L’UKRAINE HIER ET AUJOURD’HUI Jean-Jacques Marie






1ère partie :



Un mélange inextricable de mythe et de réalité



L’histoire de la nation ukrainienne mélange de façon parfois inextricable mythe et réalité. Les historiens ukrainiens font souvent remonter l’histoire de l’Ukraine à la fin du Xe siècle après Jésus-Christ. Lorsque la Rada dont les deux tiers des députés appartiennent au PC ukrainien votent le 24 août 1991 pour l’indépendance de l’Ukraine par 346 voix, contre 1 et 3 abstentions, la résolution fait allusion à une tradition étatique millénaire. Ainsi le billet de un hryvna porte le portrait de Volodimir (Vladimir) le Grand, le prince de Kiev, qui à la fin du Xe siècle après JC unifia sous son sceptre toute une série de tribus slaves païennes et leur imposa le christianisme orthodoxe et dont l’empire portait le nom de Rous.



Le billet de deux hryvnas comporte le portrait de son fils Iaroslav le sage qui régna à la fin de la première moitié du XIe siècle. Le billet de 5 hryvnas comporte le portrait de Bogdan Khmelnitski, le chef cosaque qui, au milieu du XVIIe siècle organisa l’insurrection des cosaques contre la domination polonaise et signa avec le tsar russe un accord plaçant les territoires qu’il contrôlait sous la protection de la Russie. La statue de Bogdan Khmelnitsky a beau se dresser en plein centre de Kiev  l’idée d’une nation ukrainienne était étrangère à ce chef cosaque comme à l’ataman cosaque Mazeppa qui, au début du XVIIIe siècle, se dressa contre Pierre le Grand pour secouer sa tutelle et fut battu avec Charles XII de Suède à Poltava.



Pourtant l’idée d’une nation ukrainienne n’est apparue qu’au début du XIXe siècle, et l’ensemble des territoires sur lesquels vivent des Ukrainiens n’ont été rassemblés pour la première fois au sein d’un ensemble géographique unique qu’en 1945 dans la République socialiste soviétique d’Ukraine qui n’avait que des attributs formels d’un état indépendant. Et l’Ukraine n’existera comme état  formellement indépendant qu’à partir de décembre 1991 lors de la dissolution de l’Union soviétique signée par Boris  Eltsine et les représentants de l’Ukraine et de la Biélorussie.



Le terme d’Ukraine (Ukraina) apparaît, lui, à la fin du XVIe siècle, à la fin de l’occupation mongole quand les royaumes de Lituanie et de Pologne fusionnent en un royaume de Lituanie et de Pologne, dominé par l’aristocratie polonaise, au sein duquel sont intégrés l’essentiel des territoires jadis soumis aux princes de Kiev. Ukraina signifie : « le territoire frontalier ». Ses habitants sont désignés sous le vocable de roussinskie  traduit en français par ruthène. Le terme d’Ukraine désigne alors une entité territoriale et non une identité nationale même embryonnaire. Ce territoire frontalier, confronté aux incursions des Tatares installés en Crimée depuis le XIVe siècle, va donner naissance à une formation sociale particulière : celle des cosaques, paysans libres et armés (le mot cosaque vient d’un mot turc qui veut dire homme libre) qui assurent la défense de ses territoires contre les incursions tatares. Au lendemain de la révolte cosaque de Khmelnitsky, qui, d’abord dressée contre les nobles polonais s’était muée en mouvement social de paysans libres contre les grands propriétaires fonciers polonais et en guerre de religion d’orthodoxes contre les catholiques et les juifs, Khmelnitsky crée un éphémère état autonome ukrainien cosaque. Mais « ukrainien » dans cet intitulé a un sens essentiellement géographique même s’il regroupe des populations slaves parlant des dialectes très voisins issus du vieux slave ou slavon. Le contenu est  celui de « cosaque ». Par le traité de Pereeslav, signé en 1654, cet état autonome cosaque se place sous la protection de la Russie et perd toute autonomie après la défaite de Mazeppa. Les autorités russes qualifient cet état de petite-Russie et ses habitants de petits-russes. Au moment, en 1659, où se forme le royaume unifié de Lituanie et de Pologne dominé par l’Eglise catholique alors que la vieille Rous a adopté l’orthodoxie byzantine, se constitue sous la pression du clergé polonais une Eglise gréco-catholique dite Uniate qui observe les rites orthodoxes mais reconnaît l’autorité du Vatican, Eglise qui s’implantera surtout en Ukraine occidentale, en Galicie et jouera un rôle important tout au long de l’histoire de l’Ukraine.



Cette indifférenciation du contenu national est une réalité générale jusqu’à la fin du XVIIIe siècle lorsque la Révolution française puis le développement du capitalisme et la formation de bourgeoisies nationales donneront une vive impulsion à l’idée de nation.



Une idée nationale tardive



L’Ukraine restera longtemps en dehors de ce processus pour deux raisons. D’une part, c’est une terre divisée entre plusieurs royaumes Pologne, Russie et Roumanie puis, après les trois partages de la Pologne en 1775, 1793 et 1795, Russie, Autriche-Hongrie et Roumanie. D’autre part, en 1783, l’année où elle arrache la Crimée à l’Empire ottoman, Catherine II interdit aux paysans qui constituent l’écrasante majorité des Ukrainiens de quitter les terres seigneuriales ; cette population paysanne, réduite à l’état de servage jusqu’au début des années 1860 dans la partie très majoritaire de l’Ukraine intégrée à l’Empire russe, reste en dehors du développement de l’industrialisation. Les paysans serfs de par leur condition sociale ne peuvent développer de conscience  nationale puisque le serf est un objet vendable à merci qualifié d’« âme ». Après l’abolition du servage ces paysans rejettent les lourdes indemnités qu’ils doivent payer à leurs anciens maîtres et ont une soif inextinguible  de terre que l’abolition du servage n’a fait qu’accroître tant les lopins qui leur étaient attribués étaient misérables (de 1 à 3 hectares pour des familles nombreuses).



L’idée nationale ukrainienne qui se forme au début du XIXe siècle concerne donc surtout de maigres couches urbanisées, une petite intelligentsia symbolisée par l’écrivain et peintre Taras Chevtchenko, fondateur d’une langue ukrainienne littéraire, dont la modeste naissance inquiète fort le tsar Nicolas Ier qui exile Chevtchenko et lui interdit d’écrire en ukrainien et même de peindre. Cette intelligentsia publie des revues littéraires et historiques en ukrainien à diffusion modeste pour promouvoir une langue ukrainienne alors éclatée en dialectes voisins parlés par des paysans, alors que l’intelligentsia parle russe. Ainsi l’ukrainien Gogol écrit toute son œuvre en russe. Même en Galicie autrichienne où la monarchie de cet empire multinational se montre plus libérale, le nationalisme ukrainien est encore balbutiant et beaucoup plus marqué par l’influence du clergé uniate. Cette réalité poussera Rosa Luxemburg à affirmer que la question ukrainienne était l’invention d’une poignée d’intellectuels et n’avait aucune réalité historique.



Les conséquences de la Révolution russe



Au lendemain de février 1917  se développe en Ukraine une aspiration à l’autonomie au sein d’une république confédérée. Les partis démocratiques ukrainiens créent une Rada centrale qui ignore  l’aspiration des paysans à se partager les terres des grands propriétaires terriens. Au lendemain d’Octobre la Rada centrale proclame la République populaire ukrainienne que les Allemands et les Autrichiens reconnaissent à Brest Litovsk pour signer avec elle une paix séparée. Mais ils ont besoin de mettre la main sur les ressources agricoles du pays pour nourrir les populations affamées de leurs deux empires. Ils renversent donc le gouvernement et installent un ataman, Skoropadsky. La guerre civile qui ravage l’Ukraine pendant plus de trois ans et dresse les uns contre les autres les blancs commandés par Anton Denikine, qui veulent restaurer la Russie une et indivisible, et, là où ils s’installent reprennent les terres aux paysans et interdisent l’emploi de l’ukrainien, les nationalistes ukrainiens commandés par Petlioura, l’Armée rouge bolchevique et les bandes de paysans insurgées dits les verts dont la plus connue est l’armée de l’anarchiste paysan Makhno. L’Armée rouge contrôle l’Ukraine à la fin de 1920… Les blancs de  Denikine et les nationalistes de Petlioura déchaînent les plus vastes pogromes antijuifs de la période prénazie, auxquels se livrent parfois les groupes anarchistes paysans de Makhno et la Cavalerie Rouge de Boudionny qui comprend des cosaques.



Au lendemain de la première guerre mondiale et de la paix de Riga signée entre l’URSS et la Pologne en 1921, les Ukrainiens sont divisés entre cinq états : l’URSS (qui en rassemble près des 4/5 e), la Pologne, la Tchécoslovaquie, la Roumanie et la Hongrie. La victoire des bolcheviks débouche sur la création d’une République socialiste soviétique d’Ukraine où les bolcheviks mènent dès 1923 une politique dite d’ukrainisation  poursuivie jusqu’au  début des années 30. Lénine développe des positions « fédéralistes » (opposées aux positions centralistes staliniennes) favorables à l’autodétermination. Aujourd’hui les maïdanistes détruisent les statues… sans savoir que c’est sous son impulsion que la langue ukrainienne a été enseignée comme jamais auparavant ni ailleurs dans les territoires ukrainiens sous occupations polonaise ou roumaine.



L’ukrainisation



Tous les employés de l’Etat doivent sous peine de licenciement apprendre l’ukrainien dans un délai d’un an. L’enseignement et les publications en ukrainien sont systématiquement développés. En 1926, le nouveau secrétaire du PC ukrainien Kaganovitch, exige que tout l’appareil de l’Etat soit ukrainisé. Toutes ces mesures aboutissent à ce qu’en 1927, 70 % des actes officiels sont rédigés en ukrainien contre 20% en 1925 ; en réponse à un sondage 39,8 % des employés de l’Etat affirment connaître bien l’ukrainien, 31,7 % de façon satisfaisante (ce qui est sans doute exagéré). Plus certain : en 1929, 83 % des écoles primaires et 66 % des écoles dites moyennes ou collèges délivraient leur enseignement en ukrainien. En 1932, 88 % des publications périodiques et 77 % des livres publiés en Ukraine l’étaient en ukrainien. La même politique était appliquée vis-à-vis des juifs, nombreux en Ukraine, avec le développement d’écoles et de publications en yiddish au même rythme. L’historien canadien d’origine ukrainienne Serguei Ekeltchik conclut de ces faits : « le pouvoir soviétique a contribué à l’achèvement du processus de formation d’une nation ukrainienne ».



La bureaucratie soviétique s’en inquiète, Staline, en 1932, met fin à la politique d’ukrainisation (comme au développement du yiddish). Coïncidence, l’hiver 1932-1933 est marqué en Ukraine par une famine terrible, la conjonction des deux événements débouche en 1933 sur le suicide de Nicolas Skrypnik dirigeant du PC ukrainien favorable à l’ukrainisation et de l’écrivain Khvylevoï, grand défenseur et promoteur de la culture et de la littérature ukrainienne. Une politique de russification se met lentement en place.



