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RAPPORT SUR LES RESULTATS DE L’ENQUETE SUR L’INSURRECTION DANS LA VILLE DE CRONSTADT.

Jacob Agranov

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Jacob Agranov / fr.nextews.com

Au lendemain de l’écrasement de l’insurrection de Cronstadt la direction de la Tcheka charge l’un de ses dirigeants, Jacob Agranov, de mener une enquête et de rédiger un rapport sur les causes, le déroulement et le sens de l’insurrection. Si l’orientation générale du rapport se situe bien entendu dans le cadre général des décisions prises par le parti communiste, le rapport contient un certain nombre de remarques, d’éléments, voire de conclusions intéressantes. Vu la longueur du rapport nous le publierons en trois parties.

Après la chute du soulèvement de Cronstadt une grande partie des membres du Comité révolutionnaire insurrectionnel et la majorité des participants actifs du soulèvement ont fui en Finlande. Les principaux dirigeants du mouvement ont ainsi échappé à l’enquête.

Les données de l’enquête et de l’interrogatoire personnel des quelques participants actifs de la révolte permettent de saisir comment l’insurrection armée de Cronstadt a débuté, comment elle s’est développée et d’en percevoir les causes.

Le soulèvement contre-révolutionnaire de la garnison et des ouvriers de Cronstatd (1er mars au 17 mars inclus) est le développement direct et logique des troubles et des grèves de plusieurs usines et fabriques de Pétersbourg qui ont éclaté dans la dernière semaine de février. La concentration dans les entreprises industrielles de Pétersbourg d’une quantité significative d’ouvriers mobilisés dans le cadre du service obligatoire du travail, puis la fermeture soudaine de la majorité des entreprises qui venaient tout juste d’être mises en marche due à la crise du combustible suscitèrent le mécontentement et l’irritation parmi les couches d’ouvriers les plus arriérés de Pétersbourg. Les mobilisés du service obligatoire du travail apportèrent avec eux de la campagne dans le milieu des ouvriers l’état d’esprit démoralisant des petits propriétaires rendus furieux par le système des réquisitions, l’interdiction du commerce libre et les actions des détachements de barrage.

La réduction de la ration alimentaire décrétée au début de février donna l’impulsion directe à l’explosion du mécontentement croissant d’une partie des travailleurs de Piter[1] et provoqua des grèves dans toute une série d’usines : l’usine de la Baltique, l’usine Troubotchny, la fabrique Laferme et d’autres. L’une des causes fondamentales de ce mouvement fut incontestablement la polémique ardente qui éclata dans le Parti communiste avant son congrès, l’affaiblissement du sentiment d’unité du parti chez une grande partie de ses membres. Les ouvriers en grève ne se contentaient pas d’exiger l’augmentation de la ration de pain et la suppression des détachements de barrage. Dans les cercles les plus arriérés on avança même le mot d’ordre de convocation de l’Assemblée constituante. Mais globalement le mouvement  se développa sous le mot d’ordre de la suppression de la dictature du parti communiste et de l’instauration du pouvoir des Soviets librement élus. Si le mouvement ne prit pas un caractère organisé et ne se généralisa pas à Pétersbourg, c’est dû pour une sérieuse part à la liquidation rapide et effectuée à temps des organisations des S-R[2], des menchéviks, des S-R de gauche et des anarchistes de Pétersbourg, ce qui priva le mouvement d’une direction organisée.

Des conditions et un état d’esprit analogues existaient aussi à Cronstadt à la veille de la révolte. La tension nerveuse qui régnait dans la masse ouvrière était renforcée par la dégradation permanente des conditions d’existence. L’interrogatoire de toute une série de participants à l’insurrection a montré que l’atmosphère de mécontentement   ne cessait de s’épaissir dans la masse des matelots et des soldats rouges, pour l’essentiel issus de la paysannerie surtout parce que les nouvelles reçues de leurs familles avec lesquelles cette masse n’avait pas rompu ses liens leur apportaient sans cesse des informations sur la crise de l’agriculture, sur les abus des autorités locales, sur le poids de la réquisition… etc., accroissaient encore leur exaspération.

Cette masse importante concentrée sur le petit territoire de Cronstadt et dans l’ensemble désoeuvrée, placée dans les conditions d’une existence collective de caserne fut très vite contaminée par l’atmosphère régnante d’hostilité sourde contre le régime de la dictature du prolétariat.:.

La décomposition de l’organisation communiste de Cronstadt, due à la domination en son sein de matelots déchaînés et d’un faible niveau politique allait déjà à pas de géant avant l’insurrection et s’accéléra incroyablement à la suite des discussions acharnées dans les rangs du parti sur les questions fondamentales du moment..

L’éclatement de l’organisation en différents groupes et nuances de pensées dans ces conditions devait déboucher inévitablement sur sa dislocation. Les adhérents de base du parti, dont la conscience politique ne s’élevait en rien au-dessus du niveau de conscience de la masse sans parti des matelots et des ouvriers apportèrent dans cette masse tout le désarroi idéologique qui rongeait l’organisation communiste et par là contribuèrent à séparer la masse prolétarienne et demi-prolétarienne du parti communiste, dans lequel elle commençait à voir le prétendu responsable de la ruine généralisée.

Mais l’explosion de troubles à Pétersbourg bouscula vigoureusement l’état d’esprit globalement passif de cette masse et la fit sortir de son état d’équilibre instable. La masse des matelots s’agita. Le désarroi inouï des dirigeants de l’organisation de Cronstadt et de corps des commissaires de la flotte de la Baltique et de la forteresse de Cronstadt a joué un rôle colossal dans la catastrophe qui s’est développée avec une rapidité inattendue. Si une majorité significative des membres du parti communiste russe de Cronstadt se sont vite détournés du parti et ont combattu, les armes à la main dans les rangs des insurgés, les responsables communistes, à cause de leur incompréhension de la signification du mouvement et du sens dans lequel il s’engageait, n’ont pris aucune mesure pour dissiper l’atmosphère enflammée ; ils ont même, quoique inconsciemment aidé à la naissance de l’insurrection en laissant se tenir ou même en convoquant des réunions des équipages pourtant alors surexcités et en aidant à l’envoi d’une délégation de Cronstadt dans les usines en grève.

Si les commissaires des navires insurgés, le Petropavlovsk et le Sébastopol, navires dont les équipages comprenaient un grand  nombre de membres du parti communiste avaient pris des mesures rapides et résolues, n’avaient pas admis la tenue de réunions, avaient pris en main le service des liaisons et avaient essayé d’opposer à une masse en émoi mais inorganisée la force unie des collectifs de communistes, on aurait pu alors circonscrire le mouvement et l’étouffer dès son commencement. Mais à peu près aucune tentative ne fut faite en ce sens.

L’organisation du parti affaiblie s’est disloquée et dissoute dans la masse bouillonnante et enragée.

L’insurrection s’est déroulée globalement comme suit : lorsque les nouvelles sur les grèves qui avaient éclaté à Petrograd sont parvenues à Cronstadt la masse des matelots est entrée en effervescence. Cela s’est traduit par une chute rapide de la discipline et les conversations ouvertes que menaient les matelots mêlaient des critiques brutales contre le régime communiste à des marques de sympathie pour les ouvriers en grève.

