Les journées de février racontées…

par Kaiourov

La grève des ouvrières du textile de Vyborg et les six journées de février

Les six journées de février

  1. Le 23 février
    La guerre paraissait à tout le monde ne jamais devoir finir. Les organisations ouvrières étaient en partie démantelées, terriblement affaiblies par les départs au front et par l’arrestation de leurs cadres. Chaque jour nous apprenions qu’un nou­veau camarade avait craqué. Nous com­prenions que tout n’allait pas pour le mieux au sommet du parti et il fallait en tenir compte pour la nomination de repré­sentants au comité de rayon ; la plupart du temps, nous y envoyions de jeunes cama­rades occuper les postes de direction. Les rares membres du parti qui avaient résis­té menaient une lutte désespérée dans les usines et les fabriques contre les menche­viks et les S-R (2), en démasquant devant les masses leur conduite face à la bouche­rie impérialiste.

Pendant ce temps l’irritation croissait dans les masses. Le prix des produits ali­mentaires qui augmentait follement – non pas jour par jour, mais littéralement, heure par heure – et surtout le manque de pain, profondément ressenti, renforçait cette irritation et « dégrisait » définitivement les masses de l’ivresse patriotique inspi­rée par les mencheviks, les S-R et autres dans les premières années de la guerre. Le mécontentement croissait et se renforçait, il semblait prêt à atteindre son point culmi­nant. Et cela se comprenait. D’un côté la spéculation effrénée montrait « dans les faits » son patriotisme, de l’autre le « saute-mouton » gouvernemental et l’im­puissance de la Douma contraignaient à réfléchir sérieusement au problème de la guerre. Les travailleurs discutaient de plus en plus de l’arrêt de la guerre. L’influence des bolcheviks se sentait à chaque pas.

L’appel lancé par la Douma le 14 février en vue de la création d’un ministère responsable n’avait eu absolument aucun succès. Même l’autorité, relativement réduite, des bavards de l’aile gauche de la Douma sombrait définitivement et l’on sentait s’approcher l’orage. Mais comment éclaterait-il, personne ne pouvait le prévoir.

L’état d’esprit de plus en plus offensif des masses contraignit le rayon de Vyborg à prendre la décision d’interdire toute agi­tation pour l’appel direct à la grève et à concentrer l’attention essentiellement sur le maintien de la discipline et du sang- froid dans les manifestations à venir.

La veille de la « journée des femmes » je fus envoyé à une réunion d’ouvrières à Lesnaia : j’y définis le sens de la « journée des femmes », du mouvement féminin en général et lorsque je dus en arriver au moment présent, je m’attachai surtout à inviter les ouvrières à éviter toute manifestation partielle et à n’agir que sur les seules instructions du comité du parti (…).

Aussi quels ne furent pas mon éton­nement et mon indignation lorsque le lendemain, 23 février, dans un corridor de l’usine (Erikson) le camarade Nikifor Ilitch vint m’informer que la grève avait éclaté dans plusieurs usines du textile et qu’une délégation d’ouvrières arrivait avec une résolution réclamant le soutien des métallos.

J’étais indigné par la conduite des grévistes : d’abord elles avaient manifestement ignoré les décisions du comité régional du parti, et ensuite moi- même la nuit précédente j ’ avais appelé les ouvrières à la retenue et à la discipline, et soudain c’était la grève. Il n’y avait à cela, semblait-il, ni but ni raison, sauf les queues pour le pain devant les boulangeries, queues qui s’étaient considérablement allongées, et qui apparurent effectivement comme ayant donné l’impulsion à la grève. Mais le fait était là, il fallait réagir d’une façon ou d’une autre. La réunion se poursuivit avec la participation des S-R et des mencheviks ; nous adoptâmes la décision (il faut bien le dire, à contrecœur) de soutenir les ouvrières en grève, puis on adopta ma proposition qu’à partir du moment où nous décidions de nous manifester en protestant, il fallait en même temps faire descendre tous les travailleurs sans exception dans la rue et nous mettre à la tête de la grève et de la manifestation. Le camarade Ivan Joukov transmit notre résolution au comité de rayon.

Chose étonnante, ni le comité de rayon, ni les représentants des ouvriers dans les ateliers ne furent étonnés par une telle décision. Visiblement l’idée d’une manifestation avait mûri depuis longtemps déjà chez les travailleurs, mais absolument personne ne supposait ce qu’elle allait devenir. Personne ne pensait à la possibilité si proche d’une révolution.

[Le jour même donc, le 23, les ouvriers d’Erikson se mettent en grève. Au-dehors ils se heurtent aux cosaques, discutent avec eux et en retirent la certitude que « les cosaques promettent de ne pas tirer ».]

2. Le 24 février

Le matin du 24, les ouvriers d’Erik­son (et aussi tous les ouvriers de Vyborg, c’est-à-dire près de 70 000) ne se rendirent pas au travail. Ils écoutèrent un rapport et, au nombre de 2 500, sortirent sur l’avenue Sampsonievski pour manifester dans les rues de Petrograd en criant : Du pain !

En cet endroit l’avenue est très étroite et elle semblait littéralement bouchée par la masse des ouvriers d’Erikson. Ils se formèrent en colonne avec difficulté et s’avancèrent vers le pont Liteini. A trente mètres en avant de la colonne vinrent se ranger les cosaques.

La peur nous saisit. Si les cosaques attaquaient, il n’y avait nulle part où se cacher. Les regards de chacun étaient fixés sur le même point pendant que des milliers d’ouvriers des autres usines venaient se joindre à nous…

Les officiers hurlèrent un commande­ment et les cosaques, sabre au poing, se lancèrent sur notre colonne désarmée et sans défense.

Le cœur des manifestants se serra, leurs yeux s’emplirent d’effroi, notre cerveau travaillait à toute force : rien pour se défendre, où nous enfuir ? Que resterait-il de notre colonne ?

Les yeux injectés de sang, les officiers se frayèrent un chemin avec le poitrail de leur cheval et s’enfoncèrent les premiers dans la foule ; derrière eux, sur toute la largeur de l’avenue, galopaient les cosa­ques… Mais, ô joie ! les cosaques se ran­gèrent en file indienne et s’engagèrent dans le « trou » que les officiers venaient d’ouvrir. Quelques-uns d’entre eux sou­riaient et l’un d’eux ht un clin d’œil de sympathie aux ouvriers. Notre joie ne connaissait pas de bornes. De milliers de poitrines montèrent des « hourrah ! » vers les cosaques (…). La foule comptait alors 30 à 40 000 personnes.

Une seconde fois un commandement claqua et les cosaques lancèrent – de l’arrière cette fois – une nouvelle attaque contre notre colonne grossissante, et la même scène se reproduisit.

