Flammarion, 640 pages, novembre 2023
Par Jean-Jacques Marie
Un Lénine quelque peu défiguré !
Page 564 du livre figure une photographie commentée par la légende suivante : « Staline, Lénine et Trotski . Dès cette époque le commissaire du peuple aux Nationalités et commissaire du peuple au contrôle étatique et le commissaire du peuple aux Affaires militaires, successeurs potentiels de Lénine, sont en conflit ouvert. » La photographie, en nous présentant ces trois hommes côte à côte, veut à l’évidence affirmer par l’image leur parenté politique que prétend souligner la rivalité entre Staline et Trotsky affirmée par la légende. Si ces deux derniers sont rivaux ils ont donc la même ambition et poursuivent le même objectif ; or Staline protège et promeut la caste dirigeante (dite bureaucratie ou nomenklatura) que Trotsky dénonce et combat.
Second problème : la photographie de l’individu présenté comme Trotsky n’est pas la sienne, mais celle de Kalinine, président officiel (mais impuissant) de l’URSS, mort en 1946.
Le russe Dimitri Volkogonov ancien directeur-adjoint des services politiques de l’Armée soviétique, attribue à Lénine une action diabolique dans son ouvrage publié en 1994 : « Si le saint prince Vladimir de Kiev, en faisant baptiser la Rouss, l’a rendue chrétienne, Vladimir Oulianov, lui, a déchaîné sur ses espaces l’Antéchrist. » Les biographies de Lénine ne se réduisent pas à ces grossiers catéchismes. Ainsi Hélène Carrère d’Encausse le définit, dans la biographie qu’elle lui consacre, comme « un inventeur politique exceptionnel, le seul de ce siècle », et ajoute : « son génie politique » en 1917, l’amène à chevaucher « tous les spontanéismes et va faire de son parti leur porte-parole ». Chevaucher tous les spontanéismes n’est pas leur dicter sa loi, c’est leur donner une traduction politique qui leur permet de ne pas être réduits à une protestation impuissante. Pour certains son influence dépasse même le XXe siècle ; ainsi l’anglais Robert Service avertit ses lecteurs : « Partout où le capitalisme engendre une grave détresse sociale, Lénine n’est pas mort, du moins pas encore. (…) S’il faut retenir quelque chose de sa vie et de sa trajectoire politique extraordinaire, c’est bien la nécessité pour tout un chacun de rester vigilant. »
Lors de son récit de l’insurrection organisée à Moscou en juin 1918 par les socialistes-révolutionnaires de gauche, jusqu’alors alliés aux bolcheviks, Sumpf affirme : « Lénine a l’habitude d’excommunier pour resserrer les rangs. » Il oublie le nombre de fois où Lénine s’est heurté à une vive opposition, parfois victorieuse, dans les instances de son parti .
Il en donne une autre image quand il évoque : « La lutte contre la corruption et le bureaucratisme », dont il affirme à juste titre qu’elle est « la grande cause de la dernière année de la vie de Lénine ». Mais ce dernier mène cette lutte en étant paralysé à la fois physiquement vu son état de santé déplorable et politiquement puisque, le 18 décembre 1923, le Bureau politique du parti communiste confie le suivi de son traitement médical et le contrôle de ses médecins à celui-là même qui est déjà le véritable chef de l’appareil bureaucratique parasitaire corrompu, Joseph Staline. Est-ce parce que ce combat est ainsi perdu d’avance que Sumpf ne présente pas, cette fois, Lénine comme « un dictateur », prêt à tout pour imposer sa volonté ?
La manière dont Sumpf aborde certaines phases de son activité permet d’apprécier la portée de cette affirmation. Prenons d’abord l’exemple des journées de juillet 1917, où Sumpf évoque « un désistement lâche » de Lénine, suivi « d’une fuite pitoyable au cœur des marais finlandais ». Au début du mois à la suite de la dégradation de la situation économique et sociale soulignée par une crise du Gouvernement provisoire, marquée par la démission des ministres bourgeois, la colère monte à Petrograd amplifiée par l’agitation bolchevique. Persuadés que prendre le pouvoir à Petrograd serait facile, mais que Petrograd resterait isolée, les bolcheviks, après l’avoir d’abord refusé, acceptent de prendre la direction de la manifestation des marins, ouvriers et soldats qui se dirige vers le Palais de Tauride où siège le Comité exécutif du soviet ; le soir ils se dispersent et décident de revenir le lendemain. Les dirigeants bolcheviks délibèrent toute la nuit avec Lénine ; ils ne veulent pas appeler publiquement à une action prématurée. Le lendemain matin un énorme placard blanc remplace l’éditorial de la Pravda, qui devait appeler à une nouvelle manifestation. Ce 4 juillet, des masses de manifestants montent vers le Palais de Tauride pour exiger tout le pouvoir aux Soviets, se heurtent à un refus des dirigeants du Comité exécutif, puis, ne sachant que faire, se dispersent.
