En attendant la conférence, nous vous invitons à consulter ce dossier de temps en temps. Des documents seront ajoutés. Nous les installons en lien suite à l’introduction
Sans doute encouragé par la puissante vague révolutionnaire qui déferle alors sur l’Allemagne, ravagée par une gigantesque crise économique et sociale, Trotsky lance alors une bataille pour la démocratisation du Parti bolchevik au pouvoir en URSS. Dans une lettre au Comité central du 8 octobre 1923, il dénonce « la bureaucratisation de l’appareil du parti qui s’est développée dans des proportions inouïes » et « la très large couche de permanents qui, en entrant dans l’appareil de direction du parti, renoncent complètement à leurs opinions politiques personnelles». Pour « la large masse des adhérents du parti chaque décision apparait sous forme d’ordres ou de sommations. »
Une semaine plus tard, 46 cadres du parti reprennent ce réquisitoire dans une lettre au Comité central : «La démocratie dans le parti est moribonde. La libre discussion y a pratiquement disparu. Ce n’est plus le parti qui élit ses dirigeants mais ces derniers qui désignent les délégués aux congrès. (…) Ce régime intolérable détruit le parti en le remplaçant par un appareil bureaucratique sélectionné (…) incapable de faire face aux crises et qui menace d’être totalement inefficace face aux événements graves qui s’annoncent.»
Ces deux textes sont l’acte de naissance effectif de l’Opposition de gauche. Trotsky et les 46 prolongent et approfondissent la critique faite dix mois plus tôt par Lénine, qui avait alors dénoncé l’appareil d’Etat comme un héritage du passé et critiqué son « bureaucratisme », mais n’évoquait pas l’appareil du parti dont il stigmatisait seulement le « pouvoir illimité » qu’avait acquis Staline en accédant à sa tête. Trotsky, lui le prend de front.
Au même moment, la direction du PC allemand, avec l’aval de Moscou, décommande l’insurrection décidée. L’espoir de la révolution en Allemagne qui romprait l’isolement de l’URSS s’éteint dans un fiasco organisé par l’appareil de Moscou. C’est une étape décisive de la consolidation de l’appareil et de sa victoire. C’est la débâcle, d’autant plus démoralisante qu’elle s’est produite sans combat effectif. Or, la lettre que Maguidov, le secrétaire du parti communiste de la région de Poltava en Ukraine, adresse, le 10 novembre 1923, à Staline le montre : la révolution en Allemagne dominait même les soucis quotidiens d’ouvriers, révoltés, écrit-il, par « l’inégalité criante » entre « les sommets » et la « base », et les privilèges que s’attribuent les bureaucrates. Les mineurs du Donbass, « plus mal logés que des bestiaux » et très mal payés, ont massivement fait grève en octobre, puis ont repris le travail en expliquant : « Nous aurions réglé nos comptes, (…) , mais voilà il est impossible de trahir la révolution allemande ». Maguidov dénonce « l’absence de toute information sur la situation intérieure du parti » alors que la base « désire savoir tout qui se passe en fait ». Il ajoute : « La vieille garde du parti est très abattue » et réclame l’instauration effective « de la démocratie ouvrière à l’intérieur du parti. » Ironie de la situation, il s’adresse à Staline, le bureaucrate en chef, alors que ses positions sont proches de celles de Trotsky, mais chacun des deux ignore les
prises de position de l’autre.
La lettre des 46 est le premier acte de l’opposition radicale entre deux perspectives : d’un côté l’affirmation que la construction du socialisme dans l’Union soviétique à l’économie encore balbutiante est organiquement liée à la victoire de la révolution dans les pays capitalistes avancés, de l’autre la prétendue possibilité de construire le socialisme dans une Union soviétique isolée du marché mondial, simple couverture théorique des appétits de plus en plus insatiables de l’avide caste bureaucratique parasitaire naissante ravagée par la corruption et qui se gave au-dessus d’une paysannerie et d’une classe ouvrière confrontées à des conditions de vie lamentables que reflète une chansonnette désabusée qui circulait dans le pays au début des années 30 : « Niet miasa, niet masla, niet moloka, niet mouki, niet myla, no zato iest Mikoian » (Il n’y a pas de viande, il n’y a pas de beurre, il n’y a pas de lait, il n’y a pas de farine, il n’y a pas de savon, mais en revanche il y a Mikoian » commissaire au commerce extérieur).
La formation de l’Opposition de gauche en 1923 débouchera, 15 ans plus tard, sur la proclamation de la IVe Internationale, dont Staline diffamera et massacrera les milliers de partisans en URSS pendant que ses agents politiques et policiers organiseront la calomnie et la traque de ses militants dans le monde entier.
Un rituel encombre l’histoire de cette période : remplacer cette opposition entre le combat pour la révolution mondiale et la contre-révolution bureaucratique par une prétendue rivalité Staline-Trotsky pour le pouvoir. En 1990 l’historien soviétique Victor Danilov insistait : « Prendre la lutte qui se déroula à l’intérieur du parti pour une lutte pour le pouvoir de tous ses protagonistes a été un mythe très utile à Staline», que journalistes , universitaires et historiens ont servilement répété… en toute indépendance d’esprit.