroissement de sa capacité à défendre les conquêtes antérieures et à en réaliser de nouvelles.
De ce seul point de vue décisif, la politique de Moscou, considérée globalement, conserve entièrement son caractère réactionnaire et demeure le principal obstacle sur la voie de la révolution internationale ». (12)
Oublier l’une des deux données mène soit à considérer la bureaucratie comme une formation sociale historiquement nécessaire, le facteur d’une transition inévitable, soit à voir en elle une nouvelle classe exploiteuse, plus féroce encore que ses devancières, mais en tout état de cause, tout aussi inévitable et nécessaire.
Et il revient pour la centième fois sur l’analyse de la bureaucratie « tumeur ou nouvel organe ? » en se refusant à faire dépendre la réponse à cette question de la signature du pacte germano-soviétique. La nature de l’URSS ne dépend pas du fait que la bureaucratie s’allie avec les démocraties bourgeoises ou avec le fascisme. Il faut poser la question en dehors de tel ou tel aspect contingent : « La bureaucratie constitue-t-elle une excroissance temporaire sur l’organisme social, ou bien cette excroissance s’est-elle déjà transformée en un organe historiquement nécessaire ? » Bref la bureaucratie est-elle « la porteuse ou non » d’un nouveau système d’économie « qui lui serait propre et qui serait impossible sans elle » ? Non. Dès lors elle ne peut être qu’une « excroissance parasitaire sur le corps de l’État ouvrier », et qui se définit d’abord par la fonction qu’elle remplit, à son profit, dans le cadre de l’État ouvrier, fonction qui découle de son origine historique : « La pénurie de produits de consommation et la lutte générale pour leur possession engendrent le gendarme qui prend sur lui d’assurer les fonctions de répartition. La pression hostile exercée de l’extérieur attribue au gendarme le rôle de “défenseur” du pays, ce qui lui donne une autorité nationale et lui permet ainsi de piller le pays deux fois plus. » (13)
La discussion sur la « nature de l’URSS » engagée dès 1939 dans le Socialist Workers Party n’est que l’un des aspects de la discussion générale sur la IVéme Internationale, sa fonction, sa réalité, son programme. On en trouve une illustration – comme inversée – dans la façon dont Isaac Deutscher la présente dans son Trotsky. Pour lui, la fondation de la IV eme Internationale est « un geste vide de signification », une « folie ». Et la représentation qu’il donne de la discussion interne au Socialist Workers Party, et en particulier de la position de Trotsky, est parfaitement caricaturale, voire grotesque. Ce n’est pas là un hasard…
Deutscher affirme en effet, contrairement aux textes et à l’évidence : « Dans La Révolution trahie, Trotsky avait soutenu que les groupes directoriaux de l’Union soviétique se préparaient à dénationaliser l’industrie et à devenir ses propriétaires actionnaires, en d’autres termes que la bureaucratie stalinienne couvait une nouvelle classe capitaliste. Des années s’étaient écoulées et il n’y avait toujours aucun signe d’une telle éventualité. Alors Trotsky ne s’était-il pas trompé dans sa conception de la société soviétique ? Il voyait la bureaucratie stalinienne couvant une nouvelle classe bourgeoise et un nouveau capitalisme, mais cette bureaucratie même n’est-elle pas précisément la nouvelle classe couvée par la révolution d’Octobre et déjà dotée de tous ses attributs ? » (14)
Et surtout, l’interprétation que donne Deutscher de l’analyse de La Révolution trahie est fausse. Trotsky y écrit en effet : « Les moyens de production appartiennent à l’État. L’État “appartient” en quelque sorte à la bureaucratie. Si ces rapports encore tout à fait récents se stabilisaient, se légalisaient, devenaient normaux sans résistance ou contre la résistance des travailleurs, ils finiraient par la liquidation complète des conquêtes de la révolution prolétarienne. Mais cette hypothèse est encore prématurée. » (15) Prématurée… mais pas fausse ! Si elle est prématurée cela signifie qu’elle est en germe dans les rapports sociaux alors existant et peut fort bien se traduire plus tard dans la réalité. Pour le moment, « le prolétariat continue ». Les tentatives faites pour présenter la bureaucratie soviétique comme une classe « capitaliste d’État » souligne Trotsky, « ne résistent visiblement pas à la critique. La bureaucratie n’a ni titres ni actions. Elle se recrute, se complète et se renouvelle grâce à une hiérarchie administrative, sans avoir de droits particuliers en matière de propriété. Le fonctionnaire ne peut pas transmettre à ses héritiers son droit à l’exploitation de l’État. Les privilèges de la bureaucratie sont des abus. Elle cache ses revenus. Elle feint de ne pas exister en tant que groupement social. Sa mainmise sur une part du revenu national est un fait de parasitisme social. Voilà ce qui rend la situation des dirigeants soviétiques au plus haut point contradictoire, équivoque et indigne […].
