Révolution russe et Italie

Frank La Brasca

« Fare come in Russia » (« Faire comme en Russie ») : échos de la révolution russe de février 1917 dans la classe ouvrière italienne

File:Mario Montagnana 1.jpg - Wikimedia Commons
Mario Montagnana

Mario Montagnana (1897-1960) est un ouvrier issu d’une famille de la communauté juive de Turin résidant dans le quartier populaire de Borgo San Paolo. Ap­prenti mécanicien, puis ajusteur dans deux usines de fabrication d’automobiles la Diatto, puis la Lancia, il adhéra très tôt (1915) au Parti socialiste et fut arrêté pour avoir parti­cipé à une manifestation contre l’entrée de l’Italie en guerre.

Il devint par la suite dirigeant de la sec­tion turinoise de la FIOM (organisation syndicale des métallurgistes), participa à la rédaction du journal lancé par Antonio Gramsci, L’Ordine nuovo, et fût parmi les membres fondateurs du Parti communiste d’Italie en 1921.

Délégué au IIIe Congrès de l’interna­tionale communiste, il devint un dirigeant du PC d’I (1).

Contraint de quitter l’Italie après de multiples arrestations sous le régime fasciste, il émigra en France et participa à la guerre civile espagnole dans les années 1930.

Interné dans les camps de concentra­tion de Vernet d’Ariège et des Milles à son retour d’Espagne, il fut libéré en 1941 et s’exila à Mexico (un an après l’assas­sinat de Trotsky) où il demeura jusqu’en janvier 1946, date à laquelle il rentra en Italie où il fut élu successivement député (1948), puis sénateur (1958) du PCI.

C’est dans la capitale mexicaine qu’il écrivit ses mémoires sous le titre de Ri- cordi di un operaio torinese (Souvenirs d’un ouvrier turinois), ouvrage qui fut publié en Italie en 1947 (2) et réédité par les éditions « Rinascita » du PCI en 1949 et 1952.

Dans ce livre, Mario Montagnana nous livre, entre autres, un témoignage intéres­sant sur la façon dont les événements qui se déroulèrent en Russie lors de la pre­mière révolution de février 1917 étaient perçus par les travailleurs des usines de cette grande ville industrielle de Turin, qui allait plus tard mériter le nom de « Petrograd d’Italie ».

Déformée par la censure et objective­ment rendue difficile par les conditions créées par la guerre, l’information, on s’en doute, ne parvenait à des masses suf­fisamment préoccupées par ailleurs par le déroulement d’une guerre de plus en plus meurtrière et par les problèmes de leur subsistance quotidienne que de façon très partielle et peu intelligible.

Pourtant, le petit groupe de jeunes militants ouvriers dont faisait partie Mario Montagnana furent capables de saisir la signification essentielle de ces événements qui se déroulaient si loin d’eux et de la relier aux angoisses, aux inquiétudes et aux attentes de la majorité de leurs camarades de travail et des familles de leur voisinage.

Voici comment l’auteur, qui vécut au cœur de cette situation, nous la restitue près de deux décennies plus tard :

« Nous autres de la “tendance révolu­tionnaire” de la Section socialiste et du Syndicat des métallos de Turin, pensions quand même (3) qu’il était nécessaire de commencer à développer une activité de propagande et d’organisation visant à préparer une action de masse contre la guerre et contre les conditions de travail qu’on nous imposait.

D’où notre divergence avec les réfor­mistes à la tête de la Section des métal­los, qui refusaient que l’activité syndicale aille au-delà de la participation au comité de mobilisation industrielle et de négo­ciations, quand cela était possible, avec tel ou tel ministre de Rome, dans l’espoir d’arracher quelques avantages pour les ouvriers et d’éviter une aggravation de leur situation.

La cooptation qu’ils préconisaient de trois éléments de la gauche au comité directeur du syndicat, devait servir, dans le plan des réformistes, à donner un petit gage à la tendance que nous représentions et à modérer nos exigences.

Mais cette manœuvre échoua. Un peu grâce à nous, mais essentiellement du fait des grands événements qui se déroulèrent, peu après, dans la lointaine Russie.

