Présentation (n° 73)

Jean-Jacques Marie

« Le monde changea brutalement d’horaire. Des millions d’obus destructeurs avaient été tirés au cours de la guerre mondiale. Les ingénieurs continuaient à inventer les armes les plus lourdes, les plus puissantes, les plus dévastatrices. Mais aucun obus ne fut plus dévastateur et plus décisif que ce train, avec sa cargaison des révolutionnaires les plus dangereux et les plus décidés de ce siècle, ce train qui, de la frontière suisse, fonçait alors à travers toute l’Allemagne vers Petrograd et se préparait à faire exploser l’ordre du temps » (Stefan Zweig).

« La révolution a éclaté en Russie ! »

Le 2 (15) mars à midi, alors qu’il se prépare à partir travailler à la bibliothèque après son repas, un militant polonais entre échevelé chez Lénine et lui crie : « Vous ne savez donc rien ? La révolution a éclaté en Russie ! » Elle s’annonçait, mais personne ne l’attendait.

L’armée russe a enrôlé sous ses dra­peaux, depuis 1914, 15 millions d’hommes, dont 1,5 million sont morts, plus de 2 mil­lions ont été blessés et mutilés, 3 millions faits prisonniers, un demi-million a déserté. Les défaites militaires, leur cortège innom­brable de morts et de mutilés, la démorali­sation de millions de soldats mal vêtus, mal nourris, mal chaussés, mal armés, piétinant dans la neige et la boue en attendant la retraite prochaine et le prochain massacre, l’incurie d’un état-major spécialisé dans les parades, les dédiés et les prières, la cor­ruption des cercles dirigeants pataugeant dans les bénéfices de guerre, le discrédit de la famille royale, la haine suscitée par l’ar­rogante impératrice d’origine allemande, éclaboussée par ses relations avec le moine intrigant et dévergondé Raspoutine, assas­siné en décembre 1916, la chute de la pro­duction industrielle, la paralysie croissante des transports, qui ralentit le ravitaillement, minent le régime. Dans les sommets eux- mêmes, certains, pour éviter la catastrophe, pensent à écarter l’impératrice, à remplacer Nicolas II par son frère Michel. Les gou­vernements anglais et français eux-mêmes, qui craignent que Nicolas II, pour conjurer la catastrophe qui menace son régime, ne signe une paix séparée avec Guillaume II, favorisent plus ou moins fermement les divers projets qui mûrissent dans l’ombre des couloirs mais avortent à peine nés (à la seule exception de l’assassinat du conseil­ler de l’impératrice, le moine Raspoutine fin décembre 1916). Mais peut-on changer de tsar en temps de guerre sans hâter l’ex­plosion menaçante ? Les ombres de com­plots avortent sur cette peur.

1916 : un peu plus de 500 000 grévistes

Dès 1915, les premières grèves et mani­festations, surtout d’ouvrières, expriment le rejet croissant de la guerre et du régime par la population. Le régime répond par la répression ; il décapite toutes les orga­nisations socialistes dont il emprisonne et ou exile la plupart des responsables. Malgré cette répression, l’année 1916 compte un peu plus de 500 000 grévistes (221 136 participants et participantes à des grèves économiques et 280 943 à des grèves politiques). Au début de 1917, la police décapite le comité de Petrograd du Parti bolchevique et arrête même le groupe des mencheviks – partisans de la guerre et dits défensistes – pourtant dé­sireux de faire fonctionner l’industrie de guerre malgré les obstacles multipliés par la bureaucratie tsariste !

La production agricole baisse. La crainte de la faim hante les villes où le pain se fait rare. Au début de 1917, la mécanique économique se dérègle : les prix grimpent, la spéculation se déchaîne et déchaîne les passions, l’approvisionnement de Petrograd se ralentit, les files d’attente s’allongent dans le froid glacial devant les boulangeries.

La grève des ouvrières du textile de Vyborg

Le 23 février, à l’occasion de la jour­née internationale des femmes, des ouvrières du textile, sans qu’aucun parti les y ait appelé, débrayent et dédient en criant « Du pain, du pain ! ». Le lendemain, la grève s’étend, les ouvriers se répandent dans les rues de la ville ; les cosaques leur résistent mollement ; les policiers bloquent les ponts, les ouvriers déferlent sur la Neva gelée, envahissent le centre, se battent avec la police, fraternisent avec les soldats. Dans son énorme pavé, Mars 1917, Soljénitsyne prétend que Petrograd regorgeait alors de pain et de viande et ré­duit le mouvement à une mise à sac systé­matique des boutiques et à un gigantesque pillage organisé par des voyous.