En mars 1939, après avoir dépecé la Tchécoslovaquie et mis la main sur sa province de Ruthénie autonome, Hitler, lance un projet de Grande Ukraine dirigé contre l’URSS qu’il abandonne dès qu’il décide de se rapprocher de Staline. En avril 1939 Trotsky écrit : « La question ukrainienne est destinée à jouer dans un avenir proche un rôle énorme dans la vie de l’Europe » et se prononce pour l’indépendance de l’Ukraine et pour la création d’une République socialiste d’Ukraine contre la dictature de la bureaucratie stalinienne.



En septembre 1939, l’URSS envahit la Pologne et conquiert la Galicie, puis en 1940, conquiert deux territoires roumains habités par des ukrainiens, la Bessarabie du sud et le Bukovine du nord.



L’été 1941, la paysannerie ukrainienne accueille d’abord  avec sympathie les soldats de la Wehrmacht qui comporte deux bataillons ukrainiens (galiciens) formés sous l’égide de l’OUN-Bandera, l’autre branche de l’OUN, de Melnik, s’engageant dans une collaboration plus systématique avec l’occupant, avec le concours du Comité Central Ukrainien installé à Cracovie. Les nationalistes de l’OUN, dirigés par Stepan Bandera, proclament même à Lvov (Lviv), une éphémère république ukrainienne « indépendante » en se plaçant sous sa protection. Stetsko devient chef de ce gouvernement indépendantiste proclamé le 30 juin à Lwow (en polonais). En même temps que la proclamation de cet « Etat » ukrainien explicitement dévoué à Adolf Hitler, les premiers pogromes se déchaînent « spontanément » à Lwow et ailleurs, à l’instigation des nazis et avant que les « Einsatzgruppen » n’interviennent pour l’extermination systématique des juifs, tsiganes pour ce qu’ils sont, et des communistes pour ce qu’ils représentent.



L’OUN-Melnik, soutenue par l’Eglise uniate, participe à la création, le 28 avril 1943, de la Division Waffen SS «Galitchina» (Galiciens) qui convergera plus tard (début 1945) avec d’autres formations nazies, dans une éphémère « Armée Nationale Ukrainienne » (UNA) dont la plupart des combattants, anciens SS, se rendront aux Alliés anglo-américains qui les aideront à émigrer au Canada.



Mais les nazis, désireux de réduire les Ukrainiens en esclavage liquident aussitôt cet Etat fantoche et jettent en prison son chef autoproclamé Stetsko et Bandera qu’ils libéreront à la fin de 1944. L’OUN crée alors une armée insurrectionnelle l’UPA dont les maquis se battent d’abord modérément contre la Wehrmacht puis se battront farouchement contre l’Armée rouge dès que celle-ci entamera sa marche en avant au printemps 1943.



Les combattants de l’UPA ont poursuivi la lutte contre la soviétisation jusqu’en 1950 (et de petits groupes jusqu’en 1954) tandis que les SS et autres collaborateurs nazis de l’OUN ont reflué avec les troupes allemandes en 1944 ou se sont rendus aux Anglo-Américains, de façon à pouvoir rejoindre la Diaspora des Amériques et d’Australie. L’OUN n’est pas le mouvement national ukrainien mais seulement son aile radicale, d’idéologie fasciste. Fondée en 1929, en Galicie (sous régime polonais) sur la base d’un programme dit du « nationalisme intégral », elle est longtemps restée un phénomène « galicien », mais de nos jours la plupart des nationalistes ukrainiens se réclament de son héritage tout en soulignant la conversion ultérieure de l’OUN aux « idéaux démocratiques ».



Compagnon d’armes de Bandera et consacré comme lui «héros national» au lendemain de la révolution orange de 2004, Roman Choukevitch commande successivement un bataillon ukrainien de la Wehrmacht en 1941, un bataillon de police «Schutzmannshaft 201» affecté à la répression des partisans en Biélorussie en 1941-42, puis l’Armée des Insurgés (OUN-UPA) fondée par lui et «au nom de Bandera» en octobre 1943. L’OUN dans son ensemble, l’OUN-Bandera et l’UPA en particulier, participent au génocide nazi. L’UPA exterminent les civils polonais en Volhynie en 1943. Si elle combat prioritairement l’Armée Rouge, les partisans et les armées polonaises, l’UPA se heurte également aux occupants nazis, non par divergence sur les buts du IIIème Reich d’anéantir le judéo-bolchévisme, mais en raison du refus d’Hitler d’accéder aux demandes d’état indépendant (sous protectorat nazi). Ces demandes, encouragées avant-guerre par certains cercles nazis – notamment Alfred Rosenberg et l’Abwehr – étaient évidemment incompatibles avec le « General Ostplan » de Berlin qui était de coloniser l’URSS et d’éliminer physiquement ou  de réduire en esclavage les « Untermenschen », Ukrainiens compris.



Le nationalisme russe stalinien



Au lendemain de la victoire sur les nazis Staline développe  un nationalisme russe qui va marquer de plus en plus la nomenklatura et dont le nationalisme affiché de Poutine est un héritage. Ce nationalisme russe débouche sur un antisémitisme de plus en plus brutal à partir de 1949 et sur une politique accélérée de russification en Ukraine. Khrouchtchev évoquant la déportation de cinq des quelque douze peuples déportés par Staline entre 1937 et 1944 déclarera dans son rapport secret de février 1956 au XX ème congrès du PCUS : «Les Ukrainiens n’ont évité ce sort que parce qu’ils étaient trop nombreux et qu’il n’y avait pas d’endroit où les déporter. Sinon ils auraient été déportés eux aussi». Cette plaisanterie qui fait rire le congrès reflète de façon caricaturale l’aversion de Staline pour toute affirmation nationale des Ukrainiens.



En 1945, la défaite de l’Axe et des gouvernements liés à Berlin permet à l’URSS de consolider ces conquêtes territoriales : pour la première fois dans l’Histoire l’ensemble des territoires majoritairement peuplés d’Ukrainiens sont rassemblés dans une République ukrainienne dotée d’attributs de souveraineté purement formels, (l’Ukraine a un représentant à l’ONU et un ministre des affaires étrangères). Mais  les maquis nationalistes de l’UPA tiennent de nombreux villages jusqu’au début des années 50 comme en Lituanie.



La guerre a ravagé l’Ukraine, détruit ses grandes villes et la majorité de ses villages, de ses fermes, de ses usines. Un jour de l’été 1945, Khrouchtchev descend dans son village natal où il découvre un spectacle désolant qu’il décrira devant le Comité central en 1957.  » Ils n’avaient pas de chevaux, pas de charrettes, pas de pain. (…) Ils ne veulent pas travailler dans le kolkhoze. Pour leur travail ils ne reçoivent que des nèfles. « 



De 1945 à la chute de l’URSS, l’Ukraine est soumise à une politique de russification aggravée par le  combat impitoyable contre les maquis de Bandera qui mobilisent des milliers d’hommes et bénéficient dans l’Ukraine occidentale de la complicité d’une bonne partie de la population paysanne. Un bref moment sous l’impulsion de Beria, conscient de l’ampleur de la crise économique, sociale et politique qui ravage l’URSS à la mort de Staline, le Kremlin tentera de desserrer un peu l’étreinte.  Le 26 mai 1953, Beria fait adopter par le présidium une décision qui souligne les échecs de la répression dans les provinces occidentales de l’Ukraine. De 1944 à 1952, souligne-t-il, plus d’un demi million d’habitants en ont été victimes ; 203 000 d’entre eux ont été déportés et 153 000 abattus. La russification a été brutale : sur 311 cadres dirigeants, seuls 18 sont originaires de la région où l’enseignement supérieur est donné presque exclusivement en russe.  La résolution affirme « l’usage stupide des répressions ne fait que susciter le mécontentement de la population et nuit à la lutte contre les nationalistes bourgeois ». Le présidium remplace au poste de premier secrétaire du PC ukrainien, le russe Melnikov par son adjoint ukrainien, Kiritchenko, et nomme l’écrivain officiel, nul mais ukrainien, Alexandre Korneitchouk, premier vice-président du conseil des ministres d’Ukraine. Il ordonne qu’il soit « radicalement mis fin aux actes arbitraires et illégaux accomplis par certains cadres à l’encontre de la population ».



Cette brève embellie est  suspendue après l’arrestation de Beria en juin 1953 puis son exécution en décembre. De Khrouchtchev à Brejnev, la russification de l’Ukraine se poursuit et les tentatives d’intellectuels ukrainiens de défendre la culture ukrainienne, même les plus modestes, sont brutalement réprimées.



L’indépendance et le pillage de l’Ukraine



La chute de l’URSS débouche sur son explosion. Le 24 août 1991 l’ancien secrétaire à l’idéologie du PC ukrainien Kravtchouk fait voter l’indépendance de l’Ukraine par 346 pour, 1 contre et 3 abstentions. Le 30 août la Rada interdit le PC ukrainien.



Les anciens dirigeants de l’Ukraine soviétique (les dirigeants du PCUS et les directeurs d’entreprise) restent aux manettes du pouvoir ; comme les oligarques russes ils  organisent un pillage grandiose du pays et revendent aux pays occidentaux au prix du marché mondial le gaz vendu par la Russie à bas prix. Ils provoquent un désastre social, en 1992 l’inflation est de 2500 %, en 1993 elle est de 100 % par mois. En 1995, les 3/4 de la population vivent officiellement en dessous du seuil de pauvreté.



Dès lors l’Ukraine est l’un des champions du monde du pillage et de la corruption ; elle obtient en 2009 de Transparency International la médaille du pays le plus corrompu du monde. La politique et le business sont mélangés ; des hommes d’affaires se présentent aux élections pour défendre leur propre business ou fabriquent des partis fantômes à cette fin. Exemple en 2002, l’oligarque Victor Pintchouk  épouse la fille de Koutchma, Hélène. En 2009 sa fortune se monte à 2,2 milliards de dollars.



Un autre exemple est éclairant dans la mesure même où il n’est que le plus complet de toute une galerie… Pavel Lazarenko, premier ministre de mai 1996 à juillet 1997, conjugue ses activités de premier ministre avec le business dans l’énergie (gaz) en étroite collaboration avec la future étoile filante Ioulia Timochenko et les communications. Il transfère les centaines de millions de dollars qu’il vole sur des banques américaines, suisses et des Caraïbes. Koutchma, lui-même très corrompu, s’en débarrasse en juillet 1997. Lazarenko s’enfuit en Suisse avec un passeport panaméen. Arrêté un bref moment, en 1999, il s’enfuit aux Etats-Unis où il est condamné et emprisonné pour blanchiment d’argent. Les Lazarenko se comptent par dizaines…



En 2004 à la veille de la fin de son mandat Koutchma vend en hâte toute une série d’entreprises à des proches à des prix très concurrentiels. Ainsi il vend la plus grande usine métallurgique du pays, Krivorojstal, à son gendre Pintchouk et à Rinat Akhmetov, pour 800 millions de dollars soit le sixième de sa valeur réelle. En octobre 2005, Mittal Steel rachètera l’entreprise aux deux compères pour 4,8 milliards de dollars.



