Larissa REISNER, Hambourg sur les barricades [1]

Jean-Jacques Marie

Le gouvernement allemand, incapable de payer à la France les énormes réparations consignées dans le Traité de Versailles, suspend ses paiements en décembre 1922. En janvier 1923, Poincaré envoie les troupes françaises occuper la Ruhr pour lui faire rendre gorge. Le gouvernement allemand répond en actionnant la planche à billets. Le patronat allemand utilise l’invasion de la Ruhr pour provoquer une gigantesque dévalorisation du travail payé en monnaie de singe, dévaluée chaque jour. Une chute vertigineuse entraîne le mark dans des abîmes sans fond. En janvier, une livre sterling vaut 10 000 marks, au début d’août elle en vaut 5 millions. La misère frappe les rentiers, retraités, fonctionnaires, pensionnés, invalides de guerre, puis la majorité des ouvriers. L’effondrement du mark, l’inflation galopante, les faillites en série, la hausse effrénée du chômage, la ruine des artisans et des boutiquiers, l’effondrement des salaires, la misère des  ouvriers ébranlent l’ordre social et politique.

 Les grèves éclatent un peu partout. Le 10 juillet les ouvriers imprimeurs chargés d’alimenter l’insatiable planche à billets se mettent en grève. La Ruhr, dressée contre l’occupant français, bouillonne. Le 12 août la grève générale balaye le gouvernement  en place (Cuno), remplacé par un gouvernement avec des ministres sociaux-démocrates. La révolution frappe à la porte. Les communistes, qui progressent dans toutes les élections syndicales, entrent dans les gouvernements sociaux-démocrates de Saxe et de Thuringe et préparent alors, avec l’aval de Moscou, une insurrection. Les comités de grève doivent en être l’un des moteurs essentiels en proclamant la grève générale. Le 21 octobre se tient à Chemnitz une conférence nationale de ces comités. Les délégués sociaux-démocrates même de gauche votent contre la grève générale. La direction  du PC allemand, avec l’aval de Moscou, décommande alors dès le lendemain l’insurrection décidée, mais elle omet de prévenir ou prévient trop tard les communistes de Hambourg, l’un de leurs fiefs. Ces derniers se soulèvent et occupent une partie de la banlieue ouvrière. Ils tiennent  presque trois jours  puis effectuent une retraite en plus ou moins bon ordre après avoir laissé vingt et un morts sur le pavé et cent deux prisonniers entre les mains de la police. En 1925, Willy Münzenberg publia en allemand Hambourg sur les barricades qui venait tout juste d’être publié en URSS et vient tout juste d’être publié en français par  les éditions de La Brèche. La justice allemande, sur requête de la Reichswehr, condamna ce livre à être brûlé. Il le fut huit ans avant les bûchers de livres organisés par les nazis .

Il raconte l’insurrection ouvrière de Hambourg ds 23-24 et 25 octobre 1923, vite condamnée à l’échec, après la décision de la direction du parti communiste allemand( le KPD) d’annuler l’insurrection nationale qu’il venait tout juste de décider.

Dès qu’elle apprend les événements de Hambourg, Larissa Reisner, arrivée à Dresde le 23 octobre, s’y précipite, interroge des insurgés, des témoins, puis de retour en Russie poursuit son travail d’enquête et de recherche. Hambourg sur les barricades raconte cet épisode apparemment mineur, mais en un sens décisif, car il est le début d’un repli qui va faciliter l’ascension du  nazisme, de la défaite de la révolution allemande.

Elle mêle un récit dramatique, parfois lyrique des divers épisodes de l’insurrection ratée à une description tragique minutieuse de la vie des ouvriers et surtout des ouvrières de la ville, trop souvent victimes en prime de la violence de leur mari, surtout s’il est chômeur, et au-delà du pays tout entier.

