Notes de lecture

Trop jeunes pour mourir, ouvriers et révolutionnaires face à la guerre (1909-1914)

Guillaume Davranche

Editions L’imsomniaque-Libertalia, 2014 (20 euros)

Trop jeunes pour mourir raconte cinq années méconnues du mou­vement ouvrier français et plus particulièrement du mouvement libertaire de 1909 à la déclaration de guerre en août 1914.

S’appuyant sur le dépouillement d’archives policières (1) et la presse syndicale et anarchiste de l’époque, Guillaume Davranche dresse un tableau vivant du mouvement ouvrier de cette période. C’est une époque d’intense lutte des classes qui voit se multiplier les grèves, dont celle des postiers en 1909, qui se termine par une défaite et la radiation de 700 postiers. Elle est suivie d’une vague de sabotages des lignes télégraphiques – Mam’zelle cisaille entre en action – qui touche cinquante départements, dans le but de contraindre le gouvernement à les réintégrer. En 1910, la CGT mène campagne contre le projet de retraites ouvrières par capitalisation, projet défendu par le Parti socialiste (2). L’ouvrage nous fait vivre les grèves, avec leur chasse aux « renards » (3) à qui on réserve la « chaussette à clous » (les coups de pied) et la « machine à bosseler » (les coups de poings) ; la solidarité avec l’organisation des « soupes communistes » ; les meetings monstres qui peuvent réunir plusieurs milliers de participants et où, à une époque où la sonorisation n’existe pas, on dresse plusieurs tribunes afin que le maximum de participants puisse entendre le discours des différents orateurs. La notion d’action directe prend corps quand l’auteur décrit les militants de la CGT brisant les vitrines des commerces qui s’obstinent à fermer trop tard le soir ou à ouvrir le dimanche ! L’ouvrage raconte également la lutte des ménagères contre la vie chère et consacre plusieurs pages à la figure haute en couleurs du libertaire Georges Cochon, principal animateur de l’Union syndicale des locataires, qui, alliant action directe et médiatisation, aime jouer des tours de… Cochon aux propriétaires ! Militer dans les rangs syndicalistes révolutionnaires et anarchistes expose en permanence à la répression : l’arrestation, les procès et la prison… ou l’exil vers la Suisse ou la Belgique pour y échapper.

Syndicalistes révolutionnaires et anarchistes- syndicalistes

Souvent, quand on évoque l’histoire de la CGT avant 1914, on a tendance à user des vocables anarchistes-syndicalistes et syndicalistes révolutionnaires l’un pour l’autre. L’un des objectifs de Trop jeunes pour mourir est de montrer que les deux termes n’étaient pas totalement syno­nymes.

Avant 1914, la CGT est divisée entre une tendance réformiste, pour qui le syndicat doit se limiter à l’action corpora­tive ; une tendance guesdiste, partisane de l’unité organique avec le Parti socialiste et opposée à la grève générale ; et une ten­dance syndicaliste révolutionnaire, anti­militariste, antipatriote et antiparlemen­taire, partisane de l’action directe et de la grève générale. Cette dernière est ma­joritaire au comité confédéral de la CGT. Les syndicalistes révolutionnaires comme Monatte, Merrheim ou Griffuelhes sont de sensibilité libertaire, mais pour eux, le syndicat se suffit à lui-même. Mais dans la CGT, au sein de la tendance syndica­liste révolutionnaire (mais plutôt dans les structures de base du syndicat), on trouve également des militants anarchistes-syndicalistes, pour qui une organisation po­litique anarchiste est nécessaire en com­plément de l’action syndicale. Jusqu’en 1913, les uns et les autres sont sur la même ligne politique, mais confrontée à la ré­pression, la direction confédérale amorce une « rectification de tir » en annonçant son intention de davantage se consacrer à l’action corporative, ce qui provoque une crise avec les anarchistes.

Les anarchistes individualistes consti­tuent une autre tendance de la mouvance anarchiste, à l’époque en pleine déliques­cence. L’Anarchie est leur hebdomadaire de référence. Les individualistes sont opposés à toute forme d’organisation politique, en revanche, ils ne sont pas opposés à l’illégalisme, certains étant même adeptes du « cambriolage et du browning »… comme ceux qui prendront part à l’aventure de la bande à Bonnot, les « bandits tragiques » à qui Guillaume Davranche consacre deux chapitres en montrant que les critiques les plus sévères sur les dérives de l’individualisme vinrent des anarchistes-syndicalistes.

