Les leçons d’Octobre, de Trotsky.
Une traduction enfin complète !
Léon Trotsky : Les Leçons d’Octobre, traduction nouvelle du russe, Les bons caractères, Paris 2015, 75 pages, 4 euros.
Les Leçons d’Octobre ne sont pas bien longues : moins de 75 pages. Mais ce petit texte a servi de détonateur au premier affrontement brutal entre Trotsky d’un côté et tous les autres dirigeants du Parti bolchevique alors regroupés derrière Staline.
Les éditions Les bons caractères ont récemment réédité ce texte certes déjà connu puisqu’il avait été publié dans les Cahiers du bolchevisme en décembre 1924 puis réédité en 1965 dans le volume Staline contre Trotsky chez Maspero… mais le texte alors publié en français avait subi des coupures et la traduction prenait parfois quelques libertés avec l’original russe, dont Les bons caractères nous fournissent pour la première fois une traduction complète, enrichie de notes qui apportent des précisions historiques très utiles.
De la Russie d’octobre 1917 à l’Allemagne d’octobre 1923
Dans ce texte qui servait de préface au tome 3 de ses Œuvres complètes où étaient rassemblés ses écrits de l’époque de la révolution d’Octobre, Trotsky réfléchit aux conditions d’une révolution victorieuse à partir de la double expérience du succès d’octobre 1917 en Russie et de l’échec d’octobre 1923 en Allemagne. Le volume sort des presses à la fin de septembre 1924… La révolution, conclut-il de l’expérience récente de l’Europe, ne peut triompher sans parti. L’affirmation est alors très banale, mais il ajoute : son existence « est une condition indispensable de la révolution mais non suffisante. Il y faut une direction à la hauteur de la situation ». Pour éclairer son idée, Trotsky revient sur la lutte qui se déroula dans les sommets du Parti bolchevique à la veille d’Octobre et sur l’échec en 1923 de la révolution en Allemagne dû selon lui à l’indécision et aux hésitations funestes de la direction du parti communiste allemand.
En cas de situation révolutionnaire, dit-il, le succès ou l’insuccès dépend de la direction du parti. Mais à l’approche de la crise décisive, « tout ce qu’il y a dans le parti d’irrésolu, de sceptique, de conciliateur, de capitulard – bref de menchevique – s’élève contre l’insurrection ». Chaque pas du parti vers la révolution a suscité en son sein des résistances formidables. Et Trotsky rappelle l’attitude de Zinoviev et Kamenev qui, dans leur lettre du 17 octobre 1917, ont opposé à l’insurrection la perspective d’un Parti bolchevique de simple opposition parlementaire au gouvernement provisoire : « La révolution aurait été vouée à la ruine si Lénine n’en avait pas appelé au parti contre le comité central », car « devant la passivité du parti, les espoirs des masses font place à la désillusion » dont l’adversaire profite.
Un tel revirement s’est produit en Allemagne en septembre 1923 et aurait pu se produire en automne 1917 en Russie, sans Lénine. Trotsky met ainsi en cause le comité central de 1917 au moment même où la direction se hisse au-dessus du parti comme un organe incontrôlable, incontrôlé et intouchable. Il a beau écrire : « Il serait par trop mesquin de faire de ces désaccords une arme de lutte contre ceux qui se sont alors trompés » (1), cette précaution verbale ne pèse pas lourd face à sa désacralisation sacrilège du comité central.
