Quelques pages de « la Russie sous Poutine »

Chap 6. UNE CRIMINALITE D’ETAT

« Ce n’est rien de grave, sinon j’aurais forcément été averti » déclare le ministre de la Défense Sergueï Ivanov, en déplacement à l’étranger, interrogé par le comité de mères de soldats. Il n’y avait effectivement rien de grave : il avait simplement fallu amputer des deux jambes le soldat Sytchev, membre du bataillon de ravitaillement de l’école de chars de Tcheliabinsk, ravagé par la gangrène après avoir été torturé par les « anciens » (les diedy ou grands-pères). Rien de grave bien sûr dans une armée qui perd bon an mal an 2000 à 3000 appelés, victimes de bizutages sauvages (la diedovchtchina), de mauvais traitements divers, de l’avidité du corps des officiers, qui les traitent comme des esclaves, et d’accidents dus à la négligence et à l’insouciance de l’encadrement. Ainsi le 14 juin 2005, le parquet militaire de la Russie indiquait que, en une semaine, 46 militaires avaient trouvé la mort (dont huit par suicide) sans participer à la moindre opération militaire et 22 avaient subi des mutilations. Anna Politovskaïa qualifiait en 2004 l’armée de « machine à bizuter, à mutiler et à tuer » ses propres soldats et comme « une zone de non-droit » où, de plus les officiers exploitent sans vergogne la force de travail de soldats en bonne santé. Rien n’a depuis lors vraiment changé.

Le mépris des hommes de troupe est un héritage de l’armée tsariste, où les officiers frappaient des soldats, et de l’armée soviétique de Staline, où l’on envoyait les vagues de fantassins à l’assaut, dans des conditions susceptibles de rendre jaloux les mânes du général Nivelle, le responsable du massacre du Chemin des Dames en 1917, et où les soldats capturés par l’ennemi étaient traités comme des traîtres.

Nombreuses sont les descriptions de l’armée russe qui recoupent en effet ce qu’en écrit Peter Pomerantsev en 2015 : « En fait de service, les appelés passent l’essentiel de leur temps à réparer et à repeindre les véhicules militaires que les officiers du camp revendent en douce (…). Ils sont avant tout de la main d’oeuvre gratuite. »

Certes, l’armée russe affiche une apparente bonne santé : une armée de terre de 380.000 hommes, une armée de l’air de 180.000, une marine de 130.000 et des troupes spéciales d’environ 75.000 hommes. Au total donc, environ 800.000 hommes sous les drapeaux, dont quelques 25% d’officiers et un budget en constante progression, qui prévoit de consacrer 23.000 milliards de roubles, de 2013 à 2020, pour moderniser et professionnaliser l’armée. Depuis 2008 les parades militaires du 4 novembre étalent sous les yeux des diplomates étrangers un défilé impressionnant de blindés et de missiles.

Mais l’envers du décor est moins reluisant. Depuis le célèbre ministre de la Défense Pavel Gratchev de l’époque d’Eltsine, les ministres qui se sont succédés n’ont guère brillé. Poutine y avait d’abord nommé, en 2001, son vieil ami de Saint-Pétersbourg Sergueï Ivanov. Ce diplômé de la faculté de philologie, passé par l’institut du KGB de Minsk, puis par l’école 101 de la Premier direction principale du KGB, a ensuite été envoyé exercé ses talents d’espion à Londres avant d’être rétrogradé en Finlande, puis, pis encore au Kenya, où selon l’universitaire Vladimir Inozemtsev, qui choisit sa photographie comme illustration de ce qu’il appelle « la dictature des médiocres« , son travail s’est traduit par une désorganisation générale du service de renseignements russe en Afrique de l’Est. Il accomplit ensuite une longue carrière d’officier supérieur comme premier directeur adjoint de l’une des directions du Service des renseignements de la Fédération (SVR), puis directeur adjoint du FSB, chef du département analyse, prévision et stratégie, et enfin secrétaire du Conseil de sécurité de la Fédération, avant d’être nommé le 28 mars 2001 ministre de la Défense, poste où il manifeste une incompétence notoire.

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Le laisser-aller de la corruption règne de la caserne au sommet de l’Etat-major. En février 2012, le procureur militaire Sergueï Fridinski dénonce le caractère « astronomique » des pots-de-vin dans l’armée, qui atteignent une somme de 3 milliards de roubles.

Les arsenaux, mal entretenus, vieillissent. Le 2 juin 2008, un incendie ravage le dépôt de missiles sol-sol sur l’aérodrome militaire de Lodeïnoïe dans la région de Léningrad. Le 13 septembre 2009, une partie de la base des services de renseignements militaires à Tambov prend feu à son tour. Cinq militaires y trouvent la mort. Le 13 novembre 2009, à Oulianosk, le dépôt de munitions n° 31 de la flotte russe prend feu ; deux pompiers périssent, une soixantaine de maisons sont endommagées. Des soldats déchargent des obus intacts. Le 23 novembre, à la veille même de la visite du président Medvedev, plusieurs d’entre eux explosent et huit démineurs sont tués. Nicolaï Patrouchev, ancien chef du FSB, président du Conseil de sécurité, annonce pourtant une réorganisation militaire en 2010, et pour impressionner un adversaire potentiel, prévoit même l’utilisation de frappes nucléaires en cas de « conflit local » .