En tant que force politique consciente, la bureaucratie a trahi la révolution. Mais la révolution victorieuse fort heureusement n’est pas seulement un programme, un drapeau, un ensemble d’institutions politiques, c’est aussi un système de rapports sociaux. Il ne suffit pas de la trahir, il faut encore la renverser. Ses dirigeants ont trahi la révolution d’Octobre, mais ne l’ont pas encore renversée » (16). Pas encore…c’est très clair ! Aux yeux de Trotsky la domination de la bureaucratie, si elle perdure, débouchera finalement sur le renversement de l’héritage abîmé de la révolution. Elle peut tenter de la renverser et y parvenir ! Trotsky écrit ainsi dans « L’URSS dans la guerre » : « L’alternative historique élaborée jusqu’à son terme se présente ainsi : ou bien le régime stalinien n’est qu’une rechute exécrable dans le processus de la transformation de la société bourgeoise en société socialiste ou bien le régime stalinien est la première étape d’une nouvelle société d’exploitation. Si le deuxième pronostic se révèle juste, alors, bien entendu, la bureaucratie deviendra une nouvelle classe exploiteuse. » (17)
Mais tant que ce dénouement reste virtuel il faut défendre ce qui reste des conquêtes – certes de plus en plus abîmées au fil des années – de la révolution, qui peuvent, dans une situation révolutionnaire, aider pendant une certaine période le mouvement des masses à combattre la domination du capital. C’est ce qui se passera lorsqu’à la fin de la deuxième guerre mondiale une vague révolutionnaire secouera l’ordre bourgeois. En l’absence d’une direction mondiale, c’est-à-dire d’une IV éme Internationale assez puissante, les efforts conjoints de la bourgeoisie, de ses soutiens sociaux-démocrates et de la bureaucratie stalinienne parviendront à la contenir au prix d’importantes concessions, allant de nombreuses conquêtes sociales au démantèlement progressif des empires coloniaux.
Ce mouvement des masses, contenu mais pas étouffé, libéré par la mort de Staline et qui trouva son expression la plus haute en 1956 dans la révolution hongroise écrasée par les chars de Khrouchtchev et dans la révolution polonaise, avortée parce que confisquée par une aile de la bureaucratie, retrouva, sous des formes plus ou moins achevées, l’analyse que donne Trotsky de la nature de l’URSS et donc du rapport entre la bureaucratie et l’État ouvrier.
Le rapport dénonçant certains crimes de Staline et son « culte de la personnalité » lu par Khrouchtchev au XX éme Congrès du PCUS en février 1956, puis communiqué oralement à tous les membres du PCUS et des Komsomols, donc à des millions de Soviétiques, provoque une onde de choc qui ébranle l’URSS, la Hongrie et la Pologne et y ressuscite la discussion des questions soulevées par Trotsky dans La Révolution trahie et dans Défense du marxisme, dont nul dans ces pays n’avait évidemment lu la moindre ligne. Ainsi, l’historienne Anna Pankratova – veuve du dirigeant trotskyste Grigori Iakovine, fusillé en 1938 pour avoir organisé une grève de la faim massive à Vorkouta –, élue au comité central en 1952, est envoyée présenter le rapport à Léningrad. Ses neuf conférences rassemblent 5.930 personnes qui lui posent par écrit 825 questions dont elle présente une synthèse à la direction.