Une troisième et une quatrième fois ce fut la même chose : sur le visage des officiers on ne devinait que la peur ; les cosaques avaient l’air plus sérieux ; une lueur de joie brillait dans leurs yeux.

Les attaques ne se répétèrent plus. Les officiers en avaient compris toute l’inutilité.

Les cosaques furent rangés en ligne devant nous ; les premiers rangs des manifestants s’avancèrent jusqu’à eux et commencèrent à discuter avec eux des problèmes de la vie quotidienne. Ils insistèrent sur le caractère pacifique de nos revendications ; pendant ce temps, par les rues latérales, arrivaient sans cesse de nouveaux détachements de travail­leurs. Les officiers voyant les cosaques discuter paisiblement avec les ouvriers s’efforcèrent une fois encore de barrer la route aux manifestants près de la clinique Villier ; mais cette tentative ne donna non plus aucun résultat ; les cosaques restèrent immobiles et n’empêchaient pas les mani­festants de « plonger » sous les chevaux. [Un peu plus loin, sur le pont Liteini un barrage de police empêche les manifes­tants de passer et les charge à la nagaïka.]

Nous ne pouvions penser à attaquer la police armée et les cosaques, qui oc­cupaient, d’ailleurs, une position avan­tageuse. La foule des manifestants se sentait mal à l’aise. Elle attendait de voir ce que ferait le groupe de tête confronté à la police et aux cosaques. Elle n’avait tout entière qu’un seul désir : manifester massivement dans les quartiers bourgeois de Petrograd ; l’attente l’énervait. A ce moment, nous vîmes arriver en courant de l’autre côté du pont des manifestants qui avaient réussi à s’infiltrer un peu plus tôt ; ils nous racontèrent qu’on avait tiré sur eux et qu’il y avait des blessés et des tués. Nous ne pouvions nous décider nous seuls à continuer plus loin. A ce moment-là quelqu’un cria : « Sur la glace, camarades ! » La Neva gelée devint aus­sitôt noire de monde, comme si elle était couverte de fourmis. Je ne sais ce qui se passa ensuite sur le pont, car je traversai aussi la Neva sur la glace et me dirigeai vers la Nevski.

LS’z/r la Nevski les policiers ont disparu ; les cosaques attaquent mollement. Seul un détachement de dragons à demi saouls manifeste son énergie à coups de piques sur la tête des manifestants.]

3. Le 25 février

Les 24 et 25 février (3), je ne réussis à voir aucun camarade du comité de Petrograd et même du comité de rayon.

[Le 25 les travailleurs d’Erikson partent sur la Nevski, drapeau rouge en tête et portant deux banderoles : A bas l’auto­cratie et A bas la guerre ! Un cosaque ar­rache le drapeau rouge que porte le fils de Kaiourov… et le lui rend discrètement lorsque l’enfant court le lui redemander. Un peu partout des orateurs haranguent la foule que beaucoup d’entre eux ap­pellent à soutenir la Douma.]

Alors la police montée fonça sur la foule et commença à taper. Les manifes­tants s’égayèrent dans les rues voisines à l’exception de quelques groupes qui se battaient contre les policiers ; un ouvrier de Lessner et moi, au lieu de nous enfuir, nous nous approchâmes des cosaques et nous leur dîmes :

« Frères cosaques, aidez les travail­leurs dans leur lutte pour leurs revendi­cations pacifiques : vous voyez comment les pharaons sévissent contre nous, les travailleurs affamés. Aidez-nous ! » Les cosaques échangèrent quelques coups d’œil et, avant que nous n’ayons le temps de reculer, se lancèrent dans la bataille. Je crus d’abord qu’ils se por­taient au secours de la police, mais non : lorsqu’elle vit les cosaques, la police se dispersa, poursuivie par les cosaques. Je ne pus voir ce qui se passait entre eux. Je courus vers l’entrée de la gare ; je vis un cosaque porté en triomphe : il avait abattu un commissaire de police que je vis ache­ver à coups de pelle sous mes yeux.

Cette escarmouche entre les cosaques et la police eut une influence colossale sur l’état d’esprit des masses : « Les cosaques sont avec nous ! » Telle est la façon dont autour de moi on épiloguait sur l’inci­dent… Les cosaques avaient déjà rejoint la place qu’ils occupaient auparavant comme si de rien n’était. Les officiers s’éloignè­rent un peu pour discuter. La police avait complètement disparu, mais en revanche apparurent des soldats, baïonnette au canon. Je leur demandai : « Camarades, êtes-vous venus aider la police ? » Ils me répondirent : « Circule ! » Une seconde tentative d’engager la conversation avec eux se conclut de la même façon (…).

Près de la cathédrale de Kazan surgit un détachement de la police montée qui se jeta sur la foule : une bagarre s’engagea. On entendit des cris, des bris de verre et des coups de feu. Les soldats du régiment Pavlovski tiraient sur les policiers qui fuyaient devant les manifestants.

La foule recommença à avancer en direction de la place Znamenskaia pendant que des soldats en armes prenaient position, bloquant toutes les rues et tous les passages. Ils se concentrèrent surtout devant Sadovaia et autour de Gostiny Dvor.

La foule observait fiévreusement ces préparatifs, mais, saisie par l’enthou­siasme, elle ne voulait pas croire que les soldats allaient tirer. La manifesta­tion avait alors atteint des proportions énormes ; les premiers rangs poussés par la masse des manifestants s’approchaient sans cesse des soldats, et finirent par les toucher au point que les baïonnettes de la première ligne des soldats s’appuyaient sur la poitrine des manifestants ; derrière résonnaient des chansons révolution­naires, mais devant régnait le désarroi. Les femmes, les yeux pleins de larmes, criaient aux soldats : « Camarades, enlevez vos baïonnettes, joignez-vous à nous ! » Les soldats, troublés, jetaient des regards rapides sur leurs camarades : quelques secondes encore, et les baïon­nettes s’élevèrent un peu puis glissèrent sur les épaules des soldats du premier rang. Un énorme « Hourrah ! » ébranla l’air. La foule pleine d’allégresse saluait ses frères en capote grise. Les soldats se fondirent dans la masse des manifestants. On les retira vite.

A leur place apparurent deux séchons de soldats d’un détachement-école, bien habil­lés. Ils se disposèrent en éventail, une partie le long de la Nevski devant la Douma mu­nicipale, l’autre partie sur le pont du canal Ekaterinski. Les manifestants étaient encore loin devant. Je courus examiner l’état d’es­prit des nouveaux arrivants. Une quinzaine d’ouvriers et moi, nous fîmes de l’agitation dans leurs rangs. L’officier qui les com­mandait nous fit circuler mais nous ne nous éloignâmes pas. Nous ne pûmes pourtant pas deviner dans quel état d’esprit se trou­vaient les soldats. Les manifestants s’appro­chaient, il fallait prendre des mesures déci­sives. Quelques camarades et moi d’un côté, Ivan Izmaélovitch Alexandrov de Vautre nous nous accrochâmes aux baïonnettes en cherchant à convaincre les soldats qu’ils ne devaient pas tirer. Mais nous n’entendîmes qu’une réponse : « Fous le camp !… », suivie d’un mot grossier.

