Charles DUPUY,
décembre 2023
Il y a 100 ans s’interrompait l’activité pratique de Vladimir Ilitch Lénine, président du Conseil des Commissaires du peuple de la République Socialiste Fédérative Soviétique de Russie. Une mystérieuse maladie s’était déclarée le 24 avril 1922 (1), qui devait l’emporter le 21 janvier 1924.
Pendant un an, car à partir du 10 mars 1923 Lénine cesse de parler et d’écrire, son activité a été entravée par des périodes de repos forcé, puis par des mesures d’isolement, voire d’interdiction partielle d’activité par les médecins, qui l’ont confiné dans l’entourage de son secrétariat et de Nadejda Kroupskaïa ; à la fin sous le contrôle d’un Staline (2), de plus en plus soucieux d’isoler un adversaire déclaré. Néanmoins, il n’a cessé de combattre par la plume et de plus en plus rarement, par la parole.
Voici comment, dans son dernier article, Lénine décrit sa perspective : « le trait général caractérisant notre vie actuelle est celui-ci : nous avons détruit l’industrie capitaliste, nous nous sommes appliqués à démolir à fond les institutions moyenâgeuses, la propriété seigneuriale, et, sur cette base, nous avons créé la petite et très petite paysannerie qui suit le prolétariat, confiante dans les résultats de son action révolutionnaire ; Cependant, avec cette confiance seule, il ne nous est pas facile de tenir jusqu’à la victoire de la révolution socialiste dans les pays les plus avancés ». Il n’est pas question un seul instant du « socialisme dans un seul pays » ! (…) « Pour tenir il faut », poursuit-t-il, « perfectionner (…) rénover notre appareil d’Etat » (qui ne cesse de grossir) l’épurer et le réduire au maximum » (3).
Depuis le « rapport Khrouchtchev » en 1956 et la publication de nombreux textes de Lénine tenus sous le boisseau jusqu’alors, les récits par les oppositionnels au stalinisme – au premier chef Léon Trotsky (4) – des principaux épisodes de ce « dernier combat », ont été amplement confirmés (5). Le célèbre « Testament » se termine par la recommandation de destituer le Secrétaire Général du PCUS Staline. Il vient couronner des batailles concernant l’économie, la bureaucratisation de l’Etat et du parti, enfin la question capitale pour Lénine des « nationalités » et de la Constitution de la nouvelle URSS (proclamée le 30 décembre 1922) – incluant la « question géorgienne », c’est-à-dire la défense des droits des petites nations contre l’oppression des grandes. Cette question resurgit à nouveau, lorsque Poutine vilipende l’héritage, si précieux, de Lénine à propos de l’Ukraine !
Dans ce qui suit, je me suis très largement appuyé sur le « Lénine, la révolution permanente » (Payot, 2011) par Jean-Jacques Marie, qui décrit dans un récit palpitant cette période précédant la mort de Lénine.
Prologue : les républiques soviétiques de mars 1921 au XIème congrès du PC(b)R mars 1922
Pour mieux comprendre le contexte dans lequel Lénine engage ses derniers combats, il convient de restituer au moins les évènements de l’année qui précède.
Le Xème Congrès du parti bolchévique, en mars 1921, est concomitant de la révolte de Cronstadt. Il marque un très important tournant avec la mise en place de Nouvelle Politique Economique (NEP) que Lénine considère comme un recul, une « retraite nécessaire », mais extrêmement dangereuse ; mais également dans le régime intérieur du parti, avec la fameuse interdiction « provisoire » des fractions. Ce Congrès a été précédé d’un débat très pénible (une « mauvaise fièvre » selon Lénine) sur la question dite « des syndicats », qui a vu s’affronter au final trois plateformes, celle des « Dix », regroupant autour de Lénine sa « vieille garde » dont Staline ; celle de l’Opposition Ouvrière (Chliapnikov-Kollontaï) et celle de Trotsky-Boukharine. Les deux dernières ont été largement battues, avec comme conséquence directe l’éviction du Secrétariat de trois partisans de Trotsky, remplacés par des proches de Staline. Les séquelles de ce débat seront durables, notamment dans les relations personnelles entre Lénine et Trotsky.