Plusieurs chapitres sont consacrés à la genèse d’une organisation anarchiste. En 1910, sous l’impulsion de Gustave Hervé, il est question de fonder un Parti révolutionnaire regroupant les socialistes refusant l’orientation réformiste du Parti socialiste et les anarchistes. A cette occasion, Guillaume Davranche réévalue le rôle joué par Gustave Hervé dans le mouvement ouvrier. Gustave Hervé sombra dans l’Union sacrée en 1914 et évolua vers l’extrême droite par la suite, et les historiens ont souvent tendance à évaluer son action d’avant 1914 au regard de son évolution politique ultérieure. Mais en 1910 il appartient à la tendance insurrectionnelle du parti socialiste, une tendance très minoritaire, mais avec La Guerre sociale, hebdomadaire qu’il a fondé en 1906, Gustave Hervé exerce une réelle influence sur les syndicalistes révolutionnaires de la CGT… tout en agaçant certains de ses dirigeants comme Victor Griffuelhes pour qui Hervé n’était qu’un « braillard ».

La Guerre sociale défend des positions antiparlementaires, antimilitaristes et antipatriotes, Hervé signe ses articles Le Sans-Patrie. Son bras droit à La Guerre sociale est l’anarchiste Miguel Almereyda. En 1910, une campagne pour l’abstention aux élections législatives organisée par les anarchistes et soutenue par La Guerre sociale est un succès quantitatif et qualitatif. Pour Guillaume Davranche, elle fut un « tremplin vers l’organisation des forces révolutionnaires ».

Mais, au printemps 1911, Gustave Hervé « rectifie son tir », aujourd’hui on dirait qu’il se « recentre ». Il abandonne ses positions antimilitaristes et prône dorénavant l’union PS-CGT… C’est la guerre ouverte avec les anarchistes et la fin de la perspective d’un parti révolu­tionnaire regroupant socialistes révolutionnaires et anarchistes. En 1910, ces derniers fondent la Fédération révolu­tionnaire communiste, qui devient, en 1912, la Fédération communiste anar­chiste (FCA), forte de 1 000 militants ouvriers, jeunes pour la plupart. En 1913, un congrès national anarchiste achève F unification de tous les groupes anar­chistes, la nouvelle organisation prend le nom de Fédération communiste anar­chiste révolutionnaire et adopte un mani­feste qui commence par une « répudia­tion de l’individualisme ».

Les débats dans le mouvement ouvrier

Tout au long des 540 pages de l’ou­vrage, Guillaume Davranche nous fait vivre les débats qui agitent le mouvement ouvrier de l’époque. Ainsi celui sur la place des femmes, dans un mouvement ouvrier essentiellement masculin ; en 1898, à Rennes, se tient le dernier congrès de la CGT à adopter une résolution contre le travail féminin. Ensuite, la CGT luttera pour l’égalité des salaires entre hommes et femmes. Ees ouvriers sont encouragés par les militants à amener leur femme aux réu­nions syndicales. Dans certains syndicats, les résistances sont très fortes. En 1913, l’affaire Gouriau ébranle la CGT. Emma Gouriau est typographe comme son mari, syndiqué à la Fédération du Livre. Mais cette dernière refuse l’adhésion d’Emma au syndicat et exclut son mari, militant depuis vingt ans… parce qu’il laisse tra­vailler sa femme ! Face à l’opposition de certains syndicats d’accepter les femmes, la question de fonder des syndicats de femmes sera posée. La syndicalisation des femmes était inscrite à l’ordre du jour du congrès confédéral de la CGT à Grenoble prévu en septembre 1914 mais la guerre interrompit le processus.

Autre sujet qui provoque de violentes polémiques dans la CGT : celui sur le fonctionnarisme, autrement dit les per­manents dans les syndicats. Il oppose les anarchistes qui veulent la rotation auto­matique des permanents… et ceux qui sont contre en arguant que les syndicats ne disposent pas suffisamment de mili­tants capables ou tout simplement de mi­litants prêts à accepter des responsabilités.

Trop jeunes pour mourir raconte aus­si la pénétration de l’antisémitisme dans le mouvement ouvrier avec l’évolution d’Emile Janvion et d’Emile Pataud, dirigeants de la CGT, tous les deux militants libertaires qui évoluent à partir de 1911 vers l’antisémitisme. Cette dérive condui­ra Emile Janvion à rejoindre l’Action française.

Un mouvement ouvrier antimilitariste

L’antimilitarisme est une préoccupa­tion majeure des syndicalistes révolutionnaires et des anarchistes. L’ouvrage raconte, avec beaucoup de détails, la lutte contre la guerre et le militarisme. Ainsi, pour soutenir financièrement les jeunes ouvriers appelés sous les drapeaux, les syndicats organisent le sou du soldat. Il s’agit de leur envoyer un petit pécule… accompagné de propagande antimilita­riste. La répression s’abat sur les jeunes soldats accusés de propagande antimilita­riste, ils sont envoyés à Biribi, terme qui désigne l’ensemble des structures disci­plinaires et pénitentiaires d’Afrique du Nord. Les 10 000 à 15 000 condamnés y sont soumis aux pires sévices. La suppres­sion des bagnes militaires a été une reven­dication constante du mouvement ouvrier dans cette période.