Le 26 à midi, les ouvriers occupent le centre de la ville, ici et là des policiers ins­tallés sur les toits les mitraillent. Le soir, une compagnie du régiment Pavlovsky se mutine et tente de soulever les régiments voisins. La grève générale devient insur­rectionnelle. Le lundi maün 27, ouvriers et mutins attaquent ensemble les com­missariats de police. Les insurgés pillent l’arsenal, forcent les prisons, incendient le palais de justice. Pour Soljénitsyne, c’est le début de l’apocalypse : « La ville de­vint la proie du pillage, des flammes et des meurtres » (1).

Le 27 au soir se üent au siège de la Douma la séance constitutive du soviet des députés ouvriers et soldats de Petrograd, rassemblant des délégués élus ou désignés en hâte dans les usines et les casernes, plus deux délégués pour chaque parti socialiste. Le soviet décide de publier un journal, les Izvestia, puis élit un Comité exécuüf, présidé par le menchevik Tchkéidzé. Dans une salle voisine, les députés de la Douma forment un comité provisoire chargé de défendre jusqu’au bout le régime tsariste agonisant ou, si c’est impossible, d’en prendre le relais pour défendre le capitalisme russe et continuer à mener la guerre jusqu’à la victoire, en fait jusqu’à l’épuisement du pays pour répondre aux exigences du capital franco-britannique et bientôt américain.

Le paradoxe de février

Le 2 mars se consütue un gouver­nement provisoire présidé par le prince Lvov, grand propriétaire terrien, qui dé­cide de poursuivre la guerre. Le gouver­nement provisoire est censé émaner de la Douma élue pour quatre ans en 1912 et dont Nicolas II a arbitrairement proro­gé l’existence par décret pour éviter en pleine guerre des élections grosses d’une déroute politique. Ce même 2 mars, le tsar abdique… La monarchie s’effondre. Le 9, le synode de l’Eglise orthodoxe, que le tsar a tant engraissé, voit dans son abdica­tion « la volonté de Dieu ».

Pour les mencheviks et les S-R, la ré­volution démocratique en cours a pour seul but de liquider les vestiges du féoda­lisme en Russie pour y permettre l’épanouissement du capitalisme ; il ne faut donc pas toucher à la propriété privée de la terre et des moyens de production et le pouvoir doit revenir à la bourgeoisie. Les mencheviks et les S-R majoritaires au soviet, le remettent aux fantômes de la Douma. C’est le paradoxe de février que le ministre Goutchkov exprime en disant : « Le gouvernement provisoire n’existe qu’autant que le permet le soviet. » L’avo­cat travailliste « Kerensky », proche des S-R et membre du soviet, nommé ministre de la Justice à titre personnel, donne au gouvernement la caution publique du so­viet. Les ouvriers, ouvrières et soldats qui ont renversé la monarchie ne font en effet confiance qu’au seul soviet dont les diri­geants soutiennent à bout de bras le gou­vernement provisoire en critiquant telle ou telle de ses décisions, le contrôlent, voire le censurent. Une commission de « contact » constituée à cette fin officia­lise le double pouvoir, état de déséquilibre permanent, donc nécessairement provi­soire. Les mencheviks et les S-R y voient un équilibre fondé sur la conciliation puis la coopération entre le soviet et le gouver­nement provisoire.

L’ordre n° 1 du soviet, promulgué le 2 mars, le jour même de la formation du gouvernement provisoire et de l’abdica­tion de Nicolas II, exprime cet impossible équilibre. Alors que les S-R et les mencheviks se prononcent pour la défense militaire de la Russie débarrassée du tsar et donc pour la poursuite de la guerre, l’ordre n° 1 invite les soldats à élire des comités dans toutes les unités, dont (à qui) tous les actes politiques (leur) seront sou­mis. Le gouvernement et l’état-major ne peuvent donc disposer librement de leurs forces armées alors qu’un demi-million de déserteurs rôde déjà par les campagnes… La crise au sommet se dessine donc dès le premier jour d’existence du gouvernement.

Elle n’est en même temps qu’un mo­ment d’une crise mondiale qui déchire à des degrés divers tous les pays engagés dans la guerre.

(1) Alexandre Soljénitsyne, Mars 1917, tome 1, p. 498.

Le programme des Cahiers du mouvement ouvrier…

Outre ce n° 73, les Cahiers du mou­vement ouvrier vont consacrer chacun des neuf prochains numéros jusqu’à juin 1919 aux divers épisodes de la révolution russe et de la révolution mondiale dont elle était une composante, en publiant à la fois des documents inaccessibles à ce jour en fran­çais, ou difficiles d’accès, et des études sur des points particuliers.

La manifestation des femmes de Petrograd le 8 mars 1917. Sur la première banderole : « Augmentation des rations pour les familles des défenseurs de la liberté et de la paix entre les peuples », sur la deuxième banderole : « Nourrissez les enfants des défenseurs de la patrie ».