Jean-Jacques Marie
septembre 2020
Le club politique Bastille vient de republier dans une traduction innommable de l’anglais – alors qu’en existent depuis longtemps deux versions correctes en français (1), la lettre que Natalia Trotsky avait adressée le 9 mai 1951 au Comité exécutif de la Quatrième Internationale pour lui annoncer sa démission de la Quatrième Internationale parce qu’elle rejette les positions politiques prises depuis quelque temps par cet organisme et refuse de continuer à qualifier l’URSS d’état ouvrier dégénéré et affirme : « Staline n’a rien laissé de la patrie socialiste ». Tout au long de sa lettre affleure une définition de l’Etat dit soviétique, alors simplement suggérée, mais qu’elle formulera explicitement dans une déclaration adressée le 9 novembre 1961 à France soir suite à une interview d’elle quelque peu trafiquée où le journaliste (Michel Gordey) lui fait dire entre autres qu’elle attend de Moscou la réhabilitation de Trotsky et qu’elle voit en ce dernier « le père spirituel de Mao-Tse-Toung ». Elle y affirme en conclusion : « Toute déstalinisation s’avérera un leurre si elle ne va pas jusqu’à la prise du pouvoir par le prolétariat et la dissolution des institutions policières, politiques, militaires et économiques, bases de la contre-révolution qui a établi le capitalisme d’état stalinien » (2), affirmation qu’elle présente comme allant de soi, alors même que Léon Trotsky l’a longuement critiquée dans sa polémique avec Craipeau, Bruno R. puis Burnham et Shachtman reproduite dans Défense du marxisme.
La décision ne dut guère surprendre les membres du Comité exécutif. Dès juin 1947 en effet, Natalia Sedova-Trotsky signait à Mexico avec le trotskyste espagnol G. Munis et le trotskyste et poète surréaliste français Benjamin Péret une « lettre au Parti communiste internationaliste » qui dénonçait vigoureusement le mot d’ordre de défense inconditionnelle de l’URSS face à l’impérialisme. Les signataires affirmaient : « La défense de l’URSS doit être abandonnée et très rapidement, car elle entrave tous nos mouvements, émousse notre progression théorique et nous donne aux yeux des masses une physionomie stalinisante. Il est impossible de défendre l’URSS et la révolution mondiale en même temps, il faut défendre ou l’une ou l’autre » (3). Et la déclaration se concluait par six slogans dont « A bas le conservatisme « trotskyste ! » » « A bas le fétichisme « trotskyste » », « Finissons-en avec la défense inconditionnelle de l’URSS » (4). Acte prémonitoire, un an plus tard, en 1948, Munis et Péret quittaient la Quatrième Internationale.
Un mois après l’envoi de la lettre de Natalia Trotsky, en juin 1951, le Comité exécutif, sous la houlette de son secrétaire, Michel Pablo, réagit brutalement et sans nuance : « son acte, en dépit des meilleures conditions (5), est objectivement une capitulation sous la pression de l’impérialisme américain ». Il réduit avec quelque mépris sa décision à « une de ces réactions émotionnelles à la brutalité du régime stalinien, réactions devenues si familières dans les années passées et qui n’étaient pas inconnues du temps de Trotsky ». Puis le Comité exécutif s’emballe. Sa démission ? « C’est un cadeau précieux qu’elle fournit à la fois au stalinisme et à l’impérialisme. Staline pourra plus commodément répandre ses mensonges et ses calomnies contre le trotskisme aux ouvriers et paysans de Corée, de Chine, d’Europe orientale et d’URSS, que Natalia a décidé d’abandonner à l’impérialisme (6) en raison de l’influence ou de la domination du stalinisme dans ces pays. D’autre part les laquais de l’impérialisme, les sociaux-démocrates et les renégats de tout acabit chercheront à trouver dans sa déclaration une justification de leurs crimes et de leurs trahisons envers le prolétariat » (7).
