Présentation : Claudie Lescot
La maison-musée Chalamov créée en 1990 à Vologda, au nord de la Russie, abrite les collections de photographies, de documents, de la vie et des œuvres de Varlam Chalamov. Il s’agit de sa maison natale, sa famille habitant une partie de la maison transformée en presbytère. Né en 1907 il y vécut jusqu’à l’âge de 17 ans, en 1924 il quitte Vologda pour Moscou.
Marc Goloviznine nous envoie l’un de ces documents exposés, la première édition en français des Récits de Kolyma en 1969, traduite par Katia Kerel et Olivier Simon (Jean-Jacques Marie), que nous publions en en-tête.
Curieuse histoire que celle de cette première édition passée inaperçue. Elle paraissait après le rapport Krouchtchev (fév. 1956), c’était le « dégel », les dissidents, les samizdats qu’on se procure par des moyens étranges. Une journée d’Ivan Denissovitch avait paru en 1962 en U.R.S.S. mais pas encore en français.
Maurice Nadeau raconte dans ses mémoires littéraires, Grâces leur soient rendues, l’origine et le parcours de l’ouvrage de Chalamov :
J’ai publié un des grands livres français sur les camps nazis, « Les Jours de notre mort ». Il se trouve que j’ai également publié le premier grand livre sur le Goulag : « Récits de Kolyma », de Varlam Chalamov.
(…)
C’est mon amie Janine Lévy qui me procure « Récits de Kolyma ». J’ai pleine confiance en elle, mais elle ne peut évidemment pas me révéler la filière par laquelle les trois rouleaux de microfilms qu’elle me met en mains sont tombés dans les siennes. Il me suffit de savoir que l’auteur, Varlam Chalamov, vient d’être libéré, qu’il est en mauvaise condition physique, sourd et presque aveugle, mais qu’il tient à ce que son témoignage parvienne en Occident. Est-il connu comme écrivain ? Elle pense que non. Existe-t-il même vraiment ? N’y a-t-il pas là-dessous une nouvelle provocation du K.G.B. ? Pour répondre à mes doutes, il lui faut remonter la filière, cela prend du temps. A la fin, je dispose d’une biographie de Chalamov et même d’une photo de l’auteur, assez mauvaise mais récente, et terrible : on devine dans quel état physique il se trouve. Il ne faut plus hésiter à publier son témoignage.
Déjà, j’avais confié les films à Jean-Jacques Marie qui, avec Claude Ligny, m’avait confectionné mon numéro spécial des « Lettres Nouvelles » sur les plus récents écrivains russes. Il les a décryptés, il en est encore bouleversé : « Je n’ai jamais rien lu de pareil, cela dépasse tout ce que l’on sait sur les camps soviétiques et c’est en même temps un chef-d’oeuvre littéraire. Mais cela va être un ouvrage énorme, six cents pages, ajoute-t-il, et, outre qu’il faut faire vite, je n’ai pas le temps de tout traduire… Je pourrais te faire un choix… »
« Récits de Kolyma » paraît dans le choix de Jean-Jacques Marie. Avec une économie de moyens à couper le souffle, sur le ton d’un récit précis et sec, sans fioritures ni discours, sans référence à « la dignité de l’homme » et sans appel à la conscience universelle, Chalamov brosse par petites touches les multiples aspects d’une entreprise plus perverse que l’entreprise nazie. (…) Chalamov ne compte que sur sa mémoire. (…)
Prisonnier politique étiqueté « trotskyste », il entend montrer au monde la face abjecte de ce qui, en Occident, passe pour le socialisme.
(…)
Quelques articles dans la presse, gênés, plus généralement le silence. David Rousset a bien attiré l’attention sur l’existence des camps soviétiques (…) Plus simplement, on refuse de lire le livre de Chalamov,(…) Staline est mort, sans doute, et sa dépouille ne paraît pas digne de voisiner avec celle de Lénine, mais « la gauche » en France c’est aussi les communistes, toujours auréolés de la révolution d’Octobre. « Je tiens tout anticommuniste pour un chien », avait dit Sartre. Après le Rapport Krouchtchev, après Budapest, après ces « Volontaires pour l’échafaud » de Savarius, témoignage d’une victime du procès contre Rajk « et ses complices » (qu’on me force à retirer de la vente sous peine de procès), on ferme les yeux, les oreilles, l’entendement à ce que raconte Chalamov.(…) Il faudra que, durant la restalinisation, se déroulent les procès Siniavski-Daniel, de Guinzbourg, de Galanskov et les trotskystes français (en premier lieu Jean-Jacques Marie) mettent sérieusement la main à la pâte pour qu’enfin, ici, on s’émeuve.
Maurice Nadeau termine son chapitre Chalamov ainsi :
Ô miracle ! Ô misère ! Il n’échapera pas à la récupération, il deviendra, pour les préfaciers des éditions complètes qui vont se succéder dans le monde entier, « le juste » par excellence.
Pour d’autres dont nous sommes, il suffit qu’il ait été l’auteur des « Récits de Kolyma », l’une des pièces maîtresses de l’accusation portée contre ce siècle qui s’achève.
On peut voir dans une vitrine du musée le document manuscrit de Maurice Nadeau, reproduit ci-dessous, relatant comment Récits de Kolyma est arrivé en France.
J’ai publié en 1969 pour les Lettres nouvelles, Récits de Kolyma, de Varlam Chalamov d’après un micro film qui m’a été remis par mon amie Janine Lévy. Elle m’a dit le tenir d’un employé d’ambassade qui lui avait fait passer la frontière dans un « sac à provisions ».Janine et Raoul Lévy étaient en relations avec des « dissidents » soviétiques. Moi-même, je l’étais avec Boris Pasternak (j’ai publié une lettre qui m’était adressée), Soljenitsyne et quelques autres (noms indéchiffrables) que j’ai publiés dans ma revue.En vue de déjouer une provocation du Guépéou je demandais des précisions à Varlam Chalamov. Elles me furent envoyées sous forme d’un portrait photographique dédicacé et contentement d’être publié en françaisCes pièces font partie des archives des Lettres Nouvelles détenues par l’éditeur René Julliard.Pour des renseignements sur moi même, consulter l’Encyclopédie soviétique où je figure comme « ennemi de l’URSS » , « valet du Capital », et « dangereux trotskyste ». 2 juin 2008