Nous dûmes nous écarter. Nous leur criâmes : « Ne faites rien, camarades ! » Enfin, sur le flanc gauche, un soldat mur­mura : « Embarquez l’officier… » Une dizaine d’hommes commencèrent alors à entourer l’officier qui se retourna, pour une raison que j’ignore, et, comprenant de toute évidence quelles étaient nos inten­tions, fit un geste de sa cravache et nous dit avec un sourire charmant : « Ne vous inquiétez pas ; ne vous inquiétez pas ! » Cela nous ht supposer qu’ils ne tireraient pas et nous nous écartâmes.

Les manifestants étaient à quinze pas. Je distinguais déjà les drapeaux, le visage de Tchougourine qui s’avançait la poitrine découverte, celui de mon dis qui marchait à ses côtés… les culasses cliquetèrent. La trompette sonna, une salve claqua, une seconde, une troisième… Placé à côté des soldats, je regardai la direction des canons de leurs fusils : ils pointaient vers le ciel. Peut-être me trompé-je ? Je regardai la foule qui, à la première salve, s’était jetée tout entière dans la neige. Mais, voyant que tout le monde était sain et sauf, les manifestants se relevèrent rapidement et de nouveau, un « hourrah » tonitruant jaillit de milliers de poitrines… une nou­velle salve : des cris et des gémissements montent vers le ciel.

La foule, prise de panique, s’éparpil­la et seuls quelques risque-tout restèrent pour emporter les tués et les blessés, soit quatorze manifestants. La manifestation était terminée (…).

4. Le 26 février

[Le 26, la police est maîtresse de la Nevski et tire à qui mieux mieux sur la foule désarmée où l’apparition d’un char d’assaut sème la panique. Kaiourov apprendra le soir que l’équipage de ce char d’assaut était bolchevik mais que, faute de munitions, il n’a pas pu tirer sur la police. A 8 heures la Nevski est vide… Réunion du comité de rayon de Vyborg qui doit remplacer dans ses fonctions le comité de Petrograd arrêté la veille sur dénonciation d’un provocateur.}

Nous discutâmes de la situation pré­sente et de la conduite que nous tiendrions le lendemain. Certains camarades firent des remarques sceptiques et se deman­dèrent s’il ne fallait pas appeler les masses à cesser la grève.

5. Le 27 février (4)

[La journée commence par une réunion élargie du comité de rayon de Vyborg.}

Il y avait là environ quarante repré­sentants des usines et des fabriques. Le camarade Choutko représentait le comité de Petrograd, le provocateur Chourkanov l’usine Aïvaz. Ce dernier régala l’assis­tance d’un discours enflammé, en nous appelant à continuer l’action engagée quoi qu’il se passe et à ne reculer devant rien. La majorité se prononça pour la continua­tion de la lutte, et il n’y eut guère d’objec­tions là-dessus (…).

Nous nous séparâmes rapidement. Je me dirigeai vers la caserne Moskovski. De tous côtés les ouvriers assaillaient les casernes. Les soldats ne s’y opposaient pas et franchissaient l’enceinte pour se mêler aux ouvriers, les uns sans armes, mais plusieurs avec leurs fusils. Remarquant leur désarroi je déci­dai de les utiliser. Je leur demandai vi­vement : « Pourquoi restez-vous là ? Pourquoi ne vous joignez-vous pas à la révolution ? » Et je leur commandai : « À vos rangs ! » Ce mot magique ht son effet ; ils se mirent en colonne ; mais, par malheur, je ne connaissais pas les autres commandements ; ils le sentirent tout de suite et se mirent à chuchoter puis à rire de moi. Un jeune enseigne mousta­chu qui venait juste d’arriver me tira de ce mauvais pas. Il lança quelques com­mandements, les soldats se remirent en colonne et s’avancèrent vers Lesny pour faire sortir de leurs casernes les détache­ments de mitrailleurs et de cyclistes. Je restai avec les ouvriers.

Les soldats étaient avec nous. Les masses révolutionnaires avaient vaincu.

A minuit nous vîmes le camarade Chliapnikov qui nous informa de l’or­ganisation d’un soviet de Petrograd des délégués ouvriers et soldats, dans lequel lui et quelques militants renommés avaient réussi à pénétrer. Cette information était à la fois réjouissante et inquiétante. Pendant trois jours c’était uniquement des chefs issus des rangs bolcheviks qui avaient dirigé la lutte de rue des masses ; nous n’avions senti absolument aucune direc­tion de la part des organismes dirigeants du parti. Le comité de Petrograd avait été arrêté et le représentant du comité central, le camarade Chliapnikov, était incapable de donner des directives pour le lende­main. Il fallait absolument garder dans nos mains la masse des ouvriers et des soldats et les maintenir dans un état d’es­prit révolutionnaire, soumettre à notre in­fluence la suite du cours de la révolution. Nous ne pouvions le faire étant donné le nombre extrêmement réduit de dirigeants ouvriers dans nos rangs.

6. Le 28 février

[Le 28, devant l’usine Ladrin, les officiers de deux compagnies invitent leurs sol­dats à rentrer tranquillement dans leurs casernes… Les soldats restent silencieux. Kaiourov intervient, propose aux soldats d’élire de nouveaux officiers. Les soldats se rallient à cette proposition et vont li­vrer leurs anciens officiers à la Douma.]

Pendant ce temps, dans les usines de Petrograd, se déroulaient les élections au soviet.

(1) Proletarskaia Revoloutsia, n° I (13), 1923, pp. 157-171.

(2) Mencheviks : fraction de droite de la social- démocratie russe constituée en 1903 ; S-R (socialistes- révolutionnaires) : parti petit-bourgeois terroriste, très influent dans la paysannerie, créé en 1903. Les deux partis furent défensistes pendant la guerre, sauf une minorité menchevique internationaliste dirigée par Martov.

(3) Le 25 février le comité bolchevique de Petrograd édite un tract, rédigé par Molotov et Chliapnikov, sur la base d’un projet d’Olminski. H se termine par les slogans suivants (le troisième jour de la révolution) : « Tous sous les drapeaux rouges de la révolution ! A bas la monarchie tsariste !

Vive la République démocratique !

Vive la journée de huit heures !

Toute la terre des grands propriétaires au peuple !

A bas la guerre !

Vive la fraternité des ouvriers du monde entier !

