La place de « Que faire ? » dans l’histoire du bolchevisme

Jean-Jacques Marie

Article publié dans les Cahiers numéro 81

On accuse souvent Lénine de s’être dressé dans Que faire ? contre la « spontanéité », c’est-à-dire les réactions élémentaires de la classe ouvrière à l’exploitation et à l’oppression. Cette hostilité déboucherait sur la volonté d’encadrer la classe ouvrière aux réactions trop spontanées par un parti discipliné et autoritaire. La discussion suscitée par Que faire ? est viciée par la traduction rituelle du terme russe utilisé par Lénine de stikhiinost par spontanéité. Or cette traduction est erronée. Le Dictionnaire de la langue russe de l’Académie illustre le sens du mot stikhiinost par deux exemples : « La stikhiinost des forces de la nature » et la « stikhiinost des lois de l’économie capitaliste » (1). Ainsi ce mot désigne, non la spontanéité, mais le caractère élémentaire, aveugle, inorganisé, inconscient, d’un phénomène naturel.

L’historien Lars Lih, soulignant ce point, préfère garder le mot russe pour ne pas faire de Lénine à partir d’une traduction inexacte un adversaire de la « spontanéité » dans la lutte des classes. Dans Que faire ?, il présente la classe ouvrière comme « combattant d’avant-garde pour la démocratie ». Les ouvriers ne peuvent accéder à une conscience politique véritable que s’ils « réagissent contre tous les abus, toutes les manifestations d’arbitraire, d’oppression, de violence, quelles que soient les classes qui en sont les victimes ». Que faire ? fixe comme objectif au parti de « recueillir (…) et concentrer toutes les gouttelettes et les ruisseaux de l’effervescence populaire qui suintent à travers la vie russe (…) et qu’il importe de réunir en un seul torrent gigantesque ». Ainsi, les membres la Volonté du Peuple ont eu « le grand mérite historique de s’être efforcés de gagner tous les mécontents (et pas seulement les ouvriers) à leur organisation » (2) dans la lutte contre l’autocratie. Le renversement de cette dernière passe par un combat pour la démocratie politique qui doit rassembler tous ceux qui la revendiquent sous la direction du prolétariat ; il y faut une forte organisation révolutionnaire capable de recourir à l’insurrection, donc clandestine, puisque toute activité politique légale est interdite dans la Russie tsariste jusqu’à la révolution de 1905.

Que faire ? définit un moment de sa réflexion et non sa pensée immuable. Dès le congrès de 1903, il souligne qu’il a « forcé la note » et « tordu en sens inverse le bâton tordu par les économistes » (3). Autrement dit, il a outré certaines formulations. En février 1905, il souligne : « Que faire ? était effectivement une brochure polémique entièrement consacrée à la critique de la tendance suiviste (c’est-à-dire à la traîne des libéraux) de la social-démocratie d’alors » (4). Bref, c’est un moment d’une histoire en partie révolue. En 1902, il forçait la note en proclamant : « Ce qu’il nous faut, c’est une organisation militaire d’agents. » Après 1905, les conditions ont changé ; il supprime donc purement et simplement cette phrase dans sa réédition de 1907. Lénine réédite en effet Que faire ? en 1907 dans le recueil Douze années. Dans sa préface, il souligne l’aspect circonstanciel de cette « brochure » :

« L’erreur capitale de ceux qui polémiquent aujourd’hui contre Que faire ?, souligne-t-il alors, consiste à isoler complètement cette œuvre de la situation historique déterminée où elle est née, de la période déjà fort lointaine du développement de notre parti au cours de laquelle elle a été rédigée. »

« Déjà fort lointaine »… on ne saurait mieux souligner son caractère par certains aspects dépassé. Et pour bien se faire comprendre, il insiste : « Que faire ? est une œuvre polémique destinée à corriger les erreurs de “l’économisme” et il est incorrect d’examiner le contenu de cette brochure en l’isolant de cette tâche » (5). L’économisme, rappelons-le, est un courant de la social-démocratie russe dont on peut résumer les conceptions en deux lignes : le rôle des ouvriers est de se battre pour leurs revendications immédiates ; quant à la lutte politique contre le tsarisme, elle relève de la responsabilité de la bourgeoisie libérale. Or, après la révolution de 1905, ce courant disparaît de la scène politique. Lénine ne va donc pas continuer à se battre contre un courant réduit au statut de fantôme. Après cette réédition, Lénine ne parlera plus jamais de Que faire ?, qui appartient pour lui à un passé révolu.

Pourtant, on a fait indûment de cet ouvrage l’acte de naissance du bolchevisme et un concentré des conceptions générales de Lénine dont l’étude permettrait de comprendre sa politique ultérieure, la « Bible du bolchevisme », pour reprendre un mot de Michel Collinet, adversaire déterminé du bolchevisme.

(1) Slovar Rousskogo Iazyka, Moscou, 1961, t. 3, p. 367.

(2) Lénine, Que faire ?, op. cit., pp. 124, 132 et 193.

(3) Lénine, Que faire ?, op. cit., p. 257.

(4) Ibid., p. 282.

(5) Lénine, Que faire ?, op. cit., pp. 44-45 et 51.