Retour sur la défaite soviétique en Pologne il y a 100 ans

Charles Dupuy

Il y a 100 ans se déroulait la dernière phase de la Guerre Civile et des interventions étrangères anticommunistes sur le territoire de l’ancien empire russe : la guerre soviéto-polonaise conclue par une paix de Riga (mars 1921) qui sanctionnait l’amputation des territoires occidentaux de la Biélorussie et de l’Ukraine soviétiques ; et la déroute de Wrangel en décembre. En Août 1920, l’Armée Rouge a subi une très lourde défaite sous les murs de Varsovie. Les circonstances, causes et conséquences de cette défaite ont fait couler beaucoup d’encre : le numéro d’Août 2020 de la revue populaire « Guerres et histoire », dirigée par un bon spécialiste d’histoire militaire Jean Lopez (co-auteur d’un « Joukov » et d’un « Barbarossa » remarqués) y consacre un dossier intitulé « Miracle sur la Vistule-la Pologne ressuscitée humilie l’Armée Rouge ».

Ce dossier est plaisant à lire, mais laisse le lecteur sur sa faim, car la présentation de faits en grande majorité bien établis est influencée par les préjugés politiques et nationaux des différents auteurs, et un peu brouillée par des titres et intertitres racoleurs. Dans son éditorial/synthèse, Jean Lopez énonce de façon correcte les principales causes militaires et surtout politiques du retournement spectaculaire de la situation en Août 2020 : « [Lénine] a sous-estimé le facteur national. (…) Le prolétaire et le paysan pauvre polonais ne cessaient pas d’être polonais et voyaient dans ces soldats rouges à bonnets pointus non pas des libérateurs mais des avatars du Russe oppresseur». Mais aussitôt, les interrogations qu’il formule reflètent un certain conformisme anti-communiste : « Jusqu’où comptait aller l’Armée rouge, quant à elle, une fois la Pologne jetée à terre ? (…) L’idée de Moscou était-elle de donner la main aux soulèvements ouvriers qui se produisaient dans l’Allemagne vaincue et désarmée ? L’objectif était-il d’amarrer la révolution russe aux 25 millions d’ouvriers allemands dont la conscience de classe avait été aiguisée par un demi-siècle de social-démocratie (cette appréciation aurait certainement éberlué les communistes d’alors) ? ou bien s’agissait-il déjà de faire en 1920 ce que fera Staline en Aout et septembre 1939 : partager avec le Reich la Pologne « enfant illégitime du traité de Versailles » ?(…) [il y a] de bonnes probabilités pour ce dernier scénario, si l’on fait fond sur le pragmatisme de Lénine ». Les dernières formulations sont à mon avis erronées. Le point de vue de J. Lopez est celui d’un géopoliticien cynique. Ce n’était sûrement pas celui des bolchéviks.

A cet égard, il convient de mentionner un document fondamental[1] (connu mais négligé par « Guerres et Histoire »), tenu sous le boisseau en URSS pendant 70 ans : le rapport et la conclusion « à chaud » de Lénine lors de la IXe conférence (sorte d’inter-congrès) du Parti Communiste Russe (bolchévik), le 22 septembre 1920, en pleine retraite de l’Armée rouge… Ce texte – comme bien d’autres – ne correspondait pas à l’image que les propagandistes staliniens voulaient donner de Lénine ! Ce qui leur était impossible d’admettre, c’est non seulement l’analyse impitoyable de la situation, mais sans doute l’internationalisme résolu et la conviction éclatante que « le socialisme dans un seul pays est impossible » … Au point de susciter de la part de Lénine une « erreur » qui amène Trotsky à écrire :   « Oui, Lénine était génial, de toute la génialité humaine (…) cependant, quand il commettait des erreurs, elles étaient très grosses : elles étaient à l’échelle du plan colossal de tout son travail »[2]. Avant de passer en revue rapidement ce que l’on peut tirer du dossier de « Guerres et histoire », il convient de se pencher sur ce rapport, où tout n’est pas dit, mais qui lève à mon avis pas mal de faux mystères sur cette grande affaire.

Le rapport de Lénine à la IXème Conférence du Parti Communiste Russe, le 22 septembre 1920.