La situation des républiques soviétiques est alors catastrophique. Deux grandes sécheresses en 1920 et 1921 (surtout) ont touché les terres à blé, et entrainé de terribles famines, aggravées par des épidémies galopantes à cause du blocus des fournitures de médicaments par les puissances capitalistes. Au délabrement de l’industrie et des transports s’ajoute la situation déplorable du prolétariat. Son avant-garde a été aspirée (et en partie détruite) soit par les tâches militaires, soit par des responsabilités administratives auxquelles elle n’est pas préparée. Les conséquences en sont la chute de l’activité proprement politique des Soviets et la prolifération du « bureaucratisme » qui ne cessera de tourmenter Lénine : « ce ne sont pas les communistes qui mènent » la lourde machine héritée du tsarisme, mais « ce sont eux qui sont menés ».
Le XIème congrès du Parti communiste (27 mars -2 avril) confirme et consolide la mise en place de la NEP. C’est « l’homme à poigne » Staline qui est élu Secrétaire Général : Lénine non seulement a donné son assentiment, mais a émis un jugement positif sur son action à la tête de l’Inspection Ouvrière et Paysanne. Comme le note Jean-Jacques Marie, « il ne tardera pas à déchanter ».
Enfin, « l’éclipse » de Lénine, envoyé à Gorki à 30km de Moscou, se reposer du 27 mai au début septembre, va favoriser les manœuvres de l’appareil tant dans le domaine économique que de la question « des nationalités », et de son propre renforcement. Jean-Jacques Marie note en particulier « Il n’informe pas Lénine des mesures d’organisation qu’il a prises en juin pendant son éloignement des affaires politiques : il a créé un corps d’inspecteurs politiques chargés de contrôler les directions provinciales, il a fait voter par une Conférence l’attribution à 15 500 cadres supérieurs du parti d’avantages matériels substantiels : un salaire minimum triple de celui de l’ouvrier d’industrie, augmenté de 50 % pour le père ou la mère de trois enfants et pour travail déclaré en plus du service normal le soir et le samedi, un paquet contenant toute une série de produits déficitaires (…) plus le droit, soumis à décision du Secrétariat du Comité central, à des vacances à l’ étranger payées en rouble-or « pour dévouement au prolétariat », qui n’en est pas nécessairement conscient. Il a enfin renouvelé systématiquement les secrétaires de comités de district du parti ; près des deux tiers seront remplacés dès la fin de l’été 1922 par des fidèles. Il façonne ainsi un appareil à sa botte tenu par des privilèges que le bénéficiaire perd dès qu’il perd sa fonction. (…) Dans ses réflexions ultérieures sur l’appareil Lénine ne fera jamais la moindre allusion à ces mesures. » Sans doute personne n’a jugé bon de lui en parler.
Les questions économiques : le monopole du commerce extérieur, la NEP, le GOSPLAN
Jean-Jacques Marie écrit : « Le 6 octobre, le Comité Central, en l’absence de Lénine et de Trotsky, décide de permettre l’ouverture provisoire de certaines frontières pour certains produits. Staline, qui n’en a jamais parlé à Lénine, vote pour. Lénine proteste aussitôt contre la brèche ainsi ouverte dans le monopole et critique la légèreté avec laquelle cette décision a été prise. (…) Vu la faible productivité du travail en Russie, la basse qualité et le prix élevé des marchandises soviétiques, cette brèche permettrait la pénétration incontrôlée de marchandises étrangères de meilleure qualité et moins coûteuses que celles de la Russie délabrée. Cette invasion ruinerait l’industrie nationale convalescente et non compétitive ; vu les bas prix des produits agricoles très inférieurs à ceux du marché mondial, les paysans vendraient massivement leur production à l’étranger menaçant ainsi la Russie d’une nouvelle famine. La proposition suscite donc l’ire de Lénine. Staline, [bien que partisan de l’affaiblissement du monopole] cède [il accepte] de reporter la discussion afin de permettre à Lénine d’y participer (…). Lénine demande à Trotsky, par une lettre personnelle, d’informer le Comité central de leur accord complet sur ce point et d’y défendre leur point de vue commun. (…) Il dénonce comme « défenseur du spéculateur » Boukharine, partisan d‘abroger le monopole « sans la protection duquel il est impossible », souligne-t-il, de « faire de la Russie un pays industriel. » (6) A la mi-décembre, par échange de lettres, Lénine et Trotsky confirment leur accord pour défendre ensemble le monopole. Noter aussi que dans le cadre de leur rapprochement sur cette question clé, Lénine mentionne avec éloge une brochure de Trotsky expliquant la NEP (et ses dangers !) et il renforce leur alliance en accédant aux vues concernant le renforcement du Plan d’Etat : se précise ici la question de l’industrialisation nécessaire, qui sera un cheval de bataille des futures Oppositions. Ils finissent par obtenir gain de cause au CC ; cette victoire remonte temporairement le moral de Lénine. JJ Marie note d’ailleurs que parallèlement au rapprochement avec Trotsky, « ses relations avec Staline se modifient alors brutalement [à partir du 10 novembre]. » (7)
Le projet de Constitution de L’URSS et l’affaire géorgienne.