Anna Pankratova souligne : « Toute une série d’auteurs de billets avancent l’idée que dans notre pays s’est constituée une large couche de bureaucratie soviétique (18) et vont même jusqu’à s’accorder pour mettre en doute l’essence socialiste de notre régime social et étatique. »
Ainsi, l’un d’eux s’indigne : « Pourquoi n’explique-t-on pas la conduite de Staline comme étant le reflet des intérêts d’une couche sociale définie qui s’est développée sur le terreau du bureaucratisme soviétique ? » (19). « Toute une série » … cela dépasse donc la réflexion individuelle.
L’écrivain hongrois Gyula Hay écrit, en septembre 1956, dans Trodalmi Ujsag, un portrait du « bureaucrate » qu’il représente sous le nom conventionnel de Kucser : « Kucsera est un parvenu… Grâce à sa voiture, à son traitement, à son appartement, aux magasins spéciaux où il fait ses achats, aux maisons de repos qui lui sont réservées, il s’écarte de la vie du peuple, de son parti et se transforme en une sorte de parasite, placé au-dessus du peuple et du parti et régnant sur ceux-ci… De quoi vit donc Kucsera ? Sans aucun doute de l’appropriation de la plus-value…
Pourtant Kucsera n’est pas le pharaon pour lequel mouraient des millions d’esclaves. Si nous voulons construire la démocratie, le socialisme, le communisme, nous devons nous débarrasser de Kucsera ». (20)
Le communiste polonais Lipski qui, lui, désigne le bureaucrate sous le nom du « docteur Faul », écrit dans le même sens : « Peu importe le degré de conscience du docteur Faul. En théorie, il n’est pas sûr de représenter un groupe qui tend à se constituer en classe. Mais le but de son activité est clair : cet homme profite des privilèges qu’il s’est créé à son avantage, pour se séparer de la classe ouvrière. Le docteur Faul, c’est l’homme qui s’approprie une part du revenu social disproportionnée avec son travail ; c’est l’homme qui se bat contre l’égalitarisme pour défendre ses privilèges tout en dissimulant à l’opinion publique sa situation privilégiée (…) et qui entre en conflit permanent avec les bases démocratiques du régime ». (21)
Le polonais Mieczyslaw Bibrowski, dans un article rédigé en réponse à un article du folliculaire soviétique Azizjan s’attache à dégager la contradiction entre les fondements sociaux de l’URSS (ou de la Pologne) et le pouvoir politique de la bureaucratie ; et il résume cette contradiction en la comparant à l’unité chez le cancéreux entre l’organisme et le cancer…
« Ce qu’Azizjan appelle les fautes de Staline s’est constitué en une pratique définie et conséquente, en un système déterminé d’exercice du pouvoir, étranger au léninisme (…). Je considère que ce système fut l’antithèse du régime soviétique avec lequel il cohabita et sur lequel il vécut en parasite. L’homme qui souffre d’un cancer forme avec lui une unité. Mais cette unité se développe d’une manière telle que ou l’homme triomphe de la maladie et se rétablit ou c’est le cancer qui le dévore ». (22)
La même analyse réapparaît au cours du « printemps de Prague » en 1968. Jiri Hochman, par exemple, dénonce le 31 juillet 1968 dans Reporter, « le pouvoir absolu de la caste bureaucratique. Mais la bureaucratie, bien qu’elle n’ait pas encore les dimensions d’une classe, révèle ses traits distinctifs dans tout ce qui concerne l’exercice du pouvoir (…). Nous sommes en train d’approcher de la destruction du pouvoir de cette caste, maintenant presque héréditaire ». (23) « Caste parasitaire, compradore et bureaucratique, lâche, incapable, brutale, menteuse, antinationale, antisocialiste et contre-révolutionnaire » (24), reprend-il dans une lettre au comité central en février 1970.
Ce problème devait se retrouver au centre des discussions soulevées par les thèses proposées en 1951 par la direction de la IVéme Internationale. Trotsky affirmait que, pareille à la Première Guerre mondiale, la Seconde, exprimant plus profondément encore l’alternative socialisme ou barbarie, déboucherait sur la révolution.
