Jean-Jacques Marie
Article publié dans les Cahiers numéro 81
La collection de poche Folio Gallimard a publié en 2017 une biographie de Trotsky par Michel Renouard. Ce dernier a, selon la présentation qui ouvre l’ouvrage, été « correspondant d’Europe 1, de Paris-Jour et de l’agence Reuters, enquêteur de Dominique Lapierre pour Paris brûle-t-il ? et de Cette nuit la liberté, journaliste puis professeur à Amherst (États- Unis), Carlisle (Angleterre), Nairobi (Kenya), Poitiers, Rennes et La Rochesur- Yon ». Un globe-trotter donc. Agrégé de lettres, docteur d’État en littérature, ce professeur des universités, spécialiste de l’Empire britannique, a créé le Sahib, premier laboratoire français consacré aux études anglo-indiennes. Michel Renouard est l’auteur de quarante-sept ouvrages, parmi lesquels Histoire et civilisation de la Méditerranée (Ouest France 2006), La Littérature indienne anglophone (Atlande 2007), Naissance des écritures (Ouest France 2011). Et son quatorzième roman s’intitule Le Siamois de Brest (Gisserot 2016). Il a publié Lawrence d’Arabie (2012) et Joseph Conrad (2014) dans la collection Folio Biographies. Certes, voilà qui manifeste une vaste curiosité intellectuelle et un appétit de
savoir peu banal… mais on peut légitimement se demander en quoi tout ce parcours prépare-t-il à une étude sur Trotsky et la révolution russe ? La conclusion de cette biographie, en tout cas, ne saurait manquer d’étonner. Renouard y écrit : « À y bien regarder, l’amour que, pendant quatre décennies, il porta à sa femme, Natalia Ivanovna Sedova, A ÉTÉ SA PLUS BELLE, ET PEUT-ÊTRE SA SEULE VRAIE RÉUSSITE, celle qui a constitué l’ironique (pourquoi ironique ? J.-J. M.) point d’orgue de son existence tourmentée à travers les “steppes incommensurables” d’un singulier destin (…). Les dieux, auxquels Lev Davidovitch Bronstein ne croyait pas, ne l’ont pas épargné. Ils lui ont pourtant réservé le plus rare des cadeaux : la discrète mais lumineuse présence à ses côtés d’une femme d’exception, Natalia Ivanovna Sedova » (pp. 267-268).
Donc la seule réussite de Trotsky, ce serait son roman d’amour avec Natalia. Pourquoi alors lui consacrer un livre entier… dans lequel ledit roman n’occupe qu’une place, par ailleurs… et inévitablement, très réduite ? L’ouvrage comporte quelques autres révélations. On y apprend que « les révolutionnaires ne rêvent que de créer le chaos » (p. 134). Quant aux divergences qui ont séparé – parfois brutalement dans les mots – Trotsky et Lénine de 1904 à 1917, l’auteur les évoque avec une désinvolture très journalistique et fort peu politique. Que l’on en juge : « Les rapports qui unissent et séparent Lénine et Trotsky peuvent également être placés sous le signe des relations familiales : on s’apprécie, on s’aime, on se fâche, on se boude, puis on se retrouve sans trop savoir, avec le temps qui passe, quel a été l’objet de la brouille » (p. 134). Rien n’est plus faux. Pendant ces treize ans, les points de désaccord sont clairs et nets et chacun les exprime… avec clarté et netteté !
L’auteur enfin nous livre ici et là quelques remarques curieuses. Ainsi, évoquant l’échec de l’Armée rouge lors de la guerre avec la Pologne en 1920, il affirme : « Trotsky n’est pas chagriné par l’échec des Rouges en Pologne » (p. 164)… Ah bon ? Pourquoi ? « Car un succès militaire à Varsovie aurait contredit un de ses principes : l’Armée rouge n’a pas à exporter la révolution par les armes, encore moins à se substituer à la classe ouvrière d’un pays » (p. 164). De là à rester indifférent à l’échec d’une armée dont il est le fondateur et le chef politique… il y a un (très) grand pas que l’auteur franchit sans barguigner ! On ne passe pas aisément de la littérature indienne anglophone ou de Lawrence d’Arabie à la révolution russe….