Je revois encore aujourd’hui comme si cela s’était passé hier, l’entrée et le hall de “Diatto-Fréjus ” ce fameux matin où les journaux avaient publié les premières nouvelles sur la révolution de Février.

Le peuple de Petrograd s’était soulevé, il avait défait et écrasé les forces du tsa­risme et chassé le tsar lui-même.

Il est vrai que ces mêmes journaux affirmaient que le peuple russe n’avait pas fait la révolution contre la guerre, mais, au contraire, parce qu’il exigeait une intensification de l’effort de guerre : mais qui pouvait les croire ?

Nous savions tous combien les jour­naux mentaient, surtout en temps de guerre.

Des centaines et des centaines de mes camarades de travail étaient réunis en petits groupes devant l’entrée de l’usine, ils se passaient le journal d’une main à l’autre et discutaient, plein d’excitations et de bonheur.

Jusqu’à ce que la sirène ait retenti pour la seconde et dernière fois, personne ne rentra dans l’usine et durant toute cette journée il régna dans tous les ateliers une très vive agitation. Les contremaîtres ne parvinrent en aucune façon à empêcher que les ouvriers ne discutent en commen­tant les événements de Russie. Il y a avait partout un air de fête, une atmosphère vibrante d’enthousiasme, comme je n’en avais jamais vu à l’intérieur de l’usine.

Et ce qui se passait à “Diatto-Fréjus ” se passait aussi au même moment dans toutes les usines de Turin, dans toutes les usines d’Italie.

Le prolétariat italien avait toujours éprouvé une vive sympathie, une profonde solidarité envers le peuple russe. La révolution de 1905 avait été suivie avec un énorme intérêt par les ouvriers, qui avaient protesté dans de nombreuses assemblées, dans leur presse et, par l’entremise de leurs représentants à la Chambre des députés, contre la réaction féroce lancée par le tsar et par son premier ministre Stolypine dans les années qui avaient suivi. L’attentat qui causa la mort de Stolypine avait été salué avec joie en Italie, même par les réformistes et y compris par Filippo Turati. Quand, en 1909, Nicolas II voulut rendre visite à son “cher cousin” Victor-Emmanuel, la rencontre ne put avoir lieu dans aucune des grandes villes d’Italie où on savait que la venue du tsar aurait donné lieu à des manifestations d’hostilité préparées de longue date. Le tsar bourreau et le futur monarque fasciste durent se rencontrer, presque de façon clandestine, dans la petite localité de Racconigi, en Piémont, loin de tout centre industriel.

L’une des raisons, et pas la moindre, de l’aversion des ouvriers italiens contre l’entrée en guerre du pays aux côtés de l’Entente – je l’ai déjà fait remarquer – consistait dans la présence de la Russie autocratique dans cette coalition.

Il était donc tout à fait naturel que les ouvriers italiens saluent avec autant d’enthousiasme la révolution de Février et la chute du tsarisme.

Du reste ils comprenaient, ou du moins pressentaient d’ores et déjà, que cette révolution ne s’arrêterait pas à ces premiers pas et qu’elle était appelée à avoir des développements grandioses.

C’est à partir de là que “faire comme en Russie ” devint le mot d’ordre du prolé­tariat italien » (4).

(1) On retiendra aussi pour l’anecdote qu’il était le frère cadet de Rita Montagnana (1895-1979), elle aussi militante historique du PC d’I puis du PCI, qui épousa en 1924 celui qui allait devenir le principal dirigeant de cette organisation, Palmiro Togliatti.

(2) La première partie de l’ouvrage avait été publiée en 1944 à New York et diffusée auprès des prisonniers de guerre italiens détenus aux Etats- Unis. tandis que la seconde édition de 1947 parut à Milan chez Fasani.

(3) Montagnana vient de faire allusion à des manifestations de mécontentement contre les conditions de vie et de travail qui avaient déjà donné lieu à des heurts avec la police au mois de mai 1916 et dont l’échec avait semé un certain découragement chez les travailleurs et servi de prétexte aux dirigeants réformistes et maximalistes pour justifier leur passivité devant les événements.

(4) Mario Montagnana, Ricordi di un operaio torinese, Roma, Edizioni Rinascita, 195 23, pp. 59- 61. C’est nous qui traduisons.