Vive l’internationale socialiste ! »

Tel est le texte du tract reproduit par Chliapnikov in L’année 1917, tome I, p. 241. Dans les documents rassemblés par le même Chliapnikov in Proletarskaia Revoloutsia, n° 1, (13) 1923, le tract comporte en plus et souligne le slogan : « Vive la grève générale panrusse ! » (p. 285).

(4) Tract des Mejraiontsy le 27 février :

« Camarades ! Khabalov nous appelle à reprendre le travail le 28 et nous vous appelons à la grève, à la grève générale !

Plus hardiment ! Tous pour un, un pour tous !

Vive la grève générale politique de protestation !

Gloire éternelle aux frères qui sont morts !

A bas la guerre !

A bas l’autocratie !

Vive la révolution !

Vive le Gouvernement révolutionnaire provisoire !

Vive l Assemblée constituante !

Vive la République démocratique !Vive la solidarité internationale du prolétariat ! »

…par Chliapnikov

La révolution de février

Au début de l’année 1917

La fin de décembre 1916 et le début de janvier furent marqués dans toute une série de districts par des grèves économiques. Le 29 décembre éclata une grève à l’italienne à Ivanovo-Voznessensk. Le 30 décembre, elle se transforma en une grève quasi générale des ouvriers du textile d’Ivanovo- Voznessensk qui réclamaient une indemnité exceptionnelle correspondant à quatre mois de salaires pour faire face à l’accroissement du coût de la vie. Les ouvriers de l’usine Sormovski présentèrent à la direction des revendications d’augmentation de salaires. A Petrograd régnait aussi une certaine inquiétude. Les ouvriers étaient agités par les bruits qui couraient sur la fermeture temporaire d’entreprises par manque de combustible et de matières premières.

À Moscou, la situation des ouvriers n’était pas meilleure ; les conflits économiques se répétaient et prenaient assez souvent la forme de la grève. Telles étaient les conditions dans lesquelles il nous fallait mener notre travail de préparation à la grève et la manifestation du 9 janvier.

La police avait mis la main sur notre imprimerie illégale à Novaia Derevnia et avait arrêté les typographes qui imprimaient en douce le n° 4 de la Voix du prolétaire à l’imprimerie Altschuler, le comité de Petrograd ne put pas sortir un tract sur le 9 j anvier. Seul le comité de rayon de Vyborg réussit à sortir un tract à petit nombre d’exemplaires, peu auparavant avait été édité à 2 000 exemplaires un tract en letton. Dans quelques entreprises fut

  • diffusé un tract des Mejraiontsy (2)…

Le combat contre le tsarisme

Dès la deuxième moitié de février, le 18, éclata dans un atelier de Poutilov une grève de solidarité pour protester contre le licenciement arbitraire de plusieurs ouvriers par la direction. Dans tous les ateliers se tinrent des meetings stigmati­sant l’attitude de la direction. Les ouvriers élurent une délégation qui reçut mandat d’obtenir la réintégration dans leur emploi des ouvriers licenciés.

Le directeur reçut la délégation mais refusa de faire la moindre concession, et non seulement il refusa de satisfaire les revendications présentées, mais encore il menaça de congédier tous les membres de la délégation.

Chaque jour, à dater du 18, des mee­tings furent organisés dans les ateliers de Poutilov, et le 21 février, un meeting pour toute l’usine qui insista sur la ré­intégration des ouvriers licenciés. Ce même jour les travailleurs de chantier naval de Poutilov réclamèrent une aug­mentation de salaires de 20 à 60 %. Pour soutenir cette revendication les ouvriers commencèrent à « faire l’italien » ; c’est-à-dire que chacun d’eux se trou­vait à son poste mais sans rien faire. Le 22, les ouvriers de Poutilov se rendirent à leur travail, mais la direction décréta le lock-out.

Les ouvriers accueillirent le lock- out par la décision unanime de ne pas reculer et élurent un comité de grève. La grève économique et la grève de solida­rité se transformaient en événement po­litique d’une importance énorme. L’arrêt de l’usine géante de 30 000 ouvriers dans une capitale imprégnée par l’état d’esprit oppositionnel des ouvriers et des soldats ne pouvait durer sans susciter l’interven­tion dans la lutte de tout le prolétariat de Piter (3). Les ouvriers de Poutilov eux- mêmes décidèrent de se tourner vers tous les ouvriers de Piter pour leur demander leur souüen. Dans les arrondissements ouvriers ces jours-là le pain commença à manquer ; petit à petit disparaissaient aussi les autres produits alimentaires. Dans les marchés des quartiers ouvriers les prix des produits alimentaires montaient. Cette situation pesait d’un poids particulièrement lourd sur les ouvrières dont beaucoup étaient en même temps maîtresses de

maison, avaient des enfants ou d’autres personnes à charge.

La « journée des femmes » qui arrivait ou « la journée de la travailleuse » avait ainsi un thème de protestation fourni par la vie même. Les femmes organisées par notre parti exigèrent du comité de rayon de Vyborg que des meetings soient orga­nisés le 23 février. Les thèmes à traiter par les orateurs étaient : « La guerre, la vie chère et la situation des ouvrières ». Le comité de Petrograd n’avait pas en­core réussi à mettre sur pied une impri­merie illégale, aussi nous ne pûmes édi­ter de tract consacré à la « journée des femmes ». Dans la ville circulait par-ci par-là un tract des Mejraiontsy consacré à cette journée.

Jeudi 23 février

[Les bolcheviks lancent le slogan : « Tous sur la Nevski. »] Les ouvrières de Vyborg furent les premières à mettre en pratique notre décision. Les meetings se terminèrent par la décision d’arrêter le travail et d’entraîner les travailleurs à manifester. Les colonnes d’ouvrières défilèrent dans les rues de Vyborg. En cours de chemin vers Petrograd elles entraînaient ceux qui travaillaient encore puis se dirigèrent vers le centre de la ville en criant : A bas la guerre ! et Du pain ! Il y eut par- ci par-là des heurts avec la police. Des détachements de police à cheval et à pied se concentrèrent pour empêcher

les ouvriers de pénétrer dans la ville (…).

Sur le pont Liteini se tenaient d’importants détachements de police. Ils arrêtaient chaque tramway qui pénétrait dans la ville au milieu du pont ; des inspecteurs de police et des sergents de ville pénétraient dans le tramway et contrôlaient les passagers. La vérification et la classification des passagers auxquels on permettait d’entrer dans la ville se faisaient au coup d’œil. Les inspecteurs divisaient les passagers d’après l’habillement et les mains : mains d’ouvriers, vêtements d’ouvriers à la porte du tramway ! Ceux qui protestaient, ils les expulsaient eux- mêmes ou les arrêtaient. Seul le « public convenable » pouvait conünuer sa route. J’étais personnellement habillé de façon assez convenable et les durillons de mes mains avaient disparu depuis un an ; aussi les policiers me laissèrent-ils poursuivre ma route et je pus entrer tranquillement dans Petrograd.