Le lendemain l’ordre égratigné est rétabli ; un détachement d’élèves officiers saccage le siège du Parti bolchevik, puis le local de la Pravda, que Lénine a, par chance pour lui, quitté une demi-heure plus tôt, pendant qu’un autre détachement perquisitionne son appartement. Le gouvernement interdit la Pravda et lance un mandat d’arrêt contre Zinoviev et Lénine, accusés d’être des « agents allemands » (en pleine guerre avec l’Allemagne… donc des traîtres !), accusation relayée par une vaste campagne de presse, et emprisonne des dizaines de cadres bolcheviks. Lénine déclare à Trotsky : « Maintenant ils vont nous fusiller tous. C’est le bon moment pour eux. » Lénine et Zinoviev, décident de s’enfuir en Finlande. Cette prudence élémentaire n’a rien à voir avec un désistement lâche et une fuite pitoyable.
Autre exemple de la schématisation de la pensée et de l’activité de Lénine, Sumpf, évoquant la guerre civile qui va ravager la Russie trois ans durant après la prise du pouvoir d’Octobre 1917, affirme : «Lénine a appelé la guerre civile de ses vœux, il y est plongé jusqu’au cou et l’épreuve subie se montre à la hauteur de ses ambitions totalitaires. » Un épisode important de la révolution russe remet en question cette affirmation. En août 1917, le dirigeant politique du parti bourgeois Cadet, Milioukov prophétise : «la vie poussera la société et la population à envisager l’inéluctabilité d’une opération chirurgicale », et il annonce « des répressions inéluctables ». Dans son histoire de la révolution il affirme que le pays n’avait alors le choix qu’entre le général Kornilov et Lénine. Kornilov organise un soulèvement fin août, menace de pendre tous les dirigeants du Soviet, qui s’unissent alors tous avec les bolcheviks pour repousser l’offensive du général factieux, vite écrasé.
Lénine, de sa cachette finlandaise, constate que cette alliance a balayé le complot de Kornilov « avec une facilité sans exemple dans aucune révolution ». Il propose de perpétuer cette alliance qui, avec la transmission immédiate de tout le pouvoir aux Soviets, « rendrait la guerre civile impossible en Russie ». S’ouvre alors à ses yeux une « possibilité historique extrêmement rare et extrêmement précieuse », à saisir d’urgence : la Russie vit un moment historique exceptionnel où « le développement pacifique de la révolution est possible et vraisemblable, si tout le pouvoir est transmis aux Soviets ». Il propose donc la «formation d’un gouvernement de socialistes-révolutionnaires (S-R) et de menchéviks responsable devant les Soviets (…) seul moyen d’assurer désormais une évolution graduelle, pacifique, paisible des événements ». Les bolcheviks exigeraient alors seulement « l’entière liberté de l’agitation ». Nullement assoiffé ni de guerre civile ni de pouvoir, Lénine cherche donc la solution la plus économique et la plus indolore.
Les S-R et les menchéviks n’en veulent pas et maintiennent la coalition avec la bourgeoisie vacillante entre autres pour poursuivre la guerre qui ravage et ruine le pays. La possibilité d’un développement pacifique de la révolte souhaitée par Lénine s’évanouit.
Sumpf enfin déforme de façon caricaturale la pensée de Lénine quand il prétend qu’en 1921 « Lénine renonce à la révolution mondiale avant même que Staline énonce le slogan du socialisme dans un seul pays. » Il donne de cette affirmation une étrange preuve puisque la citation qu’il fait dit exactement le contraire : « En témoigne son discours devant les délégations allemande, polonaise, tchécoslovaque, hongroise et italienne au IIIe congrès du Komintern le 11 juillet 1921.» Or, dans le passage cité par Sumpf lui-même, Lénine affirme : « L’Europe est enceinte d’une révolution, mais il est impossible d’établir à l’avance un calendrier de révolutions. ( …) Je suis sûr que nous gagnerons une position pour la révolution, à laquelle l’Entente ne pourra rien opposer et ce sera le début de la victoire à l’échelle mondiale. » Etrange renoncement à la révolution mondiale que cette certitude d’une victoire, dont Lénine se contente d’affirmer qu’il est impossible d’en fixer la date… Staline opposera à cette perspective évidemment imprécise la construction du (prétendu) « socialisme dans un seul pays », simple couverture de l’avidité de la caste bureaucratique parasitaire dirigeante. Cette couche réactionnaire se soumet par la corruption les appareils permanents à la tête des partis membre de l’Internationale dite communiste. Elle parvient ainsi à bloquer les éruptions révolutionnaires qui vont, entre autres, secouer l’Angleterre avec sa grève des mineurs de neuf mois en 1926, puis la Chine en 1927, puis l’Espagne et la France en 1936. La IVe Internationale politiquement formée dès 1936, puis proclamée en 1938 tentera de préparer les conditions politiques de la victoire de la révolution dont le gigantesque massacre de la guerre mondiale à venir annonce l’explosion. C’est pour l’empêcher que Staline fera assassiner Trotsky le 20 août 1940.