Jean-Jacques Marie note (8) :« Staline, sans l’en informer, a soumis le 11 septembre à une commission son projet de constitution de l’URSS qui accorde aux républiques sœurs une vague autonomie au sein de la fédération de Russie. Le 15 septembre, le Comité central du PC géorgien s’y oppose. Une semaine après, Staline, dans une note à Lénine, dénonce « le déviationnisme national » des Géorgiens. Le 22, Lénine lui demande les documents préparatoires, [fournis seulement après adoption par la commission ! (…) Lénine flaire dans ce projet des relents de chauvinisme russe ; or il est persuadé que l’axe de la révolution mondiale s’est un temps déplacé vers les pays coloniaux d’Asie et il craint que les tensions nationales ne menacent le fragile équilibre de l’Union soviétique. (…) Le 6 octobre, le Comité central approuve [le] projet [stalinien] de Constitution soviétique modifié par Lénine qui, le 30 décembre 1922, donnera naissance à l’URSS. Lénine n’y participe pas », mais c’est une défaite pour Staline, d’une grande portée jusqu’à la chute de l’URSS [note CD]. Ce même jour Lénine écrit à Kamenev : « Je déclare une guerre non pas à la vie mais à mort au chauvinisme russe (…) (9).
« Staline veut faire payer sa défaite aux turbulents Géorgiens. Il charge son proconsul Ordjonikidzé de les mater. Ce dernier (…) déplace, révoque, mute et insulte les opposants ; il traite l’un de spéculateur et de cabaretier, le second de crétin et de provocateur et menace un troisième de le fusiller. L’un d’eux le traite alors d’« âne stalinien », Ordjonikidzé le frappe. Le comité central géorgien démissionne en bloc le 22 novembre et dénonce le « régime d’argousin » imposé par Ordjonikidzé. Staline réussit d’abord à dresser Lénine contre les démissionnaires. (…) » Néanmoins, une commission d’enquête est diligentée, présidée par Dzerjinski, le chef du GPU. « Le 12 décembre, Lénine (…) reçoit Dzerjinski, qui lui raconte les exploits musclés d’Ordjonikidzé. (…) Ordjonikidzé, en traitant les cadres de son propre parti comme un satrape dans une colonie, l’interroge sur le devenir même de ce parti. (…) Dans la nuit du 12 au 13 décembre, l’émotion suscitée par les révélations de Dzerjinski provoque chez Lénine deux attaques qui lui paralysent un moment la jambe et le bras droits ». (10) Pour faire court sur le fond politique de cette affaire, citons la note de synthèse dictée par Lénine le 31 décembre 1922 (11).
Cette note, certainement destinée au futur Congrès (mais communiquée seulement le 16 avril au BP !), manifeste une profondeur de vues et une sagesse extraordinaire, au vu des développements à venir. [mots soulignés par CD] :
« Quelles sont donc les mesures pratiques à prendre dans la situation ainsi créée ?
Premièrement, il faut maintenir et consolider l’union des républiques socialistes (…) Cette mesure nous est nécessaire comme elle l’est au prolétariat communiste mondial (…).