Auréolée de la victoire des travailleurs soviétiques sur le nazisme et s’appuyant sur la confiance que des millions de travailleurs lui attribuaient, en la confondant ainsi avec l’État ouvrier et avec les masses soviétiques, la bureaucratie put contenir tant bien que mal la vague révolutionnaire dans les limites de l’Europe de l’Est et de la Chine, et s’entendre à Yalta avec l’impérialisme pour partager le monde en deux. Le pronostic semblait démenti. À dire vrai, il se vérifiait sous une forme inattendue. Tout comme le reflux de la révolution n’avait pas renversé l’État ouvrier mais l’avait fait dégénérer, de la même façon les forces conjointes – et pourtant antagonistes de par leurs fondements sociaux – de l’impérialisme et de la bureaucratie avaient réussi à canaliser la vague révolutionnaire sans pouvoir empêcher que près d’un milliard d’hommes échappent au joug de l’impérialisme.
Le doute s’insinua alors peu à peu dans la direction et dans la majorité de la IV éme Internationale, de plus en plus encline à considérer le partage du monde à Yalta en prétendus « blocs » comme une superstructure dominant, disloquant et se subordonnant la lutte des classes mondiale. Pour sa majorité, dont le représentant le plus éminent est Michel Pablo, ce que la bourgeoisie appelle « la guerre froide » n’est pas un bref moment de relative stabilisation mais une nouvelle période de l’histoire qui investit la bureaucratie d’une mission historique, celle que le prolétariat s’avère incapable de remplir.
« Nous ne confions aucune mission historique au Kremlin », affirme Trotsky dans le premier texte « L’URSS dans la guerre », qu’il écrit en 1939 (25). En 1951, la direction de la IV éme Internationale jugera possible de lui confier cette mission historique en écrivant, sous la plume de Michel Pablo : « La réalité sociale objective, pour notre mouvement, est composée essentiellement du régime capitaliste et du monde stalinien. Du reste, qu’on le veuille ou non, ces deux éléments constituent la réalité objective tout court, car l’écrasante majorité des forces opposées au capitalisme se trouvent actuellement dirigées ou influencées par la bureaucratie soviétique.(…) la transformation de la société capitaliste en socialisme (…) occupera probablement une période historique entière de quelques siècles, qui sera remplie entre-temps par des formes et des régimes transitoires entre le capitalisme et le socialisme (26), nécessairement éloignées des formes “pures” et des normes ». (27)
Bref, la réalité sociale objective n’est plus l’exploitation capitaliste et la lutte des classes, mais « le régime capitaliste » et « le monde stalinien », ce dernier représentant une forme historique progressiste, une forme transitoire destinée à durer pendant une période historique entière, celle des « formes et des régimes transitoires entre le capitalisme et le socialisme ». La bureaucratie n’est plus le produit d’une circonstance historique déterminée (la défaite de la révolution mondiale au lendemain de la victoire de la révolution russe), mais le produit d’une nécessité historique, une phase de l’histoire.
Les thèses de Pablo adoptées par la majorité de la IV éme Internationale, qui accordait ainsi à la bureaucratie soviétique la mission historique que Trotsky lui déniait en 1940, représentent une exacte application du deuxième pronostic à cette seule différence près que le « régime stalinien » n’y est pas la première étape d’une « nouvelle société d’exploitation », mais la première étape d’une nouvelle société d’émancipation !!!
On peut et on doit appliquer la méthode de Trotsky dans la discussion sur la nature de l’URSS à toute conquête politique ou sociale, grande ou petite : d’où vient-elle, quels changements (négatifs, destructeurs, etc.) a-t-elle subis ? Ces changements qui l’ont altérée l’ont-elle totalement dénaturée voire transformée en son contraire ? Ainsi, lorsque des directions syndicales passent de la négociation sur les revendications avancées par leurs mandants à la concertation sur les mesures destructrices élaborées par l’État, ils dénaturent la négociation et sa portée. Mais même dénaturée, le principe doit en être défendu sous peine d’accepter le diktat des décrets-lois.