Le débat est parfois vif entre les anar­chistes qui poussent à l’insoumission et à la désertion et ceux qui, dans la CGT, mènent d’abord une propagande contre l’utilisation de l’armée contre les grèves. En 1913, dans un contexte de tensions internationales, le mouvement ouvrier mène campagne contre la « loi des trois ans », loi qui doit faire passer le service militaire de deux à trois ans. A cette occasion, les anarchistes de la FCA éditent un manuel insurrectionnel, « En cas de guerre », dans lequel ils prônent, en cas de mobilisation, le sabotage des lignes de communication, de l’électricité et dans lequel ils expliquent qu’il faudra arrê­ter les rotatives de la presse bourgeoise et prévoir d’éliminer physiquement, préfets, ministres et autres officiers su­périeurs ! Le gouvernement, pour parer à un éventuel sabotage de la mobilisa­tion, met en place le Carnet B, fichier de 15 000 militants (4) qu’il faudra arrêter et enfermer dans des « camps de concen­tration » (sic) en cas de mobilisation.

La loi des trois ans ayant finalement été adoptée, elle a pour conséquence de maintenir une génération un an de plus sous les drapeaux… et ainsi de provoquer une pénurie de main-d’œuvre que le patronat s’empresse de combler en faisant appel à la main-d’œuvre étrangère. Face à la montée du nationalisme, les risques de rejet xénophobe des ouvriers étrangers sont grands. La CGT va tenter de syndi­quer les ouvriers étrangers pour empêcher une pression à la baisse des salaires. Elle demandera aux syndicats étrangers de dissuader l’émigration en France, mais certains militants condamnèrent cette pro­position en la jugeant étroitement protec­tionniste.

De la grève générale à l’Union sacrée

Le dernier chapitre de l’ouvrage est consacré aux « dix journées drama­tiques » du 25 juillet au 4 août 1914 qui virent la quasi-totalité du mouvement ouvrier sombrer dans l’Union sacrée et re­nier les engagements pris dans les congrès d’avant-guerre. Nous revivons ces instants dramatiques où les militants vivent dans la hantise de voir le Carnet B appliqué. Guillaume Davranche nous montre toute la complexité du processus qui conduira à l’acceptation de l’Union sacrée. Pour lui, Jaurès et les socialistes se sont fait « enfumer » par le président du Conseil Viviani, ex-socialiste, ex-propagandiste de la grève générale, qui leur a assuré que le gouvernement œuvrait pour la paix alors qu’il n’en était rien. Le 28 juillet, la CGT publie un manifeste dans lequel il n’est plus question de grève générale mais « pour la première fois, en soulignant la responsabilité de l’Autriche, la CGT choi­sit son camp dans le conflit qui se pré­pare ». Le 31 juillet, c’est l’assassinat de Jaurès. A son enterrement, Léon Jouhaux, secrétaire général de la CGT, lui rend un vibrant hommage… et se rallie à T Union sacrée. Il est applaudi par Maurice Barrés, le chantre du nationalisme revanchard.

Trop jeunes pour mourir est un livre dense et foisonnant qui sait tenir le lecteur en haleine tout au long de ses 540 pages illustrées de dessins tirés de la presse militante de l’époque, essentiellement de La Guerre sociale mais également de L’Humanité, de L’Anarchie et des Temps nouveaux, autre hebdomadaire anarchiste. Une table des matières et un index extrê­mement détaillés permettent de retrouver facilement une information. La consulta­tion du blog (5) de Guillaume Davranche complète utilement et agréablement la lecture de son livre.

Roger Revuz

(1) Dans les archives policières, on trouve beaucoup de rapports écrits par les mouchards qui infiltraient la CGT et les organisations anarchistes. « A condition d’y faire le tri, leur production [constitue], 50 ans plus tard, un gisement d’informations inestimable pour les historiens », Guillaume Davranche, p. 352.

(2) Le Parti socialiste, dont le nom exact est Parti socialiste unifié, est fondé en 1905. Il est la Section française de l’internationale ouvrière (SFIO). D’après Guillaume Davranche, le sigle SFIO est rarement utilisé avant 1914. Dans les milieux militants socialistes on parlait également de F Unité. Par dérision, les anarchistes parlaient du Parti socialiste urnifié.

(3) « Renard » est le terme le plus utilisé à l’époque pour désigner les « briseurs de grève », le terme de « jaunes » étant alors plutôt réservé aux membres des syndicats contrôlés par les patrons dans le but de contrer les grèves.

(4) Guillaume Davranche cite ce chiffre d’après L’Humanité du 14 mars 1912. mais, dans une note de bas de page, il précise qu’il n’y en aurait eu que 1 771. selon un témoignage au procès Malvy en 1918 (p. 354).

(5) Tropjeunespourmourir.com