Deuxièmement, il faut maintenir l’union des républiques en ce qui concerne l’appareil diplomatique (…)
Troisièmement, il faut infliger une punition exemplaire au camarade Ordjonikidzé (…), et aussi achever l’enquête ou procéder à une enquête nouvelle sur tous les documents de la commission Dzerjinski, afin de redresser l’énorme quantité d’irrégularités et de jugements partiaux (…) Il va de soi que c’est Staline et Dzerjinski qui doivent être rendus politiquement responsables de cette campagne foncièrement nationaliste grand-russe.
Quatrièmement, il faut introduire les règles les plus rigoureuses quant à l’emploi de la langue nationale dans les républiques allogènes faisant partie de notre Union, et vérifier ces règles avec le plus grand soin (…) Et il ne faut jamais jurer d’avance qu’à la suite de tout ce travail on ne revienne en arrière au prochain congrès des soviets en ne maintenant l’union des républiques socialistes soviétiques que sur le plan militaire et diplomatique, et en rétablissant sous tous les autres rapports la complète autonomie des différents commissariats du peuple. (…)Ce serait un opportunisme impardonnable si, à la veille de cette intervention de l’Orient et au début de son réveil, nous ruinions à ses yeux notre autorité par la moindre brutalité ou injustice à l’égard de nos propres allogènes. (…). »
Une prise de conscience progressive du danger de la bureaucratie formée sous l’égide de Staline
Dans « Ma Vie » (12), Trotsky rend compte d’un des rares entretiens face à face avec Lénine, à l’issue de leurs « victoires » de novembre 1922 sur le commerce extérieur et la question nationale : « …Eh bien, vous pourrez secouer l’appareil », reprit vivement Lénine, faisant allusion à une expression que j’avais naguère employée. Je répondis que j’avais en vue non seulement le bureaucratisme de l’Etat, mais celui du parti ; que le fond de toutes les difficultés était la combinaison des deux appareils et dans la complicité des groupes influents qui se formaient autour d’une hiérarchie de secrétaires du parti .(…) Après un instant de réflexion, Lénine posa la question nettement : « Ainsi vous proposez d’ouvrir la lutte non seulement contre le bureaucratisme de l’Etat , mais contre le bureau d’organisation du comité central ? » (…) [Or « l’orgbiouro » était le centre même de l’appareil de Staline. Je me mis à rire(…) « Eh bien, continua Lénine, visiblement satisfait de ce que nous avions donné à la question sa vraie formule, je vous propose de faire bloc avec vous : contre le bureaucratisme en général, contre le bureau d’organisation en particulier ». (…) C’est seulement quand on connait ces choses que l’on arrive à comprendre nettement et intégralement le sens de ce que l’on appelle le Testament. » (mots soulignés par CD.)
Le « Testament »
En trois semaines Lénine fournit un effort colossal. Il dicte une série de notes.
Le 24 décembre, Lénine dicte une première partie, avec la caractérisation de cinq membres du BP. L’introduction est très importante, elle pourrait expliquer le comportement de Trotsky avant et pendant le XIIème Congrès (13) :
« Lorsque je parle de lutte pour la cohésion du Comité Central, j’ai dans l’esprit des mesures à prendre contre la scission, si tant est que de telles mesures puissent être prises (…)
J’estime que (…) le point essentiel dans le problème de la cohésion, c’est l’existence de membres du Comité Central tels que Staline et Trotski. Les rapports entre eux constituent à mon sens le principal du danger de cette scission, qui pourrait être évitée (…), ce à quoi devrait entre autres servir un accroissement de l’effectif du Comité Centra porté à 50 ou 100 membres ».
