Jean-Jacques Marie
Dès le lendemain de la révolution d’octobre, la contre-révolution tente de s’organiser. L’un de ses thèmes d’agitation les plus répandus consiste à présenter la révolution comme l’œuvre des « juifs ». Très vite les tracts antisémites pullulent. Gorki en reçoit un paquet édité par le « Comité central de l’union des socialistes chrétiens », à Moscou et à Petrograd. Le tract, adressé aux « ouvriers, soldats et paysans », s’ouvre sur le slogan « Antisémites de tous les pays, de tous les peuples et de tous les partis, unissez-vous ! ». Il invite tous les Russes à « se purifier de toute cette vermine juive, qui a si complètement gagné tout notre pays, des plus haut sommets aux tréfonds populaires ». Il oppose « la race aryenne » aux juifs. i
Le 21 avril 1918, les bolcheviks organisent au cirque Moderne à Petrograd un grand meeting contre les pogromes, installent une commission chargée d’étudier les mesures préventives pour essayer de les empêcher. Le 27 avril, le Commissariat de la province de Moscou, décide d’organiser une activité systématique de propagande contre l’antisémitisme. En juillet 1918, le Soviet de Petrograd publie une brochure intitulée Les Juifs, la lutte de classe et les pogroms, dont l’auteur s’indigne de « la nécessité, honteuse pour le parti du prolétariat, d’avoir à lutter contre les états d’esprit pogromistes dans le milieu de la classe ouvrière ». Il explique, dans un langage bizarrement religieux, « Les Juifs ont donné Jésus et Judas, ils ont donné les premiers martyrs chrétiens (…), Marx, Lassalle et beaucoup d’autres révolutionnaires célèbres, mais aussi des hommes d’Etat juifs et des persécuteurs officiels de la révolution ».ii Les soviets locaux et les organismes politiques de l’Armée rouge diffusent des brochures similaires à Moscou, Petrograd, Kiev, Kharkov, Koursk, Odessa.
Le 25 de ce même mois de juillet Lénine rédige, et publie dans les Izvestia le 27 juillet, un décret visant à « mettre hors la loi les pogromistes et tous ceux qui fomentent des pogromes ». Selon le bolchevik (et ancien menchévik) Iouri Larine, « mettre hors la loi les antisémites actifs, c’était les fusiller ». iii Or ni la quatrième édition stalinienne ni la cinquième édition khrouchtchevienne des Œuvres de Lénine ne reproduisent ce texte. Ils ont, en revanche, reproduit l’Appel La Patrie socialiste en danger dont l’auteur est, d’ailleurs, Trotsky et non Lénine !
Les éditeurs n’ont pu que reproduire en revanche le discours prononcé par Lénine huit mois plus tard contre l’antisémitisme, enregistré sur disque afin d’en assurer une large diffusion. Ce texte, destiné à de larges masses a un caractère quasiment scolaire. Lénine y dénonce « ceux qui sèment la haine contre les Juifs (…), seuls des gens complètement ignorants, complètement abrutis, peuvent croire les mensonges et les calomnies déversées contre les Juifs ».iv
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Maxime Gorki, Pensées intempestives, p 199
ii Oleg Boudnitski, Rossiskievrei mejdou krasnymi i lbielymi,,p 126
iii Alexandre Soljenitsyne, Deux siècles ensemble, tome 2, p 105
iv Lénine, Oeuvres complètes (en français),t. XXIX, p 254-255
DECRET SUR LA LUTTE CONTRE L’ANTISÉMITISME ET LES POGROMES ANTIJUIFS.
( En partie inédit en France)
D’après
les renseignements qui parviennent au Conseil des commissaires du
peuple dans de nombreuses villes, en particulier dans les régions
proches du fronti,
les contre-révolutionnaires développent une agitation pogromiste
suivie par endroits d’excès contre la population travailleuse
juive. La contre-révolution bourgeoise prend en main l’arme tombée
des mains du tsar.
Chaque
fois qu’il avait besoin de détourner de lui la colère populaire
le gouvernement autocratique détournait cette dernière contre les
juifs, en déclarant aux masses ignorantes que tous leurs malheurs
viendraient des juifs. En même temps les juifs riches trouvaient
toujours un moyen de se protéger et c’est la couche pauvre des
juifs qui souffrait de la persécution et des violences et y trouvait
la mort.
Aujourd’hui les contre-révolutionnaires ont renouvelé la persécution contre les juifs, utilisant à cette fin la famine, la lassitude et aussi l’obscurantisme des masses les plus arriérées et les résidus de la haine contre les juifs inoculée dans le peuple par l’autocratie.
Dans
la République Fédérative de la Russie Soviétique où est proclamé
le principe de l’autodétermination des masses populaires de tous
les peuples l’oppression nationale n’a pas de place. Le bourgeois
juif est notre ennemi non en tant que juif, mais en tant que
bourgeois. L’ouvrier juif est notre frère.
Toute
persécution de toute nation quelle qu’elle soit est inacceptable,
criminelle et honteuse.
Le
Conseil des commissaires du peuple déclare que le mouvement
antisémite et les pogromes antijuifs sont un danger mortel pour la
cause de la révolution ouvrière et paysanne ; il appelle le
peuple travailleur de la Russie socialiste à combattre ce fléau par
tous les moyens.
L’inimitié
nationale affaiblit nos rangs révolutionnaires, divise le front
uni des travailleurs, sans distinction de nationalités et ne sert
que nos ennemis.
Le Conseil des commissaires du peuple ordonne à tous les Soviets de prendre des mesures décisives pour couper à la racine le mouvement antisémite. Il ordonne de déclarer hors-la-loi les pogromistes et ceux qui mènent une agitation pogromiste.
Le président du conseil des commissaires du peuple Vl. Oulianov (Lénine)
Le chef du service administratif du conseil des commissaires du peuple Vl Bontch Brouievit
Le secrétaire du Conseil N. Gorbounov.
(texte publié dans le tome III des Dekrety sovietskoï vlasti, Politizdat , Moscou 1984, p 93-94)
i
NDLR : « Le front » désigne ici le front
mouvant de la guerre civile.