Ces mesures policières n’empêchèrent pas les ouvriers sédiüeux de pénétrer dans le centre, où un certain nombre de travail­leurs habitaient d’ailleurs…

De Vyborg et des autres quartiers les ouvriers se rendaient à Petrograd par des chemins sur la glace, contournant les détachements de police établis sur les ponts.

Sur la perspective Nevski ce soir-là flâ­naient de nombreux travailleurs. Dans les rues attenantes des détachements de police étaient dissimulés. Le public habituel de la Nevski regardait avec un certain effroi mêlé de curiosité ce mouvement obscur à ses yeux qui s’accomplissait dans le centre de la ville. Par endroits des patrouilles de sergents de ville sous la direcüon de com­missaires ou d’officiers de police « net­toyaient » et « triaient » la foule des prome­neurs. Ils en chassaient les travailleurs qui marchaient par groupes et même les isolés. Ce travail attirait les badauds et les jeunes ouvriers jouaient à cache-cache nouvelle manière avec les policiers.

Vendredi 24 février[Des meetings sont organisés dans toutes les usines de Vyborg. Les bolcheviks poussent les ouvriers à fraterniser avec les soldats et autour des casernes s’assemblent des groupes d’ouvriers et d’ouvrières qui discutent avec les soldats. Au cours des meetings les mots d’ordre lancés sont de plus en plus politisés : A bas le gouverne­ment tsariste ! Vive le gouvernement révo­lutionnaire provisoire ! Vive l’Assemblée

constituante ! Vive la journée de 8 heures ! A bas la guerre !

Le patron de Poutilov, le géant aux 30 000 ouvriers, décide de continuer de lock-outer son usine. Le comité de Petrograd propose de répondre par une grève de trois jours. Le bureau russe du comité central (composé de Chliapnikov, Molotov et Zaloutski) est partisan de la grève illimitée.]

Le soir du vendredi 24 février, toute la perspective Nevski grouillait de policiers, de cosaques et d’ouvriers. Le public élé­gant et pimpant qui flânait d’ordinaire le soir sur la Nevski avait disparu apeuré. Les ouvriers arrêtaient les tramways et arrachaient aux conducteurs récalcitrants leurs clés de contact. La police s’efforça de protéger les conducteurs de tramway mais ceux-ci refusèrent de travailler sous la protecüon de la police et retournèrent à vide au dépôt. Les magasins de produits de luxe ou d’alimentation qui travaillaient d’ordinaire jusqu’au milieu de la nuit, les restaurants, les cafés étaient tous fermés. Une atmosphère d’audace, de courage et de décision planait, mêlée au souffle lourd de la mort. Les postes isolés de sergents de ville avaient disparu. Les sergents de ville apparaissaient de temps en temps, par endroits, en groupes compacts. Les seules forces policières ne pouvaient plus suffire à écraser le mouvement ; les cosaques avaient été appelés en renfort, et dès la soirée des pelotons de cosaques se répandirent dans les rues de la ville.

Je passai ce soir-là sur la Nevski au milieu de groupes d’ouvriers et de prome­neurs traversés par des patrouilles. Parmi les promeneurs on ne voyait plus ni soldat ni officier. Les casernes avaient été mani­festement mises sur le pied de guerre. Le mouvement des tramways, des fiacres et des automobiles diminuait de minute en minute. Les rues n’étaient plus traversées que par des piétons qui se rassemblaient en groupes grossissant et se transformant en foules énormes qui bloquaient tout mouvement.

L’un de ces groupes qui s’était formé sur la Nevski tout près de la Liteini s’éten­dit rapidement sur toute la largeur de la rue. Un agitateur se dressa au-dessus de la foule. C’était le premier meeting organisé sur la Nevski. L’orateur appela les citoyens à lutter contre le gouvernement despotique et contre tous les malheurs engendrés par la guerre. Pendant ce discours un peloton de cosaques s’approcha au pas de la foule. La foule ne

bougea pas. Seuls les gens sur les trottoirs se serrèrent contre les murs des maisons. L’orateur se tut, tout le monde attendait de voir comment les cosaques allaient se conduire. Un profond silence se ht, rythmé par le claquement des sabots ferrés. Des milliers d’yeux suivaient la lente approche des cosaques. Tout le monde paraissait donner d’instinct à cette rencontre entre les ouvriers et les cosaques un sens qui dépassait les limites du jour présent. Les cosaques constituaient la partie de l’armée la plus étrangère à la classe ouvrière et au mouvement révolutionnaire. L’intérêt général à l’égard de cette rencontre, circonstancielle mais significative, était donc compréhensible.

Je ne sais ce qui agit sur les cosaques. La tension des milliers de regards bra­qués sur eux, silencieux mais éloquents se communiqua-t-elle à eux ou bien fut-ce un pas conscient ? Toujours est-il que le peloton se contenta de traverser la foule d’un pas tranquille, un par un et en ordre dispersé. Peut-être fut-ce l’effet de leur volonté propre, de leur décision d’éviter la collision : ni d’un côté ni de l’autre il n’y avait de peur. Pour beaucoup de spec­tateurs rangés sur les trottoirs, ce petit épi­sode historique apparut comme un beau geste des cosaques qui méritait un encou­ragement théâtral et des trottoirs s’éle­vèrent des cris, des bravos, des applau­dissements. Dans la foule on sentit que même sous Puniforme du cosaque battait un cœur mécontent et révolté par la poli­tique tsariste. Des murmures s’élevèrent : « L’armée est avec nous. » Les ouvriers refermèrent leurs rangs, l’orateur reprit son discours sur la nécessité d’entraîner son armée dans la lutte révolutionnaire.

(…) La conduite des cosaques montrait que l’inquiétude, les réflexions et le mé­contentement avaient pénétré jusque dans les casernes cosaques (…) Et des milliers d’hommes en blouse, de pionniers révo­lutionnaires se jetèrent avec une énergie décuplée dans la lutte, appelant les masses ouvrières et les soldats à se lancer dans le combat général contre le régime tsariste. En abandonnant la Nevski et les autres rues du centre de la ville, les ouvriers s’invitaient les uns les autres à revenir le lendemain sur la Nevski, à y amener tout le monde et en se quittant ils se criaient : « Au revoir sur la Nevski ! A demain ! » Dans de nombreux endroits ce jour-là se produisirent des heurts avec la police qui recourut à l’arme blanche. Beaucoup d’ou­vriers furent arrêtés dans les rues ou chez eux. Mais cela n’affaiblit en rien le mou­vement et n’atténua nullement l’enthou­siasme et la volonté de lutte qui avaient saisi toute la

démocraüe prolétarienne.