Jean-Jacques Marie commente comme suit la caractérisation des dirigeants ( Piatakov, cas particulier, est rajouté le 25/12 par Lénine ; celui-ci le distingue à cause de ses grandes capacités, mais note « qu’on ne peut faire fond sur lui dans une question politique sérieuse ») :
« Evoquant Boukharine, Lénine dit : « ses conceptions théoriques ne peuvent être tenues pour parfaitement marxistes qu’avec les plus grandes réserves (…) il n’a jamais étudié et n’a jamais pleinement compris la dialectique ». Il n’évoque aucune qualité de Zinoviev et Kamenev, dont il dit seulement : « l’épisode d’Octobre ne fut pas, bien entendu, un accident ». Ce « bien entendu » assassin signifie que leur opposition à l’insurrection d’Octobre et leur bataille pour un gouvernement de coalition avec ses adversaires n’était pas circonstancielle mais exprimait le fond de leur politique. On ne peut donc leur confier le destin du pays (…)
Restent donc Staline et Trotsky, « les deux chefs éminents de l’actuel Comité central. (…) Personnellement Trotsky est sans doute l’homme le plus capable du Comité central, mais il a une assurance excessive et un engouement excessif pour le côté purement administratif des choses », en un mot il est (…) trop homme d’Etat et pas assez homme de parti.
Staline, lui, n’a droit à aucun compliment. L’éminence que lui attribue Lénine concerne sa seule fonction. Lénine souligne prudemment : « Le camarade Staline, en devenant secrétaire général, a concentré dans ses mains un pouvoir illimité et je ne suis pas convaincu qu’il saura toujours en user avec assez de circonspection ». (…) On attribue souvent à Lénine l’idée qu’il aurait cherché à désigner son « dauphin » tout en le dévalorisant pour mieux souligner qu’il ne pouvait avoir d’égal. Mais son souci est inverse (…) Ce portrait critique de six dirigeants, dont quatre ne sont pas à la hauteur et les deux plus éminents ont des rapports antagoniques, vise à suggérer aux délégués du prochain congrès que le parti doit avoir une direction collective s’appuyant sur ce qu’il appelle la « vieille garde » (…) » [mots soulignés par CD]
Le 25 décembre, Lénine rajoute : « Staline est trop brutal, et ce défaut (…) [n’est plus secondaire] dans les fonctions de secrétaire général. Je propose donc aux camarades d’étudier un moyen pour démettre Staline de ce poste et nommer à sa place une autre personne (…) Ces traits peuvent sembler n’être qu’un infime détail. Mais, à mon sens, pour nous préserver de la scission (…), ce n’est pas un détail, ou bien c’en est un qui peut prendre une importance décisive ». (14)
« Mieux vaut moins mais mieux » La question de l’appareil d’Etat, l’Inspection Ouvrière et Paysanne.
Ce dernier et long article avant l’attaque finale qui a réduit Lénine au silence, a été dicté en février 1923, et sa publication dans la Pravda le 4 mars a failli ne pas avoir lieu, tant son contenu apparaissait explosif à la majorité du BP. Au fond, c’est une condamnation radicale de la bureaucratie dirigée par Staline. Il comporte deux parties distinctes, la deuxième « élève le débat » sur le sort futur de la république, reprend largement les éléments d’analyse et les perspectives internationales du IV congrès de l’IC. « Saurons-nous tenir avec notre petite et très petite production paysanne, avec le délabrement de notre pays, jusqu’au jour où les pays capitalistes d’Europe occidentale auront achevé leur développement vers le socialisme ? » (…). En attendant il faut, écrit Lénine, « subsister jusqu’au prochain conflit militaire entre l’Occident impérialiste contre-révolutionnaire et l’Orient révolutionnaire (15) » qui forme la majorité de l’humanité. Dans l’immédiat il faut tenir. Pour tenir il faut, répète-t-il une nouvelle fois, « perfectionner(…) rénover notre appareil d’Etat (qui ne cesse de grossir) l’ épurer et le réduire au maximum ». La première partie de son article, consacrée à l’état déplorable de l’appareil gouvernemental et du parti, comporte une dénonciation féroce de l « œuvre » de Staline :
« Parlons net. Le commissariat du peuple à l’Inspection Ouvrière et Paysanne ne jouit pas à l’heure actuelle d’une ombre de prestige. Tout le monde sait qu’il n’est point d’institutions plus mal organisées que celles relevant de notre [Rabkrin] et que dans les conditions actuelles on ne peut rien exiger de ce commissariat. »
Lénine élabore un projet de réforme grandiose, pour surmonter l’inculture et l’héritage réactionnaire qui gangrène les appareils. Il insiste sur les efforts énormes qu’elle requiert, sur l’attention à porter à sa qualité, d’où le titre « Mieux vaut moins mais mieux ». Le clou de son projet c’est la fusion de la Commission Centrale de Contrôle du PC, portée à 100 membres, avec une Inspection Ouvrière et Paysanne épurée aux 9/10èmes et rebâtie de fond en comble. L’idée fondamentale semble être de combiner les « experts » en administration avec des communistes « honnêtes », de préférence ouvriers… La faiblesse fondamentale du projet est que sa réalisation est confiée… à l’appareil du PC ! dont pourtant Lénine note enfin la bureaucratisation (16) ! Staline n’aura pas de mal, en faisant adopter formellement cette réforme au XIIème Congrès, à la pervertir entièrement.
