Souvenirs plus que douteux.

par Jean-Jacques Marie

L’histoire du goulag stalinien est plus ou moins encombrée de légendes, entre autres sur les évasions.
La tentative d’évasion est un signe de rébellion, d’une portée politique en posant l’aspiration à la liberté face à l’ordre policier. Elle est donc brutalement sanctionnée et engendre des légendes héroïques. Deux d’entre elles ont connu jadis un vif succès, celles fabriquées par le général communiste espagnol El Campesino et le polonais Slavomir Rawicz ? Les deux exemples particulièrement fleuris qu’ils donnent doivent pousser à lire les souvenirs-surtout héroïques -avec la plus grande méfiance.
El Campesino, arrêté et déporté à Vorkouta en 1946, présente pourtant d’abord l’évasion comme un exploit surhumain, dans ses souvenirs transcrits par Julian Gorkin publiés en 1950 sous le titre La vie et la mort en URSS, 1939-1949 : « On a dressé les chiens de garde à haïr férocement les déportés. Si l’un de ces derniers essaye de s’évader, on lâche les chiens afin qu’ils les dévorent. De toute façon on applique automatiquement la peine de mort à ceux qui essayent de s’évader », ce qui ne l’empêchera pas de s’évader dans des conditions d’un romanesque échevelé.
Après avoir aisément obtenu au camp six mois d’incapacité de travail, il séduit la jeune responsable de la commission médicale qui lui accorde « un certificat d’incapacité de travail de six mois et une autorisation légale d’aller se reposer quatre mois dans une ville du Sud. Il choisit Samarkand. Les papiers qu’on lui a remis à Vorkouta lui permettent de s’arrêter pendant 24 heures dans toutes les grandes villes situées sur le parcours de Moscou à Samarkand. A Moscou il obtient sans peine la carte de réfugié politique qui lui permettra de ne pas être interpellé pendant le trajet, puis passe deux nuits à Kharkov avec une jeune étudiante prostituée, part ensuite à Rostov, puis à Bakou, bien sûr dans le compartiment de la contrôleuse.
Hélas, à 130 kilomètres de la frontière iranienne, il tombe entre les pattes du NKVD, qui l’emprisonnent à Achiabad, capitale du Turkestan ; il est condamné à deux ans de travaux forcés, traîné successivement dans 11 camps différents puis ramené à Achiabad !
Coup de chance, le soir du 6 décembre 1948, un tremblement de terre ébranle la région d’Achiabad et « rase tout à cinquante kilomètres à la ronde ». El Campesino échappe au massacre des survivants perpétré par les miliciens des villes et des camps environnants. « Par bonheur, ajoute El campesino, le bâtiment contenant tous les dossiers avait été détruits et de tout le personnel il ne restait personne. » Il se présente au chef du camp de Krasnovosdk qui le remet en liberté. Avec un vieux communiste ouzbek, il s’enfuit vers la frontière avec l’Iran, mais le NKVD découvre les deux fuyards juste avant la frontière, abat l’ouzbek mais rate El Campesino, qui arrive enfin, affamé, épuisé, à la frontière iranienne qu’il franchit sans peine. (1)
L’évasion de Slavomir Rawicz, racontée dans A marche forcée, récit publié en 1956, traduit en 25 langues, au succès mondial, porte à l’écran en 2010 par Peter Weir, est d’autant plus réussie qu’elle est entièrement inventée, Rawicz, libéré du goulag en 1942 ayant alors rejoint l’armée polonaise du général Anders formée en URSS même.
A l’en croire, la charmante et complaisante femme du commandant du camp lui demande s’il n’a pas envie de s’évader. Il répond oui et recrute six associés. Un soir ils s’enfuient et se dirigent dans la neige vers le lac Baïkal, rencontrent en chemin une jeune évadée polonaise, puis deux aimables paysans, arrivent à la frontière avec la Mongolie, puis foncent au Tibet. La traversée du désert brûlant du Gobi coûte la vie à la jeune polonaise et à trois des sept évadés. Les survivants arrivent en Inde après avoir paisiblement marché pendant 4.000 kilomètres, dont 2000 dans la Sibérie royaume du goulag ! Un exploit d’autant plus superbe qu’il est totalement inventé.
S’évader du goulag était, en effet, un exploit à peu près irréalisable. Alexandre Morozov, rescapé du goulag, souligne : « Dans un pays où tout le monde, du plus modeste au plus important, vivait dans la terreur des mouchards il était impossible de compter réussir une évasion. » (2)
Pour Chalamov, détenu à Kolyma, l’évasion relève à la fois du rêve impossible et de la tentation permanente : « De nombreux détenus, écrit-il, s’évadaient de Kolyma et chaque fois sans succès ». Il insiste : « On ne s’évade pas de Kolyma. Mais l’illusion demeure et se paye cher (…). Mais où le fugitif qui a grand besoin d’être aidé et caché irait-il se réfugier ? Chalamov ajoute : « En 1938, pour les détenus politiques, personne n’eût pris ce risque. » Cet obstacle dressé par la répression s’affaiblira au lendemain de la guerre où le renforcement de la répression peine à contenir une protestation croissante. L’envoi au goulag de centaines de milliers d’Ukrainiens et de Baltes, de prisonniers de guerre soviétiques, considérés comme traîtres, et des rescapés de l’armée collaborationniste de Vlassov modifie l’atmosphère des camps en y introduisant des éléments à la fois combattifs et animés d’un désir de vengeance.
Chalamov souligne enfin un autre aspect : « L’évasion exige une grande force de caractère, de l’endurance physique et morale, beaucoup de volonté. Choisir un compagnon d’évasion est plus difficile que de choisir un compagnon de route pour une expédition polaire. » La menace constante de la faim fait en effet peser sur l’évadé le danger d’« être mangé par ses propres camarades. Ces cas sont rares, ajoute Chalamov, mais existent. Les vieux Kolymiens qui ont vécu une dizaine d’années dans le Grand Nord connaissent tous des cannibales condamnés pour avoir tué et mangé un compagnon de fuite. » (3) El Campesino et Slavomir Rawicz ont, bien entendu, évité de déflorer le caractère héroïque de leur « évasion » romancée ou, chez Rawicz, entièrement fabriquée, en la souillant par des détails aussi vils.

1. El Campesino, La vie et la mort en URSS, pp. 201-218.
2. Anne Applebaum, Le goulag, p. 438.
3. Chalamov, Récits de Kolyma, poche, Maurice Nadeau, pp. 69,71,103,105.