Le 25 février se réunit une assemblée générale de l’équipage du navire Sebastopol, dont la tenue avait été autorisée par le commissaire de la brigade des grands cuirassés, le camarade Zossimov,sur proposition du commissaire Tchistiakov, décida d’envoyer une délégation de 5 matelots pour éclaircir les causes de la grève dans les fabriques et les usines de Pétersbourg et les revendications avancées par les ouvriers. Le cuirassé Petropavlovsk élut lui une délégation de 7 matelots. Nous n’avons pas pu établir avec certitude le nom de famille des délégués, à une seule exception, celui de Savtchenko, un matelot sans parti, ignare, originaire de la des paysannerie du district de Koustanaïs. Mais dans ce cas, comme dans les réunions suivantes de matelots, les premiers candidats à se présenter ont été élus. Après leur arrivée à Pétersbourg les délégués se sont divisés en plusieurs groupes pour visiter les usines en grève où ils ont engagé des conversations avec des ouvriers isolés comme avec des groupes entiers d’ouvriers. Ils ont ainsi été informés de façon unilatérale sur la situation à Pétersbourg et ont manifestement été contaminés par l’état d’esprit des grévistes, même si les mots d‘ordre réactionnaires, qui avaient du succès dans certaines usines comme convocation de l’Assemblée constituante, liberté de parole, liberté des syndicats et des réunions pour tous les partis, ce qui allait beaucoup plus loin que les revendications avancées dans le milieu des matelots.

Le 27 février les matelots revinrent sur leurs navires et exposèrent à des assemblées générales des équipages les causes des troubles survenus dans les usines de la Baltique, Troubotchny, sur les cuirassés Gangout et Poltava mouillés sur la Neva ; ils ont dépeint la situation à Pétersbourg avec exagération et ils ont lu la résolution contre-révolutionnaire adoptée par les travailleurs de l’usine de la Baltique. A la suite de ces rapports une assemblée  générale de l’équipage du Petropavlovsk adopte le 28 février la fameuse résolution, en treize points élaborée par un groupe de 7 ou 8 matelots. Appartenaient à ce groupe Petritchenko, le premier secrétaire du Petropavlovsk, Ian Ianovitch Veiss-Guinter du Petropavlovsk, plus tard membre du comité de ce navire. Les noms des autres membres n’ont pas encore été établis. D’abord seul le principe de la résolution fut adopté et sa rédaction définitive fut confiée à cette même commission. Ce même 28 février le texte final de la résolution fut adopté par l’équipage du Petropavlovsk, puis par celui du Sebastopol ; il fut établi plus tard que la majorité des communistes des deux navires ont voté cette résolution. Seule une minorité insignifiante de communistes se sont alors abstenus.

Le 1er mars une assemblée générale des équipages de la 1e brigade des grands navires de ligne a adopté la résolution en présence des représentants de la 2e brigades des navires de ligne. C’est à cette assemblée que les 14e et 15e points ont été ajoutés. Le commissaire de la flotte Kouzmine a participé à cette réunion des brigades. Ce sont des communistes qui ont présidé presque toutes les assemblées. Petritchenko présida  la réunion des brigades. Le 1er mars la résolution fut soumis à l’assemblée générale de la garnison de Cronstadt qui s’est tenue sur la place de l’Ancre en présence du président du Comité exécutif central des Soviets Kalinine et du commissaire de la flotte Kouzmine. C’est le président du soviet de Cronstadt qui présida l’Assemblée au cours de laquelle intervinrent l’anarchiste Choustov, chauffeur du Petropavlovsk, qui, pendant la mutinerie, sera le commandant de la prison des interrogatoires, et Petritchenko. La résolution évoquée ci-dessus proposée par ce dernier fut adoptée à une écrasante majorité de la garnison. Le même jour sur le Petropavlovsk furent élus des comités de navire formés de matelots pour gérer la vie sur les navires. Cette décision liquidait le pouvoir des commissaires. Dans le comité du Sébastopol furent élus 9 matelots, parmi lesquels Korovkine, ancien membre du parti communiste, qui avait quitté le parti lors de la séance de réenregistrement de l’automne 1920 ; Perepelkine et Ossossov, par la suite membres du Comité révolutionnaire des mutins. Korovkine fut élu président du comité du navire Sebastopol. Le service de liaison et les gardes sur les navires passèrent dans les mains des comités de navire.

Le soir du 1er mars se tint sur le Petropavlovsk une réunion du comité de navire à laquelle ont pris part des représentants des équipages du Trouvor et d’Ogon, amarrés sur la Neva à Pétersbourg. Sur proposition des commissaires de ces deux navires, qui présidaient ces réunions, il fut décidé d’envoyer une délégation à la conférence sans parti des équipages des navires à Cronstadt. Parmi les délégués figurait le citoyen Gueorgui Frantsevitch Tan-Fabian, qui, lors de son arrestation, se déclarera sympathisant du parti des socialistes-révolutionnaires de gauche.

Après la réunion du soir citée plus haut sur le Petropavlovsk une partie des délégués de Piter décida de rester à Cronstadt pour revenir ensuite à Pétersbourg avec une délégation de Cronstadt à Pétersbourg où, sur la base d’un rapport de Tan-Fabian les équipages des navires Trouvor et Ogon, adoptèrent  une résolution  contre laquelle ne votèrent que quelques matelots.

Lors de cette réunion le soir du 1er mars sur le Petropavlovsk une motion proposant  de retenir Kalinine en otage fut soumise au vote mais la majorité des présents la rejetèrent, après quoi on laissa Kalinine quitter Cronstadt.


[1] Piter : nom populaire de Pétersbourg ou Petrograd

[2] S-R : abréviation usuelle pour Socialistes-révolutionnaires

L’ALLIANCE INTERNATIONALE DES TRAVAILLEURS (ou PREMIERE INTERNATIONALE) 1922

Errico Malatesta

Présentation d’Errico Malatesta (1853-1932)

«Errico Malatesta»: le rêve d’un autre monde

E. Malatesta : photos signalétiques prises en  mars 1921 lors de l’un de ses très nombreuses arrestations © Lux Éditeur Montréal (Québec)

Errico Malatesta naquit le 4 décembre 1853 dans une petite ville de Campanie, Santa Maria Capua Vetere, aujourd’hui dans la province de Caserta, au nord de Naples, localité qui se trouve sur l’emplacement de l’antique Capoue dont les « délices » eurent tant d’attraits pour les troupes d’Hannibal qu’elles les empêchèrent de mettre à profit la terrible défaite qu’ils avaient infligée à l’armée romaine lors de la fameuse bataille du lac Trasimène (217 av. J.-C.), pour abattre la puissance de leur ennemi juré.

Né dans une famille aisée de propriétaires terriens qui possédait aussi une importante entreprise locale de tannerie, il effectua ses études secondaires dans un collège tenu par des religieux de l’Ordre des Écoles Pies (dit aussi des Scolopi ou des Piaristes), puis partit faire des études de médecine qu’il n’acheva jamais dans la métropole régionale de Naples. Dès l’âge de 14 ans, il avait adhéré intellectuellement au républicanisme patriotique inspiré de la pensée et de l’action politiques de Giuseppe Mazzini (1805-1872), l’une des figures essentielles avec Giuseppe Garibaldi, surnommé le « héros des deux mondes » (1807-1882) du Risorgimento italien. Ce fut la Commune de Paris qui l’incita, avec d’autres jeunes gens de même formation politique que lui, à abandonner le républicanisme pour adopter des idées socialisantes et anarchisantes.