La corruption du personnel politique ukrainien est abyssale. Ianoukovitch le président renversé en 2014 a dans sa jeunesse été condamné deux fois, une fois pour vol, une seconde fois pour houliganisme. Il prétendra plus tard avoir obtenu des diplômes en fait achetés selon une coutume très répandue en Union soviétique où les tarifs étaient connus de tous. Il est célèbre pour son inculture autant que pour son avidité. Les rares fois où il doit remplir un document par écrit il multiplie les fautes d’orthographes. Ainsi il se prétend professeur mais écrit le mot avec deux f et un seul s. Propriétaire d’une luxueuse villa bâtie sur un terrain de 130 hectares dans la banlieue de Kiev, il est à la tête d’un clan mafieux dont son fils, Olexeï est l’un des maillons. Le clan Ianoukovitch a ponctionné l’Ukraine de 7 à 10 milliards par an. La fortune de son fils est estimée à 550 millions  de dollars. Président de la corporation Management Assets  Compagny (MAKO) sise à Donetsk, il possède plusieurs holdings en Ukraine, en Suisse et aux Pays Bas, vend le charbon par l’intermédiaire d’une société à Genève. Ses entreprises depuis 2010 gagnent systématiquement les appels d’offre par les pouvoirs ukrainiens. Il a pris sous sa coupe les services de l’administration fiscale, des douanes et des services de sécurité.



Son premier ministre  Mykola Azarov, propriétaire d’un jet privé, partira se réfugier à Vienne, où réside son fils Olexandre,  actif dans la construction d’hôtels de luxe,  à la tête de LADA Holding Anstalt, basée en Autriche, maillon d’un réseau complexe de sociétés dirigées par d’autres caciques du régime et présidée par un prête-nom américain, Vitali Zakhartchenko ministre de  l’Intérieur en 2011, à la tête des services fiscaux en 2012, détenteur avec sa femme Liudmila de plusieurs sociétés commerciales notamment aux Pays-Bas, propriétaire d’une société d’assurances Start Polis. Scandale en 2013 : les services de police chargés des passeports exigeaient des demandeurs une assurance auprès de Start Polis.



La haine, suscitée dans le pays contre les bénéficiaires de ce véritable racket et un Parlement toujours aussi – et presqu’uniquement – peuplé d’escrocs, dresse en 2004 la population habilement détournée vers la prétendue révolution orange ; cette haine est telle que Ioulia Timochenko nommée premier ministre par le nouveau président Victor Iouchtchenko annonce pour se rendre populaire une révision des privatisations antérieures. Elle sème la panique chez les oligarques et les banquiers étrangers qui gèrent les dépôts soigneusement délocalisés des oligarques pillards. Timochenko recule et ne révisera qu’à la marge quelques menues privatisations. Son gouvernement est bientôt touché par des scandales du même type que les privatisations à la Koutchma. Ainsi son ministre de la justice Roman Zvaritch qui, malgré son nom, est un ancien citoyen américain, vote contre une loi concoctée entre Timochenko et Poutine, interdisant la revente en Europe par l’Ukraine au tarif mondial du gaz russe qu’elle achète à un tarif préférentiel. Cette revente illégale est l’une des principales sources de trafic des oligarques ukrainiens et l’épouse de Zvaritch en est une organisatrice.



Une autre pratique mafieuse juteuse consiste avec des certificats truqués obtenus auprès de fonctionnaires grassement rétribués à déclarer vendues à l’étranger des marchandises écoulées en Ukraine pour obtenir le remboursement de la TVA qui échappe ainsi presque totalement aux caisses de l’Etat.



Des partis-bandits



La vie politique ukrainienne est rythmée par la valse de partis tous liés à un clan du business où tout s’achète. Des députés monnayent leur changement de groupe parlementaire : le tarif varie de 5 millions à 7 millions de dollars… dans un pays où la majorité des retraités perçoivent moins de 200 euros par mois. C’est en tout cas le tarif que paie Ianoukovitch en 2006 quand il est premier ministre de Iouchtchenko… contre lequel il s’était présenté aux présidentielles qu’il avait perdues après avoir affirmé qu’il les avait gagnées grâce à un trafic des votes éhonté qui avait dressé contre lui des dizaines de milliers d’Ukrainiens.



Rien n’a changé après Maïdan dans ce kaléidoscope de partis virtuels mais gangrenés par la corruption où tout se vend et s’achète. Ainsi par exemple, aux élections municipales du 25 mai 2014 à Odessa, les deux concurrents qui s’affrontent sont aussi gangrenés l’un que l’autre : Edouard Gourvits (parti Oudar 32 % des voix) depuis les années 1990, plusieurs fois accusé de connivence avec les rebelles tchétchènes, les ultra nationalistes ukrainiens, de liens avec des bandes mafieuses, de corruption. La réputation de Guennadi Troukhanov (vainqueur du scrutin, avec 43,5% des voix, ancien député du parti des régions) n’est pas meilleure. On l’accuse d’avoir appartenu au monde criminel dans les années 1990 et d’être resté proche de certains pontes de la mafia. 



Porochenko, propriétaire de la chaîne 5 è canal, a commencé dans les affaires en important des fèves de cacao puis a racheté des usines de chocolat pour former Roshen. Elu député en 1998, il pourrait être l’image parfaite de la girouette si les partis politiques ukrainiens étaient de vrais partis. Il rejoint d’abord le Parti social-démocrate (qui n’a de social-démocrate que le nom) du président mafieux Koutchma, puis en 2000, il crée Solidarité qui intègre le Parti des régions de Ianoukovitch la même année. Dès 2001 il entre dans Notre Ukraine, le bloc de Iouchtchenko, qui sera le parrain de ses filles. Président du conseil de la banque nationale, il devient ministre des affaires étrangères en octobre 2009 jusqu’au printemps 2010. Il entre au gouvernement du Parti des régions, devenant quelques mois le ministre du développement économique de Ianoukovitch.



L’intervention des Etats-Unis



Dès la moitié des années 90 les dirigeants des Etats-Unis ont saisi l’importance géopolitique de l’Ukraine, même s’ils appuient sur le président russe d’alors, Boris Eltsine, qui, flanqué de conseillers américains privatise à tout va. Dans Foreign affairs, en 1994, Zbigniew Brzezinski, l’ancien conseiller de Jimmy Carter, écrit : « Sans l’Ukraine la Russie cesse d’être un empire. » A la fin des années 90, l’Ukraine est le troisième pays du monde à bénéficier de l’aide financière américaine derrière Israël et l’Egypte. Cette lune de miel s’interrompt un moment au début de 2003 lorsque Bush apprend que Koutchma a vendu à l’Irak pour cent millions de dollars d’armes et a promis de lui vendre le système de radar Koltchouga (cotte de mailles) permettant de repérer les bombardiers américains dits indétectables.



Zbigniew Brzezinski, pour qui l’Ukraine est un enjeu stratégique, définit en 1997 un programme de démantèlement de la Russie en trois états-croupion la Russie d’Europe, la République de Sibérie et la République d’Extrême-Orient. Ce démantèlement prolongerait la dislocation de l’Union et devrait s’accompagner d’un rattachement de l’Ukraine à l’OTAN et d’une subordination totale des anciennes républiques soviétiques périphériques aux Etats-Unis et à leurs multinationales. Brzezinski affirmait ainsi « la Russie devra se résigner à l’inévitable, c’est-à-dire la poursuite de l’élargissement de l’OTAN (…) jusque dans l’espace ex-soviétique. » Il prône « un système politique décentralisé et une économie libre de marché » permettant de « libérer le potentiel créatif du peuple russe et les énormes réserves de ressources naturelles de la Russie » ainsi ouvertes aux multinationales américaines (Foreign Affairs,9/10/1997).



Les Etats-Unis s’engagent donc dans le soutien à la révolution orange en 2004 qui surfe sur la protestation de  la masse de la population contre la corruption du système de Koutchma et sa tentative de truquer les élections présidentielles pour faire élire son candidat, Victor Ianoukovitch. Leur candidat au pouvoir, Victor Iouchtchenko, avait épousé en 1998 une citoyenne américaine d’origine ukrainienne, Catherine Tchoumatchenko, ex-fonctionnaire du Département d’Etat. Entouré de conseillers américains, Iouchtchenko engage comme conseiller spécial Boris Nemtsov, l’homme qui avait déclaré en 1997 : « Nous devons mettre en oeuvre une série de mesures impopulaires douloureuses (…) et en finir avec les innombrables avantages sociaux ».



 Lors des élections législatives en Ukraine en 2005 Le Monde publie un article intitulé : « Les conseillers américains au cœur de la campagne ». Le républicain affiché Paul Manafort,  chef du cabinet de lobbying Black, Manafort, Stone and Kelly,  a été invité à Kiev au début de 2005 par l’oligarque Rinat Akhmetov pour s’occuper de la campagne du Parti des régions de Ianoukovitch pour 150 000 à 200 000 dollars par mois. L’ancien responsable de la communication auprès de Bill Clinton Joe Lockhart travaille auprès du bloc Ioulia Timochenko (BLouT) et Stan Anderson, lobbyiste de Washington, dirige un groupe de travail pour Notre Ukraine, le parti de Iouchtchenko. Tous, selon Le Monde « refusent de s’exprimer ».



Le Monde des 27-28 février 2005 décrit la noria d’institutions américaines présentes au Kirghizistan lors de la « révolution des citrons » qui renversa le président Askat Akaiev : « A la veille du scrutin on trouvait déployé à Bichkek tout l’arsenal des fondations américaines qui ont soutenu les oppositions en Serbie, en Géorgie et en Ukraine, notamment le National Democratic Institute (…) tout ce que le Kirghizistan compte comme société civile est financé par des fondations ou par des aides directes occidentales, en premier lieu le programme étatique américain USaid. » C’est une politique générale dans les Etats issus de la chute de l’URSS, ainsi les Etats-Unis placeront à la tête de la politique estonienne un de leurs anciens sujets … de pointe : Toomas Hendrik Ilves, né en 1953 à Stockholm où ses parents avaient émigré en 1944, avant de partir en 1956 pour les Etats-Unis ; en 1984 il est embauché à Radio free Europe, la radio antisoviétique installée à Munich, il devient directeur du service estonien de Free Europe jusqu’en 1993, date à laquelle il rentre en Estonie ; nommé ambassadeur d’Estonie aux Etats-Unis, il renonce à sa nationalité américaine. Nommé  en 1996 ministre des Affaires étrangères , il organise  la mise en place de la diplomatie estonienne, tout entière focalisée sur l’adhésion à l’Union européenne et à l’OTAN. Elu ensuite député européen, il devient président de l’Estonie en 2006.