Même si elle ne le cite pas explicitement, il est, à mon sens, significatif que la démission de Natalia Trotsky soit immédiatement postérieure à la publication dans la revue Quatrième Internationale de février-avril 1951 d’un article de Michel Pablo reflétant la politique du Comité exécutif, dont elle stigmatise dans sa lettre certaines conséquences politiques. L’article affirme : « La réalité sociale objective pour notre mouvement est composée essentiellement du régime capitaliste et du monde stalinien. Du reste, qu’on le veuille ou non, ces deux éléments constituent la réalité objective tout court, car l’écrasante majorité des forces opposées au capitalisme se trouvent actuellement dirigées ou influencées par la bureaucratie soviétique … » (8) qui combat donc le capitalisme.
Le Comité exécutif affirme certes à juste titre que Trotsky avait prôné « la défense inconditionnelle de l’Union soviétique contre l’impérialisme » et que Natalia rompt avec sa position sur la nature de l’URSS, mais il a sur cette question centrale une position sensiblement différente, parce que simplifiée et schématisée, de celle de Trotsky qu’il camoufle. Dans la Révolution trahie Trotsky donne une définition de l’URSS en neuf points dont l’un souligne : « l’évolution des contradictions accumulées peut aboutir au socialisme ou rejeter la société vers le capitalisme ». Et, il fait suivre ces neuf points d’un commentaire éloquent : « Les doctrinaires ne seront évidemment pas satisfaits par une définition aussi vague. Ils voudraient des formules catégoriques : oui et oui non et non (…) Mais rien n’est plus dangereux que d’éliminer, en poursuivant la précision logique les éléments qui contrarient dès maintenant nos schémas et peuvent demain les réfuter » (9).
Dans l’un des textes essentiels de Défense du marxisme, « Un Etat non-ouvrier et non bourgeois ?« , Trotsky précise : « La dégénérescence de l’Etat ouvrier, comme le montre l’actuelle bacchanale de terreur bonapartiste s’approche du point critique. Ce qui n’était qu’une déformation bureaucratique se prépare aujourd‘hui à dévorer l’Etat ouvrier sans en laisser une miette et à dégager sur les ruines de la propriété nationale une nouvelle classe dirigeante. Une telle possibilité s’est considérablement rapprochée mais ce n’est encore qu’une possibilité » (10), qu’il entend bien entendu combattre. Il ajoute dans « L’URSS dans la guerre » (à propos de la guerre avec la Finlande déclenchée par Staline) : « Le régime totalitaire, de type stalinien ou fasciste ne peut être par sa nature qu’un régime temporaire, transitoire » (11).
Sa définition de l’URSS comme Etat ouvrier dégénéré est, d’ailleurs, plus dialectique que la formule réductrice à laquelle elle a été trop souvent réduite « les rapports d’Octobre vivent dans la conscience des masses ». Or Trotsky déclare en fait dans La Révolution trahie « la révolution sociale, trahie par le parti gouvernant, vit encore (12) dans les rapports de propriété et dans la conscience des travailleurs » (13). Trotsky écrit « encore » – et pas « toujours » – quinze ans seulement après la victoire de la Révolution. C’est donc pour lui une donnée variable en fonction des développements de la lutte des classes et non une donnée organique quasi-permanente. Un peu plus tôt il ajoutait une précision capitale : « Le destin des moyens nationalisés de production sera décidé en fin de compte par l’évolution des différentes conditions personnelles. Si un paquebot est déclaré propriété collective, les passagers restant divisés en première, deuxième et troisième classes il est bien compréhensible que la différence des conditions réelles finira par avoir, aux yeux des passagers de troisième une importance beaucoup plus grande que le changement juridique de propriété (14). Les passagers de première, au contraire, exposeront volontiers, entre café et cigare, que la propriété collective est tout, le confort des cabines n’étant rien en comparaison » (15).