Il comprend essentiellement trois parties :

  1. Le contexte international et national. Lénine souligne à plusieurs reprises que l’affrontement avec la Pologne fait partie de la lutte contre les Blancs (guerre civile) et les interventions étrangères visant à renverser le pouvoir soviétique. Au moment où Pilsudski déclenche son attaque sur Minsk et Kiev en mars 1920, l’Armée rouge vient de vaincre successivement Koltchak à l’Est, Ioudénitch à l’Ouest (devant Petrograd), et Dénikine au Sud – celui-ci a démissionné en faveur de Wrangel, soutenu à fond par la France. La contre-offensive foudroyante contre l’agression polonaise a débuté la veille même du Deuxième Congrès du Komintern (IIIème Internationale), auquel la direction bolchévique a consacré toute son attention. Congrès qui est le véritable acte fondateur de grands partis communistes (voir l’adoption des 21 conditions d’adhésion), tant en Allemagne avec notamment l’immense portée de la fusion des spartakistes avec le parti des « Indépendants » qu’en Italie, qu’en France ; ce Congrès s’est réuni du 26 juillet au 8 août. Il s’est séparé avant le retournement du 16 Août devant Varsovie. L’atmosphère d’euphorie des premières victoires sur Pilsudski a plané sur ce Congrès, et a visiblement exercé une pression sur le gouvernement soviétique.
  2. Lénine, dans son rapport au Congrès, avait consacré une grande partie à dénoncer le traité de Versailles, félicitant John M. Keynes (le célèbre économiste, représentant du Trésor britannique !) qui indiquait combien il était porteur de la ruine de l’Allemagne et donc de l’Europe entière. Cette fois-ci il expose longuement comment toute l’Allemagne continue de « bouillir » après l’échec du coup d’état d’extrême droite de Kapp et von Luttwitz au mois de mars[3]. Non seulement la population laborieuse est révoltée par l’étranglement économique de l’Allemagne, mais les « kappistes-korniloviens » sont prêts, par désespoir, à suivre les bolchéviks. C’est là bien sûr la clé des mystérieuses tractations avec « des Allemands » dont parle l’article des Dossiers (voir plus loin) ; il s’agit certainement de responsables militaires allemands ! En deuxième lieu, Lénine montre comment la « nouvelle Pologne » constitue une « pierre angulaire »[4] de l’ordre de Versailles, parmi la chaîne d’Etats mis en place par l’Entente pour contrôler l’Allemagne et la Russie bolchévique. Enfin, Lénine se livre à des développements très enthousiastes sur les syndicalistes anglais qui refusent résolument que leur gouvernement aide la Pologne contre les républiques soviétiques : ils ont mis en place un « Comité d’action » et des comités d’ateliers (shop stewarts) que Lénine n’hésite pas à qualifier de « double pouvoir de fait ». C’est ainsi d’ailleurs qu’il explique la position très en retrait dans l’Entente du gouvernement britannique, et en particulier le rôle du ministre des affaires étrangères, lord Curzon, qui est à l’origine d’une fameuse proposition de frontière de la Pologne avec ses voisins orientaux (fédérés avec la République Russe), « très convenable pour nous », répète Lénine à plusieurs reprises.
  3. Et donc la deuxième partie est consacrée à la genèse et à la nature de l’erreur qui a été commise par le Comité Central (dès le mois de mai ?). Nous étions devant un choix crucial, dit en substance Lénine : nous avions gagné la guerre défensive (contre les Blancs et contre la Pologne) en repoussant l’agression de Pilsudski au niveau de la « ligne Curzon ». Devions-nous nous contenter de cette situation, et accepter l’ultimatum de lord Curzon ? ou devions nous « obéir à notre devoir internationaliste, continuer notre offensive sur son élan, et aider les ouvriers et paysans pauvres polonais à prendre le pouvoir ? » Nous avons décidé la deuxième option. Nous avons essayé de « tâter de la pointe de nos baïonnettes[5] » les dispositions du prolétariat polonais. Nous avons, dit Lénine, certainement commis une grosse faute : elle peut être de nature politique, ou de nature « stratégique » [nous dirions simplement « militaire »]. Après s’être référé à l’expérience de la guerre civile, il conclut que la « stratégie » est subordonnée à la politique, que ce sont les « politiques » (ne connaissant éventuellement rien à la « stratégie » [de l’art militaire] !) qui décident-même si la « stratégie » n’est pas identique à la politique, concède-t-il. L’erreur politique, Lénine le dit clairement, c’est que le prolétariat urbain et agricole polonais « ne s’est pas soulevé à notre approche », et que c’est la « petite bourgeoisie » polonaise, suivant les propriétaires et les capitalistes, qui a « sauvé » la Pologne par son « élan patriotique ». Lénine précise plus loin : ce n’est pas l’Entente qui a sauvé la Pologne, c’est cet élan patriotique. S’agissant de (des) erreur(s) « stratégiques », Lénine se refuse catégoriquement – au nom du Comité Central – à nommer une commission d’enquête. Il prétexte que « nous n’avons pas de forces à consacrer à cela, laissons-le aux historiens de l’avenir ». Argument plutôt étrange ; en fait il est clair que Lénine ne veut pas de règlement de comptes, notamment entre Toukhatchevsky et Trotsky d’une part, Staline et Egorov d’autre part (voir plus loin le déroulement des opérations). Cela n’a pas empêché des empoignades dans la discussion (on le sait par ailleurs), on en trouve des échos dans la réponse de Lénine, qui réprimande à ce sujet tant Boukharine que Staline (« ils ont franchi la ligne »).
  4. La dernière partie du rapport est consacrée aux pourparlers en cours à Riga, et aux perspectives de paix. Lénine explique longuement que les énormes concessions territoriales prévues en faveur de la Pologne (tout l’ouest de la Biélorussie et de l’Ukraine) sont nécessaires. Bien que « la Pologne soit aussi épuisée », il développe une argumentation circulairement répétitive, typique de son style, sur le thème « il faut absolument éviter une campagne d’hiver », c’est-à-dire empêcher l’Armée rouge de céder à la tentation de la revanche immédiate ! Son insistance est probablement à la mesure de la frustration des chefs militaires… Mais la raison est simple : le pays est absolument épuisé, il faut « consacrer nos efforts à construire la paix ». Dans son « Lénine »[6], Jean-Jacques Marie développe longuement sur la crise du « communisme de guerre » et l’impasse du système de réquisitions de blé auprès de la paysannerie. L’automne et l’hiver verront d’ailleurs se développer dans le PCR de très âpres débats sur la « militarisation du travail », et des   « syndicats », alors que flambent les révoltes paysannes, comme à Tambov : comme on sait, la révolte de Cronstadt en mars 1921 mettra un terme aux controverses, en imposant la «retraite» (Lénine) de la fameuse Nouvelle Politique Economique NEP.