Les Etats-Unis placeront aussi à la présidence de la Lituanie par deux fois (de février 1998 à février 2003, puis de juillet 2004 à juillet 2009) leur ancien fonctionnaire Valdas Adamkus. Né en Lituanie, Adamkus avait servi dans la Wehrmacht en 1944, l’avait suivie dans sa retraite en Allemagne, avait émigré aux Etats-Unis en 1949, y avait servi dans les services de renseignements de l’armée américaine, avait adhéré au Parti républicain et avait été nommé par Reagan en 1981 à un poste de l’administration fédérale qu’il  conservera jusqu’à sa retraite en 1997. Il part aussitôt dans son ancien pays dont, bien que jusqu’alors inconnu, il devient président avec une rapidité fulgurante… ce qui en dit long sur les vertus persuasives des conseillers américains. Un peu plus tard Washington placera à Pristina, à la tête du Kossovo prétendument indépendant, sa personne de confiance, Atifete Jahjaga, une policière trentenaire éduquée aux Etats-Unis. 



Or l’Ukraine est devenue un enjeu entre la Russie et les Etats-Unis via l’Union européenne (UE). Ianoukovitch s’était engagé à signer un accord d’association avec l’UE qui lui promettait un prêt de 610 millions de dollars en contrepartie de mesures économiques et sociales drastiques que reprendra le FMI (doublement du prix du gaz, réduction puis suppression des dotations gouvernementales aux mines du Donbass, etc.). Ianoukovitch craint une explosion sociale et lorsque Poutine lui propose un prêt de 15 milliards de dollars sans ces contreparties, il saute sur l’occasion. Ses adversaires, utilisant son discrédit dans la population, et, ouvertement soutenus par l’UE et de l’Occident sautent sur l’occasion : ils organisent l’occupation de la place de l’Indépendance où des hommes politiques américains et européens viennent haranguer la foule, encadrée en particulier par les néo-nazis de Svoboda et de Pravy Sektor qui forment la force de frappe de la prétendue « révolution », et assomment des militants  syndicalistes ; le gouvernement Ianoukovitch sans aucun appui dans la population s’effondre en quelques jours. Les néo-nazis entrent dans le premier gouvernement «révolutionnaire». Trop voyants, surtout après le massacre  de pro-russes à Odessa, dans la maison des syndicats incendiée par leurs soins, ils seront écartés du gouvernement formé par Porochenko après l’élection présidentielle du 25 mai 2014.



Nombre d’hommes politiques américains, dont John Mac Cain, se sont manifestés sur le Maidan en décembre janvier 2013 / février 2014 ; selon la secrétaire d’Etat adjointe des Etats-Unis, Victoria Nuland les Américains ont dépensé 5 milliards de dollars pour « démocratiser » l’Ukraine c’est-à-dire acheter les hommes de main nécessaires pour l’arrimer à l’Union européenne. Foreign Affairs affirme : « Les Etats-Unis et leurs alliés européens portent l’essentiel de la responsabilité de la crise. La clé du problème c’est l’élargissement de l’OTAN, élément majeur d’une stratégie plus vaste qui vise à retirer l’Ukraine de l’orbite russe », (9/10/2014).



Avant-dernier acte de cette intervention, Porochenko  constitue au début de mars un nouveau gouvernement incluant une Américaine, un Géorgien et un Lituanien à des postes clés. Natalie Jaresko, une Américaine d’origine ukrainienne ayant travaillé pour le département d’Etat américain et pour un fonds d’investissement ukrainien financé par le Congrès des Etats-Unis, se retrouve ministre des Finances. Le Lituanien Aivaras Abromavicius, co-dirigeant d’un fonds d’investissement suédois, devient ministre de l’Economie, et le Géorgien Alexander Kvitachvili, ex-ministre de la Santé en Géorgie, ministre de la Santé. Porochenko a indiqué leur avoir octroyé la citoyenneté ukrainienne le matin même de leur nomination. Il avait proposé à Saakachvili l’ancien président de Géorgie installé par les Etats-Unis à ce poste en 2003, le poste de vice premier ministre, mais ce dernier devait prendre la nationalité ukrainienne. Il a refusé, se réservant pour des misions plus bénéfiques.



Ce gouvernement à poigne est chargé d’une mission par le FMI : triplement du prix du gaz, réduction de 15 % de certaines retraites, etc., « mesures très mal accueillies » selon le premier ministre Arseni Iatseniouk. Début mars le gouvernement Porochenko, annonce que la moitié des entreprises demeurées aux mains de l’Etat pourraient être vendues courant 2015-2016, soit de 1 200 à 1 500. La ministre des Finances, l’ancienne fonctionnaire du Département d’Etat américain, Natalia Iaresko a déclaré : « Nous privatiserons tout ce qui peut l’être. Nous pensons commencer dès cette année. » L’institut d’économie et de prospective ukrainien souligne pourtant dans son rapport annuel « une dégradation des indicateurs financiers dans les entreprises privatisées.  Sous couvert de privatisation, ces entreprises ont simplement été pillées et les capitaux se sont envolés », explique-t-il, redoutant que « certains oligarques n’entrent en guerre  pour les entreprises restantes. » (Courrier-International 26/03-01/04/2015).



Le député CDU Karl-Georg Wellmann, cofondateur avec Bernard Henri-Lévy et le député conservateur britannique Lord Risby of Havervill de l’agence de modernisation de l’Ukraine (AMU), a déclaré : « L’Ukraine a besoin d’un plan Marshall s’élevant peut-être à quelques centaines de milliards d’euros. (…) En l’état actuel, personne n’est prêt à investir. »



Annonçant le 14 novembre l’arrêt – effectif dès le 21- de tout versement de quelque nature que ce soit aux habitants des régions de l’est de l’Ukraine, Porochenko déclare : « Chez nous il y aura du travail, chez eux non. Chez nous il y aura des retraites, chez eux non. Chez nous on s’occupera des enfants, chez eux non. Chez nous les enfants iront à l’école et dans les jardins d’enfants, chez eux ils se terreront dans les caves (…). C’est comme ça que nous gagnerons la guerre. » En même temps, le gouvernement envisage la privatisation totale des mines non encore privatisées d’ici à la fin 2016 et la liquidation de l’entreprise d’Etat Ougol Ukraïny (Charbon d’Ukraine). Le représentant de la Banque mondiale pour l’Ukraine, la Biélorussie et la Moldavie, Qimaiao Fan, affirme : « La priorité pour l’Ukraine (…) est la liquidation de la vieille législation soviétique. »



En un an, de février 2014 à février 2015, la hrivna a perdu 66% face au dollar, dont 40% en janvier 2015. Janvier a connu une inflation de 28% en rythme annuel. Les réserves de dollars de la banque ukrainienne sont à sec : il lui restait 6 milliards de dollars en janvier, soit la couverture d’un mois d’importations, au lieu des trois mois nécessaires. Le 13 février 2015, Fitch dégrade la note de l’Ukraine à « CC » en jugeant  » probable  » un défaut de paiement.



Le refus de la guerre



Fin novembre 2014, la Rada a annoncé son intention de modifier d’urgence la législation nationale pour annuler le statut de non-aligné de l’Ukraine et relance la politique en vue de l’adhésion à l’OTAN. Cette forme militaire du rapprochement organique avec l’Union européenne et ses institutions antidémocratiques, courroies de transmission des intérêts des grandes multinationales, est l’une des causes de la guerre qui ravage l’Ukraine.



Le gouvernement Porochenko est un gouvernement de crise permanente. Le 25 mars, Porochenko a limogé l’oligarque Kolomoïsky (la troisième fortune du pays) de son poste de gouverneur de Dnipropetrovsk, après que ce dernier avait envoyé une bande de mercenaires prendre possession de l’une des plus grosses entreprises de Kiev, dont il était le second actionnaire après l’Etat… Ce même jour, des policiers ont arrêté le responsable des services des urgences et son adjoint en plein Conseil des ministres, devant la télévision, afin de montrer que le gouvernement lutte contre la corruption.



C’est la forme politique la plus aiguë d’une crise sociale galopante, qui se manifeste, entre autres, dans le refus profond de la guerre.



Le rédacteur en chef du Veski Reporter donne la mesure de la crise qui ravage l’Ukraine en écrivant le 6 mars : « Cette semaine, peut-être pour la première fois depuis de nombreux mois, le thème de la guerre dans l’esprit des Ukrainiens a cédé la place au thème de la détresse économique. La panique de la population (…) : la spéculation sur la monnaie et l’explosion des tarifs de tout (des transports publics jusqu’au gaz et au chauffage) ont joué en ce sens. Les prix et les taux de change sont apparus comme des maux bien plus grands que Poutine. Le patriotisme n’a pas résisté aux jurons et plaisanteries contre les principaux personnages de l’Etat. »



Rien d’étonnant dans ces conditions à ce que la masse de la population refuse la guerre qui lui est imposée par le gouvernement Porochenko contre les prétendus séparatistes de l’Est ukrainien (le Donbass).



Nezavissimaia Gazeta (2 février 2015) affirme : « Le porte-parole de l’état-major ukrainien, Vladimir Talalaï, a confirmé la faible mobilisation, et le vent de pacifisme qui parcourt les rangs de l’armée, et il a reconnu que la quatrième vague de mobilisation rencontrait des difficultés. » Or ceux qui seraient susceptibles d’être mobilisés « fuient massivement à l’étranger ». Pour l’instant, seuls les volontaires issus des organisations nationalistes partent au combat de bon coeur » (Courrier International, 5-11 février 2015). Dzerkalo Tyjnia, (30 janvier 2015) souligne :  » L’équipe présidentielle et l’état-major (…) (qui voulaient mobiliser 50 000 hommes de plus) ont reproché entre autres à leurs concitoyens (…) de tout faire pour échapper à la mobilisation. » C’est sans doute le signe le plus éloquent de la crise qui ravage l’Ukraine : la population hostile aux oligarques qui veulent lui imposer la purge dictée par le FMI et Mme Lagarde rejette massivement la guerre. Ce rejet illustre l’extrême fragilité du gouvernement Porochenko et donc l’imminence probable d’une nouvelle explosion après celles de 2004 et de 2014. Je doute que la prochaine attende 2024.



La classe ouvrière ukrainienne est soumise à une surexploitation féroce par la couche bourgeoise dominante issue de la bureaucratie. En 2021, le salaire minimum en Ukraine est à peine au-dessus de 200 euros et dans certaines régions se situe en dessous, d’où une vague migratoire massive qui pousse les ouvriers et les ouvrières ukrainiennes à émigrer massivement, dans toute l’Europe, de la Pologne à l’Espagne. Ainsi en 2020 un quart des trois millions de permis de séjour attribués par l’Union européenne l’ont été à des Ukrainiens. Il faut ajouter à cela l’émigration clandestine organisée par des agences spécialisés dans la fourniture de main d’oeuvre à bas prix. Ainsi les Ukrainiennes sont-elles très appréciées (et très mal payées) en Allemagne comme bonnes à tout faire.



En 2019, le rejet massif de la couche mafieuse des pillards au pouvoir et de son représentant Porochenko a abouti à l’élection de l’acteur Zelensky comme président de la République avec 73,2 % des voix. Mais il n’existe en Ukraine aucune force politique indépendante susceptible d’organiser la défense des exploités et cette élection n’a pas changé grand-chose.