Samedi 25 février

[C’est le premier jour de la grève générale : 240 000 ouvriers font grève. Le matin le bureau russe du comité central bolchevique élabore un tract qui se termine par les slogans suivants : « Tous sous les drapeaux rouges de la révolution ! A bas la monarchie tsariste ! Vive la République démocraüque ! Vive la journée de huit heures ! Toute la terre des grands propriétaires au peuple ! A bas la guerre ! Vive la fraternité des ouvriers du monde entier ! Vive l’internationale socialiste ! » La grève générale entraîne les secteurs les moins combatifs de la classe ouvrière petrogradoise ( traminots, imprimeurs, commis, ouvriers artisanaux). Les policiers établissent des barrages autour du centre de la ville mais les ouvriers s’infiltrent par milliers vers la cathédrale de Kazan, sur la Nevski, entourée de troupes. Le bureau du comité central s’oppose à l’armement des ouvriers par peur d’un incident malencontreux, mais leur enjoint d’organiser des meetings avec les soldats ou de pénétrer dans les casernes.}

Pour la première fois depuis vingt ans de réaction et de combats, Petrograd vit ce jour- là un afflux aussi massif d’ouvriers dans le centre de la ville… A l’heure du déjeuner une foule énorme était rassemblée autour de la cathédrale de Kazan. Les forces de police étaient nombreuses. Il ne manquait que l’artillerie pour que le tableau fût complet. Les policiers à cheval et les gendarmes se formaient en « ailes de moulin » sur la place et se jetaient sur la foule. L’infanterie était là aussi, sombre et mécontente. Sous la pression des policiers la foule énorme ondulait d’un endroit à l’autre, se dispersait et se rassemblait à nouveau. Les attaques furieuses de la police rencontraient souvent une résistance têtue. Sur les policiers à cheval et sur les gendarmes pleuvaient les pierres, les bouteilles, les cannes. Une fusillade confuse éclata quelque part contre la foule désarmée. Il y eut des blessés, des morts, des arrestations. Tout en opposant la résistance la plus obstinée aux gendarmes et aux policiers, ces « peaux de bêtes à vendre » comme les appelaient les ouvriers, ces derniers évitaient constamment

les heurts avec les soldats. Ils s’efforçaient de se rapprocher des fantassins. Plusieurs fois, au com­mandement de leurs officiers, les soldats mirent le fusil à l’épaule pour disperser la foule mais les femmes s’accrochaient aux canons de leurs armes, un tel vacarme de cris s’élevait que les soldats perdaient la tête et la foule aussitôt les séparait les uns des autres, les détachements se liqué­fiaient, se transformaient en groupes de soldats et d’ouvriers discutant, fermentant, et s’adressant des reproches mutuels (…).

Vers le soir la place Znamenskaia était envahie par des milliers d’ouvriers et d’ouvrières. La police en vint aux mesures énergiques pour disperser les manifestants. Ici et là des échauffourées se produisirent. Le sang des ouvriers coula. Quelques cosaques furent émus par la férocité des policiers et une brève escarmouche se produisit entre le peloton de cosaques et les policiers. Un officier de police fut blessé d’un coup de sabre… Pour la première fois ce jour-là on tira sur des manifestants sans armes, près de l’avenue Liteini et de la rue Mikhailovskaia. Des mitrailleuses avaient été installées dans la nuit du 24 au 25 sur les toits et sur les tours de veille. Le gouvernement se préparait au carnage (…). Ce n’est qu’aux approches du soir que la police réussit à nettoyer la ville du flot des manifestants.

Dimanche 26 février

[« L’essentiel, dit Chliapnikov, c’est d’atti­rer à nous les soldats. Cette tâche repous­sait alors toutes les autres à l’arrière-plan y compris celle de “la formation d’un centre reconnu par tout le monde’’ pour diriger la lutte et en cas de victoire. La part de direction et d’influence sur la lutte en cours qu’avaient nos organisations du parti de bas en haut nous satisfait pleinement. » Comme la veille la ville est bouclée, mais les ouvriers y pénètrent et se promènent dans les rues aux boutiques fermées : pas un tramway ne marchait, pas un fiacre n’était sorti. A 3 heures de l’après-midi, Chliapnikov remonte la Nevski avec une colonne de fonctionnaires, de soldats, de médecins, d’étudiants, de concierges, d’ouvriers et d’ouvrières.}

Quelque part au loin retentit une salve, puis une autre.

Tra-ta-ta-ta cracha tout près de nous, vers la place Znamenskaia, le tremble­ment sec d’une mitrailleuse. Tout le monde s’arrêta, figé sur place et chacun écouta avec angoisse les échos lointains

de la mort (…). Chacun cherche à s’abriter dans les cours, aux angles des rues, sous les corniches des maisons…

Ni panique, ni peur, seulement l’indi­gnation contre le gouvernement qui laisse tuer une foule sans arme, une indignation énorme saisit alors toutes les couches de la population (…).

Sur la place Znamenskaia, la police se jeta sur les ouvriers et les ouvrières sans armes et les chargea en tirant à coups de revolver et en les écrasant de leurs chevaux. La scène était si sauvage qu’elle révolta les cosaques qui se lancèrent à l’assaut de la police. Dans la foule on racontait qu’un cosaque avait fendu la tête d’un capitaine de la police (du commissaire de police de la section Alexandre Nevski). Le récit de cet incident volait de bouches en bouches comme la plus joyeuse des nouvelles. On se dépêcha d’éloigner les cosaques.

Sur la tour des pompiers du quartier Alexandre Nevski déambulaient des sergents de ville armés de carabines, de temps à autre ils épaulaient et tiraient sur les rassemble­ments, sur les groupes d’enfants qui pas­saient dans la Nevski. Il y eut des tués.

Le soir des gendarmes et des sergents de ville qui rentraient seuls chez eux après la fin de leur service se firent massacrer. [Discussion le soir entre les dirigeants bolcheviks. Tchougourine et Kaiourov, de Vyborg sont pour l’armement des ou­vriers. Chliapnikov s’y oppose bien qu’il avoue : « Au langage des mitrailleuses que les généraux tsaristes employaient avec les travailleurs, les prolétaires rêvaient de répondre par le même langage. »]

Lundi 27 février

[Tchougourine, du comité de Vyborg – qui remplissait alors les fonctions de comité de Petrograd – se présente chez Chliapni­kov et lui annonce : « Les ouvriers affluent dans les usines, organisent des meeüngs et décident de continuer la grève générale. Ils exigent des tracts, mais nous n’en avons pas. Tout ce qui existait déjà est épuisé. » Chliapnikov rédige à la hâte un tract qui se termine par les slogans qui suivent : « A bas la monarchie tsariste ! Vive la République populaire ! Toutes les terres des grands propriétaires au peuple ! Vive la journée de huit heures ! Vive le parti ouvrier social-démocrate de Russie ! Vive le gouvernement

révolutionnaire provi­soire ! A bas la tuerie ! »

Les scènes de fraternisation entre ouvriers et soldats commencent. Dans le rayon de Vyborg les choses se gâtent : un meeting d’ouvriers et d’ouvrières devant la caserne du régiment Moskovski est dispersé à la mitrailleuse ; la même scène se déroule devant la caserne du régiment de réserve. Les ouvriers bolcheviks dépêchent Tchougourine au bureau du comité central réclamer des armes. Chliapnikov s’y oppose.]