Qu’un droit soit si dénaturé qu’il se transforme en son contraire et ne doive donc plus être défendu est un cas rarissime. L’un des exemples les plus caractéristiques de l’histoire universelle est le deuxième amendement de la Constitution américaine sur le droit pour chaque citoyen américain d’être armé. Lors de sa promulgation, cet article visait à permettre aux colons américains de former des milices pour combattre l’armée d’occupation britannique ; il avait donc une fonction libératrice et supprimait aussi un privilège nobiliaire : en Europe, seul le noble avait le droit d’être armé, droit absolument interdit au roturier. Au fil des années, ce droit s’est transformé en instrument de massacre des Indiens, puis en partie constituante d’un gigantesque marché de la mort qui brasse des centaines de milliards de dollars au profit de l’industrie d’armement américaine.
On le voit, la méthode définie par Trotsky dans Défense du marxisme a une valeur universelle. Elle débouche sur la conclusion politique largement confirmée par l’histoire et plus valable que jamais par laquelle Trotsky concluait son article daté du 25 avril 1940 sur le bilan de la guerre déclenchée par Staline contre la Finlande : « Les révolutionnaires sont obligés de défendre toute conquête de la classe ouvrière si déformée soit-elle par la pression des forces ennemies. Celui qui ne sait pas défendre les vieilles conquêtes n’en fera jamais de nouvelles. » (28)
La bourgeoisie s’attache en effet à reprendre tout ce qu’elle a dû concéder. Toute conquête de classe, si déformée soit-elle, doit être défendue ; tout droit, même mineur, même grignoté, amputé, plus ou moins dénaturé, tout statut même insuffisant et même, lui aussi, grignoté ou amputé doivent être défendus bec et ongles car l’objectif de la bourgeoisie est de liquider tout droit du travail, tout acquis social, d’imposer une ubérisation de tous les rapports sociaux, disloquant l’existence même de la classe ouvrière comme classe, bref de revenir en arrière sur un siècle et demi de droits même partiels, même mineurs, même abîmés, arrachés par la classe ouvrière. C’est, pour la bourgeoisie, la condition première du maintien de sa domination. Dès lors, les défendre, c’est défendre l’existence de la classe ouvrière comme classe et donc préserver la condition première de la révolution prolétarienne.
La même majorité de la IV éme Internationale avait écrit, avant la brochure de Pablo, mais dans la même ligne : « La défense de l’URSS constitue la ligne stratégique de la IV éme Internationale » (29), en contradiction avec l’analyse de Trotsky qui souligne « Les conditions qui fondent la puissance de la bureaucratie (l’arriération du pays et l’encerclement capitaliste) ont, cependant, un caractère temporaire, transitoire et doivent disparaître avec la victoire de la révolution internationale . » (30)
1. Mot souligné par moi. 2. Léon Trotsky, La Révolution trahie, Plon, 10-18, 1969, pp. 256-257. 3. Souligné par moi. 4. Léon Trotsky, La Révolution trahie, p 241. 5. Léon Trotsky, Défense du marxisme, p.261 6. Ibid, p.105. 7. Quatrième Internationale, vol 9, n° 1, janvier 1951, p.47. 8. Charles de Gaulle, Mémoires, tome III, p.53. 9. Paul Barton, Prague à l’heure de Moscou, p.120. 10. Idem. p.126. 11. Souligné par moi. 12. Léon Trotsky, op.cit, p.121. 13. Ibid. p.108. 14. Isaac Deutscher, Trotsky, t. 3, Le prophète hors la loi, p 562. 15. Souligné par moi. 16. Idem. 17. Léon Trotsky, op.cit, p. 110. 18. Idem. 19. J.J. Marie, Le rapport Khrouchtchev, p.34. 20. Les temps modernes, n° 129, janvier 1957, p. 909. 21. P.Broué, J.J Marie, Balasz Nagy, Pologne-Hongrie 1956, p.10 . 22. Ibid, p.14. 23. Pierre Broué, Le printemps des peuples commence à Prague, p. 207. 24. Svedectvi, n° 39, pp. 438-439. 25. Léon Trotsky, Défense du marxisme, p 122. 26. Souligné par moi. 27. Michel Pablo, Où allons-nous in Quatrième Internationale, volume 89, n° 2-4 février-avril 1951, pp. 46-47. 28. Léon Trotsky, Défense du marxisme, p 261. 29. Quatrième Internationale, volume n° 1, janvier 1951, p. 47 30. Léon Trotsky, Défense du marxisme, p 108.