2ème Partie :

Si la tentative manquée d’invasion de l’Ukraine déclenchée par Poutine débouche sur un armistice, voire un accord de paix, dans un avenir plus ou moins proche, la paix retrouvée sera incertaine, fragile et temporaire. Les tensions à l’origine du conflit remontent loin dans le temps et ne trouveront pas de solutions immédiates, à commencer par la question du Donbass et de la Crimée, deux régions dont la population est formée en majorité d’éléments ethniquement russes.

Anne de Tinguy le soulignait dès 2001 dans le chapitre initial de l’Ukraine, nouvel acteur du jeu international, ouvrage rédigé sous sa direction. Elle y écrivait : « Le nouvel Etat (…) commande une grande partie des voies d’accès de la Russie à l’Europe centrale et méridionale (…). Son émergence, qui ampute l’ancien empire russe de son plus beau fleuron (…) bouscule les équilibres internationaux au centre de l’Europe. Elle modifie les données de la sécurité européenne (…). En Russie il a suscité une franche hostilité », qui dépasse les cercles du pouvoir : Alexandre Soljenitsyne dénonçait comme « une aberration » l’indépendance de l’Ukraine dès avant sa proclamation. Boris Eltsine, lui, déclarera le 22 novembre 1997 : « nous nous sommes séparés dans la douleur : il a fallu diviser l’indivisible. »

Curieusement certains chefs d’Etat et hommes politiques occidentaux ont, un moment, vu, eux aussi, une aberration dans l’indépendance de l’Ukraine. Trois semaines avant sa proclamation, le président Bush dénonçait à Kiev même « le nationalisme suicidaire » des Ukrainiens ; mieux encore, Valéry Giscard d’Estaing, déclarait sur France II, le 7 février 1993 : « l’indépendance de l’Ukraine n’est pas plus fondée que ne le serait en France celle de la région Rhône-Alpes ». On ne saurait mieux nier sa réalité nationale.

Ce rejet, dû à la crainte d’une explosion de l’ancien empire soviétique aux conséquences imprévisibles, est alors conforté par une tradition qui menait Jacques Benoist-Méchin à qualifier les Ukrainiens de peuple longtemps « expulsé de l’histoire ». Leur aspiration à obtenir la reconnaissance de leur identité nationale, a longtemps été niée et rejetée. Pourtant Voltaire, qui n’y avait jamais mis les pieds, écrivait déjà dans son Histoire de Charles XII publiée en 1738 : « L’Ukraine a toujours aspiré à être libre. »

Dès la moitié des années 90, les dirigeants des Etats-Unis saisissent, eux, son importance géopolitique, même s’ils appuient le président russe d’alors, Boris Eltsine.

En 1994 Zbigniew Brzezinski, l’ancien conseiller de Jimmy Carter, écrit : « Sans Ukraine la Russie cesse d’être un empire. » La même année le représentant américain Dave Mac Curdy affirme : « peu de pays sont plus importants pour les intérêts américains ». Dès février 1995 l’Ukraine signe un accord de coopération avec l’Otan et, deux ans plus tard, signe avec lui une « Charte de coopération particulière ». Le 18 janvier 2000 la secrétaire d’Etat américaine déclare « dans l’intérêt national de l’Amérique que l’Ukraine réussisse ». Pourquoi ? Pour servir de barrage à une ­­­éventuelle pénétration de la Russie en Europe, facilitée par le gaz et le pétrole qu’elle y vend et livre, entre autres, en transit par l’Ukraine. A la fin des années 90, l’Ukraine est le troisième pays du monde à bénéficier de l’aide financière américaine derrière Israël et l’Egypte. L’avidité des dirigeants et des oligarques interrompt un moment cette lune de miel au début de 2003 lorsque Georges Bush apprend que le président Koutchma est accusé d’avoir vendu pour cent millions de dollars d’armes à l’Irak de Sadam Hussein et aurait promis de lui vendre le système de radar Koltchouga (cotte de mailles) permettant de repérer les bombardiers américains dits indétectables.

L’indépendance.

La chute de l’URSS débouche sur la proclamation de l’indépendance de l’Ukraine. Le 24 août 1991 l’ancien secrétaire à l’idéologie du PC ukrainien Kravtchouk faisait voter l’indépendance de l’Ukraine par 346 voix pour sur 350. L’héritage laissé par la décomposition de l’URSS est très lourd, en particulier par le gigantesque pillage de tous les secteurs de l’économie qui se conjugue avec le rôle des pillards dans le domaine politique. Le sociologue russe Igor Kliamkine souligne : « la corruption se perpétue sur l’ensemble du territoire de l’ex-Union soviétique (…) elle existe sur l’ensemble du territoire ex-soviétique et constitue un système. » Le mandat de tous les présidents ukrainiens a été marqué par des scandales financiers. Celui de Volodymyr Zelensky, malgré la tenue modeste dans laquelle il se présente n’a pas échappé à la règle. A la fin d’avril 2023 le journaliste américain Seymour Hersh, titulaire d’une demi-douzaine de prix de journalisme, dont le Pulitzer, mais marqué par ses complaisances pour Bachar el-Assad et Poutine, a accusé, en prétendant utiliser des documents de la CIA le clan Zelensky d’avoir détourné 400 millions de dollars de fonds transférés à Kiev pour l’achat de carburant. Son allégation, peut-être fort exagérée, ne paraît nullement invraisemblable tant il serait étonnant que l’agression de l’Ukraine par Poutine ait, par un coup de baguette magique, épuré l’appareil d’Etat ukrainien de ses pratiques habituelles de vol, concussion, corruption, pillage et détournement de fonds.

A cet héritage qui pèse sur toutes les anciennes républiques soviétiques, de la Russie au Kazakhstan s’ajoute pour l’Ukraine le lourd passé d’une longue oppression nationale qui s’exprime entre autres par le refus souvent affirmé par Poutine d’accepter la réalité même de l’Ukraine comme nation.

Dès 1992 apparaît d’ailleurs le premier accroc dans les rapports entre Moscou et Kiev. Cette année, en effet, les partisans de la réunion de la Crimée avec la Russie prennent la majorité au Parlement de Crimée et adoptent une déclaration d’indépendance annulée bientôt sous la pression de Moscou, qui néanmoins déclare inconstitutionnelle et donc nulle la décision du rattachement de la Crimée prise en 1954 par Khrouchtchev. Moscou tente de maintenir les anciens états soviétiques sous son contrôle, même affaibli en proclamant cette année-là la Communauté des Etats indépendants (CEI). Boris Eltsine le 4 mars 1993 demande aux organisations internationales de reconnaître à la Russie « des pouvoirs spéciaux en tant que garant de la paix et de la stabilité sur tout le territoire de l’ex-URSS » et il exige de l’Ukraine la restitution des armes nucléaires stationnées sur son territoire. C’est chose faite en 1996. En revanche, le refus croissant de Kiev de soutenir les décisions que Moscou prétend imposer à la CEI réduit bientôt cette dernière à n’être qu’un cadre vide.

Les anciens dirigeants de l’Ukraine soviétique restent aux manettes du pouvoir et comme les oligarques russes, organisent un pillage grandiose du pays, entre autres en revendant aux pays occidentaux au prix du marché mondial le gaz que la Russie leur vend à bas prix. Ils provoquent le même désastre social que subit la Russie ; en 1993 l’inflation est de 2500 %, comme en Russie. En 1995, les 3 /4 de la population vivent officiellement en dessous du seuil -fort bas- de pauvreté. Malgré une rude concurrence l’Ukraine devient vite l’un des champions du monde du pillage et de la corruption au point qu’elle obtiendra en 2009, de Transparency International, la médaille du pays le plus corrompu du monde. Leonid Koutchma dès sa première candidature à la présidence en 1994 annonce sa ferme volonté de lutter contre la corruption, qui fleurira pourtant plus encore sous son règne. Pavel Lazarenko, premier ministre de mai 1996 à juillet 1997, se spécialise dans le trafic du gaz. Il transfère les centaines de millions de dollars qu’il vole sur des banques américaines, suisses et des Caraïbes. Démis par Koutchma, le corrompu corrupteur, en juillet 1997, Lazarenko s’enfuit en Suisse avec un passeport panaméen puis, en 1999, aux Etats-Unis, où il est emprisonné pour blanchiment d’argent. Les Lazarenko pullulent. En 2004 à la veille de la fin de son mandat Koutchma, dénoncé pour ses vols, trafics et pillages multiples et accusé d’avoir commandité l’assassinat du journaliste Gongadzé qui en avait dénoncé certains, brade une série d’entreprises à des proches à des prix très bas. Ainsi il vend à son gendre Pintchouk et à l’affairiste Rinat Akhmetov pour le sixième de sa valeur réelle la plus grande usine métallurgique du pays, Krivorojstal qu’ils revendront en octobre 2005, six fois plus cher. On a calculé qu’au cours de ses activités de ministre, premier ministre, puis président, le clan de Ianoukovitch a ponctionné l’Ukraine de 7 à 10 milliards par an et ainsi de suite.

Des partis fluctuants.

La politique et les trafics fraternisent comme à Moscou ; des hommes d’affaires véreux se présentent aux élections comme têtes de liste de partis fantômes pour bénéficier de l’immunité parlementaire. La Douma russe compte autant de passionnés de cette immunité pour le même souci de leur sécurité. Lors des élections parlementaires de 2006 la commission électorale chargée de vérifier les listes des différents partis constate que nombre de noms de candidats figurent sur les listes d’Interpol. Le rite se répétera jusque sous Zelensky, élu en 2019 comme champion de cette lutte toujours promise et jamais menée même s’il prendra en février 2023 quelques modestes mesures destinées à rassurer ses soutiens occidentaux. Les partis, tous liés à un clan du business, ne sont, plus encore qu’en Russie, que des camouflages d’intérêts financiers. Selon le journaliste ukrainien Sergii Garnits « ce ne sont pas des partis qui défendent des idées mais des bandes d’affairistes que l’on peut acheter avec des Rolex ou des Mercedes. » Certains politiciens en changent régulièrement au gré de leurs besoins. Ainsi Porochenko, trust du chocolat, élu député en 1998, rejoint le « parti social-démocrate » du président Koutchma ; en 2000, il intègre le Parti des régions de Ianoukovitch, qu’il quitte en 2001 pour Notre Ukraine, le parti du futur président Iouchtchenko. Il devient Président du conseil de la banque nationale, puis ministre des Affaires étrangères et enfin ministre du Développement économique de Ianoukovitch.

Une farce dramatique ?

Si les conséquences n’en étaient pas si désastreuses pour la masse de la population on pourrait décrire la vie politique de l’Ukraine comme une gigantesque farce mettant en scène voleurs, truands, mafieux, farce qui peut prendre des aspects dramatiques lorsque des gens qui en savent un peu trop sont victimes d’accidents de voiture curieux ou, plus banalement, abattus à la porte de chez eux.

