Jean-Jacques Marie
Si la tentative manquée d’invasion de l’Ukraine déclenchée par Poutine débouche sur un armistice, voire un accord de paix, dans un avenir plus ou moins proche, la paix retrouvée sera incertaine, fragile et temporaire. Les tensions à l’origine du conflit remontent loin dans le temps et ne trouveront pas de solutions immédiates, à commencer par la question du Donbass et de la Crimée, deux régions dont la population est formée en majorité d’éléments ethniquement russes.
Anne de Tinguy le soulignait dès 2001 dans le chapitre initial de l’Ukraine, nouvel acteur du jeu international, ouvrage rédigé sous sa direction. Elle y écrivait : « Le nouvel Etat (…) commande une grande partie des voies d’accès de la Russie à l’Europe centrale et méridionale (…). Son émergence, qui ampute l’ancien empire russe de son plus beau fleuron (…) bouscule les équilibres internationaux au centre de l’Europe. Elle modifie les données de la sécurité européenne (…). En Russie il a suscité une franche hostilité », qui dépasse les cercles du pouvoir : Alexandre Soljenitsyne dénonçait comme « une aberration » l’indépendance de l’Ukraine dès avant sa proclamation. Boris Eltsine, lui, déclarera le 22 novembre 1997 : « nous nous sommes séparés dans la douleur : il a fallu diviser l’indivisible. »
Curieusement certains chefs d’Etat et hommes politiques occidentaux ont, un moment, vu, eux aussi, une aberration dans l’indépendance de l’Ukraine. Trois semaines avant sa proclamation, le président Bush dénonçait à Kiev même « le nationalisme suicidaire » des Ukrainiens ; mieux encore, Valéry Giscard d’Estaing, déclarait sur France II, le 7 février 1993 : « l’indépendance de l’Ukraine n’est pas plus fondée que ne le serait en France celle de la région Rhône-Alpes ». On ne saurait mieux nier sa réalité nationale.
Ce rejet, dû à la crainte d’une explosion de l’ancien empire soviétique aux conséquences imprévisibles, est alors conforté par une tradition qui menait Jacques Benoist-Méchin à qualifier les Ukrainiens de peuple longtemps « expulsé de l’histoire ». Leur aspiration à obtenir la reconnaissance de leur identité nationale, a longtemps été niée et rejetée. Pourtant Voltaire, qui n’y avait jamais mis les pieds, écrivait déjà dans son Histoire de Charles XII publiée en 1738 : « L’Ukraine a toujours aspiré à être libre. »
Dès la moitié des années 90, les dirigeants des Etats-Unis saisissent, eux, son importance géopolitique, même s’ils appuient le président russe d’alors, Boris Eltsine.
En 1994 Zbigniew Brzezinski, l’ancien conseiller de Jimmy Carter, écrit : « Sans Ukraine la Russie cesse d’être un empire. » La même année le représentant américain Dave Mac Curdy affirme : « peu de pays sont plus importants pour les intérêts américains ». Dès février 1995 l’Ukraine signe un accord de coopération avec l’Otan et, deux ans plus tard, signe avec lui une « Charte de coopération particulière ». Le 18 janvier 2000 la secrétaire d’Etat américaine déclare « dans l’intérêt national de l’Amérique que l’Ukraine réussisse ». Pourquoi ? Pour servir de barrage à une éventuelle pénétration de la Russie en Europe, facilitée par le gaz et le pétrole qu’elle y vend et livre, entre autres, en transit par l’Ukraine. A la fin des années 90, l’Ukraine est le troisième pays du monde à bénéficier de l’aide financière américaine derrière Israël et l’Egypte. L’avidité des dirigeants et des oligarques interrompt un moment cette lune de miel au début de 2003 lorsque Georges Bush apprend que le président Koutchma est accusé d’avoir vendu pour cent millions de dollars d’armes à l’Irak de Sadam Hussein et aurait promis de lui vendre le système de radar Koltchouga (cotte de mailles) permettant de repérer les bombardiers américains dits indétectables.
