Un modèle de l’histoire policière russe

Jean-Jacques Marie

En 1966 paraissait à Londres, aux éditions Longmans, un ouvrage consacré à la révolution de février 1917 écrit par George Katkov, descendant d’un publiciste réactionnaire connu de l’ère tsariste. Ce volume fut reçu avec de nombreux éloges par les médias de l’époque. Il vaut la peine de revenir quelques instants sur ce livre aujourd’hui oublié… car c’est un des joyaux de l’histoire policière qui en a produit depuis lors quelques autres, tous fondés sur le même principe : les acteurs réels de l’histoire ne sont pas ceux que l’on croit et que l’on voit mais les manipulateurs invisibles, dissimulés derrière eux et qui tirent les ficelles des marionnettes abusées par leurs propres gesticulations.

Première curiosité : alors que le livre s’intitule The February révolution, le récit de la révolution ne commence qu’à la page 247. Les 245 pages précédentes sont consacrées à ce que Katkov consi­dère comme les causes du soulèvement, non pas aux causes immédiates que l’au­teur énumère et analyse pages 248-262, mais aux diverses intrigues qui, selon lui, ont provoqué cet événement. Je dis bien intrigues : les idées des protagonistes n’intéressent pas Katkov et le lecteur, au bout des 430 pages du volume, est bien en peine de savoir ce qui sépare les socia­listes-révolutionnaires, les mencheviks, les bolcheviks et les mejraiontsy (ou in­ter-arrondissements) liés à Trotsky… Le lecteur ne peut qu’en retirer l’impression que les divergences entre ces organi­sations qui veulent toutes la révolution socialiste n’ont ni sens ni portée réels et que l’important est ailleurs.

Les grèves provoquées par des agents allemands Helphand- Parvus

Illustration de cette façon de traiter l’histoire, Lénine n’apparaît que dans les chapitres où Katkov décrit – avec beau­coup de fantaisie – les voies de pénétra­tion de l’argent allemand dans les milieux révolutionnaires et bien entendu surtout bolcheviks. Et dans la foulée, Katkov consacre douze pages au rôle du social- démocrate allemand, Helphand-Parvus, ancien révolutionnaire, devenu simple agent du gouvernement allemand du Kai­ser Guillaume II, deux pages au nationa­liste estonien Keskula, lui aussi devenu agent allemand, et huit pages aux rela­tions que Katkov prétend découvrir entre ces deux hommes et Lénine.

Le très réactionnaire Soljénitsyne synthétisera les ragots tournant autour de Parvus et l’argent allemand dans son roman Lénine à Zurich, en faisant dire à Parvus : « Au printemps, j’ai touché à Berlin un million de marks. De ce million, j’ai aussitôt fait profiter Racovski, Trotsky et Martov (…). Trotsky a accepté l’argent » (1). Si c’est Parvus qui le dit…

Katkov, lui, est plus cauteleux. Évoquant les conférences des internationalistes contre la guerre de Zimmerwald et de Kiental, il écrit : « Les Allemands […] étaient informés sur les conférences de Zimmerwald et de Kiental par leur homme de liaison Karl Moor et peut-être (souligné par moi) par Racovski » (p. 83), le dirigeant révolutionnaire roumain qui se rangera du côté de la révolution d’Octobre, transformé par Katkov et plus tard Soljénitsyne (ainsi que par le mauvais romancier Alexandre Adler) en agent germanique.

« Malgré l’absence de toute preuve documentaire »

Helphand-Parvus est l’un des per­sonnages centraux et même en réalité le personnage central du livre de Katkov, qui nous le décrit comme le promoteur de la Revolutionierrungspolitik, c’est- à-dire la préparation de la révolution… en Russie. Et là il va très loin. Il affirme qu’Helphand-Parvus dirigeait un réseau de dix agents en Russie même. Ces dix agents, tous non identifiés (ce qui est un peu fâcheux dans une telle conception de l’histoire) sont de véritables Promé- thée. Katkov affirme en effet : « Malgré l’absence de toute preuve documentaire (sic ! souligné par moi) dans les archives Auswartigs Amt, le caractère continu du mouvement de grève en Russie en 1916 et au début de 1917 suggère (sic, encore !) fortement qu’il fut contrôlé et soutenu par Helphand et ses agents » (p. 96).

