Rémi ADAM : « Les révoltés de La Courtine », Histoire du corps expéditionnaire russe en France (1916-1920)

Interview de l’auteur (1)

Les Cahiers de La Courtine 1917 : Qu’est-ce qui t’a motivé à écrire un nouvel ouvrage (2) sur le CERF et qu’y trouveront les lecteurs déjà familiers de cette histoire ?

Rémi ADAM : Il y a une multitude de raisons qui ont présidé à la rédaction de ce livre. A commencer par le matériel d’archives, officielles et familiales, que j’ai accumulé depuis des années et qui n’avait pas pu être utilisé jusque-là. Certains de ces documents sont eux-mêmes le produit du travail, en France, mais aussi de plus en plus en Russie, de personnes qui se sont appropriées cette question et alimentent notre réflexion. Cette somme sur l’histoire du corps expéditionnaire est en quelque sorte, au sens mathématique du terme, l’addition de ces énergies. Les travaux et les projets initiés en Russie m’ont incité d’ailleurs à revisiter certaines sources russes et soviétiques. Mais quoiqu’il en soit, l’histoire, et a fortiori celle qui a longtemps été occultée, censurée ou trahie ne progresse, même si on peut avoir parfois l’impression d’un travail de Sisyphe, ne peut s’écrire qu’en continuant à expliquer, à transmettre au plus près de la vérité historique et de notre avancée sur ce chemin.

D’une façon plus générale, il y avait à l’origine de ce projet, et à la faveur du centenaire de la révolution russe, la volonté de rétablir un certain nombre de choses. On peut dire que cela a été l’élément déclencheur du livre. La mauvaise foi et les mensonges de certains historiens et journalistes mis à part, les principaux mécanismes sociaux des événements de l’année 1917, et de la période qu’elle a ouverte, bien au-delà de Petrograd et de la Russie, disparaissaient des ouvrages ou des documentaires qui lui étaient alors consacrés. Face à ces adversaires politiques, j’entends contribuer à remettre cette histoire sur ses pieds.

CLC 1917 : Pourquoi avoir préféré ce titre, « Les révoltés de La Courtine » à celui, repris plus souvent de « mutins » ?

RA : J’ai eu récemment à répondre à la même question lors d’une récente présentation du livre. Cette interrogation rejoint ce que j’ai souligné précédemment du contexte dans lequel il a été écrit. Le titre que j’avais provisoirement retenu lorsque j’ai commencé à m’atteler à la rédaction était : « la révolution en son laboratoire », reprenant l’image qu’avait donnée Trotsky dans son « Histoire de la révolution russe » de l’épisode de La Courtine. D’un côté, la décomposition des unités russes combattant sur le front français s’inscrit effectivement dans le mouvement général de contestation des offensives sanglantes dans lesquelles l’état-major lançait les hommes depuis trois ans, mais de la guerre et de ses responsables. Elle s’exprima, la date est d’importance, ouvertement le 1er mai 1917 (14 mai du calendrier occidental) au moment même où l’échec sanglant de l’offensive Nivelle du 16 avril 1917 entraînait effectivement les deux tiers des divisions françaises dans une forme, ouverte ou le plus souvent diffuse, de « refus collectif d’obéissance », c’est-à-dire de mutinerie. Mais il y avait un mécanisme à l’œuvre en profondeur au sein des brigades russes, celui de la révolution dont le surgissement avait permis en Russie d’abattre le régime autocratique et sanglant de Nicolas II un mois plus tôt. Les soldats russes avaient apporté avec eux les ferments de cette décomposition, mais aussi les éléments, présents notamment dans la mémoire collective du prolétariat russe, de construction d’une autre société : les soviets apparurent sur le front français pour cette raison même.

Mais les autorités françaises étaient bien convaincues du danger que représentaient l’effondrement de l’autorité des officiers russes parmi les 20 000 hommes qui combattaient jusque-là dans ses rangs, sous les yeux des « poilus », l’élection de comité de soldats et l’apparition de drapeaux rouges. Elles firent tout pour isoler ces troupes des unités françaises, mais aussi de la population en les éloignant du front d’abord, puis en les déportant au camp de La Courtine.

Et si les « Courtiniens » (issus pour l’essentiel de la 1ère brigade), comme ils s’appelèrent eux-mêmes, furent en pointe durant les trois mois de ce face à face qui les opposa au gouvernement provisoire de Kerenski, aux officiers (qui les avaient frappés, humiliés durant des mois) auxquels le nouveau régime leur ordonnait d’obéir, et à la France qui les protégeait, il ne faut pas oublier que la majeure partie des troupes de la 3ème brigade les rejoignirent par la suite. Gagnées à leur tour par Octobre, elles firent obstacle également aux plans de la contre-révolution. Dans mon livre, la correspondance des soldats, à laquelle les archives de la censure postale nous donnent accès, en témoigne largement.

CLC 1917 : Est-ce à dire pour autant que toutes les interrogations ont été levées quant au sort des révoltés de La Courtine ? Que reste-t-il à découvrir ou à engager sur ce sujet ?

RA : Malgré l’imprécision de certaines données, le fil de cette histoire permet désormais de tisser une toile suffisamment fine pour faire apparaître un tableau d’ensemble précis. D’une certaine façon, l’ignorance dans laquelle nous sommes longtemps restés du destin personnel d’un grand nombre de figures de la révolte du corps expéditionnaire russe en France a permis de nous concentrer sur les mouvements collectifs et leur dynamique. Il reste aujourd’hui à éclairer les dernières zones d’ombre sur la vie des acteurs de la mutinerie de l’été 1917 avant la guerre, mais surtout après leur retour en Russie soviétique. Des recherches, dont je donne quelques éléments dans ce livre, sont actuellement menées notamment à partir des archives de l’association des anciens soldats des brigades russes en France et à Salonique qui s’était constituée dès leur rapatriement.

