Cet article est paru dans le CMO 85, numéro spécial de juin 2020 (1). D’autres articles et des documents sur l’histoire contemporaine de l’Ukraine sont parus dans les CMO. Nous allons bientôt en donner la liste et les références.
En 1929, des nationalistes ukrainiens sous la direction du colonel Andriy Melnyk, ancien chef d’état-major de l’Armée populaire ukrainienne pendant la guerre civile (de janvier 1919 à la fin de 1920) fondent en exil Organisation nationale ukrainienne (OUN) dont Stepan Bandera est l’un des principaux dirigeants. En 1920 à la suite de la défaite de la contre-offensive de l’armée rouge contre la Pologne qui avait envahi l’Ukraine en avril 1920, la Pologne a mis la main sur une partie du territoire historique de l’Ukraine. Bandera, outre sa haine hystérique des « bolcheviks » et des juifs porte une haine presque aussi vigoureuse aux Polonais. Il se charge dans l’OUN de la propagande antipolonaise.
Moins de trois mois après l’accès au pourvoir des nazis, l’OUN organise en avril 1933 une conférence à Berlin. C’est le début d’une étroite coopération entre les nationalistes ukrainiens et les nazis. Bandera et ses fidèles, dont Iarosav Stetsko est l’un des plus notables, sont partisans de l’assassinat politique. Installés en Pologne ils organisent le meurtre de personnalités politiques polonaises. Bandera fait ainsi assassiner le ministre de l’Intérieur polonais Bronislaw Pieracki en 1934. Deux fois condamné à mort par la justice polonaise pour cet assassinat et quelques autres, il voit dans les deux cas sa condamnation commuée en peine de prison. Cette étrange mansuétude est sans doute le produit d’une négociation entre les nazis, qui, rêvant de mettre un jour la main sur l’Ukraine, ont besoin de Bandera et de ses hommes, et les services polonais prêts à aider toute action dirigée contre l’URSS. Melnyk et ses partisans manifestent quelques réserves sur la pratique systématique de l’assassinat politique. Stepan Bandera s’enflamme. Le 10 février 1940 lors d’une conférence de l’OUN tenue à Cracovie, occupée par la Wehrmacht depuis sa victoire sur la Pologne, il scissionne. Dès lors existent une OUN dite M du nom de Melnyk, et une OUN dite B du nom de Bandera.
L’armée allemande envahit l’Union soviétique le 22 juin. Ce même jour, Bandera, installé à Cracovie, proclame un Comité national ukrainien. Le 30 juin la Wehrmacht prend Lvov (Lviv en ukrainien), évacuée depuis trois jours par les troupes de l’armée rouge. Un bataillon dit Sonderformation Nachtigall (ou régiment Rossignol), formé d’environ 300 ukrainiens membres de l’OUN (B) a participé à la prise de la ville comme détachement de la Wehrmacht. Un autre régiment ukrainien constitué de banderistes est intégré à la Wehrmacht : l’Organisation Roland. Le soir même, sans demander l’accord des autorités civiles ou militaires allemandes, Stepan Bandera proclame à Lvov, un gouvernement ukrainien, censé gouverner une Ukraine indépendante. Il nomme un premier ministre, Jaroslav Stetsko, et réunit en même temps un « conseil » politique ukrainien dont sont exclus les partisans de Melnyk.
« L’application en Ukraine des méthodes allemandes d’extermination de la youpinerie est rationnelle »
Ce dernier, dans une courte autobiographie rédigée en hâte dans les jours qui suivent et adressée aux autorités allemandes pour convaincre les nazis de sa fidélité, dont certains nationalistes ukrainiens tentent en vain de nier l’authenticité, déclare en particulier : « Moscou et la juiverie sont les principaux ennemis de l’Ukraine et les porteurs des idées internationalistes destructrices du bolchevisme. Tout en considérant comme l’ennemi principal Moscou qui maintient de force l’Ukraine en esclavage, je considère néanmoins comme nuisible et hostile le destin des youpins qui aident Moscou à maintenir l’Ukraine en esclavage. C’est pourquoi je pense qu’il faut exterminer les juifs et je juge rationnelle l’application en Ukraine des méthodes allemandes d’extermination de la youpinerie, qui exclut son assimilation. » Dans la lignée de cette déclaration, le 7 juillet sur ordre des chefs de l’OUN (M) de la région 45 juifs sont massacrés à Borovtsy et 64 à Kisselev.
Stetsko fait lire deux fois à la radio, le 30 juin, une proclamation annonçant le rétablissement d’un Etat ukrainien indépendant. Il y déclare : « L’Etat ukrainien rénové collaborera étroitement avec le Reich national-socialiste, qui, sous la direction d’Adolf Hitler fonde un ordre nouveau en Europe et dans le monde et aide le peuple ukrainien à se libérer de l’occupation moscovite.
