Note de lecture

Je n’irai pas !

Mémoires d’un insoumis

Eugène Cotte

Editions La ville brûle (15 euros)

C’est en août et septembre 1916, alors qu’il est soigné dans un hôpital de Normandie, que le jeune soldat Eugène Cotte, qui sait qu’il va bientôt repartir au front, écrit ses Mémoires (1), pour, dit-il « plus […] me les remémorer moi-même que pour les faire connaître ».

Ces Mémoires se révèlent passionnants à plus d’un titre. Eugène Cotte naît en 1889 dans un village du Loiret, dans une famille de paysans pauvres. Dans cette famille, la mère est très croyante et tout naturellement, Eugène fait sa première communion, mais son père est républicain parce que, dit-il, « les républicains sont anticléricaux et que mon père n ’aime pas les curés ». Il quitte l’école à 12 ans après avoir obtenu son certificat d’études, mais la soif d’apprendre ne le quitte pas. Il lit beaucoup.

Il trouve du travail comme ouvrier agricole. Il s’intéresse très tôt à la question sociale. Il est d’abord attiré par les socialistes, il lit L’Humanité, commande des brochures à une librairie socialiste de Paris, dont Le Collectivisme de Jules Guesde. Puis il découvre la doctrine anarchiste en lisant Les Temps nouveaux, journal de référence de l’anarchisme à l’époque, mais également L’Anarchie, journal des anarchistes individualistes dont il ne partage pas, cependant, les idées. Ce n’est pas le moindre intérêt de ces Mémoires que de montrer la pénétration des idées révolutionnaires dans les campagnes, loin des grands centres urbains. Certes, ces idées demeurent minoritaires dans un milieu encore très conservateur et encore largement sous l’emprise idéologique de l’Église catholique.

Eugène Cotte insoumis

Au début du XXe siècle, l’antimilita­risme et l’antipatriotisme sont des thèmes importants de propagande des milieux anarchistes, des socialistes insurrection­nels de Gustave Hervé, et de la CGT. Cette dernière diffuse depuis 1901 le Nouveau Manuel du soldat, dans le­quel elle propose aux jeunes ouvriers conscients deux attitudes quand ils sont appelés pour leur service militaire dans l’armée bourgeoise : soit l’insoumis­sion ou la désertion (2), et donc l’exil en Suisse ou en Belgique, soit d’effectuer leur service militaire, mais pour y faire de la propagande antimilitariste. Très peu de jeunes choisissent l’insoumission ou la désertion car cela se révèle très difficile à vivre et les dirigeants cégétistes et anar­chistes encouragent plutôt la deuxième solution. En 1909, Eugène Cotte, lui,choisit l’insoumission car il ne comprend pas que l’on puisse faire de la propagande antimilitariste à la caserne ; c’est, écrit-il, « semblable à quelqu’un qui ferait de la propagande anti-alcoolique au bistrot ».

Insoumis, Eugène s’exile en Suisse francophone où il trouve du travail comme ouvrier dans le bâtiment, mais il fait l’erreur de revenir en France et se fait arrêter à Lyon, lors d’un banal contrôle d’identité. Il se retrouve en prison dans cette ville, en sort en mai 1913 pour rejoindre le 17e régiment d’infanterie à Gap pour y faire son service militaire de deux ans (3). Il choisit de faire une grève de la faim secrète afin de se faire réformer. Il cesse de s’alimenter, il dépérit et, en octobre 1913, après six mois à la caserne, il est réformé !

Eugène Cotte mobilisé

Il rentre chez lui dans le Loiret… et neuf mois plus tard, la guerre éclate. Réformé, il n’est pas mobilisable, mais, en septembre 1914, pour combler les pertes énorme du premier mois de la guerre, un décret ministériel décide de passer en revue tous les réformés et les exemptés. Eugène Cotte est alors déclaré « bon pour le service armé ». Et lui, l’insoumis qui n’avait pas craint l’exil et risqué sa vie pour se faire réformer, accepte de partir et se rallie à la Défense nationale. Il écrit en partie ses Mémoires pour justifier son choix. « Malgré mon aversion pour la guerre, je ne pouvais admettre l’invasion et malgré les fautes de nos dirigeants, qui n’avaient pas su ou pas voulu éviter le conflit, je ne voyais qu’une chose à faire immédiatement : refouler l’étranger : on s’expliquerait avec les responsables en­suite».

Eugène Cotte, qui n’est qu’un simple militant de base, avance aussi la nécessi­té pour les anarchistes de ne pas « aban­donner le peuple et se défiler au moment où celui-ci avait à supporter de si rudes épreuves. […] Ils préféraient partager ses souffrances et s’exposer comme tout le monde, autant pour garder la confiance du peuple que pour ne pas paraître lâches à ses yeux». Rallié à la Défense nationale, Cotte n’est cependant pas un renégat, à aucun moment il ne tombe dans le panneau patriotique, il continue à réfléchir en termes de classes. Pour lui, la guerre est une guerre impérialiste dont il ne sortira rien de bon pour les ouvriers et les gens du peuple, « c’est la souffrance pendant la guerre et la misère en perspective une fois la paix rétablie ! ». Il est envoyé avec le corps expéditionnaire français dans les Dardanelles, puis son régiment est rapa­trié en France où, en juillet 1916, il par­ticipe à l’offensive sur la Somme. Cotte est blessé et transféré dans un hôpital de Normandie, c’est là qu’il va écrire ses Mémoires.

Je n’irai pas ! Mémoires d’un insoumis est un livre d’une grande qualité littéraire. Eugène Cotte possède un sens aigu de l’observation et décrit avec un grand pouvoir évocateur les paysages et les mœurs paysannes et ouvrières de son époque. Il excelle également à dépeindre les comportements des gens qu’il fréquente, ouvriers, patrons, soldats, sous-officiers et officiers. Par ailleurs, tout au long de son récit, on est frappé par la modernité des thèmes qu’il évoque. Ainsi, sur la question du mariage, il prône l’union libre, « deux êtres qui s’aiment n’ont pas besoin de la permission légale donnée par le maire pour vivre ensemble à leur guise ». De même à propos de l’éducation des enfants, il écrit : « [Ils] ne doivent pas avoir à souffrir de l’autorité paternelle ou maternelle et doivent être élevés avec douceur et guidés, éclairés et instruits dans la vie où ils entrent, écartés des mauvais penchants plutôt par persuasion que par contrainte et retenus par l’amour de leurs parents que par la crainte». A une époque où elle est combattue par la morale et sévèrement réprimée par la loi, il défend la contraception : « La science met aujourd’hui les femmes à même de n’être mère que si elles le désirent. La liberté dans la maternité comme dans l’amour».

Guillaume Davranche, l’auteur de Mourir trop jeunes, signe l’introduction et s’est chargé de l’appareil critique pour éclairer et contextualiser certains propos d’Eugène Cotte.

Roger Revuz

( 1 ) Ecrit en 1916. le manuscrit fut découvert à la mort d’Eugène Cotte en 1976. De nombreuses années plus tard, la fille d’Eugène Cotte le confia à Philippe Woims qui signe l’avant-propos du livre.

(2) On est insoumis quand on refuse de devenir’ soldat et on est déserteur quand, soldat, on décide d’abandonner son poste.

( 3 ) En fait, à ce moment-là. une loi vient d’être votée qui porte à trois ans la durée du service militaire.