« Parfois, c’étaient les officiers qui les abattaient à coups de revolver… »

Frank La Brasca

Article publié dans les Cahiers numéro 82

Les historiens spécialistes de l’histoire de l’Italie contemporaine, quand ils sont amenés à traiter de l’immédiat premier aprèsguerre, moment historique de puissantes luttes de classe révolutionnaires inspirées par le dégoût de la guerre, la condamnation de ceux qui en avaient si honteusement profité et, bien entendu, les échos de l’immense espérance soulevée par l’Octobre russe, mais aussi, foyer d’incubation du fascisme, sont unanimes à relever un fait qui est effectivement singulier : les véritables épisodes publics de détestation dont sont victimes les représentants en uniforme des forces armées, dont les dernières batailles sur le front italo-autrichien (victoire des troupes italiennes à Vittorio Veneto le 3 novembre 1918) ont pourtant fait des témoins auréolés d’une victoire chèrement acquise et qui devraient logiquement leur valoir les honneurs d’ordinaire réservés aux « vainqueurs ».

Quolibets, insultes, crachats, voies de fait sont souvent au contraire les témoignages de reconnaissance qu’ils reçoivent de la part de simples passants, de femmes du peuple et même de certains enfants. Sans établir de parallèles qui seraient évidemment excessifs et erronés, on peut rapprocher ce paradoxe de celui qui stupéfie certains journalistes et hommes politiques aujourd’hui quand ils déplorent le fait que les forces de l’ordre de notre pays, qui avaient été choyées pour leur conduite lors des épisodes terroristes qui avaient touché notre pays en 2015-2016, soient aujourd’hui gravement mises en cause.

En ce qui concerne l’Italie de 1919-1920, il y a pourtant une explication toute simple et de nature à dissiper toute perplexité sur le phénomène qui vient d’être signalé : celui de la dureté exceptionnelle que la caste des officiers et des généraux, en général issus de milieux élitistes et tout imprégnés d’un mépris de classe quasi féodal pour une population italienne dont ils ignoraient tout et qui leur était aussi étrangère (surtout pour ce qui concerne celle originaire des provinces méridionales particulièrement déshéritées) que celle des quelques colonies africaines sur lesquelles l’impérialisme italien avait réussi à mettre la main.

C’est ce qu’illustre avec une précision parfaitement documentée et souvent glaçante un ouvrage récent du journaliste-historien Cesare De Simone, riche de souvenirs, de témoignages et de lettres d’anciens poilus italiens (1). De Simone rappelle, entre autres faits, que les décimations à la romaine étaient couramment pratiquées par certains officiers contre les soldats qui étaient jugés trop peu enthousiastes pour monter en ligne se faire trouer la peau comme du simple bétail et qu’elles étaient même chaudement recommandées par le chef d’état-major de l’armée italienne au moment de Caporetto, le général Luigi Cadorna (2).

Dans un passage de cet ouvrage, l’historien reproduit le témoignage vécu par un des soldats ayant assisté à un des épisodes de ce qu’on ne peut que qualifier de véritables crimes de guerre commis par les officiers sur leurs propres hommes : « À chaque attaque on voyait arriver les carabiniers (3). Ils entraient dans nos tranchées, leurs officiers leur donnaient l’ordre de se ranger derrière nous et nous savions très bien que, au moment venu, ils tireraient sur quiconque s’attarderait dans les boyaux de la tranchée au lieu de monter à l’assaut. Cela arrivait souvent. Il y avait des gars, il y en avait toujours qui avaient peur de sortir de la tranchée quand les mitrailleuses autrichiennes tiraient en rafales sur nous. Alors les carabiniers les attrapaient et les fusillaient. Parfois c’était les officiers qui les abattaient à coups de revolver. »

On peut convenir aisément, quelle que soit la valeur qu’on accorde par ailleurs à la notion de cohésion nationale, que le fait d’avoir assisté en personne ou d’apprendre que ses proches ou ses connaissances ont assisté en personne à de telles exactions, n’est pas vraiment de nature à insuffler un grand respect de l’uniforme et de tout le cérémonial qui entoure la célébration des pompes militaires.

(1) Cf. Cesare De simone, L’Isonzo mormorava. Fanti e generali a Caporetto [Les murmures de l’Isonzo. simples soldats et généraux à Caporetto], Milano, Mursia, 2011. (L’ouvrage fut publié pour la première fois en 1995, puis réédité par la même maison en 2005 et 2011). L’Isonzo est le fleuve situé à la frontière nord orientale entre l’Italie et ce qui était alors l’Empire austro-hongrois et où les troupes italiennes, mal commandées et mal préparées, avaient subi un an avant la victoire de Vittorio Veneto, une effroyable débâcle à Caporetto (24 octobre 1917), aujourd’hui Kobarid en slovénie.

(2) Reconnu responsable de la défaite de Caporetto par les milieux militaires et par le roi, il fut démis de ses fonctions de chef d’état-major et remplacé par le général Armando Diaz le 8 novembre 1917.

(3) Dans l’organigramme des forces armées institué lors de l’Unité italienne (1861), l’Arme des carabiniers constitue une des composantes de l’Armée italienne. Elle est particulièrement chargée de tâches de police et de maintien de l’ordre.