On peut imaginer qu’il sera possible également de constituer une sorte de base de données à partir des statistiques, des états de service individuels des membres des unités. Il manque bien évidemment aussi un lieu, un espace muséographie sous une forme ou une autre incarnant ce récit et permettant sa transmission. Une étude comparative entre la destinée des brigades russes en France et dans l’Armée d’Orient, que je n’ai qu’esquissée, pourra être conduite également, d’autant que les unités des 2ème et 4ème brigades russes expédiées à Salonique par le tsar en 1916, a déjà fait l’objet de nombreux travaux en Russie.

Des romans ont été écrits, des pièces de théâtre. D’autres le seront à l’avenir, je n’en doute pas, et contribueront à alimenter nos interrogations, notre perception et notre compréhension de cet épisode de la révolution russe car cette dimension est indispensable pour faire contre-poids à la froideur des archives militaires. Des dessinateurs, des peintres, des poètes s’empareront à leur tour du sujet…et du verbe. Car, au-delà de la recherche, qui trouvera certainement ses acteurs, il reste peut-être avant tout à continuer à sortir cette histoire de l’oubli, à expliquer, à convaincre, mais aussi à combattre, comme j’essaie de le faire pour que l’espoir soulevé en cette année 1917 continue à féconder notre avenir.

(1) Cahiers de La Courtine, n° 9

(2) Rémi Adam : « Les révoltés de La Courtine », Histoire du corps expéditionnaire russe en France (1916-1920), édition AGONE, 2020, 565 p.

Note de lecture (3)

Jean-Paul Gady

Les deux précédents ouvrages de Rémi ADAM sur l’histoire du corps expéditionnaire russe en France datent de 1996 et 2007. Pour qui les a lus et s’intéresse sérieusement à ce pan particulier de l’histoire de la guerre de14-18, ce qui est mon cas, il était légitime de s’interroger sur les compléments et nouveautés que ce 3ème livre allait bien pouvoir apporter aux deux précédents.

C’est donc avec une grande curiosité que pour la première prise en main, je l’ai feuilleté, faisant défiler rapidement les pages pour prendre connaissance de la table des matières. La première impression voire conviction, avant même d’avoir commencé le premier chapitre, est qu’on est là en présence d’un ouvrage scientifique rigoureux avec 1239 notes et références et un index où 541 noms de personnes, de lieux, d’organisations et d’œuvres qui sont cités ! Un livre élaboré manifestement par une recherche très importante et minutieuse dans toutes les sources historiographiques disponibles. Et nous sommes véritablement et agréablement surpris de redécouvrir l’histoire du corps expéditionnaire russe que l’on croyait pourtant avoir apprise en particulier par les 2 premiers livres de l’historien.

« Aboutissement de 20 ans de recherches » nous informe la 4ème de couverture. On comprend pourquoi un temps si long fut nécessaire quand on lit cette multitude d’extraits de lettres, de témoignages, communiqués, exhumées d’archives en France mais aussi en Russie, aux Etats-Unis où pour chaque fait ou situation, de très nombreuses sources sont données avec des points de vue parfois nuancés, voire différents ou contradictoires.

En suivant la chronologie de la formation du corps expéditionnaire à la fin 1915 jusqu’au retour en Russie en 1920 de ces soldats, c’est en compagnie de ces derniers, que l’auteur nous fait comprendre que l’éclatement de la révolution dans leur pays va être l’élément déterminant dans leur évolution et transformation en révoltés et mutins. Ceux-ci décident alors de ne plus être de la chair à canon ni de continuer à subir la morgue et les châtiments des officiers monarchistes.

Nous suivons ces modifications de l’état d’esprit et les actes de révoltes de ces soldats, l’élévation de leur conscience de classe à travers leurs écrits qui le plus souvent ne parviendront pas à leurs véritables destinataires, mais seront retenus impitoyablement par la censure militaire.

Pas plus aujourd’hui qu’hier Rémi Adam ne cache le parti pris qui est le sien : celui des opprimés, des soldats du rang, du combat pour l’émancipation et la défense de la révolution sociale. Mais ceci n’altère en rien bien au contraire, l’attachement à l’examen rigoureux des faits et des évènements, en les présentant dans leur plénitude, avec tous leurs aspects parfois complexes et contradictoires utilisés par les narrateurs, soldats, officiers, diplomates qui sont appelés à en parler. 

Dans ce livre, on prendra connaissance avec un grand intérêt du résultat des recherches de l’historien : sur le début de la révolte autour du mois d’avril 1917 et de l’hécatombe du Chemin des Dames, sur la constitution des comités, sur les 3 mois de mutinerie à La Courtine, sur les controverses concernant le bilan de la répression, sur les conditions de détention à l’Ile d’Aix et en Algérie, sur les évasions des compagnies de travailleurs, sur le rapatriement en 1919 et 1920 et les trajectoires personnelles d’un certain nombre de ces mutins dans les années 1920 et 1930 dans la Russie devenue en 1922 l’Union des Républiques Socialistes Soviétiques.

Faire comprendre et faire vivre les ressorts qui poussèrent cette « troupe d’élite » à se décomposer et à engendrer cette mutinerie, la plus importante qui eut existé sur le front occidental, est aussi un des intérêts et non des moindres de ce livre.

(3) Cahiers de La Courtine, n° 9