Dès août 1872, il fonde avec Andrea Costa, futur dirigeant du Parti Socialiste italien[1], Carlo Cafiero traducteur du Capital  de Marx en italien, Tito Zanardelli le républicain libertaire, Celso Ceretti combattant de l’armée des Vosges (comme Garibaldi pourtant âgé alors de 63 ans) lors de la guerre franco-prussienne de 1870 et  le sicilien Saverio Friscia[2], la section italienne de l’Association Internationale des Travailleurs (AIT) antiautoritaire qui s’opposait au Conseil général de Londres de l’Internationale dirigée par Marx et avait scissionné lors du Ve Congrès de La Haye de la Première Internationale. Les 15 et 16 septembre 1872, il participa au Congrès historique de Saint-Imier (Jura Suisse) dont il fête le cinquantième anniversaire dans l’article de 1922 que nous reproduisons ci-dessous et qui est considéré comme le moment fondateur de l’anarchisme politique.

Comme Malatesta l’explique dans son texte commémoratif les fondements idéologiques définis lors de ce Congrès procédaient d’un anti – autoritarisme sourcilleux, de l’idée que la société capitaliste, son état et ses institutions ne pouvaient être abattus que par la violence insurrectionnelle et que la société future devait reposer que sur un collectivisme autogestionnaire privilégiant le principe libertaire de la spontanéité des masses et de leur liberté totale d’organisation.

Ces idées connurent un certain succès parmi la classe ouvrière encore liée à l’artisanat local et la paysannerie des régions de l’Émilie-Romagne, des Pouilles et même dans une certaine mesure de la Sicile.

En 1874, le russe Mikhaïl Bakounine, adversaire résolu de Marx et du Conseil Général de Londres, se rendit en Italie et dirigea une tentative insurrectionnelle en Émilie (Bologne) à laquelle participèrent Malatesta,  Cafiero, Costa et sa maîtresse russe Anna Kouliscioff, elle aussi future figure dominante du futur Parti Socialiste Italien, qui échoua et aboutit à l’arrestation  de ses principaux participants dont E. Malatesta qui fut condamné à un an de prison.

Cet épisode rocambolesque ( pour échapper à ses poursuivants, Bakounine fut obligé de fuir déguise en ecclésiastique !), révélateur des ressources mais aussi des faiblesses du mouvement ouvrier révolutionnaire italien, alors à ses premiers balbutiements, a donné  lieu à la publication en 1927 (du vivant donc de Malatesta et en plein régime fasciste) d’un intéressant roman  historique de l’écrivain italien Riccardo Bacchelli (1891-1985) sur lequel nous comptons revenir dans un prochain numéro des CMO[3].

Après sa libération, Malatesta participa du 27 au 29 octobre 1876 au VIIIe Congrès de Berne de l’AIT antiautoritaire qui adopta les principes d’un communisme anarchiste et de la propagande par l’action exemplaire destinée à stimuler la mise en mouvement des masses.

L’année suivante, en avril 1877, il organisa avec Cafiero et d’autres révolutionnaires républicains et anarchistes parmi lesquels se trouvait un activiste russe Sergueï Stepniak-Kravtchinski (1851-1895) futur terroriste du groupe populiste russe « Terre et Liberté », une véritable guérilla dans le massif montagneux du Matese qui se trouve à la frontière de la Campanie et de la région du Molise, dans le but de provoquer un soulèvement de cette région particulièrement déshéritée. Malgré son échec, cette action connut un rayonnement certain, mais ses promoteurs furent presque tous arrêtés et emprisonnés dans la ville de Bénévent.

Après avoir été relaxé en septembre 1878, Malatesta abandonna l’Italie et  passa d’Égypte, en Syrie, puis au Liban, en France et finalement en Suisse, traditionnelle patrie d’adoption des anarchistes  et révolutionnaires italiens (un certain Benito Mussolini y vécut quelque temps presque en clochard dans sa prime jeunesse).

Après un bref passage en Roumanie, il  se déplaça fréquemment entre la Belgique, la France et la Suisse jusqu’au début de l’année 1880. Il fut arrêté en France en juin 1880 et condamné à sept mois de prison, à l’issue desquels il se rendit à Londres où il participa en juillet 1881 avec l’anarchiste napolitain Francesco Saverio Merlino (1856-1930) futur défenseur de Gaetano Bresci l’auteur de l’attentat qui coûta la vie au roi d’Italie Humbert 1er le 29 juillet 1900, le théoricien russe de l’anarchisme  Pierre Kropotkine et entre autres, la communarde Louise Michel (1830-1905)  au Congrès international anarchiste.

En juin 1882, il se rend à nouveau en Égypte pour se joindre au soulèvement antibritannique du nationaliste Ahmed Urabi Pacha. Arrêté par les autorités anglaises, il ne sera libéré qu’en 1883.

Revenu en Italie, il s’opposa à son ex-compagnon A. Costa qui s’était rallié à un socialisme d’inspiration marxiste et gradualiste. À nouveau condamné pour ses publications jugées subversive, il émigre cette fois en Argentine où vit une très importante communauté italienne. Il participé à la création de plusieurs syndicats et se fait même chercheur d’or dans l’extrême sud du pays pour tenter de financer ses activités politiques.

En 1889, il revient en Europe et s’établit à Nice où il fonde une revue  de propagande nommée « L’Associazione ».

Il participe en 1891 au Congrès anarchiste de Capolago, dans le Tessin et est arrêté à Lugano où après deux mois d’incarcération, il se rend une nouvelle fois à Londres, puis en Espagne où il participe à des soulèvements sporadiques. De retour à Londres, il  s’oppose à la dérive terroriste que connaît le mouvement anarchiste.

Après avoir participé à une énième tentative insurrectionnelle en Belgique en 1893, il est de retour en Italie où se déroule en Sicile l’important mouvement insurrectionnel paysans dit des « faisceaux siciliens »[4], ainsi que des agitations d’inspiration anarchistes parmi les extracteurs de marbre des célèbres carrières de Carrare dans le nord de la Toscane[5].

En 1896, il participe au Congrès de Londres de l’Internationale Socialiste où se discute la question de la légitimité de la revendication d’indépendance nationale de la Pologne.

Il s’établit à nouveau en Italie en mars 1897, cette fois dans la cité portuaire d’Ancône dans les Marches où il se livre à une intense activité propagandiste.

Arrêté de nouveau, il est cette dois condamné à deux mois d’emprisonnement malheureusement assortis d’une assignation à résidences dans les lointaines îles d’Ustica, puis de Lampedusa, respectivement au Nord et au Sud de la Sicile.

Il réussit à s’évader de l’île de Lampedusa et à rejoindre l’Angleterre à travers la Tunisie, puis l’île de Malte. Il émigre ensuite vers les États-Unis où il tient de nombreuses conférences de propagande, mais regagne assez vite l’Angleterre où il se trouve au moment de l’assassinat du roi d’Italie que nous avons évoqué précédemment. Selon certains historiens, il n’est pas exclu que Gaetano Bresci, l’assassin qui était précisément venu des États-Unis pour commettre l’attentat de Monza, ait eu des contacts avec Malatesta avant de mettre son projet à exécution.

Après quelques années d’inactivité forcée par les conditions draconiennes de neutralité politique qui lui sont imposées par les autorités britanniques, il participe en août 1907 au Congrès international anarchiste d’Amsterdam où se discute la question du syndicalisme révolutionnaire dont la CGT française qui vient de tenir son Congrès d’Amiens et d’y adopter la fameuse Charte dont on parle souvent encore aujourd’hui est en quelque sorte le fer de lance.

Au cours du Congrès une controverse très importante l’oppose au jeune Pierre Monatte (1881-1960) sur la valeur révolutionnaire du syndicalisme à propos de laquelle Malatesta exprime son scepticisme.

