Jean-Jacques Marie
Où est passée la grève des ouvrières du textile ?
Alexandre Soljénitsyne a écrit une longue histoire de la révolution intitulée : « La Roue rouge ». Avec un acharnement digne d’une meilleure cause, il y efface la grève des ouvrières du textile. Il écrit : « Les révolutionnaires avaient pour habitude constante de s’accrocher à quelque journée-anniversaire. Le vingt-deux janvier n’avait rien donné, le jour de la rentrée de la Douma non plus : or, pour eux, la date d’aujourd’hui était une certaine “journée internationale des femmes’’ », que Soljénitsyne évoque avec un mépris non déguisé. Et que se passe-t-il en cette journée à Petrograd ?
« Des grèves peu nombreuses avaient débuté au matin dans les quartiers de Vyborg et de Petersbourg lorsque le pain noir avait commencé à manquer dans les boutiques ».
Un manque de pain bien étrange …
Et Soljénitsyne s’interroge sur ce manque de pain à ses yeux bien étrange : « Pourquoi en était-on soudain arrivé là ? » Il n’y a apparemment aucune raison puisque « les boulangeries s’étaient vu allouer exactement la même quantité de pain que les jours précédents, calculée à raison d’une livre et demie par habitant et de deux par ouvrier ». Mais « beaucoup de boulangers avaient pris l’habitude, au lieu de faire leur fournée, de revendre leur farine dans le district où elle valait deux fois plus cher ». Ce petit trafic dû à l’avidité des sinistres boulangers ne suffisait pas : « Le manque ne pouvait tenir qu’à une seule cause : la rumeur irrésistiblement surgie que Petrograd allait cesser d’être fournie en farine, que la capitale allait bientôt connaître des restrictions en matière de pain […], une rumeur qui avait pu naître en écho aux débats à la Douma et au projet de la Douma municipale d’introduire des tickets. Le gouvernement n’a pas réagi et la rumeur s’était embrasée : il faut constituer des provisions, se fabriquer du pain de biscuit ! Et comme on pouvait se faire servir à gogo (sic !), on achetait deux ou trois fois plus de pain que d’habitude et certains venaient à en manquer » (1).
… puisque les rentrées de grain ne cessent d’augmenter !
Or d’abord, selon lui, les arrivées de grain s’étaient accélérées : « Les rentrées de grain augmentèrent énormément dès décembre et janvier : pour décembre 200 % des rentrées moyennes mensuelles d’automne, pour janvier 260 % et chaque semaine un peu plus […]. La question du grain avait pris un bon départ et était en passe d’être réglée […]. Il n’y avait pas de menace de famine à l’horizon des mois à venir » (2). Et, ajoute-t-il : « Il n’y avait aucune disette dans la capitale. On pouvait acheter absolument tout sans tickets ; sur tickets seulement le sucre. Situation favorable en ce qui concernait le beurre, le poisson frais et salé, la volaille. »
La razzia des riches
Comment tout commence donc ? Soljénitsyne, qui ne dit mot de la grève, imagine une scène devant une boulangerie ; sortent les premiers clients servis : « En voici un et puis un autre, chargés de deux ou trois miches de pain de seigle, grosses, rondes, bien pétries, bien dorée s… Eh, c’est qu’ils en prennent beaucoup ! Ils en prennent beaucoup, donc il en reste peu » (3). Une femme sort de la boulangerie en écartant les bras ; « n’ont plus rien qu’elle dit » (4)… C’est l’explosion ! Un homme dans la queue saisit un gros glaçon qu’il envoie « à deux mains à la façon des femmes » (re-sic !) dans la vitrine qui part en miettes … « Ça braille, ça cogne de tous les côtés. Et par la fenêtre bridée on jette ce qui tombe sous la main, direct dans la rue. On n’a pas besoin de tout ça : miches blanches ! bougies ! pièces de fromage rouge ! poissons fumés ! bleu de lessive ! brosses ! savon pour le linge ! Par terre tout cela sur la neige tassée, sous les pieds de la foule » (5) dont l’avidité grossière déclenche une émeute sans rime ni raison et qui fait tache d’huile. Après cette boulangerie de quartier, la « boulangerie Filippov, luxueuse » subit le même sort. « Sur trois vitrines, des vitres doubles, étincelantes et derrière des gâteaux, des tartes, des brioches, des pains de gruau. » Mais cette abondance va voler en éclats. « Un jeune homme, un petit bourgeois brandit une barre à mine » … Deux vitres volent en éclats. « Et la foule se déverse dans le magasin » et organise un pillage en règle de la boulangerie : « Du pain noir ? Il y en a à touche-touche ! Et ces miches soufflées ! Ces brioches… » (6).