L’Armée révolutionnaire nationale ukrainienne qui se constitue sur la terre ukrainienne, combattra aux côtés de l’armée allemande alliée contre l’occupation moscovite pour un Etat Ukrainien Synodique Souverain et pour un ordre nouveau dans le monde entier ».
Dans la foulée l’OUN (B) ainsi d’ailleurs que l’OUN (M) créent des détachements de combat qui attaquent les troupes soviétiques en déroute et prennent le contrôle de plusieurs districts avant même que la Wehrmacht ne les occupe. Leurs détachements s’emparent ainsi de Ternopol (ou Ternipil) la ville natale de Stetsko. Dans le village de Krasnoie ils abattent une quarantaine de soldats soviétiques.
Le pogrom de Lvov
Dès sa proclamation comme premier ministre Stetsko crée une milice ukrainienne chargée du maintien de l’ordre. Sa première action est dirigée contre les juifs : le NKVD ayant abattu plusieurs centaines de prisonniers politiques ou des droit commun avant d’évacuer la ville, la milice, avec l’aide de soldats allemands, rassemble des juifs pour nettoyer les cellules où les victimes ont été abattues, et transporter les cadavres au cimetière. Après quoi elle les fusille ou les fait lyncher par la foule en état d’hystérie.
Cette première action déclenche un pogrom, dont Jean Lopez et Lasha Otkhmezuri donnent un récit bref mais précis dans leur Barbarossa : « Dans les rues l’on humilie, dénude, roue de coups et parfois viole les femmes. Les hommes sont contraints de nettoyer les rues, de manifester de façon grotesque leur amour des Soviets (qu’ils aiment nécessairement dans le mythe nazi du judéo-bolchevisme nda) de ramper ou marcher à quatre pattes. Beaucoup sont abattus souvent de façon bestiale ». Les deux auteurs précisent : « Dans cette affaire l’on observe une sorte de division du travail : les Allemands sont les instigateurs du pogrom ; les nationalistes ukrainiens les organisateurs, la foule les exécuteurs ». Le pogrom de Lvov est comme le disent les deux auteurs de Barbarossa « le premier acte souverain de l’Etat ukrainien »(2).
Mais c’est aussi le dernier. Hitler ne veut pas d’un Etat ukrainien même fantoche et ultra-collaborateur. Il prévoit de faire mourir de faim 30 millions de soviétiques dont bon nombre d’ukrainiens et de réduire les autres en esclavage pour nourrir l’armée et la nation allemandes. Il déclare d’ailleurs « Les Ukrainiens sont aussi fainéants (…) que les Russes » et appartiennent comme eux « à la famille des lapins »(3) … On ne saurait imaginer un Etat et un gouvernement de lapins.
Le secrétaire d’Etat allemand Kundt convoque à Cracovie Bandera et Stetsko. D’emblée il leur déclare qu’il est inadmissible de prendre une quelconque initiative dans une zone d’occupation militaire sans demander l’autorisation aux autorités allemandes à moins ajoute-t-il, que la radio où a été lue la proclamation ne soit « une radio russe, menant une entreprise de désinformation »(4). Lors de la discussion avec ce Kundt, Bandera déclare, au nom de l’OUN et donc de Stetsko : « L’OUN est entrée dans la guerre partiellement dans les rangs de la Wehrmacht allemande et partiellement comme organisatrice d’un soulèvement sur les arrières des armées bolcheviques, remplissant ainsi une tâche de la Wehrmacht »(5). Kundt confirme … mais cette aide ne donne aucun droit à Bandera et à ses amis de l’OUN de prendre la moindre décision qui ne soit pas soumise à l’accord préalable des autorités allemandes.
Les collaborateurs en prison.
Le 3 juillet, Stetsko tente sans succès de transmettre une lettre à Hitler pour lui demander de soutenir son gouvernement. Le 5 juillet la police allemande arrête Bandera, alors installé à Cracovie, l’emmène à Berlin où il est soumis à une batterie d’interrogatoires. La police allemande arrête aussi Stetsko et ses principaux collaborateurs deux jours après. Bandera et Stetsko sont jetés en prison à Berlin avant d’être transférés au camp de concentration de Sachenshausen, dans le quartier des VIP (politiques) en janvier 1942, ainsi, bientôt, que leur concurrent, Melnyk.