Ce qui n’est que « suggéré fortement » page 96 devient une certitude avérée un peu plus loin : « Nous avons vu d’ailleurs, écrit Katkov page 257 alors que nous n’avons rien vu du tout, que les grèves de Petrograd de janvier 1916 ont été déclenchées et supportées financièrement par lorganisation de Helphand et que les grèves de Nicolaiev ont été probablement organisées par le même réseau d’agents » (page 257). A 180 pages de distance, le tour de passe-passe est assez grossier. Remarquons en passant qu’un réseau de dix agents non identifiés devient une « or­ganisation » assez forte – et généreuse ? – pour provoquer des grèves.

Pourtant, pour jouer à l’historien, Katkov juge bon d’ajouter (ou d’avouer) : « Si nous revenons à la situation politique en Russie, nous trouvons peu d’évidences des activités d’Helphand : il existe cependant certaines indications que l ’argent allemand et l’ingéniosité d’Helphand n’ont pas été entièrement perdus » (p. 257). Le lecteur ne saura pas ce que sont les « certaines indications » en question. En revanche, vingt pages plus tôt, Katkov lui assénait une vérité évidente : « Le mouvement de grève de février 1916 fut déclenché par les agents allemands et soutenu par les bolcheviks » (p. 233)… Puisqu’il le dit…

Soit dit en passant, Parvus dépensait pour lui-même une partie de l’argent qu’il recevait du gouvernement allemand et distribuait le reste à des nationalistes polonais et ukrainiens (rappelons que les trois quarts de la Pologne appartenaient alors à l’Empire russe), petits bourgeois totalement étrangers au monde et au mou­vement ouvriers et donc parfaitement incapables – à supposer qu’ils l’aient vou­lu – de déclencher la moindre grève.

Deux preuves renversantes

Katkov ajoute à sa construction vacil­lante deux preuves renversantes.

Il feint d’abord de s’étonner que « les historiens soviétiques ont toujours évi­té soigneusement de signaler comment les grèves étaient financées », car, pour Katkov, comme jadis en France pour les policiers de Louis-Philippe, les grèves n’existent que financées par des ennemis étrangers (à l’époque de Louis-Philippe, l’argent était bien entendu britannique). Mais comme Katkov vient à la fois de dire que les bolcheviks étaient copieusement arrosés d’argent allemand… et qu’ils étaient faibles à Petrograd, il lui faut trou­ver une autre courroie de transmission et il affirme : « Peut-être (souligné par moi) un changement de position s’était-il pro­duit dans les groupes révolutionnaires qu’Helphand soutenait » et « Helphand, qui avait des rapports étroits (???) avec les mencheviks de gauche et Trotsky, pouvait sans doute (souligné par moi) avoir transféré son soutien d’un groupe à l’autre en fonction de ses préférences politiques » (p. 258).

Ici on entre dans le domaine du fan­tastique. D’abord, Trotsky avait rompu avec son ancien ami Parvus avec lequel il avait étroitement collaboré, entre autres, dans le soviet de Petrograd en 1905. Le 14 février 1915, Trotsky avait publié dans le journal des révolutionnaires russes émi­grés hostiles à la guerre Nache Slovo une ironique « notice nécrologique pour un ami vivant » : « Ci-gît Parvus, que nous avons longtemps considéré comme un ami et que nous devons désormais placer sur la liste des morts politiques. »

Mais surtout : expulsé en octobre 1916 de France en Espagne, qu’il quitte en décembre pour les Etats-Unis, Trotsky se trouvait en février 1917 à New York d’où il était évidemment très malaisé d’organi­ser une grève à Petrograd !

« La question essentielle du financement des grèves »

Katkov affirme néanmoins : « Nous pouvons être sûrs cependant que la question essentielle du financement des grèves (souligné par moi) (…) était réso­lue par le comité de grève anonyme avec le soutien des fonds fournis par l’organi­sation d’Helphand » (p. 258).