La luxueuse boulangerie Filippov n’est qu’un début. Après avoir évoqué le jeu consistant pour les protestataires à retirer les manivelles de commande des tramways, Soljénitsyne ajoute : « Une autre mode s’était instaurée : briser les vitrines des magasins et tout flanquer en l’air, piller aussi. On avait commencé par les boulangeries et les boutiques de détaillants, mais sitôt la foule ayant afflué sur la perspective Souvorov ou la grande perspective du Quartier de Petrograd, adolescents en tête occupés à briser toutes les vitrines les unes après les autres – comment cette foule aurait-elle pu se contenir ? On s’était mis à dévaliser les marchands de fruits et légumes, à rafler la recette dans les tiroirs-caisses. Dans la soirée on en était déjà à dévaliser une bijouterie. »
Quand la foule s’amuse
La plaisanterie succède au pillage. Sur la perspective Nevski, « des petits bourgeois, des ouvriers, des femmes simples, des individus de tout poil » se mêlent à la foule noble sur la Nevski et cela au milieu de la journée de travail ! « Mais le beau monde ne les dédaigne point ». Et pour s’amuser, la foule « dont les mines sont heureuses, espiègles » se plaît à proférer une sorte « de plainte souterraine : “Du-u -u pain-ain-ain.. Du-u-u pai-ai- ain” ». Même « ceux qui n’ont jamais mangé une miette de pain de seigle », le pain du pauvre réservé aux ouvriers et aux paysans, reprennent en chœur cette complainte. « Les yeux rigolards, ils se gaussent ouvertement, font la nique » (7). Le pillage et la plaisanterie engendrent une « rumeur impossible à contenir ».
L’avidité humaine, le pillage, le canular, la rumeur forment un cocktail qui suscite la révolution d’où Soljénitsyne a effacé les ouvrières du textile de Vyborg.
Il a aussi effacé la réalité qu’évoquait un rapport de police du début de 1917 qui, évoquant l’éventualité d’une explosion, soulignait : « Les conditions d’une telle explosion sont tout à fait remplies ; la situation économique des masses, en dépit d’une importante hausse des salaires, est proche de la détresse […]. Même si on estime que les salaires ont augmenté de 100 %, le coût de la vie s’est accru de 300 %. L’impossibilité d’obtenir les produits, la perte de temps que signifient les heures de queue devant les magasins, la mortalité croissante due aux mauvaises conditions de logement, au froid et à l’humidité résultat du manque de charbon, toutes ces conditions ont créé une telle situation que la masse des ouvriers industriels est prête à se laisser aller aux excès les plus sauvages d’une émeute de la faim » (8).
Ce chef de la police ignorait donc la réalité que, soixante-dix ans après lui, Soljénitsyne connaît évidemment mieux que lui ? Ou voulait-il affoler le gouvernement … et provoquer ainsi le désordre qu’il avait comme charge de combattre ? Certes, Soljénitsyne … qui ne cite pas un mot de ce rapport qu’il ne peut ignorer, ne le dit pas. En tout cas une chose est sûre : comme historien, on peut aisément trouver nettement mieux et plus fiable !
(1) Alexandre Soljénitsyne, La Roue rouge, troisième nœud tome 1, mars 1917, p. 67.
(2) Ibid., p. 30.
(3) Ibid., p. 18.
(4) Ibid., p. 19.
(5) Ibid., p. 19.
(6) Ibid., p. 21.
(7) Ibid., p. 23.
(8) Marc Ferro, Histoire de la révolution russe de 1917, février, p. 60.