De retour en Italie en 1913, il s’installe de nouveau à Ancône où il fonde un nouvel hebdomadaire intitulé « Volontà ». En juin de l’année suivante prend naissance justement à Ancône un très important mouvement de protestation contre la guerre et le militarisme que l’on a baptisé du nom significatif de « Settimana rossa » (Semaine rouge). Malatesta se lance à corps perdu dans cette bataille qui s’étend bientôt à la Romagne et à la Toscane en invoquant la grève générale nationale. Dans le feu de ces événements, deux jeunes dirigeants appelés à jouer un rôle éminent dans les décennies suivantes sont au centre du mouvement : Pietro Nenni (1891-1980), futur dirigeant historique du Parti Socialiste Italien jusque dans les années 1970 et … Benito Mussolini (1883-1945), alors Directeur du quotidien du PSI « L’Avanti » et qui est appelé à jouer le rôle que l’on sait, après avoir effectué un spectaculaire retournement de veste belliciste en 1915.

Après le nouvel échec de la « Semaine rouge », Malatesta fut contraint de retourner en Angleterre où il passa toutes les années de la première guerre mondiale.

Revenu en Italie en décembre 1919, il jugea que le bouillonnement politique qui y régnait avec une spectaculaire montée en puissance du PSI alors dirigée par la majorité maximaliste favorable, en paroles du moins, à la Révolution russe, l’apparition de courants encore plus radicaux se proposant de s’inspirer de la politique victorieuse des bolcheviks pour l’appliquer en Italie et l’apparition, à vrai dire encore timide, d’un mouvement politique nouveau se prétendant anti-bourgeois mais aussi antimarxiste et pratiquant l’action violente contre le mouvement ouvrier et paysan, créait une situation favorable pour cette Révolution libertaire qu’il avait tenté de déclencher durant toutes les années précédentes dans tous les pays et les régions où la répression l’avait contraint de se réfugier. Au début de 1920, il fonda le quotidien anarchiste « Umanità Nova » (Nouvelle Humanité) qui, signe des temps, tira bientôt à 50.000 exemplaires et qui se propose de fédérer les énergies de toutes les forces décidées à en finir avec le régime : républicains, anarchistes, socialistes et syndicalistes C’est dans cette publication qu’il publie l’article commémoratif que nous présentons ici.

Il est arrêté en mars 1921 et entame une grève de la faim. Il est libéré en 1922, mais retrouve un climat  bien changé car l’échec du Mouvement de l’Occupation des Usines (à l’automne 1920), la scission de l’aile gauche du Parti Socialiste à Livourne  en janvier 1921, puis la nouvelle scission des éléments réformistes du PSI l’année suivante et la recrudescence des violences fasciste et la montée en puissance de ce qui est devenu le Parti National Fasciste désormais aux portes du pouvoir semblent ouvrir de très dramatiques perspectives pour le mouvement ouvrier et dévoiler un horizon où la perspective de la Révolution prolétarienne, si présente de 1919 à 1920, semble à présent s’éloigner[6].

Sans désemparer et en butte comme les socialistes, les communistes, les réformistes et même l’aile libérale de la bourgeoisie aux agressions et aux violences incessantes des bandes fascistes, il crée un  nouveau journal « Pensiero e volontà » (Pensée et volonté) dans lequel au milieu de milles difficultés et de mille dangers il s’efforce de faire vivre les théories qu’il a toujours défendues.

Contrairement à de nombreux militants et dirigeants qui, devant l’installation par la dictature d’une chape de plomb de plus en plus pesante, il décide de ne pas émigrer ni de passer dans la clandestinité.  Mais à partir de 1926, il est dans l’incapacité de continuer à faire connaître publiquement ses idéaux et passe ses dernières années comme un reclus constamment sous la surveillance de la police et des milices du Régime.

Dans la traduction française d’un ouvrage de l’historien de l’anarchisme italien Pier Carlo Masini (1923-1998), parue sous le titre Anarchistes et communistes dans le mouvement des conseils à Turin (Paris, Nautilus, 1983), est reproduit un intéressant jugement de Malatesta sur le mouvement d’Occupation des usines du triangle industriel Turin-Milan-Gênes à l’été 1920 qui est considéré par beaucoup (mais pas par tous) comme un des épisodes révolutionnaires les plus marquants de l’histoire moderne du mouvement ouvrier révolutionnaire, exprimé dans un article publié par le quotidien qu’il dirigeait « Umanità Nova » du 28 juin 1922. En voici quelques extraits en guise d’illustration de la pensée du théoricien anarchiste :

Les ouvriers métallurgistes commencèrent le mouvement pour des questions de salaires. Il s’agissait d’une grève d’u genre nouveau. Au lieu d’abandonner les usines, ils restaient dedans sans travailler, en les gardant nuit et jour pour que les patrons ne puissent lock-outer.

Mais on était en 1920. Toute l’Italie prolétarienne tremblait de fièvre révolutionnaire, et le mouvement changea rapidement de caractère. Les ouvriers pensèrent que c’était le moment de s’emparer définitivement des moyens de production. Ils s’armèrent pour la défense, transformant de nombreuses usines en véritables forteresses, et ils commencèrent à organiser la production pour eux-mêmes. Les patrons avaient été chassés ou déclarés en état d’arrestation. … C’était le droit de propriété aboli en fait, la loi violée dans tout ce qu’elle a de défense de l’exploitation capitaliste. C’était un nouveau régime, une nouvelle forme de vie sociale qui étaient inaugurés. Le gouvernement laissait faire, parce qu’il se sentait incapable de s’y opposer, comme il l’avouera plus tard en s’excusant de l’absence de répression.

Le mouvement s’étendait et tendait à embrasser d’autres catégories. Des paysans occupaient les terres. C’était la révolution qui commençait et se développait à sa manière, je dirai presque idéale.

Les réformistes, naturellement, voyaient les choses d’un mauvais œil et cherchaient à les faire avorter. Même « Avanti ! » ne sachant à quel saint se vouer, tenta de nous faire passer pour des pacifistes, parce que dans « Umanità Nova » nous avions dit que si le mouvement s’étendait à toutes les catégories, si les ouvriers et les paysans avaient suivi l’exemple des métallurgistes en chassant les patrons et en s’emparant des moyens de production, la révolution se serait faite sans verser une goutte de sang. Peine perdue.

La masse était avec nous. On nous demandait de nous rendre dans les usines pour parler, encourager, conseiller, et nous aurions dû nous diviser en mille pour satisfaire toutes les demandes. Là où nous allions c’étaient nos discours que les ouvriers applaudissaient, et les réformistes devaient se retirer ou se camoufler.

La mase était avec nous, parce que nous interprétions mieux ses instincts, ses besoins et ses intérêts.

Et cependant, le travail trompeur des gens de la Confédération Générale du Travail et ses accords avec Giolitti suffirent à faire croire à une espèce de victoire avec l’escroquerie du contrôle ouvrier et à convaincre les ouvriers à laisser les usines, juste au moment où les possibilités de réussite étaient les plus grandes[7].


[1] *Cette brève présentation est en grande partie inspirée par l’article biographique de Giampietro Berti, Professeur d’histoire contemporaine de l’Université de Padoue, paru dans le Dizionario Biografico degli Italiani, Roma, Istituto per l’Enciclopedia Italiana, vol. 68 (2007), ad voc.

Andrea Costa (1851-1910) est évoqué dans notre article sur le Congrès de Livourne qui est publié dans ce même numéro 86 en ligne des CMO et nous reviendrons de façon plus exhaustive sur ce personnage important de l’histoire du mouvement ouvrier en Italie, puisqu’il fut le premier député socialiste élu au Parlement, dans ce prochain article sur le contexte historique évoqué dans le roman de R. Bacchelli que nous annonçons ci-dessous (cf. notes 2 et 3).