Le XIIème Congrès du parti. Les demandes de Lénine ignorées ou bafouées
Après avoir enfin reçu le dossier complet de l’affaire géorgienne, Lénine constitue une commission « secrète » de son secrétariat, qui le dépouille pendant 3 semaines. Toutes ses craintes sont confirmées ; il prépara une « bombe » pour le congrès, et sollicite instamment Trotsky de l’y porter… Mais rien ne se passe comme il l’espère. Les opposants géorgiens à la clique stalinienne sont écrasés. Au Congrès, malgré de vives critiques, Staline sort victorieux et même renforcé – il est reconduit comme Secrétaire Général.
Pierre Broué s’interroge (17) :
« La mise hors de combat de Lénine a repoussé un combat qui semblait inévitable entre lui et Staline, incarnation de l’appareil. Trotsky (…) n’a pas mené la lutte qu’il avait projeté de déclencher avec Lénine. Il dit à Kamenev en mars qu’il est hostile à tout combat au congrès pour des changements en matière d’organisation. Il est pour le maintien du statu quo (…) [c’est pire : il écrit le 27 janvier une circulaire officielle du CC qui expose cela (18), note CD]
Il attend de Staline des excuses, un changement d’attitude, une manifestation de sa bonne volonté, l’abandon des intrigues et une « honnête coopération ».
On peut épiloguer indéfiniment sur cette attitude surprenante, ce recul, cet abandon du bloc conclu avec Lénine [suit une série de spéculations, note CD] la réponse ne sera sans doute jamais donnée, et les explications de son autobiographie ne sont pas convaincantes. Un seul fait est certain : la reculade ne le servira pas (…)
Au XIIème Congrès, Trotsky quitte la salle pendant la discussion de l’affaire géorgienne, se tait pendant les dénonciations de l’appareil, apporte son soutien à la troïka en affirmant la solidarité inébranlable du bureau politique et du comité central (…) Une sorte de conception particulière de la « solidarité ministérielle » du bureau politique (…) »
Pour ma part, je pense qu’il faut chercher au-delà des explications plus ou moins psychologiques – il ne s’agit surement pas de « lâcheté », mais d’appréciation du rapport de force et de choix (malheureux, mais qui pouvait le deviner ?) d’un moment opportun de la part de LD Trotsky. N’est-ce pas d’abord une application littérale des recommandations du Testament de Lénine, dans un moment critique avec la « crise des ciseaux » et surtout la situation prérévolutionnaire en Allemagne ? Trotsky, chef de l’Armée Rouge, refuse absolument de jouer un rôle de Bonaparte à la tête d’un des « segments les plus bureaucratisés » de l’appareil d’Etat- avec lequel il est en conflit « théorique » (attisé par Staline en sous-main…), défendant face aux doctrinaires de la « stratégie prolétarienne » la prééminence du politique et le strict cantonnement aux taches pratiques (19).
Les derniers mois de Lénine : un calvaire physique et politique.