Ainsi, pour Katkov, une grève relève de la même logique qu’un investissement im­mobilier. La « question essentielle », c’est son « financement ». Des ouvriers ne font grève que si des investisseurs les paient pour cela.

Katkov ne se limite pas aux grèves. Quand il aborde les manifestations de février 1917 et qu’il évoque et dénonce les slogans hostiles à la guerre… il atteint au génie ! Comment peut-on être contre la guerre ? Pourquoi les femmes, mères, sœurs ou filles des soldats qui se font tuer seraient-elles contre la guerre qui décime leur famille alors qu’il est si doux de se faire tuer pour le tsar et pour conquérir Constantinople ? Incompréhensible, n’est- ce pas ? Mais Katkov trouve la réponse : « Si, comme nous avons des raisons de le croire sur la base d’autres faits (sic !), le mouvement de grève a été lancé par des gens qui recevaient leurs instructions de Berlin, via Copenhague et Stockholm, alors l’usage des slogans devient compréhensible : les gens qui dépensaient l’argent de leur maître pour susciter ces démonstrations avaient comme souci premier de détruire la machine de guerre russe et le moral russe (…). Pour les agents non identifiés (resic ! ! !) d’Helphand, il était important d’obtenir l’assurance que ces manifestations seraient dirigées contre la guerre et ne seraient pas détournées de leur but primitif. Les “masses prolétariennes” cependant ne se soucient absolument pas de la nature des slogans sous lesquels elles iraient défiler, pourvu qu’elles touchent leur indemnité de grève des trésoriers du comité de grève, qui étaient probablement (souligné par moi) les mêmes gens qui avaient préparé les slogans sur les banderoles » (pp. 260-261). En un mot comme en deux, pour George Katkov, les ouvriers font grève et manifestent s’ils sont payés pour ce faire et sont prêts à manifester sur n’importe quel mot d’ordre puisqu’ils « ne se soucient absolument pas de la nature des slogans… pourvu qu’ils touchent leur indemnité de grève » !

Et il enfonce le clou : « Les slogans contre la guerre et les discours contre la guerre (…) doivent être considérés comme les signes d’une interférence directe d’agents allemands et non du comité bolchevique de Saint-Pétersbourg » (pp. 261-262).

Ainsi, pour Katkov, non seulement les bolcheviks étaient financés par les Allemands, mais, de plus, ces derniers les réduisaient au rôle de comparses puisqu’ils organisaient les grèves par-dessus leur tête.

En avance enfin sur les « historiens » nationalistes russes poutiniens d’au­jourd’hui qui présentent leur délire comme une découverte sensationnelle, Katkov fait jouer un grand rôle aux francs-ma­çons dans la révolution de février. Un certain nombre de politiciens bourgeois, Kerenski, Terechtchenko, Nekrassov, Konovalov et quelques autres étaient ef­fectivement francs-maçons… mais toute leur politique visait à sauver le régime et à poursuivre la guerre jusqu’à la vic­toire, par ailleurs très improbable. Quelles qu’aient été leurs intrigues de couloir… la révolution de février s’est faite contre eux. Placés devant sa victoire, ils feront tout pour la canaliser et l’empêcher de se poursuivre et de se développer.

(1) Alexandre Soljénitsyne, Lénine à Zürich, Paris, Seuil, 1975, p. 98. mais le propos est inventé par Soljénitsyne. Puisque Lénine à Zurich est une œuvre littéraire (d’un niveau bien bas.. il en a bien le droit, n’est-ce pas ? Soljénitsyne est coutumier du fait. Ainsi dans L’Archipel du goulag, il évoque une rencontre entre Staline et le détenu Frenkel, destinée à un bel avenir comme rouage du goulag. Il avoue que cette rencontre s’est déroulée (si d’ailleurs elle s’est déroulée, ce qui n’est pas absolument certain) sans aucun témoin… ce qui n’empêche nullement Soljénitsyne de résumer l’entretien entre les deux hommes.