[2] Sur tous ces personnages cités qui présentent à peu près le même profil politique puisqu’ils passèrent du patriotisme mazzinien ou garibaldien à un socialisme anarchisant avec, pour certains d’entre eux, nous reviendrons également prochainement dans ce futur article cité à la note précédente.

Carlo Cafiero (1846-1892), très lié à Bakounine, à Kropotkine et à la Russie ( En 1874 il épousa même à Saint-Pétersbourg, une jeune révolutionnaire ruse, Olympia Kutuzova qu’il avait connue en Suisse).

Tito Zanardelli (1848- ?), très curieux personnage qui abandonna la politique et devint un linguiste et philologue renommé et qu’il ne faut pas confondre avec son homonyme Giuseppe Zanardelli (1826-1903) qui fut Président du Conseil du Royaume d’Italie du 15 février 1901 au 3 novembre 1903.

Celso Ceretti (1844-1909) qui, après la défaite de Sedan, combattit aussi aux côtés des patriotes bosniaques et serbes contre la domination turque et dont la mort fut célébrée dans « L’Humanité » du 17 janvier 1909 par une autre haute figure du mouvement révolutionnaire italien, l’ex-communard Amilcare Cipriani (1843-1918).

Saverio Friscia (1813-1886) avait participé aussi activement au succès de l’expédition de Garibaldi en Sicile en mai 1860.

[3] Le roman qui fut d’ailleurs éreinté par le fils adoptif de Bakounine, Carlo (1868-1943) qui était ingénieur en Argentine, a été traduit en français plus récemment sous le titre La Folie Bakounine qui désigne la propriété que C. Cafiero avait achetée pour celui qu’il considérait comme son maître, non loin de Lugano dans le Tessin (cf. R. Bacchelli, La Folie Bakounine, Préface de Paul Renucci, Traduction de Giovanni Ioppolo, Paris, Julliard, 1973).

[4] On désigne sous ce nom de « Fasci Siciliani dei Lavoratori » (Faisceaux Sicilien des Travailleurs), on notera au passage que le fascisme mussolinien n’ a encore une fois rien inventé, un très vaste et sérieux mouvement à connotation libertaire et sociale qui impliqua le petit prolétariat des villes, les mineurs de soufre et les ouvriers agricoles des « latifundia » de 1889-1893 et donna lieu à une très féroce répression de la part des forces policières et militaires de l’état bourgeois italien avec la collaboration de la fameuse « mafia ». Nous nous proposons là aussi d’y revenir de façon plus développée prochainement dans les CMO.

[5] Cette région a été marquée jusqu’à une période récente par une forte présence anarchiste. On cite le fait par exemple qu’à la fin des années 1980 à Carrara, le chef-lieu de la province, un monument avait été érigé à la mémoire de Gaetano Bresci, l’anarchiste qui assassina le roi d’Italie le 29 juillet 1900 (une initiative à la fois parallèle et antithétique de celle des « déboulonneurs » de statues d’aujourd’hui).

[6] Pour un tableau un peu plus complet et précis du climat de ce « biennio rosso » ( les deux années rouges), nous renvoyons dans ce numéro même 86 des CMO à notre article sur le Congrès de fondation du Parti Communiste d’Italie (Livourne 15-22 janvier 1921).

[7] Pier Carlo Masini, Anarchistes et communistes …, Traduction d’Isabella De Caria de Anarchici e comunisti nel movimento dei consigli a Torino (primo dopoguerra rosso 1919-1920), Torino, 1951, op. cit., p. 63-64.

LA PREMIERE INTERNATIONALE[1]

«A la mi-février tombe le cinquantenaire du Congrès de Saint-Imier en Suisse, fameux dans l’histoire de la Première Internationale et du socialisme en général, parce que c’est avec lui que commence, en quelque sorte, l’histoire officielle du mouvement anarchiste.

« Les camarades suisses célébreront cet anniversaire par une fête intime, à laquelle participeront probablement quelques-uns parmi les rares survivants ; et ce sera une fête émouvante pour ceux qui vécurent ces jours de pénibles luttes intellectuelles et de vierge enthousiasme, pour ceux qui conservent encore, après cinquante ans de vicissitudes diverses, de tribulations, toute entière – et plus forte que jamais – la foi de leur première jeunesse. Que de grandes espérances restent liées à ce souvenir !

« L’Association Internationale des Travailleurs, ébauchée en 1862 et née à Londres en 1864, avait tout à coup changé les termes de la lutte pour le progrès et pour l’émancipation humaine.

« Jusqu’alors, les masses travailleuses, quand elles s’intéressaient aux questions économiques et sociales, le faisaient à la suite, et pour le compte, des partis bourgeois ; elles attendaient tout de l’avènement d’hommes et de gouvernements meilleurs. Dans le prolétariat, il manquait la conscience de classe, de l’antagonisme d’intérêts, entre celui qui travaille, et celui qui vit du travail des autres, la conscience de l’injustice fondamentale d’où dérivent les maux sociaux. C’est pourquoi la grande majorité, la presque totalité des ouvriers, même avancée, n’aspirait qu’à des changements superficiels de formes gouvernementales, à de menues réformes qui laissaient intactes aux mains de quelques-uns la possession monopolisée des moyens de production, et par la même la domination réelle sur toute la vie sociale.

« Avec l’Internationale, fondée par l’initiative de quelques hommes qui, dès cette époque, comprenait la vraie nature de la question sociale, et la nécessité de soustraire les travailleurs à la direction des partis bourgeois, commença une ère nouvelle. Les travailleurs, qui avaient toujours été une force brute au service de dirigeants plus ou moins bien intentionnés, s’érigeaient en facteur principal de l’histoire humaine ; et en luttant pour leur émancipation propre, déclaraient lutter pour le bien de tous, pour le progrès humain, pour la fondation d’une civilisation supérieure.

« Nous écrivîmes jadis, et nous ne saurions que le répéter :

« L’Internationale détacha les travailleurs de la suite des partis bourgeois, et leur donna une conscience de classe, un programme propre, une politique propre ; elle mit en discussion et en mouvement tous les problèmes sociaux d’importance vitale ; elle élabora ce socialisme moderne, que par la suite quelques écrivains ont prétendu avoir tiré de leur propre cerveau ; elle fit trembler les puissants, suscita l’ardent espoir des opprimés, inspira des héroïsmes et des sacrifices sans nombre… et au moment où elle paraissait plus prête que jamais à ensevelir la société capitaliste, elle se disloqua et mourut.

« Pour quelle raison ? Pour quelle cause ?

« On a voulu attribuer la dissolution de l’Internationale, soit aux persécutions, soit aux luttes personnelles qui éclataient en son sein, soit à son mode d’organisation, soit à toutes ces causes en même temps.

« Je crois qu’il en fut autrement.

« Les persécutions eussent été par elle-même, impuissantes à anéantir l’Association : souvent elles ne firent qu’accroître sa popularité et son extension.

« Les luttes personnelles ne furent en réalité que des symptômes secondaires, et tant que le mouvement eut assez de vitalité, elles contribuèrent plutôt à intensifier l’action des divers partis et des individus les plus actifs.