Le dossier de « Guerres et Histoire »

Le premier article « Que la Pologne meure pour que la révolution vive, et inversement », prétend dessiner le contexte historique et international de la guerre de l’été 1920. L’apparente symétrie de ce titre parait fallacieuse. La « nouvelle » Pologne nationaliste prétend retrouver les frontières de la « République des deux-nations », union des Etats féodaux de Pologne et Lituanie avant les fameux partages de la fin du XVIIIème siècle entre la Prusse, l’Autriche et l’Empire russe. La carte présentée si significative[7], correspond bien aux objectifs de la caste dirigeante du nouvel Etat : la noblesse héréditaire des chevaliers (Szlachta) qui régnaient en maîtres, y compris dans toute la zone orientale, peuplée majoritairement de Biélorusses, Lituaniens, Ukrainiens et… juifs. Pilsudski est le chef d’un Parti Socialiste Polonais à base ouvrière réelle. Sa politique est moins brutalement réactionnaire que celle de cette caste, mais il en est membre !  Donc sa russophobie proclamée se double logiquement d’un anticommunisme tout aussi convaincu. La remarque suivante des auteurs apparait dès lors des plus contestables : « il est d’ailleurs notable que Varsovie soit vue à Moscou avant tout comme une « marionnette de l’Entente », c’est-à-dire un pays stipendié par les Alliés pour écraser ou contenir le bolchévisme, ce qui est largement faux (voir encadré, « les alliés très réservés sur Pilsudski » -souligné par moi. Avec ces quelques mots s’introduit un grave biais affectant l’ensemble du dossier : les auteurs prennent prétexte de frictions et contradictions réelles, mais secondaires, entre Français et Américains, Britanniques, Russes Blancs, pour nier le rôle central de la « nouvelle Pologne » dans la croisade antibolchévique et la consolidation du traité de Versailles. Et pour minimiser surtout l’engagement de la bourgeoisie française, dont les preuves évidentes sont diluées dans les différents articles.