Victor Ianoukovitch, ancien premier ministre du président Koutchma, célèbre pour son inculture autant que pour son avidité, condamné dans sa jeunesse pour vol puis pour viol, candidat à la présidentielle de 2004, a le soutien public et appuyé de Poutine, qui finance sa campagne à hauteur, selon certains, de 300 millions de dollars. En 2004, il tente de falsifier les résultats de l’élection par un trafic des votes éhonté et provoque une vague de protestation qui jettera des hordes de manifestants dans les rues de Kiev. C’est la « révolution orange », qui, en 2005, porte au pouvoir Victor Iouchtchenko, ancien premier ministre de Leonid Koutchma entouré de conseillers américains, marié en 1998 à une américaine d’origine ukrainienne née à Chicago, Katerina Tchoumatchenko ex-fonctionnaire du Département d’Etat et publiquement soutenu par les Etats-Unis. Ioulia Timochenko, ancienne dirigeante de la Compagnie du pétrole ukrainien dont les capitaux reposent paisiblement dans une banque chypriote, nommée par lui premier ministre, promet de réviser les privatisations-pillage antérieures haïes par la population. Devant la résistance des oligarques et des banquiers étrangers qui gèrent leurs dépôts délocalisés, Timochenko ne révisera qu’à la marge quelques menues privatisations. Son gouvernement est bientôt touché par des scandales, dont l’un touche son ministre de la Justice Roman Zvaritch, ancien citoyen américain, dont l’épouse co-organise avec des oligarques la revente illégale en Europe, au tarif mondial, du gaz russe que l’Ukraine achetait alors à un tarif préférentiel. Après les élections parlementaires de 2006 Victor Ianoukovitch, l’adversaire farouche, mais battu, de Iouchtchenko en 2004 devient le premier ministre de ce dernier.

En 2005 à la veille des élections législatives du printemps suivant l’oligarque Rinat Akhmetov invite à Kiev le républicain américain Paul Manafort, chef d’un grand cabinet de lobbying, pour gérer la campagne du Parti des régions de Ianoukovitch pour 150 000 à 200 000 dollars par mois. L’ancien responsable de la communication de Bill Clinton, Joe Lockhart travaille auprès du bloc Ioulia Timochenko (BIouT) et le lobbyiste Stan Anderson travaille pour Notre Ukraine, le parti de Iouchtchenko. Discrédité, Ianoukovitch, le poulain de Poutine, battu aux présidentielles par Iouchtchenko, devient peu après le premier ministre de son vainqueur, qu’il tente de déstabiliser en proposant à des députés du groupe parlementaire du président de 5 à 7 millions de dollars pour changer de groupe.

Pro-américain, pro-européen ou pro-russe, le président en exercice et son entourage de petits, moyens ou grands oligarques organisent le même pillage de l’économie dont la masse de la population paye la note par l’érosion permanente de son niveau de vie. C’est pourquoi, en 2010, Ianoukovitch, pourtant discrédité par ses trafics, manœuvres et manipulations en 2004, est élu président face au sortant Iouchtchenko. Le choix politique offert à la population paraît ainsi réduit aux deux branches d’un piège qui va, cette fois, provoquer une explosion. Mais le choc débouchera une nouvelle fois sur une impasse. Porochenko est élu président après la « révolution de Maïdan » en 2014, puis, accablé par des scandales de corruption, perd en 2019 les élections face à l’acteur Zelensky, crédité alors de 73,2% des voix.

Rien n’a changé après la « révolution Maïdan » de 2014 dans ce kaléidoscope de partis virtuels où tout se vend et s’achète. Ainsi, aux élections municipales du 25 mai 2014 à Odessa, ville gangrenée par la corruption, les deux concurrents finaux Edouard Gourvits et Guennadi Troukhanov, sont tous deux accusés d’avoir eu et de maintenir des liens avec les bandes mafieuses.

Le jeu américain…

En 2002 le gouvernement Koutchma avait officiellement décidé de rejoindre l’OTAN … à terme, un terme laissé dans le vague… En même temps il affirmait souhaiter la création d’une zone de libre-échange avec l’Union européenne d’ici 2007 ; il envisageait ensuite que l’Ukraine devienne membre à part entière de l’UE au plus tard en 2011 alors même que sur le plan énergétique elle est étroitement liée à Moscou qui au fil des ans utilise cette dépendance pour tenter de soumettre Kiev à son autorité dans une histoire aux multiples épisodes et rebonds d’autant que nombre de politiciens et d’oligarques s’emplissent les poches avec le trafic de ce gaz.

L’Ukraine est ainsi devenue un enjeu entre la Russie et les Etats-Unis via l’Union européenne (UE). Ianoukovitch, devenu président en 2010, à peine élu prolonge jusqu’en 2042 le bail qui attribue à la Russie le port de Sébastopol où stationne la marine militaire russe de la mer Noire s’engage alors à signer un accord d’association avec l’UE qui lui promet un prêt de 610 millions de dollars en contrepartie de mesures économiques et sociales drastiques dictées par le FMI (doublement du prix du gaz, réduction puis suppression des dotations gouvernementales aux mines du Donbass, etc.), bref une rigueur budgétaire difficile à imposer à la masse de la population et fort gênantes pour les oligarques petits, moyens ou grands, désireux de continuer leurs pillages. Il craint une explosion sociale et lorsque Poutine, désireux de détacher l’Ukraine des Etats-Unis, lui propose un prêt de 15 milliards de dollars sans contreparties, il saute sur l’occasion puis annule la signature prévue huit jours plus tard d’un accord avec l’Union européenne.

Ses adversaires mobilisent alors contre lui la masse des mécontents, que la police mitraille ; par dizaines de milliers les manifestants envahissent les rues et la place de l’Indépendance pour exiger la démission de Ianoukovitch. Des hommes politiques européens et américains, dont John Mac Cain, et la secrétaire d’Etat adjointe des Etats-Unis, Victoria Nuland, qui souligne que les Etats-Unis ont, depuis 1991, dépensé 5 milliards de dollars pour « démocratiser » l’Ukraine viennent les haranguer. Selon Foreign Affairs : « La clé du problème c’est l’élargissement de l’OTAN, élément majeur d’une stratégie plus vaste qui vise à retirer l’Ukraine de l’orbite russe », ce que Poutine veut interdire. Il réagit à l’éviction de son poulain Ianoukovitch en organisant le rattachement à la Russie de deux territoires majoritairement peuplés de Russes, le Donbass à l’est de l’Ukraine, habité par un véritable mouvement séparatiste et la Crimée au sud.

La guerre entre la Russie et l’Ukraine apparaît déjà une éventualité plus ou moins proche. Ainsi le 23 mars 2014, le général Philip Breedlove, commandant des forces de l’OTAN en Europe, déclarait que « des forces russes très, très importantes » se tiennent « prêtes » à envahir l’Ukraine et à descendre jusqu’à la Moldavie.

L’oligarque Petro Porochenko élu alors président de l’Ukraine, nomme ministre des Finances en mars 2015 Natalie Jaresko, une Américaine d’origine ukrainienne, ancienne fonctionnaire du Département d’Etat américain, qui a travaillé pour un fonds d’investissement ukrainien financé par le Congrès des Etats-Unis, naturalisée ukrainienne le matin même de sa nomination. Le premier ministre ukrainien Arseni Iatseniouk dans une interview au Monde du 13 mai 2015 affirme « L’Ukraine joue le rôle de gilet pare-balles pour l’UE. Plus forte sera l’Ukraine, plus forte sera l’Europe. »  Il détaille ensuite les mesures sociales (si l’on peut dire !) très brutales que son gouvernement a prises pour lui permettre, pense-t-il, de jouer ce rôle : « Nous avons renvoyé, l’année dernière 10% des fonctionnaires et nous allons en renvoyer 20 % cette année. Nous avons gelé les salaires et les retraites. Nous avons multiplié par six les tarifs des services communaux. Nous avons largement dérégulé notre économie, suppression des niches fiscales, entamé une décentralisation ». Il ajoute enfin la diminution des indemnités de retraite de 15%, l’âge du départ à la retraite, repoussé de trois ans, et le triplement du prix du gaz ; la population a vu son niveau de vie divisé par trois en un an. Cette politique sociale qui paupérise plus encore la masse de la population mine les bases de l’Union nationale souhaitée pour répondre à l’offensive russe prévue.

Petro Porochenko, qui sollicite l’aide financière de l’Union européenne, dénonce dans une interview à Libération les projets de conquête attribués à Poutine « Poutine veut toute l’Europe » et envisage, selon lui, « une agression contre la Finlande (…) contre les Etats baltes (…) et dans l’espace de la mer Noire ». Mais il jure : « nous combattons (…) pour la sécurité de tout le continent européen ». Le 21 novembre 2014, la coalition gouvernementale à Kiev décide d’annuler le statut de l’Ukraine comme pays non- aligné pour pouvoir adhérer à l’OTAN. Ce n’est pas encore fait. Mais selon Le Monde du 20 avril 2023, l’Ukraine, aujourd’hui « serait un des rares pays au monde à jouir d’accès privilégiés à l’agence nationale de sécurité (NSA), le monstre américain en matière de renseignements électroniques. »

En 2019, le rejet massif de la couche mafieuse des pillards au pouvoir et de son représentant Porochenko a abouti à l’élection de l’acteur Zelensky, soutenu pourtant par des oligarques comme Igor Kolomoïski à la présidence de la République. En 2021 le salaire minimum en Ukraine dépasse à peine 200 euros et la majorité des retraités perçoivent moins. Cette pauvreté, soulignée par le contraste avec le train de vie des oligarques, des affairistes divers et des politiciens corrompus poussait, avant l’agression russe, les ouvriers et les ouvrières ukrainiennes à émigrer massivement.

Les Ukrainiennes sont très appréciées en Allemagne comme bonnes à tout faire, et y sont moins mal payées que dans leur patrie.  Des agences spécialisées dans la fourniture de main d’œuvre à bas prix fourmillent. En 2020, un quart des trois millions de permis de séjour attribués par l’Union européenne ont été attribué à des Ukrainiens.

Même si plusieurs millions d’Ukrainiens ont fui leur pays, l’agression de Poutine a provoqué une vive réaction patriotique dans la masse d’une population aux conditions de vie de plus en plus pénibles, mais qui refuse de voir nier sa réalité nationale ; elle a ainsi favorisé une union nationale jusqu’alors douteuse dans ce pays fracturé. Au début de 1923, Zelensky, pour l’encourager nettoie quelque peu son entourage douteux. Igor Kolomoïski est ainsi inculpé pour détournement de fonds d’une entreprise publique. Un chercheur commente : « Tout le monde sait que 90% des entreprises publiques ukrainiennes fonctionnent de cette manière ».

L’agression russe répond à trois objectifs : d’abord détourner vers l’hystérie chauvine favorisée par la guerre le mécontentement suscité par les difficultés croissantes de la vie quotidienne (de 2010 à 2022 Poutine a fermé la moitié des hôpitaux dans un pays aux distances énormes et aux routes médiocres) et pour certains par l’étouffement de toute liberté d’expression ; ensuite repousser la pression des Etats-Unis qui s’exerce à travers le ventre mou de l’Ukraine ; enfin endosser la défroque du sauveur de la patrie, en héritier lointain de Staline, dont il a récemment installé une statue à Volgograd.

L’échec de la guerre contre l’Ukraine menacerait ce triple objectif, voire l’avenir même de Poutine, réduit dès lors à brandir la menace de la guerre nucléaire.