Une tempête
Les Leçons d’Octobre soulèvent une tempête dans les sommets du parti. Zinoviev et Kamenev sont offensés par leur mise en cause individuelle, Staline parce que, vu son rôle très discret en 1917, son nom n’est jamais cité dans l’ouvrage. Staline laisse ses deux amis du moment tirer les premiers. La vieille garde se lance à l’assaut de Trotsky en 1924 avec beaucoup plus de détermination qu’à l’assaut du gouvernement provisoire en octobre 1917. Le 24 octobre, Zinoviev et Kamenev dénoncent l’ouvrage de Trotsky comme « une déformation consciente de l’histoire du parti ». Sept ans plus tôt, le 18 octobre 1917, la Pravda publie une pluie de lettres commanditées du Kremlin. Puis tous ceux qui savent plus ou moins la manier dégainent la plume : Boukharine, épargné par Trotsky, vu la minceur squelettique de son rôle en octobre 1917, ouvre le feu dans la Pravda du 2 novembre où il dénonce « l’opération de sape » de Trotsky et tonne : « Le parti demande du travail, pas de discussions nouvelles. »
« Le parti ne veut pas de discussion »
C’est le leitmotiv de toutes les forces coagulées autour de l’appareil : pas de discussion ! L’anathème fleurit. Le 17 novembre, Kamenev rédige un projet de résolution pour le comité de Moscou du parti qui affirme : « Le parti ne veut pas de discussion, mais il veut indubitablement et il l’obtiendra, que soit donnée une riposte décidée aux falsificateurs du bolchevisme » (2). Le ton est donné : pas de discussions… mais une avalanche de ripostes musclées. Dans un rapport aux cadres du parti de Moscou du 18 novembre, répété dans deux autres réunions et publié dans la Pravda sous le titre « Léninisme ou trotskysme ? », Kamenev présente Trotsky comme une vieil ennemi du « léninisme » : « A partir de 1903 (…), Trotsky joua le rôle d’un agent du menchevisme dans la classe ouvrière ». Lénine l’a stigmatisé. Lénine mort, Trotsky veut « prendre sa revanche » et « empoisonner les esprits des jeunes (…). Il démontre qu’il n’est pas un bolchevik ». Il est donc un élément étranger : « Trotsky est devenu l’élément conducteur de la petite bourgeoisie dans notre parti, le symbole de tout ce qui dans le parti est opposé au parti. (…) Qu’il le veuille ou non – et certainement, il ne le veut pas – il est l’espoir de tous ceux qui veulent s’émanciper de la férule du parti communiste », donc des forces contre-révolutionnaires. Trotsky est donc objectivement un agent de la bourgeoisie ; demain, sous la houlette de Staline, il le deviendra subjectivement. Mais Kamenev et Zinoviev aussi !
Staline répète le lendemain l’alternative « Trotskysme ou léninisme ? » dans un discours publié le 20 dans la Pravda ; Zinoviev répète : « Bolchevisme ou trotskysme ? Où mène la ligne du trotskysme ? » dans la Pravda du 30 novembre. Il accuse Trotsky, de vouloir « substituer le trotskysme au léninisme » et, pour cela, de tenter « une révision ou même une liquidation du léninisme ». C’est donc l’ennemi numéro un. Un peu plus tard, il accuse Trotsky de chercher à transformer ce dernier en club de libres opinions. Le secrétaire du PC ukrainien, Kviring, martèle : « Le parti ne veut pas de discussions ! » C’est le leitmotiv général de l’appareil bureaucratique en train de se cristalliser. La discussion est pour lui un péché mortel.
Staline, lui, définit les péchés du « trotskysme » en formules simples que tout apparatchik peut aisément apprendre par cœur et répéter : « Le trotskysme est méfiance envers le parti bolchevique (…) envers les chefs du bolchevisme, une tentative pour les discréditer » (19 novembre). « Le trotskysme est une des variétés du menchevisme (…) ; la révolution permanente (…) est une des variétés du menchevisme (…), la désespérance permanente » (20 décembre).
Le 30 novembre 1924, Trotsky rédige, sous le titre : « Nos divergences », une longue réponse à ses adversaires où il tente de calmer le jeu, en précisant d’emblée : « Si je pensais que mes explications pourraient verser de l’huile sur le feu (…), je ne le publierais pas, aussi pesant soit-il de rester sous le coup de l’accusation de liquider le léninisme. » Ses adversaires utilisent ce souci affirmé d’apaisement pour se réserver le droit de jeter de l’huile sur le feu et refuser de publier sa réponse.
Boukharine donne, le 13 décembre, sa « dimension théorique » à la campagne. Il dénonce la « révolution permanente » comme fondée sur « une sous-estimation » de la paysannerie (formule bientôt rituelle et litanique indéfiniment répétée). Des négociations de Brest-Litovsk à sa proposition de planification économique, Trotsky, affirme Boukharine (qui, en mars 1918, voyait dans la signature de la paix de Brest-Litovsk une trahison de la révolution mondiale !), n’a cessé de se tromper.
Staline profite de l’occasion pour annoncer discrètement son invention « théorique » : la possibilité d’« édifier le socialisme dans un seul pays », même ruiné et arriéré comme l’Union soviétique… avec le succès que l’avenir démentira.
Jean-Jacques Marie
( 1 ) Staline contre Trotsky. Maspero. 1965. pp. 35-65.
(2) Ibid., pp. 165-166.