Les buts de guerre soviétiques sont décrits de façon pour le moins réductrice : « si les bolchéviks répudient l’impérialisme grand-russe des tsars, ils lui substituent l’idée de l’extension indéfinie du système soviétique(…) leur objectif est (…) de disposer de planches d’appel [terminologie typiquement militariste, note CD] en vue d’une entreprise beaucoup plus importante, l’exportation de la révolution vers l’ouest… Dès leur prise du pouvoir en novembre 1917, les bolcheviks ont eu en tête de susciter, dès que possible, la révolution dans l’Europe développée, et avant tout en Allemagne ». Plus loin, les auteurs indiquent « pour Lénine et les bolchéviks, une petite Pologne réduite aux frontières qu’elle avait au sein de l’empire tsariste serait un temps tolérable, à condition qu’elle soit débarrassée de ses éléments « réactionnaires et chauvins, grands propriétaires fonciers, industriels et clergé ». L’impression est donnée que cette politique se ramène à une pure suite de conquêtes territoriales. C’est bien mal comprendre Lénine, qui fondait sa politique sur le mouvement des masses, et non sur la possession de territoires !… Très curieusement, les auteurs ne mentionnent pas l’ordre du jour fameux, attribué à Toukhatchevsky mais publié dans l’officielle « Pravda » dès le 9 mai 2020. Ils doivent, probablement, le ranger parmi « les slogans » éphémères et, pour eux, sans importance réelle. Pourtant, on ne peut qu’être frappé par la maladresse de ses formulations vis-à-vis du sentiment national polonais, à peine atténuée par la restriction « Pologne blanche » :  

« Ouvriers et paysans, à l’Ouest ! Contre la bourgeoisie et les propriétaires terriens, pour la révolution internationale, pour la liberté de tous les peuples ! Combattants ouvriers de la révolution ! Tournez vos regards vers l’Ouest ! C’est à l’Ouest que va se décider le sort de la révolution mondiale ! La route de l’incendie mondial passe sur le cadavre de la Pologne blanche ! Au bout de nos baïonnettes nous apporterons le bonheur et la paix à l’humanité laborieuse ! A l’Ouest ! Vers des batailles décisives, vers des victoires éclatantes !»[8].

Sur le deuxième article « Pilsudski joue et perd en Ukraine », il y a peu à dire, sinon que l’article est bien discret sur le rejet par la population ukrainienne des troupes polonaises venues évidemment rétablir les prérogatives des « pans » (seigneurs). Jean-Jacques Marie dans son « Lénine » note : « la haine de l’ancien maître polonais suffit à faire sortir des bois quelques centaines de milliers de déserteurs [au profit de l’Armée rouge] ». De même qu’est passé sous silence l’« exploit » des troupes pilsudskistes faisant sauter à Kiev la cathédrale, la gare et la centrale électrique au moment de la retraite.

Le troisième et le cinquième articles sont solides, concernant des aspects essentiellement techniques. L’article « deux armées de bric et de broc » donne une description presque impartiale des deux armées en présence. Encore que… En ce qui concerne l’Armée rouge, l’insistance mise à souligner le nombre des anciens officiers tsaristes – les spetsy -, ainsi que l’hommage ambigu à Léon Trotsky montrent une nouvelle fois le mépris de « la politique » de la part des auteurs : « … Si l’Armée rouge, en effet, est une force organisée, c’est au seul Trotski qu’elle le doit… Elle sort victorieuse de la guerre civile grâce à son Vojd [leader], qui s’est montré très pragmatique en choisissant de s’appuyer sur le savoir-faire des officiers tsaristes… ». Plus loin, les auteurs notent « … la persuasion par le discours politique ne suffisant pas toujours, Trotski réintroduit la discipline la plus rude. Pour être sûr qu’une offensive prévue se déclenche réellement, il faut bien souvent injecter dans les unités des ouvriers communistes, acheminer du pain, des bottes, quelques trains blindés et … des détachements de la Tchéka ». Tout est mis sur le même plan, l’engagement illimité des Soviets passe inaperçu !