A la veille du Congrès, sa femme Nadejda Kroupskaia, lui révèle enfin les injures dont elle a été l’objet de la part de Staline trois mois auparavant, pour avoir osé enfreindre la « censure » sur les contacts extérieurs du malade ! Lénine écrit une note de rupture définitive et personnelle àStaline. Une dernière attaque le 10 mars le rend complètement aphasique, paralysé du côté droit. Toujours conscient, il ne peut communiquer que par signes. C’est N. Kroupskaia et de rares visiteurs qui assurent un minimum de contact avec l’extérieur. Il a surement suivi les événements de l’été et de l’automne 1923, avec la défaite de l’Octobre allemand, l’ouverture de la discussion dans le parti sur un « cours nouveau », les débuts de l’Opposition de gauche. La dernière attaque qui l’emporte le 21 janvier 1924 fait suite au compte rendu de la conférence du parti où l’Opposition de gauche est condamnée. Ce ne peut être une coïncidence20. Son « dernier combat » contre la cristallisation de la caste bureaucratique dans le PCUS ne sera repris qu’avec les nouvelles Oppositions, de Gauche puis Unifiée.
Comme sa veuve Nadejda Kroupskaîa le confiait à l’Opposition Unifiée en 1927 : « Si Lénine vivait encore, il serait probablement déjà dans les murs d’une prison de Staline » (21).
(1) Maladie caractérisée par des crises de paralysie partielle du côté droit, de douloureux symptômes neurologiques, entrecoupés de rémissions mais avec une tendance à l’extrême fatigue, de crise de spasmes, etc. Selon le diagnostic du neuropathologue Lourié, « ni les examens cliniques ni l’autopsie ne découvrirent de signes sérieux d’athérosclérose (…) l’artère gauche de Lénine s’est rétrécie (…) à cause de la contraction produite par les cicatrices laissées par les [2] balles, qui traversèrent le tissu du cou près de la carotide lors de l’attentat contre sa vie commis en 1918 ». Les balles de Fanny Kaplan ont, à retardement, atteint leur but.
(2) Le 18 décembre 1922, Staline fait voter par le Comité central, bien complaisant, la décision de lui « confier la responsabilité personnelle de l’isolement de Vladimir Ilitch tant pour les relations personnelles avec les responsables que pour la correspondance. »
(3) Lénine « Mieux vaut moins mais Mieux » Œuvres Choisies en français (Moscou 1962) Tome III pp 151 et seq.
(4) Voir notamment « Ma vie », Gallimard 1953, pp 477 et seq.
(5) L’ouverture de nouvelles archives (du CC du PCUS, etc.) à la fin de l’URSS ont permis aux historiens contemporains de jeter une lumière encore plus précise sur ce « dernier combat », déjà décrit par Moshe Lewin dans un ouvrage éponyme (1ère édition 1967 Editions de Minuit-plusieurs rééditions) … L’ « Histoire du Parti Bolchévique » de Pierre Broué (1962, Editions de Minuit), est encore plus ancien mais déjà très solide sur la période sous revue.
(6) Jean-Jacques Marie, oc, pp 440-441
(7) Jean-Jacques Marie, oc, pp 442-443
(8) Jean-Jacques Marie, oc pp 437-et seq.
(9) Jean-Jacques Marie oc p 440
(10) Jean-Jacques Marie oc p 447
(11) « La question des nationalités ou de l’autonomie », selon le titre chois par les éditeurs des Œuvres Choisies. T. III Moscou 1962- PP 889 et seq. :« 31.XII.1922 -Lénine, consigné par M.V.[Voloditcheva] »
(12) « Ma Vie », oc p 484-485
(13) Lénine, oc, Œuvres Choisies TIII pp
(14) Jean-Jacques Marie, oc pp 453-454
(15) Jean-Jacques Marie, oc p 461. Je remarque qu’il n’est pas question de la situation prérévolutionnaire en Allemagne !
(16) Mieux vaut moins mais mieux, TIII O. Choisies, pp932 et seq
(17) Histoire du Parti Bolchévique, oc, p 179
(18) Révélé par les « Izvestia du CC du PCUS », n°11 1989, cité par Jean-Jacques Marie, oc p 460
(19) Trotsky « La révolution trahie », « l’Armée et rouge et sa doctrine », pp138 Edit. de Minuit. Voir aussi « L’art de la guerre et le marxisme » (l’Herne 1975), not. « doctrine militaire et marxisme », pp.109 et seq.
(20) Jean-Jacques Marie oc pp. 475-476
(21) Léon Trotsky « Ma Vie », oc p 487