Quelques heures plus tard arrivait l’infatigable Tchougourine, un fusil dans les mains, une bande de cartouches sur l’épaule, tout souillé de boue, mais resplen­dissant et victorieux. Nous l’emportions.

Il nous apprit que dans certains quar­tiers les soldats, en armes, se joignaient à nous. Par endroits les travailleurs avaient réussi à s’unir aux soldats, à pénétrer dans les casernes, à recevoir des fusils et des cartouches. Peu après d’autres camarades vinrent nous annoncer que nous avions avec nous des automitrailleuses. Les ouvriers y plantèrent des drapeaux rouges et sillonnèrent le quartier !

[Chliapnikov passe l’après-midi chez Gorki avec Tikhonov et Soukhanov.]

Du rayon de Vyborg on nous informa par téléphone que par endroits les ouvriers avaient élu des délégués et les envoyaient au palais de Tauride, où l’on projetait de tenir une réunion des délégués et des orga­nisations du soviet des délégués ouvriers. [Vers 6 heures, Chliapnikov, Tikhonov et Soukhanov partent au palais de Tauride où se réunissait, depuis sa création, la Douma impériale. Chliapnikov y cherche longtemps la salle où peut bien se ré­unir le soviet en formation. Il finit par trouver dans une petite salle une dizaine d’intellectuels qui décident de créer le soviet des députés ouvriers. Sur proposi­tion de Chliapnikov les présents décident d’attendre encore deux heures pour ou­vrir la réunion de fondation du soviet.}

La pièce où devait s’ouvrir la séance des délégués du soviet des députés ou­vriers s’emplissait peu à peu de délégués et de représentants de l’intelligentsia. Ces derniers, particulièrement nombreux cherchaient des mandats de représen­tants au soviet. Pour éviter que la pièce ne fût bondée, on décida de placer une sentinelle à la porte et de ne laisser entrer que les délégués d’usine, de fabriques et d’organisations. Beaucoup « d’anciens » qui avaient joué jadis un rôle dans notre POSDR, mais qui avaient disparu au cours de ces dernières années, apparurent au palais de Tauride. Tous ceux qui, jusqu’à ce jour, s’étaient tenus à l’écart de leur lutte se tournaient maintenant vers les soldats et les ouvriers victorieux et proposaient sans arrêt leurs services comme « chefs » (…).

Il n’était pas loin de 9 heures. Quelques dizaines d’ouvriers représentants des usines et des fabriques s’étaient installés aux places à eux réservées. Je me tenais parmi eux, à côté de ceux que je « sen­tais » du même avis que moi. Parmi les « spectateurs » qui nous entouraient je vis les camarades Molotov et P. Zaloutski, et je leur fis signe de s’approcher pour le cas où nous aurions besoin de nous concerter.

Vers 10 heures du soir, de 40 à 50 dé­légués ouvriers de divers rayons étaient rassemblés dans la salle 12. Aucune vérification des mandats des délégués pré­sents ne fut effectuée, non plus qu’aucun enregistrement des représentants. La plu­part des présents, sinon tous sans excep­tion, avaient des mandats « oraux », sans aucune attestaüon fournie par leur usine. Et d’ailleurs qui pouvait vérifier ?

Chacun supposait que cette réunion n’aurait qu’un caractère préparatoire et que la véritable réunion avec des délégués dûment mandatés se tiendrait plus tard.

Chacun occupa une place à la hâte. Autour de la table se réunit le groupe des « défensistes (4) » avec K. A. Gvozdev à leur tête. Ni Tchkéidzé ni Kerenski, ni aucun des députés de la Douma n’étaient visibles ni à la table ni parmi les groupes qui discutaient.

Les délégués ouvriers venus des divers arrondissements exigeaient l’ouverture immédiate de la séance, car ils étaient pressés de retourner dans leurs arrondis­sements. Aucun ouvrier n’avait envie de rester ici dans ces murs, loin des masses, loin de la lutte. On ne sentait pas, on ne comprenait pas encore que le centre de la lutte s’était déplacé, qu’il était passé de la rue aux salles du palais de Tauride.

Il me fallut abandonner l’idée d’organi­ser une réunion de fraction purement bol­chevique étant donné le tout petit nombre de bolcheviks qui se trouvaient là. Les autres groupes ne se trouvaient d’ailleurs pas dans une meilleure situation, et ils me­naient les affaires « sans esprit de parti ». L’ouverture de la première séance du premier soviet des délégués ouvriers de Petrograd se ht collectivement et dans le chaos. Tout un groupe de personnages voulut se

charger, au même moment de déclarer la séance ouverte : parmi eux N. D. Sokolov, K. A. Gvozdev, Erhlich, Pankov et d’autres, dont les noms ne me sont pas restés en tête. Finalement N. D. Sokolov s’imposa, réussit à ouvrir seul la séance et proposa l’élection d’un pré­sident.

[Certains proposent l’avocat Khroustalev- Nossar, premier président du Soviet de Petrograd en 1905. Les bolcheviks s’y opposent et dénoncent le caractère louche de son activité à partir de 1906et obtiennent son exclusion du soviet. Ce dernier élit un comité exécutif, qui comprend Chliapnikov, décide la parution d’un journal les Izvestia, accueille ensuite le menchevik Tchkéidzé – son futur président – et le S-R Kerenski qui ont auparavant assisté à la séance du comité provisoire de la Douma qui prépare la nomination du gouvernement provisoire du prince Lvov, et s ’ajourne au lendemain. ]

Vive l’unité du Parti ouvrier social-démocrate de Russie ! »

1. L’année 1917, tome I. pp. 17 à 121.

2. Mejraiontsy : groupe d’anciens bolcheviks et d’anciens mencheviks constitué en 1913 à Peters- bourg sur les positions « hors fractions » de Trotsky. Internationalistes pendant la guerre. Les Mejraiontsy, au nombre de 4 000 dans la capitale fusionnèrent avec les bolcheviks, en août 1917. Pour le 9 janvier (anniversaire du Dimanche Rouge de 1905) et le 23 février (Journée internationale des femmes) les Mejraiontsy publièrent un tract (alors que les bolche­viks n’eurent pas la force de le faire) qui se terminait, dans les deux cas, par les mêmes slogans :

« A bas l’autocratie !