Son échec conforterait le sentiment national ukrainien mais Zelensky devra tâcher de remettre en marche l’économie d’un pays ravagé par la guerre, marqué par l’abîme qui sépare les sommets de la société de la masse misérable de la population ; or la mainmise des oligarques et trafiquants ne sortira pas ébranlée de la guerre dont la fin effacera vite le sursaut patriotique provoqué par elle.  Cette nécessité renforcera la dépendance économique, financière et politique de l’Ukraine à l’égard des Etats-Unis et de l’Union européenne, et perpétuera donc les tensions avec Moscou. En 2015 l’un des fondateurs de L’agence de modernisation de l’Ukraine (AMU) déclarait : « l’Ukraine a besoin d’un plan Marshall s’élevant peut-être à quelques centaines de milliards d’euros ». Les ravages de la guerre multiplieront ce chiffre par trois ou quatre et arrimeront donc inévitablement plus encore l’Ukraine aux Etats-Unis et à l’Union européenne. Poutine par sa guerre a renforcé cet arrimage. Le proverbe le dit :« Quos vult perdere Jupiter dementat. »

 

A l’occasion du centenaire de la guerre polono-soviétique …

Jean-Jacques Marie

14 septembre 2020

A la mi-août 2020 le gouvernement polonais a fêté le centenaire du « miracle de la Vistule », c’est-à-dire le retournement brutal qui a permis aux troupes polonaises de faire brutalement refluer l’armée rouge arrivée aux portes de la ville à la fin de sa contre-offensive engagée contre l’armée polonaise qui avait envahi l’Ukraine à la fin d’avril.

Le gouvernement polonais a invité le secrétaire d’état américain, Mike Pompeo, à célébrer cette victoire avec lui. Mike Pompeo a exprimé ses vifs remerciements au gouvernement polonais. Est-ce pour ce que son prédécesseur, le gouvernement de Pilsudski, a fait en 1920 ou pour ce que fait le gouvernement polonais actuel, docile domestique et défenseur des intérêts de l’impérialisme américain dans la région ou – sans doute – pour les deux à la fois ? Soit dit en passant, le dit gouvernement polonais est quelque peu ingrat. En 1920, il était armé par les gouvernements anglais et surtout français, acharnés à mener la lutte contre le bolchevisme, et l’armée polonaise a alors reçu non seulement des armes livrées par Paris mais aussi les conseils, voire parfois les directives – précises – d’une mission militaire française installée à Varsovie, dirigée par le général Weygand, où figurait parmi la pléiade d’officiers installés dans la capitale, un certain capitaine nommé Charles de Gaulle. Mais les puissants d’hier ne sont plus ceux d’aujourd’hui et Varsovie n’a que faire des mimiques mondaines de Macron ou des pitreries de Boris Johnson.

L’armée polonaise a alors bien besoin de cette aide peu désintéressée. Son corps des officiers est formé de membres de la grande ou petite noblesse (la szlachta) dont les principales qualités sont la vanité, la morgue imbécile, le goût des mondanités, le souci de sa prééminence sociale et un solide mépris pour tous ceux qui n’appartiennent pas à leur caste de parasites sociaux …

Ces qualités s’exprimeront brutalement en 1939 lors de l’attaque de l’Allemagne nazie. Dès les premiers jours de la guerre le secrétaire du comité de Varsovie du Parti socialiste polonais et membre de sa direction nationale, Zygmunt Zaremba, veut proposer au gouvernement nationaliste polonais la collaboration de son parti à la défense de la patrie. Il réussit à rencontrer, le 4 septembre le colonel Wenda, chef de la coalition politique gouvernementale, l’OZON. Or à l’époque, après la dissolution en 1938 du parti communiste polonais décidée par Staline[1], qui l’accusait d’être un repaire de trotskystes et de luxemburgistes, le parti socialiste polonais rassemble ou influence la majorité des ouvriers conscients, sauf les ouvriers juifs qui se retrouvent dans le Bund. Il peut donc peser dans la bataille qui s’engage. Mais Wenda envoie promener Zaremba en déclarant : « Nous avons engagé la lutte et nous n’avons l’intention de partager les fruits de la victoire avec personne ».  Trois semaines plus tard il ne pourra partager les citrons amers de la défaite avec personne … La Pologne était anéantie. On trouvera le texte de Zaremba[2] dans le n° 10 des Cahiers du mouvement ouvrier sur cahiersdumouvementouvrier.org

Le tome 3 du livre de Trotsky Comment la révolution s’est armée, non traduit du russe (à la différence du tome 1), contient de nombreux sur cette guerre polono-soviétique. Nous publions ci-dessous quatre de ces textes à la fois, les lecteurs le verront, courts, précis et percutants…


[1] Voir à ce propos le n° 4, 6 et 17 des Cahiers du mouvement ouvrier.

[2] Signalons à ce propos une petite erreur dans le titre, la rencontre a eu lieu le 4 et non le 3 septembre. Signalons aussi une ambiguïté : le colonel Wenda est le chef politique et militaire de la coalition politique réactionnaire dite Ozon. Le chef d’état-major de l’armée, comme on le voit dans le texte de Zaremba page 78 est Rydz Smigly.

Quelques dates pour mieux comprendre …

 Après avoir signé avec le chef « nationaliste » ukrainien Petlioura un accord dans lequel ce dernier cède d’avance à la Pologne une partie des territoires ukrainiens (voir ci-après), le maréchal Pilsudski lance l’armée polonaise à l’assaut de l’Ukraine le 25 avril. En quelques jours ces dernières prennent Jitomir, Berditchev, Moghilev, puis, le 6 mai, Kiev. La contre-offensive de l’armée rouge commence le 25 mai et le 12 juin l’armée rouge reprend Kiev, puis Minsk le 11 juillet, et Brest-Litovsk le 1er août. Elle pénètre ensuite en Pologne jusqu’au coup d’arrêt qui lui est donné à la mi-août par l’armée polonaise devant Varsovie. C’est pour les dirigeants polonais « le miracle de la Vistule » Dans sa contre-offensive, dès le 21 août l’armée polonaise reprend Brest-Litovsk. Le 21 septembre des pourparlers de paix – interrompus fin avril – entre la Pologne et la Russie soviétique reprennent à Riga et aboutissent à un armistice le 12 octobre.

Quatre textes de Trotsky inédits en français

Pour l’Ukraine soviétique !

Un grave danger venu de l’Ouest, de la Pologne, fond sur l’Ukraine soviétique. Les hobereaux se sont déjà emparés d’une partie significative de la terre d’Ukraine. Mais non content de s’emparer, les armes à la main, de provinces purement ukrainiennes, le gouvernement des grands propriétaires polonais présente sa campagne de pillage comme un combat pour « la libération de l’Ukraine ».

Comme aucun nigaud ne croira que Pilsudski, avec ses magnats et ses capitalistes, se prépare à libérer l’Ukraine, ces messieurs propulsent en avant pour la montre, le prétendu « général » Petlioura, en le présentant comme destiné à libérer et à diriger l’Ukraine. Les troupes polonaises, voyez-vous, se contentent d’aider Petlioura, les magnats et les capitalistes polonais, voyez-vous, ne veulent rien pour eux-mêmes ! Ils veulent seulement aider les ouvriers et les paysans opprimés par le pouvoir soviétique, et le garant de cette aide est Petlioura lui-même, qui entre en Ukraine dans les fourgons polonais.

Qui est donc Petlioura ? Nous le connaissons par ses actes. Au début de la révolution il devint membre de la Rada de Kiev ; lorsque les classes travailleuses d’Ukraine se révoltèrent contre la Rada et fondèrent le pouvoir soviétique, Petlioura se tourna vers les kaisers allemand et autrichien et demanda humblement à leurs grandeurs impériales d’envoyer des troupes allemandes en Ukraine pour soutenir le pouvoir de la Rada de Kiev. Les troupes de Guillaume vinrent, s’emparèrent de toute l’Ukraine, clouèrent les travailleurs à la terre, puis les autorités militaires allemandes d’un coup de botte rejetèrent dans un coin le pitoyable traître ukrainien, qui ne leur servait plus à rien. A sa place les Allemands installèrent l’hetman Skoropadski. Tel fut le premier chapitre de l’activité du grand Petlioura.

En novembre 1918 éclata la révolution allemande ; Guillaume Hohenzollern tomba et à sa suite leur commis ukrainien, l’hetman Skoropadski. L’Ukraine fit alors briller les yeux des capitalistes anglo-français. Des troupes françaises débarquèrent à Odessa.

Le général Petlioura sortit alors de l’obscurité, et demanda aux gouvernements capitalistes d’Angleterre et de France le plus grand nombre possible de troupes pour y installer le pouvoir du directoire petliouriste. Pour les en remercier Petlioura promit aux usuriers de Londres et de Paris de les servir fidèlement, c’est-à-dire sur le dos et aux frais du paysan ukrainien. Et Petlioura reçut de l’argent et des armes des impérialistes anglo-français. Il entreprit alors de construire son armée. Mais la seconde révolution soviétique éclata en Ukraine, chassa les troupes françaises de la rive de la Mer noire et, en même temps que les ordures des grands propriétaires et de la bourgeoisie, balaya et le seigneur Petlioura et son directoire. Tel est le second chapitre de l’histoire de Petlioura.

Après avoir servi le kaiser allemand contre l’Ukraine, après avoir tenté de vendre son âme à la bourse anglo-française, mais avoir subi un nouvel échec total, Petlioura grelottait quelque part, ignoré de tous.

Mais alors s’ouvrit le troisième chapitre. Les grands propriétaires polonais décidèrent de reprendre à tout prix leurs terres et leurs usines de sucre en Volhynie, en Podolie et dans la région de Kiev. Leur fidèle créature, le chef de l’Etat polonais et le commandant en chef des armées polonaises, Pilsudski repoussa toutes les propositions de paix du gouvernement soviétique et décida d’attaquer l’Ukraine. Mais pour camoufler au moins partiellement le caractère de rapine de sa campagne et pour tromper les couches les plus ignorantes de la population ukrainienne, monsieur Pilsudski décida d’embarquer avec lui en Ukraine monsieur Petlioura. Inutile de préciser que Petlioura vendit volontiers ses services aux grands propriétaires polonais, comme il les avait vendus auparavant au kaiser allemand et à la bourse anglo-française. Ainsi la noblesse polonaise reçut-elle la possibilité de piller l’Ukraine sous la bannière de Petlioura. Pour remercier les magnats polonais de lui avoir trouvé une fonction, Petlioura transféra en toute propriété à la Pologne toutes les terres situées à l’ouest de la ligne Zbroutch, Styr ou Goryn, c’est-à-dire toute la Galicie orientale, la Volhynie occidentale, les régions de Polésie et de Kholmsk. Dans ces régions vivent sept millions un quart d’habitants, dont cinq millions un quart d’Ukrainiens.