L’indépendance.
La chute de l’URSS débouche sur la proclamation de l’indépendance de l’Ukraine. Le 24 août 1991 l’ancien secrétaire à l’idéologie du PC ukrainien Kravtchouk faisait voter l’indépendance de l’Ukraine par 346 voix pour sur 350. L’héritage laissé par la décomposition de l’URSS est très lourd, en particulier par le gigantesque pillage de tous les secteurs de l’économie qui se conjugue avec le rôle des pillards dans le domaine politique. Le sociologue russe Igor Kliamkine souligne : « la corruption se perpétue sur l’ensemble du territoire de l’ex-Union soviétique (…) elle existe sur l’ensemble du territoire ex-soviétique et constitue un système. » Le mandat de tous les présidents ukrainiens a été marqué par des scandales financiers. Celui de Volodymyr Zelensky, malgré la tenue modeste dans laquelle il se présente n’a pas échappé à la règle. A la fin d’avril 2023 le journaliste américain Seymour Hersh, titulaire d’une demi-douzaine de prix de journalisme, dont le Pulitzer, mais marqué par ses complaisances pour Bachar el-Assad et Poutine, a accusé, en prétendant utiliser des documents de la CIA le clan Zelensky d’avoir détourné 400 millions de dollars de fonds transférés à Kiev pour l’achat de carburant. Son allégation, peut-être fort exagérée, ne paraît nullement invraisemblable tant il serait étonnant que l’agression de l’Ukraine par Poutine ait, par un coup de baguette magique, épuré l’appareil d’Etat ukrainien de ses pratiques habituelles de vol, concussion, corruption, pillage et détournement de fonds.
A cet héritage qui pèse sur toutes les anciennes républiques soviétiques, de la Russie au Kazakhstan s’ajoute pour l’Ukraine le lourd passé d’une longue oppression nationale qui s’exprime entre autres par le refus souvent affirmé par Poutine d’accepter la réalité même de l’Ukraine comme nation.
Dès 1992 apparaît d’ailleurs le premier accroc dans les rapports entre Moscou et Kiev. Cette année, en effet, les partisans de la réunion de la Crimée avec la Russie prennent la majorité au Parlement de Crimée et adoptent une déclaration d’indépendance annulée bientôt sous la pression de Moscou, qui néanmoins déclare inconstitutionnelle et donc nulle la décision du rattachement de la Crimée prise en 1954 par Khrouchtchev. Moscou tente de maintenir les anciens états soviétiques sous son contrôle, même affaibli en proclamant cette année-là la Communauté des Etats indépendants (CEI). Boris Eltsine le 4 mars 1993 demande aux organisations internationales de reconnaître à la Russie « des pouvoirs spéciaux en tant que garant de la paix et de la stabilité sur tout le territoire de l’ex-URSS » et il exige de l’Ukraine la restitution des armes nucléaires stationnées sur son territoire. C’est chose faite en 1996. En revanche, le refus croissant de Kiev de soutenir les décisions que Moscou prétend imposer à la CEI réduit bientôt cette dernière à n’être qu’un cadre vide.