« Le mode d’organisation, devenu centraliste et autoritaire sous l’influence du Conseil Général de Londres, et spécialement de Karl Marx qui en était l’âme, conduisit effectivement à la scission de l’Internationale en deux branches et au rapide déclin de la branche autoritaire ; mais la branche fédéraliste et anarchiste, qui comprenait les fédérations d’Espagne, d’Italie, de Suisse Romande, de Belgique, du midi de la France, ainsi que des sections d’autres pays, ne lui survécut que durant quelques années. On dira peut-être que dans la branche anarchiste aussi subsistait le mythe autoritaire et que là aussi quelques individus faisaient et défaisaient à leur gré au nom de la masse, qui, passivement, les suivaient ; et c’est vrai ; mais il faut noter qu’en ce cas, l’autoritarisme n’était pas voulu ; qu’il n’était pas inscrit dans les formes de l’organisation et dans les principes dont elles s’inspiraient ; ils n’étaient sans doute qu’une conséquence naturelle, nécessaire, du fait auquel se rapporta la dissolution de l’Internationale et que je vais exposer.

« Dans l’Association Internationale des Travailleurs, fondée en tant que fédération des « sociétés de résistance » pour donner une plus large base à la lutte économique contre le capitalisme, il est exact que se manifestèrent bien vite, deux tendances, l’une autoritaire, l’autre libertaire, qui divisèrent les internationales en fractions ennemies, lesquelles   eurent pour chefs ou du moins comme représentants extrêmes Marx et Bakounine.

« Il est exact que les uns voulaient faire de l’Association un corps discipliné sous les ordres d’un Comité central, tandis que les autres voulaient qu’elle fût une libre fédération de groupes autonomes ; que les uns voulaient se soumettre la masse pour faire, selon la superstition autoritaire, son bien par la force, tandis que les autres voulaient la soulever, et l’amener à se libérer d’elle-même. Mais un trait commun caractérisait les inspirateurs des deux fractions, en ce qu’ils prêtaient à la masse des adhérents leurs propres idées, pensant l’avoir convertie alors qu’ils n’en n’avaient obtenu qu’un acte de confiance et de docilité superficielle.

« C’est ainsi que nous vîmes l’Internationale devenir rapidement, de mutualiste, collectiviste, puis socialiste-révolutionnaire ou anarchiste, avec une rapidité d’évolution qui s’inscrivaient dans les délibérations des congrès et dans le contenu de la presse périodique, mais qui ne pouvait correspondre à une évolution réelle et contemporaine de l’immense majorité des associés.

« Rappelons qu’il n’y avait pas d’organes distincts, d’une part pour la lutte économique, d’autre part pour l’élaboration des idées, de sorte que chaque internationaliste devait déployer au sein de l’Internationale même toute son activité de pensée et d’action ; il en résultait nécessairement, chez les esprits les plus hardis, ou bien un retard volontaire pour se maintenir au niveau de la masse arriérée et pesante, ou bien, comme il advenait généralement, une tendance à progresser et évoluer seule, dans l’illusion que la masse les comprenait et les suivait.

« Ainsi les éléments les plus avancés, étudièrent, discutèrent, énoncèrent les besoins du peuple, formulèrent en programmes concrets les vagues aspirations de la masse, affirmèrent le socialisme, affirmèrent l’anarchisme, prophétisèrent l’avenir et le préparèrent – mais ce faisant ils tuèrent l’Association.

« En moins de dix ans, la lame avait usé le fourreau.

« Je ne dis pas que cela fut un mal. Si l’Internationale était restée une simple organisation de résistance et n’avait pas été agitée par les tempêtes de la pensée et par les passions partisanes, elle aurait duré, mais comme durent les Trade Unions anglais, inutiles, et peut-être nuisible à l’histoire de l’émancipation humaine. Il vaut mieux qu’elle soit morte en jetant au vent des grains féconds : par elle naquirent en effet le mouvement socialiste et le mouvement anarchiste.

« Mais il faut bien comprendre qu’aujourd’hui on ne peut, ni ne doit, refaire l’Internationale d’autrefois. Aujourd’hui, l’illusion et l’équivoque dont vécut et mourut l’ancienne Internationale n’est plus possible. L’antagonisme entre libertaires et autoritaires, et la distance qui existe entre les hommes d’idées et la masse semi-consciente mue seulement par les intérêts, s’oppose plus que jamais à la naissance, à la croissance et à la durée d’une Internationale qui serait, comme la première, en même temps une association de résistance économique, un laboratoire d’idées, et une association révolutionnaire.

« Une nouvelle Internationale (je parle d’une association de travailleurs réunis en tant que travailleurs et non un mouvement fondé par une communauté d’idées et de buts révolutionnaires), une nouvelle Internationale de Travailleurs, pour être viable et accomplir sa mission, doit s’ouvrir à tous les travailleurs et grouper autant de travailleurs qu’il est possible, sans distinction d’opinions sociales, politiques et religieuses, pour la lutte contre l’exploitation directe : partant elle ne doit être ni individualiste, ni collectiviste, ni communiste, elle ne doit être ni religieuse ni anti-religieuse. L’unique idée commune, l’unique condition d’admission, c’est las volonté de lutte contre les exploiteurs du travail salarié, et contre l’exploitation elle-même.

« Si par la suite, illuminée par la propagande, conduite, par l’expérience acquise dans la lutte, aux racines des malheurs sociaux et aux remèdes qui leur sont applicables, éperonnée par l’exemple des groupes révolutionnaires, forcée par la réaction à recourir à des méthodes radicales, la masse des associés éclate en affirmations socialistes, anarchistes, anticléricales, alors tant mieux, parce que le progrès sera réel et non illusoire.

« Au fond, c’est dans cette évolution que résident le but et l’espoir que nous poursuivons quand nous nous intéressons au mouvement ouvrier.

                                                                       Un vieil internationaliste


[1] Les archives de l’anarchie. Supplément n° 5 de l’Entente Anarchiste.

CE QU’ETAIT LA PLATE-FORME CONSTITUTIVE DE LA GAUCHE REVOLUTIONNAIRE (oct 1935).

M. Pivert

Marceau Pivert / Marxists.org

La montée de la lutte des classes en France, comme dans de nombreux pays d’Europe provoque au début des années la formation dans la SFIO dune aile gauche qui se traduit d’abord par la création d’une tendance  nommée la Bataille socialiste, dirigée par Marceau Pivert et Jean Zyromski ,qui se prononce pour l’unité du PC et de la SFIO (que rejettent les dirigeants du PC et dont ne veulent pas les dirigeants de la SFIO soucieux de défendre l’état bourgeois). La manifestation de masse du 12 février 1934 où  la mobilisation ouvrière impose l’unité en réponse à la manifestation des ligues fascistes du 6 février 1934 accélère cette cristallisation. La direction de la SFIO  y répond… en organisant la chasse  aux trotskystes entrés ouvertement dans la SFIO. Pivert signe en août 1935 un appel à une Conférence nationale contre la guerre et l’union sacrée qui affirme :  « Ce n’est pas d’une guerre impérialiste mais de luttes sociales que nous attendons la chute du régime hitlérien ». En même temps Pivert se déclare partisan de constituer des groupes d’autodéfense musclée (Les TPPS) pour répondre aux bandes fascistes, bref partisan de ne pas confier la protection  des militants et manifestants aux forces de l’ordre bourgeois. La Bataille socialiste, qui a par ailleurs approuvé l’exclusion, condamnée par Pivert de 13 militants trotskystes ou trotskysants des Jeunesses socialistes  rejette ces conceptions. Les désaccords aboutissent à l’explosion de la Bataille socialiste et à la fondation en septembre 1935 de la tendance Gauche révolutionnaire sur la base d’une plateforme reproduite ci-après. En juin 1938 la Gauche révolutionnaire sera exclue de la SFIO – dont le secrétaire général, Paul Faure, deviendra ministre d’Etat de Pétain deux ans plus tard – et fonde le Parti socialiste ouvrier et paysan (PSOP) que la guerre  liquidera.      

