Pourquoi ils n’ont pas défendu la propriété d’Etat

Jean-Jacques Marie

Article publié dans les Cahiers numéro 84

Dans la Révolution Trahie, publiée en 1936, Trotsky affirme «  La révolution sociale, trahie par le parti gouvernant, vit encore dans les rapports de propriété et dans la conscience de travailleurs ». La formule a été souvent citée, de façon parfois réduite ou résumée à « les rapports d’octobre vivent dans la conscience des masses », en effaçant le mot « encore ». Or, dans un autre passage,  Trotsky met en même temps l’accent sur la fragilité de cet acquis ; et cela vaut pour bien d’autres acquis déformés et menacés par le règne de la bureaucratie. Il souligne l’abîme qui sépare le mode de vie du directeur d’usine et celui du manoeuvre ou le fils du commissaire du peuple et le jeune clochard et les conséquences politiques qui en découlent. Il explique :

«  Des « théoriciens » superficiels peuvent se consoler en se disant que la répartition des biens est un facteur de second plan par rapport à la production. La dialectique des influences réciproques garde pourtant toute sa force. Le destin des moyens nationalisés de production sera décidé en fin de compte par l’évolution des différentes conditions personnelles. » ( souligné par moi )

Et Trotsky illustre cette vérité qui se manifestera avec toute sa force en 1991 en expliquant :

«  Si un paquebot est déclaré propriété collective, les passagers restant divisés en première, deuxième et troisième classes, il est bien compréhensible que la différence des conditions réelles finira par avoir aux yeux des passagers de troisième une importance beaucoup plus grande que le changement juridique de propriété » (souligné par moi)

« Les passagers de première au contraire exposeront volontiers entre café et cigare que la propriété collective est tout, le confort des cabines n’étant rien en comparaison. Et l’antagonisme résultant de ces situations infligera de rudes secousses à une collectivité instable »1… jusqu’au moment où les passagers de première classe considéreront que le meilleur moyen de conserver leurs privilèges est de transformer l’utilisation de la première classe en propriété personnelle. A ce moment là les passagers de troisième classe, bien que beaucoup plus nombreux accorderont, comme le souligne Trotsky ci-dessus une importance plus grande à leurs conditions réelles d’existence qu’au changement juridique de propriété, qu’en 1991 pour cette raison, ils ne défendront pas, c’est le moins que l’on puisse dire, avec une volonté farouche.

1 L Trotsky,La Révolution trahie , 10-18 ,p 241.

Quand la parabole du paquebot devient réalité

Vingt ans exactement après cette parabole du paquebot le grand écrivain soviétique Paoustovski dénonce la caste bureaucratique et appelle à la combattre après une rencontre avec elle sur un paquebot dans un discours prononcé, le 25 octobre 1956, à la maison des prosateurs soviétiques en pleine montée des révolutions hongroise et polonaise.

Il n’y a pas très longtemps, j’ai eu l’occasion de me trouver parmi les Drozdov assez longtemps et de les rencontrer souvent. C’était sur le Pobeda [ un navire de croisière]. La moitié des passagers (intellectuels, peintres, écrivains, ouvriers, hommes de théâtre) formait une première couche sociale occupant les deuxième et troisième classes du bateau. Les cabines de luxe et de première étaient occupées par une autre couche sociale : vice-ministres, très hauts fonctionnaires de l’économie et autres grands personnages. Nous n’avions et nous ne pouvions avoir avec eux aucun contact, parce que ces hommes, de l’avis des deuxième et troisième classes, c’est-à-dire de la moitié du bateau, ne se contentaient pas de se rendre intolérables par leur morne arrogance, leur indifférence totale à l’égard de tout, sauf évidemment à l’égard de leur position et de leur vanité personnelles ; ils nous stupéfiaient encore par leur inculture crasse. (Applaudissements.) Comme l’un de nos voisins, un écrivain de Leningrad, disait un jour : “La mer est d’une teinte magnifique !”, un des Drozdov fit la remarque : “Eh quoi ! est-elle pire chez nous, la mer ? Ce camarade devra être contrôlé.” C’est une petite chose, mais, en l’occurrence, elle suffit à nous montrer le visage des Drozdov.(…)Il ne s’agit pas simplement de carriéristes. Tout cela est bien plus compliqué et bien plus grave.