Son récit des préliminaires de cette insurrection ratée donne une idée de la nature et de la portée de son texte : « Le dimanche 21 octobre : conférence des travailleurs de tous les ports de la Baltique : Brême, Stettin, Schweinemund, Lübeck et Hambourg. La majorité des délégués sont du SPD, mais souvent en grève depuis plusieurs jours. Ils ont déjà rendu leur carte de membres du syndicat des métaux qui a dénoncé leur grève sauvage (…) Lors de cette conférence T. (militant communiste NDLR) dut encourager et simultanément retenir (…) restant difficilement maître de lui alors qu’il accablait d’arguments cinglants comme des coups de fouet les sociaux-démocrates à court de réponses, mais blancs de rage. Il écrasait la bureaucratie moisie de tout le poids de sons autorité». Malgré cela, « ce meeting orageux reporta la grève générale de quelques jours, contraignant ces fonctionnaires à plein temps à prendre cette résolution. Dimanche un courrier apporte la (fausse) nouvelle d’un soulèvement en Saxe. L’ordre de grève générale est immédiatement donné dans tous les quartiers .Les ouvriers de dizaines de grandes entreprises soutiennent ceux des chantiers navals Deutschwerf qui avaient été lock-outés depuis samedi. La deuxième équipe de travailleurs quitte les ateliers, rompt les cordons de police  et revient au centre-ville. Vers quatre heures le port est paralysé. Une foule de cent mille manifestants erre dans les rues de Hambourg donnant l’ impression d’une ville en état d’insurrection. .Un autre courrier : il parle de meetings à Altom et Neustadt qui propagent la nouvelle complètement fantasque de la mobilisation de l’Armée rouge et de ses sous-marins en route pour aider Hambourg », (p 69). Ainsi commence une insurrection à moitié illusoire (« l’impression »), isolée et donc condamnée à la défaite.

Larissa Reisner qui a visité les faubourgs ouvriers de Hambourg et le port évoque avec une précision quasi médicale la famine qui décime les familles et envoie à la mort des cohortes d’enfants, dont les os se dessèchent puis se brisent. Elle mêle au tableau de ce tragique  quotidien un portrait toujours actuel de l’univers convenu et hypocrite du monde parlementaire ou, plus loin, une description comique des bonzes syndicaux ou sociaux-démocrates englués dans leurs soucis de carrière, leur soumission à l’Etat et leur rhétorique creuse (comme toute rhétorique qui se respecte).

Son talent narratif est à la hauteur de la personnalité de Larissa Reisner, qu’il faut évoquer en quelques paragraphes : « Si l’Azerbaidjan  possédait une femme comme Larissa Mikhailovna (Reisner), écrivit un jour le communiste géorgien Ordjonikidzé, vous pouvez m’en croire, les femmes d’orient auraient depuis longtemps rejeté leur tchador et l’auraient planté sur la tête de leur mari ». Trotsky renchérit : «Cette belle jeune femme, qui avait ébloui bien des hommes,  passa comme un météore sur le fond des événements. A l’aspect d’une déesse olympienne, elle joignait un esprit d’une fine ironie et la vaillance d’un guerrier ».

Larissa Reisner  est en effet une légende de la révolution russe par sa vie bouillonnante alors même que rattrapée par le typhus,elle mourra au début de février 1926, à l’âge de 31 ans.

En juillet 1918, un mois après avoir adhéré au parti communiste, elle part pour le front à Kazan.  Les légionnaires tchécoslovaques, soulevés depuis mai 1918 prennent peu après la ville, abandonnée par les gardes rouges à la formation militaire sommaire et saisis de panique. La route de Moscou est ouverte aux légionnaires. Trotsky fait équiper un train spécial et part pour Sviajsk, petite gare proche de Kazan occupé par les Blancs et où Larissa Reisner tente de s’infiltrer, déguisée en paysanne, mais, écrit Trotsky, « sa prestance était trop extraordinaire. Elle fut arrêtée ». Interrogée par un officier japonais, qui accompagne les tchécoslovaques insurgés contre le pouvoir soviétique encore fragile, elle profite d’un moment d’inattention de ses gardiens parvient à  s’enfuir. Trotsky la nomme commissaire des services de renseignements près l’état-major de  la Ve armée rouge.

Elle se rend auprès des marins de la flottille rouge de la Volga ; les marins,  en général pleins de dédain pour les « bonnes femmes », pour l’éprouver, installent sur une vedette armée de mitrailleuses et foncent vers la rive occupée par les légionnaires tchécoslovaques. Lorsque la vedette s’approche d’eux le pilote fait demi tour ; elle proteste :  « ‘ Pourquoi faites-vous demi-tour ? C’est trop tôt. Allons encore en avant. !  Avec ça, raconte  un matelot, elle nous a domptés d’un coup ».

Après un bref séjour en Afghanistan avec son mari du moment, Fiodor Raskolnikov, plénipotentiaire soviétique à Kaboul, elle rentre à Moscou, esquisse le projet d’une trilogie  sur les mineurs de l’Oural à travers les siècles.

   


[1] Editions La Brèche, 8 euros