Vive la révolution !

Vive le gouvernement révolutionnaire provisoire ! A bas la guerre !

Vive la République démocratique !

Vive la solidarité internationale des prolétaires !

3. Piter : nom familier donné à Petrograd par ses habitants.

4. Défensistes : nom donné aux « socialistes » partisans de la défense nationale pendant la guerre.

… par Soukhanov

et février 1917

Le menchevik Soukhanov, bien qu ’en situation illégale, travaille alors au ministère de l’Agriculture sur l’irrigation du Turkestan. Dans le bureau voisin du sien, deux dactylos tapent sur leur machine à écrire.

« C’était le mardi 21 février. J’étais assis dans mon bureau au siège de la di­rection chargée du Turkestan. Derrière le mur, deux jeunes dactylos parlaient des difficultés du ravitaillement, des querelles dans les files d’attente de­vant les magasins, de l’agi­tation qui régnait parmi les femmes, de la tentative de piller je ne sais quel maga­sin.

  • “Vous savez, à mon avis, c’est le commencement de la révolution’’, déclare soudain l’une d’entre elles. Je n’en crus pas un mot.

Aucun parti ne se pré­parait à un grand boulever­sement. Tous rêvaient, ré­fléchissaient, pressentaient, “sentaient ».

Les demoiselles petites bourgeoises qui tapaient sur leur clavier et bavardaient derrière le mur ne comprenaient rien aux révolutions. Je ne les crus pas, pas plus que je ne crus aux faits indiscutables, ni à mes propres réflexions. La révolution ! C’est trop incroyable ! La révolution, tout le monde le sait, ce n’est pas une réali­té, seulement un rêve. Un rêve de géné­rations, de longues et dures décennies. Et sans croire à la demoiselle, je répétai machinalement à haute voix :

  • “Oui, c’est le début de la révolu­tion » (1).

Les jours suivants, le mercredi et le jeudi 22 et 23 février, on voyait claire­ment se dessiner un mouvement dans les rues, qui sortait des limites des habituels meetings d’usines. Et en même temps se manifestait la faiblesse du pouvoir. Mani­festement l’appareil bâti au fil de décen­nies ne parvenait pas à mettre fin à l’agi­tation à sa racine. La ville s’emplissait de rumeurs et du sentiment de désordre.

Par leurs dimensions, de semblables désordres s’étaient déjà produits de nombreuses di­zaines de fois sous les yeux des contemporains. Ce qui était caractéristique, c’était l’indécision du pouvoir, indécision qui avait manifes­tement déclenché le mouve­ment. Mais il s’agissait de désordres, il n’y avait pas encore de révolution. Non seulement on ne voyait pas encore la fin lumineuse, mais aucun des partis à cette époque ne s’orientait vers cette fin et s’efforçait seu­lement d’utiliser ce mouve­ment à des fins d’agitation.

Dès le 24 février, le mouvement se déversa dans Pétersbourg en un large flot. Des foules ouvrières emplissaient la Nevski et de nombreuses places du centre. (Après un récit détaillé des journées suivantes qui aboutissent au renversement du régime, Soukhanov décrit longuement la réunion constitutive du soviet des députés ouvriers et soldats de Petrograd le 27février au soir. Il analyse longuement le rôle de chacune des figures dirigeantes du soviet et l’évolution ultérieure du Parti socialiste- révolutionnaire (S-R) et en particulier de sa composition sociale (2), puis raconte la séance d’ouverture).

Au moment de l’ouverture de la ré­union des délégués, il y avait environ 250 présents (3). Mais de nouveaux groupes d’individus, dieu sait munis de quels mandats, pleins pouvoirs et avec quels objectifs, ne cessaient d’affluer. (On commence par Vélection d’un prési­dium.)

Dans le présidium du soviet furent aussitôt proposés et acceptés sans objec­tion les députés de la Douma Tchkeidzé, Kerenski et Skobelev. Outre le président et ses deux adjoints furent choisis leurs quatre secrétaires, Gvozdev, Sokolov, Grinevitch et l’ouvrier Pankov, rnenche- vik de gauche (4). Sauf erreur, Kerenski cria quelques phrases dénuées de sens, qui devaient servir d’hymne à la révolution populaire et disparut à l’aile droite (5) pour ne plus réapparaître au soviet.(Des soldats interviennent au nom de leurs régiments. Ils y racontent leur révolte contre leurs officiers et leur vo­lonté de « s’associer à leurs frères ou­vriers (…) pour défendre la cause popu­laire » (6). L’un des moments décisifs est l’arrivée au pas de course d’un soldat du régimentSemenovski-l’un des régiments considérés comme un solide défenseur du tsarisme – annonçant avec enthou­siasme le ralliement de son régiment à la révolution. A sa suite, des délégués de régiments jugés jusqu’alors des bastions du tsarisme (des régiments de cosaques, ceux de la division de blindées, le régiment de mitrailleurs, etc…) annoncent leur ral­liement à « la révolution qui, dès lors écrit Soukhanov, croissait et se renforçait de minute en minute » (7) bien que le gou­vernement tsariste tente de se défendre, réfugié à l’Amirauté sous la protection cle régiments d’artilleurs. La réunion décide cle lancer un appel à la population. Une commission de rédaction est constituée de cinq membres, dont Soukhanov, appel pu­blié ci-après.)

1. N. Soukhanov Zapiski o revolioutsii. Moscou izdatelstvo polititcheskoï literatoury. pp. 48-49.

2. Nous publierons son analyse de l’évolution du Parti socialiste-révolutionnaire (S-R) dans un numéro ultérieur des Cahiers du mouvement ouvrier, très probablement dans le n° 74.

3. D’autres sources indiquent… une cinquantaine ! Comme il n’y a aucune raison d’accuser Soukhanov de mentir (pourquoi ?). il est probable que la cinquantaine désigne le nombre de ceux qui avaient ou prétendaient avoir un mandat et le chiffre de 250 l’ensemble des présents à la réunion, y compris ceux qui venaient en tant qu’individus isolés ou pour voir !

4. Tchkeidzé. menchevik. député à la Douma. Gvozdev menchevik défensiste. Skobelev menchevik. Sokolov menchevik. Grinevitch menchevik internationaliste (c’est-à-dire opposé à la guerre).

5. L’aile droite du palais de Tauride là où se réunissent les députés de la Douma en train de former un gouvernement provisoire dominé par la réaction, présidé par le propriétaire terrien le prince Lvov. Pour Kerenski. c’est là que siège le pouvoir, le seul vrai.

6. Soukhanov. op. cit.. p. 93.

7. Ibid., p. 94.

Barricades sur la perspective Liteïny Petrograd