Une histoire de la manipulation par les chiffres de l’Antiquité à nos jours ou le théorème d’Hypocrite. Antoine HOULOU-GARCIA et Thierry MAUGENEST

Les chiffres parlent (-ils vraiment) d’eux-mêmes … ?

par Odile DAUPHIN

Comme l’annonce la quatrième de couverture, « la longue histoire du côté obscur des mathématiques nous est révélée dans un récit aussi savoureux qu’explosif ».

Antoine Houlou-Garcia, auteur et universitaire, enseignant la théorie politique à l’Université de Trente, et Thierry Maugenest, historien et écrivain réussissent à mettre à la portée des profanes des mécanismes mathématiques (moyennes et médianes, statistiques, algorithmes…), et ainsi à les démystifier. Sa lecture affranchit de fausses évidences, distillées par ceux qui prétendent détenir un savoir auquel le commun des mortels n’est pas capable d’avoir accès.

Des exemples pris tout au long de l’histoire depuis l’Antiquité, et bien sûr de plus en plus nombreux avec l’évolution des techniques, permettent de comprendre comment ces mécanismes ont pu être manipulés. Contrairement à ce qui est communément admis, les chiffres ne sont pas une garantie d’impartialité. Tout dépend de la façon dont ils sont choisis, présentés, exploités.

Des mathématiciens, conscients de l’utilisation perverse que l’on pouvait faire de leur découverte, ont essayé de l’empêcher. Tel René Camille, à l’origine d’un code chiffré pour chacun (afin d’éviter les erreurs liées aux homonymies, code qui deviendra notre identifiant de sécurité sociale), mort en déportation pour avoir empêché l’utilisation de sa découverte à la recension des juifs dans la France de Vichy.

Des « lanceurs d’alerte » ont mis et mettent en garde contre les usages pervers que l’on peut faire des progrès mathématiques. Tels George Papanicolaou, membre de la National Academy of Sciences, et Stéphane Jaffard, président de la Société mathématique de France dénonçant les dangers que représentent les manipulations algorithmiques pour l’économie mondiale.

Mais, les chiffres, et les statistiques en particulier, ont servi et servent toujours plus d’alibis, voire d’outils pour parvenir à des buts préétablis, lesquels n’ont pas forcément grand-chose à voir avec les objectifs affichés.  Les manipulations sont multiples.

Par les milieux d’affaires, les exemples ne manquent pas, du « clean Diesel » de Volkswagen, au scandale pseudo-scientifique de l’affaire Wakefield qui avec douze autres chercheurs accusent en 1998 le vaccin rougeole-oreillons-rubéole de provoquer des troubles intestinaux et comportementaux, au moyen d’une étude statistique truquée, dans le but de lever des fonds pour créer une entreprise, mettant sur le marché un vaccin « atténué », et des tests pour la détection de l’autisme. Qu’importe que les oreillons aient fait leur réapparition à New York et que des enfants soient morts de coqueluche en Californie…

Par les politiques : lorsque Jean Bodin à la fin du XVIème siècle prône l’instauration de la « censure » (le recensement) des sujets du roi, de leurs biens, de leurs productions pour, dit-il, que les pauvres ne soient plus « écorchés » alors que les riches « se sauvent toujours », il ne soupçonne pas que son idée va impulser une évolution lourde de conséquences. « En éloignant le gouvernant de ses sujets, les tableaux de chiffres vont permettre de neutraliser une situation traumatisante ». Choix de certains chiffres aux dépens des autres, souvent sortis de leur contexte, sans données explicatives, et qui sont présentés pourtant comme des dogmes. Taux de chômage en baisse, mais augmentation des travailleurs pauvres, PIB et RNB incluant les revenus de la drogue et de la prostitution, diminution artificielle de la dette avec la complicité d’une des plus grandes banques mondiales, manipulations et fantasmes autour de ce qui est présenté désormais comme insupportable, la part des prélèvements obligatoires dans le PIB, assimilés à tort à des impôts alors qu’ils sont intégralement redistribués sous forme de prestations sociales. Ces quelques exemples pris uniquement dans l’Union Européenne sont les manifestations d’une dictature des chiffres, quelles que soient les réalités qu’ils recouvrent. Qu’importe que les indicateurs sociaux se détériorent gravement, si le taux d’endettement diminue !

Par la justice : la fausse preuve de la trahison de Dreyfus élaborée par Bertillon à grand renfort de mesures millimétriques et de calculs de probabilités n’a pas servi de leçon. Des tribunaux, américains, européens, chinois recourent de plus en plus à des modélisations toujours plus sophistiquées, au nom de l’efficacité et du gain de temps. 

Quand le détournement de découvertes mathématiques entraînent la discrimination d’une partie des êtres humains… De la courbe de Gauss à l’eugénisme, légalisé dès 1907 dans l’Etat de l’Indiana, puis dans les années 1930, en Suède, Suisse, Danemark, Norvège, Finlande, Estonie, Islande, en Chine, à Singapour, et bien sûr dans l’Allemagne nazie, et… la France de Vichy. Des travaux de Michal Kosinski sur la manière de quantifier certains aspects psychologiques à l’entreprise de conseil Cambridge Analytica, au service de l’ultradroite américaine en exploitant notamment des données récoltées sur Facebook, mais qui œuvre aussi en Inde, au Kenya, en Australie, au Mexique, à Malte, au Nigeria, aux Philippines…

Et à partir de combien de victimes potentielles à éviter, est-il légitime d’utiliser l’arme nucléaire ? De 40.000 à 1.000.000, une surenchère qui ne relève pas d’une simple marge d’erreur.

Les auteurs de ce petit livre mettent en garde contre l’« algocratie », et rappellent que tout outil aussi performant soit-il doit « sans cesse être soumis à notre questionnement philosophique et politique », et que le « rêve » peut devenir réalité. Qui, aujourd’hui remettrait en cause le bien-fondé des congés payés, pourtant présentés il n’y a pas si longtemps comme une utopie irréalisable…