Le problème est que, dans notre pays, existe impunément et prospère même jusqu’à un certain point une couche sociale tout à fait nouvelle, une nouvelle caste de petits bourgeois.

C’est une nouvelle couche de carnassiers et de possédants, qui n’a rien de commun avec la révolution, ni avec notre régime ni avec le socialisme. (Voix dans la salle : “Très juste.”) Ce sont des cyniques, de noirs obscurantistes, qui, sur le même Pobeda, tenaient tout à fait ouvertement, sans se gêner ni craindre personne, des discours antisémites de faiseurs de pogromes.(…)D’où tout cela est-il venu ? D’où sortent ces profiteurs et ces lèche-bottes, ces affairistes et ces traîtres, qui se considèrent en droit de parler au nom du peuple, qu’en fait ils méprisent et haïssent, tout en continuant à parler en son nom ? (…)

D’où ces gens sont-ils sortis ? Ils sont la conséquence du culte de la personnalité, terme que, à propos, je juge bien pudique. C’est un sol fertile, sur lequel ont poussé des hommes, à partir de 1937. Ils ont survécu jusqu’à aujourd’hui, si étrange que cela paraisse à première vue. L’ambiance les a habitués à considérer le peuple comme du fumier. Ils ont été formés et encouragés aux plus bas instincts de l’homme.Leur arme, c’est la trahison, la calomnie, l’assassinat moral, l’assassinat tout court. S’il n’y avait pas eu les Drozdov, il y aurait dans notre pays de grands hommes comme Meyerhold, Babel, Artiom Vessely(3) et bien d’autres. Ce sont les Drozdov qui les ont anéantis.

Il faut ici dénoncer pourquoi ces hommes ont été anéantis. Ils l’ont été au nom du puant bien-être de ces Drozdov. Nous ne pouvons nous représenter comment une telle pléiade de talents, d’esprits, d’hommes remarquables a disparu. Mais elle n’avait pas disparu comme cela ! Si ces hommes vivaient, notre culture serait en plein essor ! (…) Voyez l’histoire du ministère de l’Industrie poissonnière . Tout à fait consciemment, par servilité, et peut-être par sottise, un dommage énorme a été causé à l’économie. On ruine le pays, et ce sans aucune raison, bêtement, stupidement. Il n’y a plus de poissons dans la mer d’Azov. La mer Noire est presque entièrement épuisée. Et tout cela, ce sont les Drozdov qui le font, pour assurer leur carrière.

Comment ont-ils le front de ne pas répondre devant le peuple d’avoir dévasté le pays ? (…)Une chose encore à combattre à boulets rouges : le maquignonnage. L’idée de profit a commencé à prédominer chez bien des hommes, des hommes d’argent. Ce maquignonnage peut ruiner et perdre le pays.(…)C’est une puissance qui pèse lourd sur le pays. Et tout cela sous le couvert de bavardages creux sur le bonheur du peuple ! Dans leur bouche, c’est un sacrilège, un crime. Ces hommes osent s’ériger en représentants du peuple sans son accord, ils osent déposséder notre pays de sa richesse humaine et matérielle, pour leurs intérêts personnels — et le déposséder avec un certain culot !

Mais je considère que le peuple, qui a pris conscience de la dignité de notre vie, balaiera les Drozdov à coup sûr et assez rapidement.Il faut mener le combat jusqu’au bout. Ce n’est qu’un début ! (Applaudissements.)

(1) Drosdov : “héros” du roman de Doudintaev, L’Homme ne vit pas seulement de pain. Drozdov représente le bureaucrate type, borné et obtus, dictatorial et vindicatif, qui s’oppose à tout ce qui est neuf.

(2) Pobeda

(3) Trois grands artistes liquidés par Staline, Meyerhodl metteur en scène, Babel et Vessely écrivains.