Les anciens dirigeants de l’Ukraine soviétique restent aux manettes du pouvoir et comme les oligarques russes, organisent un pillage grandiose du pays, entre autres en revendant aux pays occidentaux au prix du marché mondial le gaz que la Russie leur vend à bas prix. Ils provoquent le même désastre social que subit la Russie ; en 1993 l’inflation est de 2500 %, comme en Russie. En 1995, les 3 /4 de la population vivent officiellement en dessous du seuil -fort bas- de pauvreté. Malgré une rude concurrence l’Ukraine devient vite l’un des champions du monde du pillage et de la corruption au point qu’elle obtiendra en 2009, de Transparency International, la médaille du pays le plus corrompu du monde. Leonid Koutchma dès sa première candidature à la présidence en 1994 annonce sa ferme volonté de lutter contre la corruption, qui fleurira pourtant plus encore sous son règne. Pavel Lazarenko, premier ministre de mai 1996 à juillet 1997, se spécialise dans le trafic du gaz. Il transfère les centaines de millions de dollars qu’il vole sur des banques américaines, suisses et des Caraïbes. Démis par Koutchma, le corrompu corrupteur, en juillet 1997, Lazarenko s’enfuit en Suisse avec un passeport panaméen puis, en 1999, aux Etats-Unis, où il est emprisonné pour blanchiment d’argent. Les Lazarenko pullulent. En 2004 à la veille de la fin de son mandat Koutchma, dénoncé pour ses vols, trafics et pillages multiples et accusé d’avoir commandité l’assassinat du journaliste Gongadzé qui en avait dénoncé certains, brade une série d’entreprises à des proches à des prix très bas. Ainsi il vend à son gendre Pintchouk et à l’affairiste Rinat Akhmetov pour le sixième de sa valeur réelle la plus grande usine métallurgique du pays, Krivorojstal qu’ils revendront en octobre 2005, six fois plus cher. On a calculé qu’au cours de ses activités de ministre, premier ministre, puis président, le clan de Ianoukovitch a ponctionné l’Ukraine de 7 à 10 milliards par an et ainsi de suite.
Des partis fluctuants.
La politique et les trafics fraternisent comme à Moscou ; des hommes d’affaires véreux se présentent aux élections comme têtes de liste de partis fantômes pour bénéficier de l’immunité parlementaire. La Douma russe compte autant de passionnés de cette immunité pour le même souci de leur sécurité. Lors des élections parlementaires de 2006 la commission électorale chargée de vérifier les listes des différents partis constate que nombre de noms de candidats figurent sur les listes d’Interpol. Le rite se répétera jusque sous Zelensky, élu en 2019 comme champion de cette lutte toujours promise et jamais menée même s’il prendra en février 2023 quelques modestes mesures destinées à rassurer ses soutiens occidentaux. Les partis, tous liés à un clan du business, ne sont, plus encore qu’en Russie, que des camouflages d’intérêts financiers. Selon le journaliste ukrainien Sergii Garnits « ce ne sont pas des partis qui défendent des idées mais des bandes d’affairistes que l’on peut acheter avec des Rolex ou des Mercedes. » Certains politiciens en changent régulièrement au gré de leurs besoins. Ainsi Porochenko, trust du chocolat, élu député en 1998, rejoint le « parti social-démocrate » du président Koutchma ; en 2000, il intègre le Parti des régions de Ianoukovitch, qu’il quitte en 2001 pour Notre Ukraine, le parti du futur président Iouchtchenko. Il devient Président du conseil de la banque nationale, puis ministre des Affaires étrangères et enfin ministre du Développement économique de Ianoukovitch.
Une farce dramatique ?
Si les conséquences n’en étaient pas si désastreuses pour la masse de la population on pourrait décrire la vie politique de l’Ukraine comme une gigantesque farce mettant en scène voleurs, truands, mafieux, farce qui peut prendre des aspects dramatiques lorsque des gens qui en savent un peu trop sont victimes d’accidents de voiture curieux ou, plus banalement, abattus à la porte de chez eux.