Or au lendemain de la guerre qui, en anéantissant 27 millions de soviétiques et en ruinant le pays, a consolidé momentanément la bureaucratie, les différences de conditions de vie sont abyssales entre les sommets bureaucratiques et la masse de la population affamée (16), mal logée (17), mal vêtue et mal chaussée et les dignitaires qui s’empiffrent, se gavent et se pavanent en voiture pendant que les citadins vont au travail entassés dans des autobus cahotants et bondés, voire accrochés à leurs portes extérieures (18). Ces différences se réduiront quelque peu après la mort de Staline, mais la classe ouvrière soviétique, mécontente de sa situation matérielle et, entre autres, de son salaire, ne cessera de mener une sorte de grève permanente perlée, en ne travaillant guère en général que la dernière semaine du mois, soit une dizaine de semaines dans l’année, et en répétant, comme je l’ai entendu plusieurs fois quand j’étais lecteur à Léningrad en 1960-61 : « On arrêtera de faire mine de travailler quand ils arrêteront de faire mine de nous payer ». Cette grève permanente perlée affaiblissait évidemment la propriété collective, face à l’impérialisme. A en croire les statistiques, pourtant trafiquées, la productivité du travail était en effet en URSS près de quatre fois inférieure à celle des principaux pays capitalistes …
Les membres du Comité exécutif ne tentent pas de réfléchir sur la portée des changements intervenus en URSS depuis les écrits de Trotsky et se contentent de renvoyer à la position de ce dernier, je le répète simplifiée et schématisée, sans chercher réellement à démontrer qu’elle est toujours fondamentalement valable et pourquoi.
Si Natalia rompt avec la Quatrième Internationale, c‘est certes d’abord par un premier désaccord théorique sur la définition de l’Etat dit soviétique, mais elle ne l’évoque dans sa lettre que de façon allusive, car l’essentiel pour elle c’est le désaccord qui en découle sur des problèmes politiques du moment. C’est l’idéalisation du PC yougoslave et du maréchal Tito puis le soutien à la Corée du nord dans la guerre de Corée, etc., qui rendent pour elle le désaccord théorique insurmontable. C’est ce qui apparaît lorsqu’elle affirme, en réponse sans doute à l’article de Michel Pablo évoqué ci-dessus : « vous prétendez que la réaction despotique stalinienne qui a triomphé en Europe orientale est une des voies par lesquelles le socialisme viendra éventuellement. Ce point de vue constitue une rupture irrémédiable avec les convictions profondes que notre mouvement a toujours défendues et que je continue à partager ».
Affirmer que cette prise de position de Natalia Trotsky est « un cadeau précieux qu’elle fournit à la fois au stalinisme et à l’impérialisme » et que Natalia Trotsky a « décidé d’abandonner à l’impérialisme les ouvriers et paysans de Corée, de Chine, d’Europe orientale et d’URSS » (excusez du peu) relève manifestement d’une pratique polémique visant non à réfuter l’opposant, et moins encore à le convaincre lui et ses partisans éventuels, mais à le discréditer. Cette pratique est promise à un long avenir car il est plus facile pour un bureaucrate lilliputien, petit, moyen ou grand, de stigmatiser l’opposant voire l’hérétique que de réfuter ses dires. Elle exige, en tout cas, un effort et des moyens intellectuels plus limités .
1 Jacques Roussel, Les enfants du prophète p 104-5, G. Munis De la guerre civile espagnole à la rupture avec la Quatrième Internationale ( 1936-1948) Ni patrie ni frontières tome I, p 380. On peut aussi se référer, sur marxist.org, au texte tel qu’il est paru originellement en anglais. Au lieu de remercier le traducteur « le camarade L », les responsables du site auraient dû s’interroger sur le charabia produit par le dit camarade. Exemples : Un premier où le charabia débouche sur un contresens « Il n’y a presque aucun pays au monde où les idées authentiques et les porteurs du socialisme sont si barbares » au lieu de « Il n’ y a guère de pays au monde où les idées et les défenseurs authentiques du socialisme soient pourchassés de façon aussi barbare ». Un peu plus loin on apprend que « C’est la contre-révolution stalinienne qui a gagné le pouvoir réduisant ces tertres aux vassaux du Kremlin » ( ce qui ne veut strictement rien dire) au lieu de « C’est la contre-révolution stalinienne qui s’empara du pouvoir, réduisant ces pays à l’état de vassaux du Kremlin ». On apprend ensuite que « la bureaucratie stalinienne a établi des travailleurs dans ces pays » (ce qui semble plutôt sympathique !) … au lieu de « la bureaucratie stalinienne a établi des Etats ouvriers dans ces pays ». Le traducteur connaît si mal Trotsky qu’il invente la formule d’« Etat travailleur » au lieu d’« Etat ouvrier ». Un peu plus loin « la règle du fascisme » remplace « le règne du fascisme » et ainsi de suite jusqu’à la fin. Cette traduction est une insulte à la mémoire de Natalia Trotsky et le club politique Bastille se doit de la remplacer par celle qui se trouve en annexe à la brochure de Jacques Roussel ou au livre de Munis.