1° DE LA DEFENSIVE ANTI-FASCISTE A L’OFFENSIVE CONTRE LE CAPITALISME

Les forces productives développées par le capitalisme se heurtent de plus en plus aux obstacles dressés par leur propre exploitation.

Pour parer à ces difficultés croissantes, le capitalisme est forcé de s’imposer des formes planifiées.

Mais comme à l’époque du capitalisme de libre concurrence, puis du capitalisme monopoleur, le capitalisme étatique reste soumis à la loi du profit et son évolution l’entraîne vers la généralisation de la misère.

En même temps se transforme la superstructure politique et la démocratie bourgeoise devient un système périmé de domination capitaliste : ELLE TEND A SE TRANSFORMER EN ETAT AUTORITAIRE.

L’alternative qui se pose est donc : dictature autoritaire du grand capital conter l’ensemble des masses laborieuses ou dictature du prolétariat, représenté par un gouvernement ouvrier et paysan, issu de la révolution, substituant à l’appareil étatique de la bourgeoisie les organismes démocratiques des masses laborieuses et construisant le socialisme.

Si les partis ouvriers se bornent à défendre la démocratie bourgeoise périmée, ils ne montreront pas d’issue réelle aux masses souffrantes, ils permettront aux démagogues fascistes d’identifier les partis ouvriers avec la démocratie capitaliste et de conquérir ainsi de larges couches désespérées pour les buts fascistes. C’est pourquoi le P.S. doit transformer la défensive anti-fasciste en offensive contre le capitalisme et rassembler les masses laborieuses sous son drapeau en prenant comme point de départ aussi bien leurs besoins économiques que la défense des libertés démocratiques, conquises de haute lutte par nos aînés.

2° POUR UN FRONT POPULAIRE DE COMBAT

Le Front Populaire actuel est un rassemblement des masses contre la menace fasciste. Les aspirations de ces masses ne peuvent être réalisées désormais que par des combats avec le grand capital et ne devraient avoir comme issue que la chute de la domination bourgeoise. Mais la politique actuelle de ses dirigeants freine les aspirations révolutionnaires.

Un gouvernement du Front Populaire rencontrera dès qu’il essaiera de satisfaire même aux plus modestes aspirations des masses la plus farouche résistance extraparlementaire des forces capitalistes. Il lui faudra alors, ou bien trahir ces masses et capituler honteusement, ou bien se jeter – sous la pression des masses – dans un combat en direction du socialisme. Seul un gouvernement qui s’appuiera sur la volonté des masses organisées, résolues à la lutte et au moins partiellement équipées pour le combat pourra se transformer en gouvernement ouvrier et paysan et mener à son terme sa tâche révolutionnaire.

La tactique du Parti Socialiste doit découler de ces considérations.

Il doit préparer les masses à l’action directe, à la lutte sous toutes ses formes (depuis les meetings et démonstrations de rue jusqu’à la grève générale en accord avec les syndicats). L’amoindrissement continu de l’importance du parlementarisme impose au parti le passage à l’action extraparlementaire et la dénonciation des illusions électoralistes. Toute l’activité du Parti doit lui être dictée non par la légalité de son ennemi de classe, mais par la volonté des masses travailleuses et les nécessités de la lutte révolutionnaire.

3° POUR UNE MILICE POPULAIRE ET DES COMITES DE SALUT

Des mots d’ordre concrets, adaptés à la situation et perceptibles par les masses en mouvement augmentent leur capacité offensive.

Ainsi, en présence des provocations fascistes qui se multiplient, nous lançons le mot d’ordre de la MILICE OUVRIERE ET PAYSANNE ; ce mot d’ordre implique la création immédiate des organismes de défense active destinés à l’encadrement des masses. Le développement de la milice sera déterminé par le processus révolutionnaire et contribuera à la désagrégation du moral de l’ennemi fasciste.

D’autre part, dans chaque localité, dans chaque quartier, un COMITE de salut public (COMMUNE) doit se constituer à la faveur des luttes : les paysans seront appelés à contrôler eux-mêmes les prix de vente de leurs produits et les COMITES PAYSANS se prépareront à prendre en mains la gestion des minoteries et des grands domaines. Des COMITES POPULAIRES contrôleront les prix dans les villes ; d’autres, en accord avec les syndicats, contrôleront la fabrication et le transport des armements. Partout les travailleurs constitueront, à côté du pouvoir officiel de la bourgeoisie, les éléments du POUVOIR POPULAIRE. Les délégués de tous les Comités populaires locaux se réuniront pour constituer les ETATS GENERAUX DES MASSES TRAVAILLEUSES.

En même temps, une propagande active et une pénétration méthodique s’exerceront parmi les forces coercitives de la bourgeoisie.

Une révolution ne s’improvise pas. Le parti doit donc la préparer et envisager l’action révolutionnaire sous toutes ses formes et dans tous ses moyens.

4° CONTRE LA GUERRE ET L’UNION SACREE

Le prolétariat doit se dresser de toutes ses forces contre la guerre menaçante.

Les techniques modernes de guerre font de la prétendue « défense nationale » en régime capitaliste une expression vide de sens et une duperie sanglante.

En aucun cas le prolétariat ne saurait s’associer à une guerre menée par ses exploiteurs.

Ni au nom de la « démocratie » contre les fascistes extérieurs. On ne porte pas la liberté à un peuple à la pointe des baïonnettes. Et on ne lutte pas contre le fascisme d’autrui après avoir accepté dans son propre pays un régime équivalent (état de siège, censure, suppression de toutes les libertés, destruction physique et morale du peuple, etc.).

Ni au nom de la défense de l’U.R.S.S. car la seule défense efficace de la première Révolution prolétarienne victorieuse, c’est son extension vers la révolution mondiale.

Ni, à plus fortes raisons, au nom de considérations diplomatiques quelconques.

Il ne peut faire confiance, pour l’empêcher, à un organisme international quelconque des Etats impérialistes (comme la S.D.N.). De même il ne peut raisonnable attendre que le capitalisme consente à se désarmer lui-même.

Le prolétariat trahirait sa mission s’il marchait sous un prétexte quelconque à la remorque d’un impérialisme contre un autre.

Toute lutte contre la guerre doit être menée de manière autonome, et avec tous les moyens d’action directe de classes. Le danger de guerre ne peut disparaître que par le renversement du capitalisme.
Notre mot d’ordre essentiel de lutte contre la guerre est :

« SI TU VEUX LA PAIX, PREPARE LA REVOLUTION ».

Nous ne l’abandonnerons sous aucun prétexte.

Si malgré nos efforts la guerre éclate, les socialistes utiliseront les difficultés crées par les hostilités pour renverser leur propre bourgeoisie par les moyens révolutionnaires. Ils tendront à transformer la guerre capitaliste en guerre civile.

Ils doivent être convaincus que la défaite de la bourgeoisie de leur pays sera le levier de leur victoire et la seule aide véritable à la révolution russe.

5° POUR LA LIBERATION DES PEUPLES COLONIAUX

(développé en une p.f. spéciale, voir n° 4 de la « G.R. »).

Les socialistes ont le devoir de soutenir les mouvements des peuples coloniaux en faveur de leur libération. Toutefois, dans ces luttes ils doivent conserver leur propre organisation et leur politique socialiste en face des éléments indigènes féodaux, capitalistes et petits-bourgeois.

6° POUR L’UNITE ORGANIQUE ET REVOLUTIONNAIRE

La politique actuelle de chacune des deux Internationales ne traduit pas la volonté révolutionnaire des masses.