S’agissant de l’armée de la nouvelle Pologne, les auteurs rappellent l’hétérogénéité bien connue de l’encadrement (venu des armées prussienne, russe, autrichienne … et française dans le cas du corps Haller), des difficultés dues également à la diversité des sources d’armement. Ils ne peuvent manquer de souligner l’importance des fournitures de guerre par l’Entente – surtout la France et, pour l’aviation, les USA – et insistent à juste titre sur celles fournies par la Hongrie contre-révolutionnaire. On lit : « L’aide hongroise, à travers la Roumanie, a été cruciale. (…) Il ne faut pas oublier qu’à Budapest, qui a connu (!) la république des conseils en 1919, la guerre russo-polonaise était aussi vue comme une guerre pour l’indépendance de la Hongrie ». Son caractère de croisade anticommuniste apparaît ici limpide ». Enfin les auteurs évoquent très (trop) sobrement la contribution très importante de la France en matière « d’organisation et de matériel ». La mission militaire française du général Henry aurait été forte, dès avril 1919, de 1500 officiers ! – à distinguer de la mission d’« urgence », célèbre mais non décisive (y participait le capitaine Charles De Gaulle), du général Weygand envoyé en Août 1920 à Varsovie.

Le cinquième article porte lui sur le « renseignement radio et aérien ». C’est peut-être le plus intéressant. Il insiste à juste titre sur le déséquilibre complet en la matière entre l’Armée Rouge et l’Armée polonaise. Cette dernière bénéficiait non seulement d’une suprématie aérienne quasi incontestée, mais surtout du « cassage » intégral des [radio]cryptogrammes soviétiques échangés entre unités et avec l’Etat-major, ainsi qu’entre les services diplomatiques du gouvernement soviétique. Sous réserve que l’on puisse faire confiance à l’authenticité de ces décryptages et à l’interprétation qu’en donne l’historien Grzegorz Nowik – mais elle recoupe, on va le voir, le rapport de Lénine -, ils jettent une vive lumière sur la politique et les hésitations stratégiques du pouvoir soviétique :

« Beaucoup de ces cryptogrammes se référaient aux négociations entre Allemands [qui donc ?] et soviétiques, qui visaient à conclure un traité anti-polonais (…)

« (…)L’état-major polonais connaissait par exemple le plan originel du 10 mars, qui prévoyait une invasion simultanée de la Biélorussie et de l’Ukraine (…) les deux Fronts soviétiques devaient attaquer Varsovie ensemble et concentriquement. (…). [Le rejet sur ses frontières au printemps de l’armée polonaise passée à l’offensive] a amené Lénine à changer ses plans (…) Le second plan de guerre envoyait Toukhatchevsky seul vers Varsovie puis vers le corridor de Poméranie, et redirigeait le front d’Egorov vers le sud-ouest et non plus vers Varsovie. L’intention de Lénine était de capturer le corridor et en violation du traité de Versailles, de rendre cette province à l’Allemagne : un joli cadeau pour sceller une alliance ! [je souligne]. Au Sud, en envoyant Egorov à Lwow et vers les cols des Carpates, Lénine espérait exporter la révolution en Hongrie et en Autriche, dans les Balkans et jusqu’en Italie (…) Il a ainsi écartelé les deux fronts et un trou est apparu entre eux, à l’ouest de Brest[Litovsk]. (…) Ces informations ont servi de base au plan [de Pilsudski] : défendre Varsovie et Lwow, concentrer un groupe de frappe dans le trou entre les deux Fronts soviétiques, et attaquer également au Nord les forces de Toukhatchevsky qui partaient vers la Poméranie [Dantzig] ». Nous avons là l’explication de l’offensive extrêmement risquée de Toukhatchevsky (point commun des « deux plans »), longeant la frontière lituanienne et surtout celle de la Prusse Orientale, bastion de l’armée allemande. Il exposait son flanc droit à n’importe quelle attaque de ce côté. G. Nowik dénonce la « violation » du traité de Versailles, accusation vide de sens puisque les soviets ont stigmatisé dès sa signature ce Traité comme une entreprise archi-réactionnaire ! De ce point de vue, la « restitution » du couloir de Dantzig à l’Allemagne était logique; mais cela ne règle pas la question de la nature de l’« accord », avec qui ? Avec quels « Allemands » ? Le rapport de Lénine à la IXe conférence répond clairement à cette question : ce sont les «kappistes», pas le gouvernement social-démocrate « pro-Versailles » ! …