2 Ibid.
3 G. Munis op.cit , p 288.
4 Ibid, p 294
5 A quoi font allusion ces « meilleures conditions » reste obscur tout au long du texte. Peut-être cette formule renvoie-t-elle à l’affirmation avancée par le Comité exécutif en mai-juillet 1950 dans Quatrième Internationale : « L’évolution progressive propre du PC yougoslave (…) contient potentiellement la plus grande chance du mouvement ouvrier international depuis la Révolution russe pour renaître sur la plateforme du marxisme révolutionnaire (…) Dans la mesure où le PC yougoslave persistera dans cette voie (…) il deviendra le tremplin le plus puissant d’où partira l’assaut décisif contre le stalinisme en crise ». (Quatrième Internationale, mai-juillet 1950, p 51). Natalia Trotsky dans sa lettre s’élève contre cette vision du parti de Tito …
6 Sic !!!!!
7 Quatrième Internationale, mai-juillet 1951 , p 51-52. Aussi in Jacques Roussel, Les enfants du prophète, Spartacus, pp 102-103. Cette lettre indigne le trotkyste espagnol G. Munis – avec qui Natalia avait noué des rapports politiques étroits. Munis avait rompu avec la Quatrième Internationale et avait en 1950 lancé une Union ouvrière Internationale, en particulier avec Benjamin Péret et Jacques Gallienne. Il dénonce « la réponse infamante de la IVe, dont, écrit-il, sont responsables Pierre Frank et monsieur l’économiste Mandel autant que le futur quasi-ministre du gouvernement algérien Pablo Raptis », Munis, op.cit, p 378).
8 Congrès de la Quatrième Internationale, tome 4, p 29.
9 Léon Trotsky : La Révolution trahie, p 257
10 Défense du marxisme, EDI, p 95.
11 Ibid, p 115.
12 Souligné par moi.
13 Léon Trotsky, La Révolution trahie, 10-18, p 25.
14 Souligné par moi.
15 Léon Trotsky, La Révolution trahie, p 241.
16 La famine de 1946 a fait des centaines de milliers de morts.
17 Au lendemain de la mort de Staline en mars 1953, de nombreux soviétiques vivent encore, comme le reconnaîtra Kaganovitch lui-même au lendemain de la mort du Père des peuples, dans des zemlianki (fosses recouverte de planches ou de tôles).
18 Le 19 décembre 1947, au moment même où il décide une réforme monétaire qui vide les poches ( pourtant peu remplies ) des paysans, le Bureau politique vote l’attribution à chacun de ses membres titulaires et suppléants de trois voitures, dont deux Packard ( américaines) à Staline et Jdanov, une Packard à Mikoian, Kaganovitch, Voznessenski, Kossyguine, Boulganine, Kouznetsov, une Cadillac pour Popov, plus pour l’un ou l’autre une Chevrolet, une Ford, ou une Pobeda-M-20 et pour le secrétaire personnel de Staline, Poskrebychev, une Cadillac et une Buick ( voir le détail dans les Cahiers du mouvement ouvrier n° 57, p 109 sur cahiersdumouvementouvrier.org)