Victor Ianoukovitch, ancien premier ministre du président Koutchma, célèbre pour son inculture autant que pour son avidité, condamné dans sa jeunesse pour vol puis pour viol, candidat à la présidentielle de 2004, a le soutien public et appuyé de Poutine, qui finance sa campagne à hauteur, selon certains, de 300 millions de dollars. En 2004, il tente de falsifier les résultats de l’élection par un trafic des votes éhonté et provoque une vague de protestation qui jettera des hordes de manifestants dans les rues de Kiev. C’est la « révolution orange », qui, en 2005, porte au pouvoir Victor Iouchtchenko, ancien premier ministre de Leonid Koutchma entouré de conseillers américains, marié en 1998 à une américaine d’origine ukrainienne née à Chicago, Katerina Tchoumatchenko ex-fonctionnaire du Département d’Etat et publiquement soutenu par les Etats-Unis. Ioulia Timochenko, ancienne dirigeante de la Compagnie du pétrole ukrainien dont les capitaux reposent paisiblement dans une banque chypriote, nommée par lui premier ministre, promet de réviser les privatisations-pillage antérieures haïes par la population. Devant la résistance des oligarques et des banquiers étrangers qui gèrent leurs dépôts délocalisés, Timochenko ne révisera qu’à la marge quelques menues privatisations. Son gouvernement est bientôt touché par des scandales, dont l’un touche son ministre de la Justice Roman Zvaritch, ancien citoyen américain, dont l’épouse co-organise avec des oligarques la revente illégale en Europe, au tarif mondial, du gaz russe que l’Ukraine achetait alors à un tarif préférentiel. Après les élections parlementaires de 2006 Victor Ianoukovitch, l’adversaire farouche, mais battu, de Iouchtchenko en 2004 devient le premier ministre de ce dernier.
En 2005 à la veille des élections législatives du printemps suivant l’oligarque Rinat Akhmetov invite à Kiev le républicain américain Paul Manafort, chef d’un grand cabinet de lobbying, pour gérer la campagne du Parti des régions de Ianoukovitch pour 150 000 à 200 000 dollars par mois. L’ancien responsable de la communication de Bill Clinton, Joe Lockhart travaille auprès du bloc Ioulia Timochenko (BIouT) et le lobbyiste Stan Anderson travaille pour Notre Ukraine, le parti de Iouchtchenko. Discrédité, Ianoukovitch, le poulain de Poutine, battu aux présidentielles par Iouchtchenko, devient peu après le premier ministre de son vainqueur, qu’il tente de déstabiliser en proposant à des députés du groupe parlementaire du président de 5 à 7 millions de dollars pour changer de groupe.
Pro-américain, pro-européen ou pro-russe, le président en exercice et son entourage de petits, moyens ou grands oligarques organisent le même pillage de l’économie dont la masse de la population paye la note par l’érosion permanente de son niveau de vie. C’est pourquoi, en 2010, Ianoukovitch, pourtant discrédité par ses trafics, manœuvres et manipulations en 2004, est élu président face au sortant Iouchtchenko. Le choix politique offert à la population paraît ainsi réduit aux deux branches d’un piège qui va, cette fois, provoquer une explosion. Mais le choc débouchera une nouvelle fois sur une impasse. Porochenko est élu président après la « révolution de Maïdan » en 2014, puis, accablé par des scandales de corruption, perd en 2019 les élections face à l’acteur Zelensky, crédité alors de 73,2% des voix.
Rien n’a changé après la « révolution Maïdan » de 2014 dans ce kaléidoscope de partis virtuels où tout se vend et s’achète. Ainsi, aux élections municipales du 25 mai 2014 à Odessa, ville gangrenée par la corruption, les deux concurrents finaux Edouard Gourvits et Guennadi Troukhanov, sont tous deux accusés d’avoir eu et de maintenir des liens avec les bandes mafieuses.
Le jeu américain…
En 2002 le gouvernement Koutchma avait officiellement décidé de rejoindre l’OTAN … à terme, un terme laissé dans le vague… En même temps il affirmait souhaiter la création d’une zone de libre-échange avec l’Union européenne d’ici 2007 ; il envisageait ensuite que l’Ukraine devienne membre à part entière de l’UE au plus tard en 2011 alors même que sur le plan énergétique elle est étroitement liée à Moscou qui au fil des ans utilise cette dépendance pour tenter de soumettre Kiev à son autorité dans une histoire aux multiples épisodes et rebonds d’autant que nombre de politiciens et d’oligarques s’emplissent les poches avec le trafic de ce gaz.