Mais il y a encore dans l’Ukraine de la rive droite et en partie dans l’Ukraine de la rive gauche des benêts – surtout dans le milieu des koulaks ignorants – qui croient que le pouvoir en Ukraine reviendra effectivement à Petlioura et aux koulaks, qui mettront la main sur les terres et sur toutes les richesses du pays. Ils se trompent. Ce n’est pas pour Petlioura et pour les koulaks petliouristes que les hobereaux polonais font la guerre. C’est la noblesse polonaise qui mettra la main sur les terres et les richesses. A moins que Pilsudski ne récompense par de la terre ukrainienne, les paysans polonais qui manquent de terre, pour ne pas offenser les grands propriétaires en Pologne.

Alors, même les koulaks bornés de la rive droite comprendront que Petlioura n’est rien d’autre qu’un traître, qui, comme sur un marché, fait commerce de l’Ukraine, en la proposant à tour de rôle aux Allemands, aux Français et aux Polonais. Alors beaucoup de petits partisans, aujourd’hui déroutés par Petlioura, retourneront leurs armes contre les hobereaux polonais et contre Petlioura. Alors même les gens les plus ignorants et les plus fermés de l’Ukraine occidentale comprendront que l’Ukraine ne peut préserver son indépendance et son autonomie que sous le pouvoir soviétique.

Non, les hobereaux polonais ne s’empareront pas de l’Ukraine même temporairement. Dès que Kiev est tombé entre les mains des grands bandits seigneuriaux un cri d’indignation et un appel ont retenti à travers toute la Russie : Vers le sud, au secours des ouvriers et de la paysannerie laborieuse d’Ukraine !

De tous les fronts où la Russie soviétique l’a emporté, de l’est, du sud et du nord, les meilleures unités, les meilleurs commandants et les meilleurs commissaires vont vers l’ouest, contre les armées de gardes blancs polonais. Tout ce qu’il y a d’honnête en Ukraine même se lève. Le grand combat contre notre dernier ennemi s’achèvera par l’écrasement des hordes de Pilsudski et de Petlioura.

La victoire sera à nous. En avant pour l’Ukraine soviétique !

11 mai 1920

Nejine.

V pouti n° 114

Dans la fumée et l’ivresse.

Les premières victoires des armées polonaises ont définitivement tourné la tête des classes dirigeantes de la Pologne. Même dans le milieu de la bourgeoisie polonaise, certains, encore récemment, regardaient avec défiance l’aventure ukrainienne de Pilsudski. Mais après la prise de Kiev la fièvre chauvine a apparemment gagné définitivement les cercles de la noblesse, de  la bourgeoisie et de la petite bourgeoisie de Pologne. Pilsudski est devenu un héros national. Les doutes se sont dissipés. Kiev est maintenant derrière et bien entendu de nouveaux objectifs apparaissent : Kharkov et Moscou. Les têtes des gouvernants de Varsovie se vautrent dans la fumée et dans l’ivresse.

On n’entend presque pas parler de Petlioura. En revanche la figure de Skoropadski est apparue à l’horizon. Le télégraphe allemand nous apprend qu’à Berlin s’est ouvert un rassemblement des corbeaux tsaristes : l’un des premiers à s’y être présenté est l’hetman du kaiser, Skoropadski, et après lui un bon nombre d’anciens dignitaires, de grands propriétaires et d’industriels du sucre. Ils attendent tous avec impatience les succès polonais ultérieurs pour retrouver leurs places habituelles.

Les représentants de Petlioura à Berlin se lamentent déjà plaintivement : « L’Ukraine ne sera libérée du pouvoir soviétique – disent-ils – que si les Polonais se limitent simplement à libérer l’Ukraine puis la transmettent … à Petlioura. Mais si les Polonais veulent utiliser l’Ukraine pour eux-mêmes – se plaint l’ambassadeur petliouriste – alors on ne pourra pas éviter un nouveau soulèvement soviétique en Ukraine ».

Ils n’ont pas encore tué l’ours qu’ils commencent déjà à se battre pour sa fourrure.

Pendant ce temps le commandement polonais se rue en avant sans se soucier du lendemain. A la fin d’avril, Pilsudski déclarait que les troupes polonaises se limiteraient à l’Ukraine de la rive droite. Mais, après les premières victoires facilement obtenues, ce plan prudent a été abandonné. Les troupes polonaises ont traversé le Dniepr dans les environs de Kiev. Des petits bandits locaux, que le pouvoir soviétique n’avait pas encore eu le temps d’exterminer, facilitèrent et accélérèrent l’avance des unités polonaises. Le flanc droit des troupes polonaises pénètre de plus en plus profondément dans les steppes ukrainiennes, le front polonais s’étire de plus en plus loin de sa base.

Pendant ce temps nos forces ne cessent de se concentrer sur notre front contre la Pologne. Tout le pays s’est réveillé et envoie vers l’ouest ses meilleurs fils et tout ce qu’il a pour ravitailler les soldats rouges, pour leur faciliter leur activité de combattants.

Grisée par les vapeurs du chauvinisme, la noblesse polonaise s’est ruée dans cette sauvage guerre criminelle. Jusqu’au dernier moment nous avons honnêtement défendu la cause de la paix et nous sommes entrés dans la guerre, la tête froide et l’esprit clair. L’ivrogne est capable de se lancer dans un assaut fou mais c’est l’homme sobre qui gagne. Car ce dernier calcule tous les dangers, prévoit toutes les possibilités, rassemble les forces nécessaires et, unissant la clarté de la pensée et la fermeté de la volonté, porte un coup décisif.

Que Varsovie la bourgeoise jubile d’une joie criminelle devant le sang absurdement versé. Bientôt va sonner l’heure où l’armée rouge montrera qu’elle sait l’emporter à l’ouest comme elle l’a emporté au nord, à l’est et au sud. A la fumée et à l’ivresse des faciles victoires polonaises va succéder une effrayante gueule de bois. La clique militaire de Pilsudski entraînera dans le gouffre où elle va sombrer les classes dirigeantes de la Pologne. La classe ouvrière polonaise se dressera pour s’emparer du gouvernail de l’Etat. Qu’une union fraternelle avec la Pologne soviétique couronne alors la victoire sur la contre-révolution polonaise.

13 mai 1920

Smolensk

V Pouti n° 115.

Mort à la bourgeoisie polonaise

Ecoutez, ouvriers, écoutez, paysans, écoutez, soldats rouges.

Un nouveau coup de poignard traître nous est porté dans le dos. La noblesse et la bourgeoisie polonaise ont déchaîné la guerre contre nous. Nous, gouvernement ouvrier et paysan nous faisons tout pour éviter une nouvelle effusion de sang. Nous avons donné l’ordre aux troupes de l’armée rouge de ne pas avancer. Nous avons dès le début ouvertement et honnêtement reconnu l’indépendance de la Pologne. Nous n’avons ni dans les faits ni dans les mots porté atteinte à son territoire. Nous sommes prêts à faire de grandes concessions et accepter de grands sacrifices. Nous avons proposé à la Pologne un armistice général sur tout le front. Mais il n’y a pas au monde de bourgeoisie plus avide, plus corrompue, plus effrontée, plus frivole et plus criminelle que la bourgeoisie nobiliaire de Pologne. Les aventuriers de Varsovie ont pris notre honnête volonté de paix pour un signe de faiblesse. Le gouvernement polonais a alors déclaré qu’il voulait « libérer » l’Ukraine, c’est-à-dire l’occuper avec ses troupes, la priver de son indépendance, l’asservir, l’écraser, la crucifier, rendre ses terres aux hobereaux, transformer l’ukrainien en esclave. La Biélorussie et la Lituanie gémissent sous le joug polonais. Maintenant le coup est dirigé contre l’Ukraine. Et maintenant la bourgeoisie polonaise exige un morceau de terre russe presque jusqu’à Smolensk même. Des dizaines de millions de prolétaires et de paysans ukrainiens et russes doivent devenir les bêtes de somme des grands seigneurs pillards.

Mais cela ne sera pas ! Nous tous, ouvriers, paysans, soldats, citoyens d’un grand pays, qui, le premier au monde, a brisé les chaines de l’esclavage bourgeois, nous jurons tous, comme un seul homme, de défendre la République soviétique contre les bandes polonaises déchaînées. Notre résistance sera impitoyable et irrésistible. Mort à la bourgeoisie polonaise ! Sur son cadavre nous conclurons une union fraternelle avec la Pologne ouvrière et paysanne.

29 avril 1920.

Télégramme postal n° 2886-a

(Aux camarades Tchitchérine, Lénine, Karakhan, Krestinski, Radek, Kamenev).

Nous venons tout juste de recevoir la nouvelle que nos armées ont repris Kiev. Les Polonais, en quittant la ville, ont fait sauter le château d’eau, la station d’électricité et la cathédrale de Vladimir. Même dans la guerre impérialiste on n’a pas assisté à des destructions aussi absurdes et aussi lâches. Les Allemands avaient saccagé une cathédrale parce qu’ils voulaient l’utiliser à des fins militaires, mais détruire un monument artistique dans le seul but de le détruire on n’a pas vu ça même au cours du carnage impérialiste.

La destruction du château d’eau condamne 600 ou 700000 habitants de la ville à d’effrayantes épidémies. La destruction de la station électrique de la ville va provoquer d’énormes calamités pour la population et n’a aucune portée militaire. Cet acte vise à faire le maximum de tort à cette population que Pilsudski et Petlioura veulent libérer de notre présence. Il faut donc développer sans tarder la plus large agitation.

Il faut que le comité de Moscou (du parti) envoie dans les rues des agitateurs qui aux carrefours et aux coins de rues racontent ces faits et appellent à les faire payer aux hobereaux polonais. Il faut aujourd’hui diffuser sur ce point de courts appels, les distribuer dans les rues et les coller sur les murs.

Il faut que l’agence Rosta mobilise son appareil, informe la province par radio et l’appelle à des manifestations de protestation et d’indignation.

Il faut dans toute notre agitation souligner la responsabilité directe de l’Angleterre et de la France pour les forfaits commis à Kiev et à Borissov. La cathédrale Vladimir, la station électrique, le château d’eau ont été détruits avec de la dynamite française et des bâtons de pyroxyline anglais par les mains des incendiaires français. Il faut examiner toutes les déclarations que Lloyd George fait à Krassine à la lumière des explosions de Kiev et de l’incendie de Borissov.

Nous en appelons aux représentants des ouvriers anglais, français, italiens et autres qui se trouvent sur notre territoire, nous en appelons au prolétariat de tous les pays en les invitant à exercer une vengeance impitoyable contre les classes dirigeantes qui arment les canailles de Varsovie pour leur permettre de commettre des crimes sans exemple dans l’histoire.

Dans l’agitation, outre les éléments cités ci-dessus, il faut souligner ce qui suit : nous répondrons en écrasant les hobereaux polonais, nous balaierons de la surface de la terre la barbarie des grands propriétaires et des capitalistes, mais nous ne nous vengerons pas sur le peuple travailleur polonais, avec qui nous cherchons à établir une union fraternelle. Nous ne détruirons ni les monuments de l’art ni les installations techniques comme le château d’eau, l’équipement électrique, etc. Au contraire, nous aiderons, autant que nous le pourrons, le peuple polonais libre et fraternel, ayant rejeté le joug de la bourgeoisie et de la noblesse, à reconstruire les installations techniques détruites.