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Chap 8 . GAZ ET PETROLE : LES DEUX ATOUTS INCERTAINS DE POUTINE

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Le roman à rebondissements permanents avec l’Ukraine illustre l’ampleur du jeu politique que la Russie joue avec le gaz, utilisé comme moyen de pression, et les enjeux troubles qu’il recouvre ici et qu’un épisode éclaire. Lors d’une rencontre à Yalta avec le président ukrainien Koutchma en 2004, Poutine soutient la création de RosUkrEnergo, société douteuse qui sert d’intermédiaire dans les livraisons de gaz à l’Ukraine. Cette dernière achètera le gaz russe à 230 dollars, le mélangera à du gaz turkmène à 50 dollars et du gaz venant d’Ouzbékistan et du Kazakhstan à peu près au même prix et le revendra à l’Europe à bien meilleur tarif.

Cette société, fondée l’année précédente et enregistrée en Suisse, domine la vente de gaz en provenance d’Asie centrale. 50% appartient à la banque Gazprombank, une filiale de Gazprom, qui la rachètera par la suite ; l’autre moitié se trouve entre les mains de Centralgas, société enregistrée en Autriche, créées par la Raiffeisen Zentralbank pour représenter les intérêts de personnes privées russes et ukrainiennes, membres du fond autrichien Raiffen Investment, au titre duquel l’oligarque ukrainien Dmitri Firtach possède 40% des actifs. Elle est contrôlée par deux directeurs russes, nommés par Gazprom et par Centralgas. Elle succède à Eural Trans Gaz, déclarée l’année précédente dans un village de Hongrie par trois chômeurs roumains et un citoyen israëlien, Zel Gordon, avocat du mafieux Sergueï Moguilevitch, lié à l’oligarque Firtach. Ce Moguilevitch avait, dans les années 1996-1997, fait affaire avec le Premier ministre de l’époque, le mafieux Pavel Lazarenko, et sa collaboratrice très intime, Ioulia Timochenko. Sa société, Arbat International, inondait la Russie de contrefaçons de vodka Arbsolut et Raspoutine.

Avant que la bataille avec l’Ukraine ne commence vraiment, le 8 décembre 2005, dix jours avant les élections législatives en Allemagne, Gazprom et les compagnies allemandes BASF, et E.ON AG, en présence de Vladimir Poutine et de Gerhard Schröder, dont la carrière de chancelier en Allemagne s’achève, scellent l’accord créant la North European Gaz Pipeline Company. Gazprom dispose de 51% des actions, les compagnies BASF et EON de 15,5% chacune, GDF Suez et le néerlandais Gasunie de 9% chacun. Poutine nomme Matthias Warnig, ancien agent de la Stasi et directeur général (président des actionnaires) de Nord Stream. En 1991, il avait été le patron du bureau de Saint-Pétersbourg de la Dresdner Bank, ouvert, dès 1991, grâce à une licence octroyée par la mairie dont Poutine dirigeait alors le département des relations économiques internationales. En septembre 2011, Poutine le nommera président du conseil d’administration de Transneft, la société d’Etat russe qui contrôle l’ensemble des pipelines de Russie. Warnig siège aussi au conseil de Rosneft et de la banque d’Etat VTB. C’est un fidèle.

Pendant les premières années de la présidence de Poutine, Gazprom, profitant des recettes d’une exportation massive de gaz vers l’Europe, dépense, avec le soutien appuyé de l’Etat, désireux d’étendre son emprise sur l’économie, près de 14 milliards d’euros pour prendre des participations dans le pétrole, l’électricité et le bâtiment. Puis, à compter de 2005, il se concentre plus nettement sur le gaz.

Fin septembre 2005, au plus haut du boom du pétrole, Roman Abramovitch revend à Gazprom les 72% des actions qu’il détenait dans Sibneft pour 13 milliards de dollars, soit 130 fois plus cher qu’il ne les avait payées !

Gazprom, lui, renforce ses positions vers l’extérieur. En novembre 2005, Poutine, Silvio Berlusconi et Recep Erdogan assistent à Samsun, en Turquie, à l’inauguration officielle du gazoduc Blue Stream, qui peut transporter 16 milliards de mètres cubes de gaz par an. Le 19 juillet 2006, Poutine signe une loi sur les exportations de gaz naturel qui pose de manière aigüe la question de l’accès de Gazprom aux marchés européens de l’énergie, en plein processus d’ouverture à la concurrence. Peu après, la compagnie construit un grand site de stockage en Belgique.

En 2006, Gazprom, désireux de dépasser le statut de simple fournisseur de matières premières, décide d’acheter la compagnie de distribution gazière anglaise Centrica. L’Union européenne fait pression sur le gouvernement Blair pour qu’il empêche cette acquisition. Or, si une compagnie nationale achète 100 ou 200 dollars le mètre cube de gaz, les consommateurs en bout de chaîne le paient eux au moins 1000 dollars. C’est donc celui qui le conmmercialise et non celui qui extrait le gaz qui empoche la manne que l’Union européenne veut conserver, tout en menaçant de se tourner vers d’autres.

Moscou dépend alors de Kiev : le seul gazoduc desservant l’Europe traverse l’Ukraine, et la société Naftegaz Oukraïny, qui achète le gaz à Gazprom, prélève gratuitement ce dont elle a besoin sur le trajet mais paie rarement ses factures ; son endettement vis-à-vis de la Russie est colossal. Gazprom informe alors le gouvernement ukrainien de Ianoukovitch, que désormais leur gaz lui sera facturé un peu plus de 200 dollars les 1000 mètres cubes, contre 50 jusqu’alors. L’Ukraine menace de prélever 15% du gaz qui transite par son territoire. Le 1er janvier 2006, Gazprom interrompt la livraison à l’Ukraine. Les pays européens, privés de gaz, le menacent de procès pour rupture de contrat. Un accord est finalement signé le 4 janvier : l’Ukraine paiera finalement le gaz 95 dollars les 1000 mètres cubes.

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