L’Ukraine est ainsi devenue un enjeu entre la Russie et les Etats-Unis via l’Union européenne (UE). Ianoukovitch, devenu président en 2010, à peine élu prolonge jusqu’en 2042 le bail qui attribue à la Russie le port de Sébastopol où stationne la marine militaire russe de la mer Noire s’engage alors à signer un accord d’association avec l’UE qui lui promet un prêt de 610 millions de dollars en contrepartie de mesures économiques et sociales drastiques dictées par le FMI (doublement du prix du gaz, réduction puis suppression des dotations gouvernementales aux mines du Donbass, etc.), bref une rigueur budgétaire difficile à imposer à la masse de la population et fort gênantes pour les oligarques petits, moyens ou grands, désireux de continuer leurs pillages. Il craint une explosion sociale et lorsque Poutine, désireux de détacher l’Ukraine des Etats-Unis, lui propose un prêt de 15 milliards de dollars sans contreparties, il saute sur l’occasion puis annule la signature prévue huit jours plus tard d’un accord avec l’Union européenne.
Ses adversaires mobilisent alors contre lui la masse des mécontents, que la police mitraille ; par dizaines de milliers les manifestants envahissent les rues et la place de l’Indépendance pour exiger la démission de Ianoukovitch. Des hommes politiques européens et américains, dont John Mac Cain, et la secrétaire d’Etat adjointe des Etats-Unis, Victoria Nuland, qui souligne que les Etats-Unis ont, depuis 1991, dépensé 5 milliards de dollars pour « démocratiser » l’Ukraine viennent les haranguer. Selon Foreign Affairs : « La clé du problème c’est l’élargissement de l’OTAN, élément majeur d’une stratégie plus vaste qui vise à retirer l’Ukraine de l’orbite russe », ce que Poutine veut interdire. Il réagit à l’éviction de son poulain Ianoukovitch en organisant le rattachement à la Russie de deux territoires majoritairement peuplés de Russes, le Donbass à l’est de l’Ukraine, habité par un véritable mouvement séparatiste et la Crimée au sud.
La guerre entre la Russie et l’Ukraine apparaît déjà une éventualité plus ou moins proche. Ainsi le 23 mars 2014, le général Philip Breedlove, commandant des forces de l’OTAN en Europe, déclarait que « des forces russes très, très importantes » se tiennent « prêtes » à envahir l’Ukraine et à descendre jusqu’à la Moldavie.
L’oligarque Petro Porochenko élu alors président de l’Ukraine, nomme ministre des Finances en mars 2015 Natalie Jaresko, une Américaine d’origine ukrainienne, ancienne fonctionnaire du Département d’Etat américain, qui a travaillé pour un fonds d’investissement ukrainien financé par le Congrès des Etats-Unis, naturalisée ukrainienne le matin même de sa nomination. Le premier ministre ukrainien Arseni Iatseniouk dans une interview au Monde du 13 mai 2015 affirme « L’Ukraine joue le rôle de gilet pare-balles pour l’UE. Plus forte sera l’Ukraine, plus forte sera l’Europe. » Il détaille ensuite les mesures sociales (si l’on peut dire !) très brutales que son gouvernement a prises pour lui permettre, pense-t-il, de jouer ce rôle : « Nous avons renvoyé, l’année dernière 10% des fonctionnaires et nous allons en renvoyer 20 % cette année. Nous avons gelé les salaires et les retraites. Nous avons multiplié par six les tarifs des services communaux. Nous avons largement dérégulé notre économie, suppression des niches fiscales, entamé une décentralisation ». Il ajoute enfin la diminution des indemnités de retraite de 15%, l’âge du départ à la retraite, repoussé de trois ans, et le triplement du prix du gaz ; la population a vu son niveau de vie divisé par trois en un an. Cette politique sociale qui paupérise plus encore la masse de la population mine les bases de l’Union nationale souhaitée pour répondre à l’offensive russe prévue.