L’unité ne saurait être seule la garantie de la victoire, car le parti unifié groupera les courants les plus contradictoires.

Mais c’est de l’intérieur du mouvement prolétarien unifié que nous voulons chercher les possibilités de redressement révolutionnaire. Car la fusion des deux partis attirera nécessairement des milliers de prolétaires inorganisés aujourd’hui, contribuera à élever la volonté combative de la classe ouvrière et donnera de nouvelles possibilités à l’action révolutionnaire.

D’où, NECESSITE URGENTE DE LA RECONSTITUTION DE L’UNITE ORGANIQUE NATIONALE ET INTERNATIONALE et de la plus large DEMOCRATIE INTERIEURE pour que les différentes tendances puissent gagner les militants à leurs conceptions.

7° NOTRE BUT est de gagner la majorité des militants de la S.F.I.O. à ces points de vue.

LES GIROUETTES POLITIQUES. LES HAUTS DIGNITAIRES DU PCUS PASSES A L’HYSTERIE ANTICOMMUNISTE (1998).

Vadim Rogovine

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Vadim Rogovine / Mehring.com

Question : La transformation de nos principaux idéologues du communisme en anticommunistes acharnés reste jusqu’à présent une énigme pour beaucoup. Comment des gens, qui ont passé de longues années au pouvoir et servi avec dévouement les idéaux socialistes, ont-ils pu en un instant changer radicalement d’opinion ? On peut, certes, comprendre l’évolution d’un jeune homme qui cherche et modifie ses convictions. Mais comment expliquer cette « conversion » en masse, ces palinodies de gens d’âge respectable, d’idéologues communistes de l’envergure de Iakovlev, Eltsine, Chevarnadze et tant d’autres ?

V.Z. Rogovine : Le phénomène, vu de l’extérieur, peut effectivement paraître étonnant. Il ne s’était encore jamais produit dans l’histoire à une telle échelle. On peut évoquer une girouette politique comme Fouché, jacobin devenu ministre de Napoléon, puis du roi (chemin brillamment décrit par Stéphane Zweig). Dans notre histoire récente, on peut y rattacher par exemple les mencheviks de droite, Andreï Vychinski et David Zaslavski qui, après avoir violemment dénoncé le bolchevisme, l’ont défendu avec ardeur quand le stalinisme triomphait. Mais cela peut s’expliquer. Staline, au milieu des années 30, a réalisé dans le pays une contre révolution antibolchevique, ne conservant qu’une phraséologie pseudo-marxiste pour en camoufler la nature. Pour beaucoup c’était évident déjà à l’époque. En témoignent les écrits du français André Gide, du philosophe émigré Fedotov et d’autres.

Aux procès politiques des années 30, les vieux bolcheviks étaient accusés de vouloir restaurer le capitalisme, d’être des contre-révolutionnaires, etc. Mais pour convaincre des millions de gens, dans notre pays et à l’étranger qu’une telle dégénérescence était possible, il a fallu les efforts colossaux de la machine de propagande stalinienne et un système de torture digne de l’inquisition.

Aujourd’hui cette dégénérescence est devenue réalité. Et ce qui était une honte pour les bolcheviks des années 30 est devenu un sujet de fierté pour le haut bureaucrate du parti à la fin des années 80.

En fait il n’est pas très difficile d’expliquer cette dégénérescence, si l’on connaît notre histoire. Pour instaurer son nouveau régime, Staline a presque totalement exterminé deux générations de vrais bolcheviks. Non seulement ils ont été physiquement liquidés, mais Staline a réussi à éradiquer de la conscience populaire l’esprit, la mentalité bolchevique. Une nouvelle génération a succédé à celle qui avait été anéantie, une génération de tout jeunes gens, sans aucun passé politique. Des exécutants consciencieux, capables d’une obéissance absolue et prêts à effectuer docilement toute injonction du chef, sans trop réfléchir à sa validité, son caractère moral ou immoral. Ils étaient totalement redevables à Staline de leur accession au pouvoir et de tous les biens et privilèges qui en découlaient. Le dévouement de cette génération à Staline était cimenté par le sang des milliers de victimes du régime d’inquisition, de la lutte contre l’opposition. C’est pourquoi jamais aucun d’eux n’a eu l’intérêt ou le désir de démasquer totalement Staline, n’a voulu démêler les vraies raisons de la lutte dramatique dans le parti, rétablir la vérité historique.

Les protégés de Staline se sont maintenus presque un demi-siècle au pouvoir. Ils ne voulaient absolument pas céder la place aux plus jeunes. Pendant la période de la stagnation, si quelques-uns ont pu parvenir jusqu’aux sommets du pouvoir, c’est qu’ils s’étaient distingués par la souplesse de leur échine, leur absence de principes, leur hypocrisie. C’étaient les qualités requises par le système pour gravir les échelons du pouvoir. Telles étaient les règles du jeu. Je me souviens comment, en 1976, beaucoup n’en croyaient pas leurs yeux en lisant le discours adressé à Brejnev par Chevarnadze au XXV° congrès du PCUS. Son panégyrique était si obséquieux que même des gens habitués à louer le premier personnage de l’Etat l’ont trouvé tout simplement indécent. Le trait le plus intolérable de notre régime – la toute-puissance du « Premier » – s’est maintenu jusqu’à nos jours.

Deux ans et demi après la perestroïka, au plénum d’Octobre, il a suffi d’une remarque critique à l’adresse du secrétaire général dans l’intervention confuse d’un délégué, pour que celui-ci soit violemment dénoncé par les 26 membres du comité central et quasiment traité d’ennemi du parti. Le plus grand crime d’Eltsine fut d’avoir dit que certains louaient exagérément le nouveau secrétaire général. Telle était la mesure de l’audace de Eltsine et la mesure des principes de ceux qui le soutiennent aujourd’hui. A peine un culte s’était-il éteint, celui de Gorbatchev, qu’un autre prenait son essor, celui de Eltsine que les mêmes s’employèrent à louer avec ardeur.

La mentalité bolchevique, comme je l’ai déjà signalé, avait été extirpée dans notre pays par le feu de l’inquisition. Bien entendu, il y avait, il y a encore aujourd’hui beaucoup de gens sincèrement attachés aux principes du socialisme. Mais on peut dire sans exagération que plus on monte dans la hiérarchie du parti, moins ils sont nombreux. Les formules rituelles obligées sur le communisme, le mode de vie soviétique, Lénine, la révolution d’Octobre, etc. étaient indispensables à la nomenclature du parti pour dissimuler son pouvoir, ses privilèges, pour tromper le peuple. Les années 70-80 ont été des années de putréfaction de la couche dirigeante, tous les étages de l’appareil ont été gangrenés par la corruption. La partocratie, soucieuse avant tout de conserver les privilèges acquis et qui avait fusionné avec les structures mafieuses, constituait, pour l’essentiel, la nouvelle couche précapitaliste.

Naturellement, tout comme les acteurs de l’économie de l’ombre, elle aspirait à s’émanciper des entraves de la légalité soviétique et à assurer ses privilèges non seulement pour sa vie entière, mais pour ses descendants, à posséder légalement les moyens de production qu’elle administrait. Elle aspirait de plus en plus à investir les richesses acquises (par le moyen des privilèges officiels, de la corruption, des pots de vin), c’est-à-dire à devenir capitaliste. Pour satisfaire les convoitises, les prétentions, les appétits voraces des partocrates il fallait un changement du régime social. Ils étaient déjà prêts à le mettre en oeuvre.