Les autorités allemandes dissolvent immédiatement la milice créée à Lvov par Stetsko mais ne peuvent évidemment se passer de collaborateurs aussi dévoués et aussi farouchement antisémites. Ils mettent sur pied dès le 15 août 1941 une police ukrainienne auxiliaire de la police allemande, et dirigée par deux ukrainiens banderistes : Vladimir Pitouleï et Lev Ogonovski qui, avec la bénédiction des autorités allemandes, organisent une méticuleuse chasse aux juifs : le 25 mars 1942, ils raflent et abattent 2.254 juifs. Le mois suivant, ils fusillent 6000 juifs sur ordre du commandant (allemand, bien entendu) de la ville.
Un modeste début
Ce n’est là qu’un modeste début. Les Ukrainiens de la police auxiliaire mise en place dans toutes les villes d’Ukraine participent à la campagne d’extermination des juifs déclenchée par les nazis. Ils se sont particulièrement distingués lors du massacre de Babi Yar à la fin de septembre 1941 où 32.700 juifs furent massacrés en trois jours. Selon l’historien russe Serguei Tchouiev, peu après la proclamation de l’indépendance de l’Ukraine, le nationaliste ukrainien V. Chouratiouk aurait déclaré : « Je suis fier de ce que parmi les 1.500 exécuteurs de Baby Iar il y ait eu 1.200 policiers de l’OUN et seulement 300 allemands »(6).
La violence et le pillage déchaînés par les nazis en Ukraine tournent bientôt la population, surtout la paysannerie, contre eux. Les paysans ukrainiens attendaient des nazis qu’ils liquident les kolkhozes, ce que propose à la fin de septembre 1941 Alfred Rosenberg ministre du Reich pour les territoires occupés. Hitler juge manifestement plus pratique de rafler les récoltes dans quelques grandes exploitations que dans une myriade de petites et ordonne le maintien des kolkhozes.
A la fin de 1942 l’OUN (B) crée une armée insurrectionnelle, l’UPA, qui rassemble bientôt plus de 60.000 hommes, combat d’abord les partisans soviétiques mais s’engage bientôt dans une lutte sur deux fronts, contre eux puis contre l’armée rouge et contre l’armée d’occupation allemande. Le 27 septembre 1944 les nazis libèrent Stetsko et Bandera, puis, le 17 octobre Melnyk que les Allemands invitent à former un comité national ukrainien. Melnyk en rédige le projet mais refuse de le présider. Le dit comité est proclamé le 12 mars 1945. A cette date Stetsko, Bandera et Melnyk ont prudemment fui l’Allemagne nazie en pleine déroute.
Stetsko reprend du service … au service de la « démocratie »
A peine la « guerre froide » a-t-elle commencé que Stetsko reprend du service. Avec l’aide politique et matérielle de la CIA, il crée une organisation antisoviétique. « Le bloc des nations antibolcheviques », installée bien entendu à Munich où sont concentrées la majorité des organisations antisoviétiques financées par la CIA ou le Sénat américain. Il en conserve la présidence jusqu’à sa mort en 1986. Entre temps, en 1959, un agent soviétique a empoisonné Stepan Bandera, lié au lendemain de la guerre aux services de renseignements britanniques.
Au lendemain de la prétendue « révolution » de Maïdan, largement financée par les services américains (7) en 2014 une statue de Iaroslav Stetsko a été érigée à Ternipil (ou Ternopol), la ville où il naquit. Des statues de lui ont été élevées dans deux autres villes d’Ukraine.
(1) CMO 85 : « Des procès de Moscou (1936-1938) à la demande d’adhésion de l’URSS à l’OTAN (1954) ou la Contre-révolution stalinienne en marche… ». Ce numéro comporte de nombreux documents inédits. Il est toujours possible de le commander en écrivant à : diffusion@cahiersdumouvementouvrier.org
(2) Jean Lopez et Lasha Okhtzemuri, Barbarossa, p 431
(3) Les collabos, Pluriel / L’Histoire 2011, p 52
(4) Serguei Tchouiev, Ukrainski legion, Moscou, p 212
(5) Ibid p 209
(6) Sergueï Tchouiev, op.cit,, p 215
(7) Rappelons que lors d’une conférence tenue à Washington le 13 décembre 2013 à laquelle participait la diplomate américaine Victoria Nuland, un représentant des autorités américaines signala que les Etats-Unis avaient investi 5 milliards de dollars dans le soutien à l’opposition dite « démocratique » en Ukraine, dirigée par l’oligarque richissime et corrompu Porochenko. Quelques semaines plus tard, lors du Maïdan, Victoria Nuland présente à Kiev déclare paisiblement qu’il n’était pas question pour les Etats-Unis d’avoir dépensé ces 5 milliards de dollars pour rien. La « démocratie », on le voit, n’a pas de prix … mais elle a un coût.