De plus les indications très claires sur les manœuvres de l’été 1920[9] permettent de passer rapidement sur l’article éponyme du dossier, le fameux « Miracle de la Vistule juillet-Aout 1920 ». Il est très détaillé, abondamment illustré, et pourra fournir la base d’un Kriegspiel d’Etat-Major (« tout ce qu’il ne faut pas faire »). Malgré le luxe des informations, il tourne court sur deux points :

•la véritable asphyxie des divisions de l’Armée Rouge en terre polonaise, une fois leurs lignes de retraite et de communication coupées. Cela renvoie bien sûr à leur isolement politique !

•le sort final des divisions internées en Prusse Orientale, et surtout des 70 000 prisonniers en Pologne même, jetés dans des camps de concentration où un grand nombre périrent, ou octroyés comme main d’œuvre quasi-servile aux paysans polonais. La littérature soviétique s’est beaucoup penchée sur leur sort déplorable (voir Wikipedia russe, lien en note 8).

Enfin, la dernière pièce du « Dossier » est savoureuse : ce sont les réponses parallèles, à un même questionnaire de la rédaction, de deux conseillers de l’équipe Lopez : le soi-disant spécialiste occidental, soviétophobe et philopolonais enragé, Norman DAVIES d’une part, l’historien russe Andreï GANIN d’autre part. Leurs réponses arrachent ce titre édifiant aux éditeurs « A peu près d’accord sur rien ! ». En effet, mais la comparaison des réponses montre que c’est le Russe qui, par la précision et la cohérence de ses références, est le plus proche de la vérité historique. Les éditeurs ne s’y trompent pas, mettant en valeur ses propos dans un encadré : « D’un point de vue politique, la Pologne a été l’instrument d’une agression de la Russie soviétique dirigée par la France ».

A l’issue de cette revue, il me semble que certaines conclusions s’imposent.

S’agissant de la politique internationale du Pouvoir soviétique, la volonté de « soviétiser la Pologne » parait établie, comme but de guerre immédiat. Mais « soviétiser » n’avait pas le sens que lui a donné la propagande occidentale au vu des exploits ultérieurs de Staline. Les Conseils (sens du mot russe courant de « soviet ») étaient bien vivants, c’étaient l’âme et les nerfs de l’Armée rouge ; « soviétiser » c’était bien aider à l’établissement du pouvoir de vrais conseils ouvriers – comme les Conventionnels français, en abolissant la féodalité, « républicanisaient » l’Italie, les Pays-Bas, la Suisse. Il est très clair dans les discours de Lénine qu’il n’était pas question d’imposer des Soviets en Allemagne à cette étape : le Parti Communiste était en pleine formation par la fusion des Spartakistes et des Indépendants, alors que de dures défaites avaient marqué l’année 1919 (assassinats de Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht, écrasement des « gouvernements ouvriers » de Saxe et de Bavière, etc.). Noter aussi que c’est en Mai 1920 que Lénine a publié « le gauchisme, maladie infantile du communisme », dirigé entre autres contre le putchisme et l’aventurisme !

En revanche, la formation d’un « bloc de fait » (Lénine) de l’extrême gauche à l’extrême droite contre le diktat de Versailles devait permettre de neutraliser la Reichswehr allemande – affaiblie par l’échec du putsch de Kapp. Il est donc implicite que le gouvernement soviétique a bien dû faire la promesse de « rendre » le couloir de Dantzig. L’interception des communications cryptées du gouvernement soviétique a donc joué un rôle non seulement « militaire » dans le développement de l’attaque de flanc contre les colonnes de Toukhatchevsky, mais a probablement alimenté une propagande et l’émoi des Polonais (classe ouvrière comprise), confrontés à la perspective d’une nouvelle amputation du territoire national, certes « octroyé » par l’Entente, mais fournissant au nouvel Etat son seul débouché vers la mer.