Petro Porochenko, qui sollicite l’aide financière de l’Union européenne, dénonce dans une interview à Libération les projets de conquête attribués à Poutine « Poutine veut toute l’Europe » et envisage, selon lui, « une agression contre la Finlande (…) contre les Etats baltes (…) et dans l’espace de la mer Noire ». Mais il jure : « nous combattons (…) pour la sécurité de tout le continent européen ». Le 21 novembre 2014, la coalition gouvernementale à Kiev décide d’annuler le statut de l’Ukraine comme pays non- aligné pour pouvoir adhérer à l’OTAN. Ce n’est pas encore fait. Mais selon Le Monde du 20 avril 2023, l’Ukraine, aujourd’hui « serait un des rares pays au monde à jouir d’accès privilégiés à l’agence nationale de sécurité (NSA), le monstre américain en matière de renseignements électroniques. »
En 2019, le rejet massif de la couche mafieuse des pillards au pouvoir et de son représentant Porochenko a abouti à l’élection de l’acteur Zelensky, soutenu pourtant par des oligarques comme Igor Kolomoïski à la présidence de la République. En 2021 le salaire minimum en Ukraine dépasse à peine 200 euros et la majorité des retraités perçoivent moins. Cette pauvreté, soulignée par le contraste avec le train de vie des oligarques, des affairistes divers et des politiciens corrompus poussait, avant l’agression russe, les ouvriers et les ouvrières ukrainiennes à émigrer massivement.
Les Ukrainiennes sont très appréciées en Allemagne comme bonnes à tout faire, et y sont moins mal payées que dans leur patrie. Des agences spécialisées dans la fourniture de main d’œuvre à bas prix fourmillent. En 2020, un quart des trois millions de permis de séjour attribués par l’Union européenne ont été attribué à des Ukrainiens.
Même si plusieurs millions d’Ukrainiens ont fui leur pays, l’agression de Poutine a provoqué une vive réaction patriotique dans la masse d’une population aux conditions de vie de plus en plus pénibles, mais qui refuse de voir nier sa réalité nationale ; elle a ainsi favorisé une union nationale jusqu’alors douteuse dans ce pays fracturé. Au début de 1923, Zelensky, pour l’encourager nettoie quelque peu son entourage douteux. Igor Kolomoïski est ainsi inculpé pour détournement de fonds d’une entreprise publique. Un chercheur commente : « Tout le monde sait que 90% des entreprises publiques ukrainiennes fonctionnent de cette manière ».
L’agression russe répond à trois objectifs : d’abord détourner vers l’hystérie chauvine favorisée par la guerre le mécontentement suscité par les difficultés croissantes de la vie quotidienne (de 2010 à 2022 Poutine a fermé la moitié des hôpitaux dans un pays aux distances énormes et aux routes médiocres) et pour certains par l’étouffement de toute liberté d’expression ; ensuite repousser la pression des Etats-Unis qui s’exerce à travers le ventre mou de l’Ukraine ; enfin endosser la défroque du sauveur de la patrie, en héritier lointain de Staline, dont il a récemment installé une statue à Volgograd.
L’échec de la guerre contre l’Ukraine menacerait ce triple objectif, voire l’avenir même de Poutine, réduit dès lors à brandir la menace de la guerre nucléaire.
Son échec conforterait le sentiment national ukrainien mais Zelensky devra tâcher de remettre en marche l’économie d’un pays ravagé par la guerre, marqué par l’abîme qui sépare les sommets de la société de la masse misérable de la population ; or la mainmise des oligarques et trafiquants ne sortira pas ébranlée de la guerre dont la fin effacera vite le sursaut patriotique provoqué par elle. Cette nécessité renforcera la dépendance économique, financière et politique de l’Ukraine à l’égard des Etats-Unis et de l’Union européenne, et perpétuera donc les tensions avec Moscou. En 2015 l’un des fondateurs de L’agence de modernisation de l’Ukraine (AMU) déclarait : « l’Ukraine a besoin d’un plan Marshall s’élevant peut-être à quelques centaines de milliards d’euros ». Les ravages de la guerre multiplieront ce chiffre par trois ou quatre et arrimeront donc inévitablement plus encore l’Ukraine aux Etats-Unis et à l’Union européenne. Poutine par sa guerre a renforcé cet arrimage. Le proverbe le dit :« Quos vult perdere Jupiter dementat. »