Pour ma part, je pense qu’en effet la plus grave erreur des bolchéviks – et manifestement de Lénine, qui l’a reconnu – est d’avoir fait « temporairement l’impasse » sur le sentiment national polonais. Ceci est d’autant plus paradoxal que Lénine lui-même a bataillé des années durant contre Rosa Luxembourg – hostile à mettre au premier plan l’indépendance de son pays natal – et a montré, notamment vis-à-vis de l’Ukraine, de la Géorgie et autres, à cette époque et encore lors de son « dernier combat » contre les « argousins grand-russes » (Staline, …) l’extrême importance qu’il attachait au respect des sentiments nationaux des peuples de l’ex-Empire russe.

L’« aventure polonaise »de 1920 a pesé lourd dans les relations polono-soviètiques en général, c’est incontestable. Elle n’a pas empêché ni le développement de puissants partis communistes, ni n’a marqué un coup d’arrêt décisif à la vague révolutionnaire en Europe. Celui-ci n’est intervenu qu’en Octobre 1923 en Allemagne. Et le communisme polonais est resté un courant vivant et actif, jusqu’à ce que la bureaucratie soviétique ne décide de l’étrangler (voir les « Cahiers du Mouvement Ouvrier » n°4, 17…).

Enfin, il y a un dernier aspect » que « Guerres et Histoire » passe pudiquement sous silence (à cause probablement de ses amis polonais…), c’est le martyre infligé dès cette époque au « Yiddishland », toute cette vaste zone (la « zone de résidence » selon les tsars)[10] aux confins de la Pologne et de la Russie, où existaient de denses communautés juives urbaines et même paysannes. Communautés victimes de pogromes à répétition, de la part de « Russes », d’« Ukrainiens », de « Polonais » (et même à l’occasion de la « cavalerie rouge » de Boudienny) . Communautés qui, faut-il s’en étonner, ont constitué des pépinières inépuisables de révolutionnaires internationalistes, bundistes ou communistes.


[1] Publié en russe (rapport et conclusion de Lénine) d’après les sténogrammes par : https://imwerden.de/pdf/istorichesky_arkhiv_1992_1__ocr.pdf

[2] Léon Trotsky « Ma vie » Gallimard 1963, page 466.

[3] « dans un journal allemand anti-bolchévik il est dit que toute l’Allemagne orientale « bout », et que tous les kappistes ( ceux qui ont soutenu Kapp – [l’équivalent de] notre Kornilov -), tous ces kappistes sont pour les bolchéviks. En parlant avec un gars quelconque, ignorant et apolitique celui-ci montre son désarroi, il dit à la fois qu’il faudrait que Guillaume [II] revienne, parce que c’est le chaos, et aussitôt qu’il faudrait suivre les bolchéviks !»

[4] « opora » en russe

[5] Le terme russe plusieurs fois répété est bien « пощупать штыками », « tâter avec les baïonnettes »

[6] « Lénine la révolution permanente », réédition 2018 Taillandier, ch. 20 et 21

[7] La véritable composition ethnique de ce territoire n’est établie que plus loin, à propos de « la paix de Riga ».

[8] На Запад!

(…)

На Западе решаются судьбы мировой революции

Через труп белой Польши лежит путь к мировому пожару.

(…)

Source : https://ru.wikipedia.org/wiki/Советско-польская_война

[9] Voir carte de synthèse.

[10] Voir «L’antisémitisme en Russie de Catherine II à Poutine » de Jean-Jacques Marie. Et l’admirable « Voyage en Pologne » du social-démocrate berlinois d’origine juive Alfred Döblin.

CARTES

Les partages de la Pologne au XVIIIe siècle

L’Europe au XIXe siècle

La paix de Riga

Opérations militaires d’août 1920 (en Pologne)

PARTAGE DE LA POLOGNE AU XVIIIe SIECLE
L’EUROPE AU XIXe SIECLE
PAIX DE RIGA
OPERATIONS MILITAIRES D’AOÛT 1920 (« Guerres et Histoire » aout 2020 p 47).