Ukraine-Pologne : une histoire trafiquée.

Jean-Jacques Marie

Le Figaro du 21 octobre 2022, sous le titre « L’Europe vit le troisième acte d’un drame ouvert il y a cent ans » (1) un entretien avec Jan Roman Potocki l’auteur polonais d’un livre « magnifique » intitulé Frères d‘armes, où selon la rédaction du quotidien l’auteur « a exploré le rôle militaire et politique clé de la France dans la renaissance de la Pologne entre 1918 et 1924 ».

A en croire le Figaro lui-même, Monsieur Potocki est un historien un peu particulier puisque le quotidien le présente comme « un homme d’affaires (sic !) et un essayiste ».

Selon Potocki « La Pologne, à l’été 1920, a repoussé les assauts de l’Armée rouge aux portes de Varsovie avec le soutien, d’un millier d’officiers français, dont le capitaine de Gaulle et d’un armement français considérable. » Puis il ajoute :  «  Sans cet appui la Pologne serait effectivement « mort-née » selon les mots du Maréchal Foch.»

Monsieur Potocki, qui, dans la suite de l’article, manifeste un vif enthousiasme pour l’OTAN, est bien un homme d’affaires. Il trafique l’histoire en oubliant de dire comment l’Armée rouge a pu se retrouver devant Varsovie en juillet 1920.

Pour remplir la mission que la France bourgeoise lui confie, le chef polonais Pilsudski envahit à l’improviste l’Ukraine soviétique, le 25 avril 1920. Le gouvernement français lui a fourni pour remplir cette mission hautement civilisatrice 3000 mitrailleuses, 1500 canons et 150 aéroplanes. Face à une armée rouge épuisée, en cours de démobilisation, et dont certaines divisions sont alors transformées en « armées du travail », il vole d’abord de victoire en victoire. Il prend Jitomir et Berditchev dès le 25 avril, Moghilev le 28, et Kiev le 6 mai.

Mais le paysan ukrainien a gardé un vif et très désagréable souvenir de l ’asservissement auquel les grands propriétaires polonais l’ont soumis pendant des décennies ; il entre en masse dans les rangs de l’Armée rouge pour repousser l’envahisseur, vite chassé de Kiev et bouté hors d’Ukraine un mois plus tard. Lénine invite alors l’Armée rouge à poursuivre sa route en Pologne pour y susciter la révolution et trouver la jonction avec le prolétariat allemand. Mais ce calcul se heurte à un écueil. Le paysan et l’ouvrier polonais, dans leur masse, voient dans l’Armée qui entre sur leur territoire une armée, non pas rouge, mais russe. Et l’entreprise échoue avec la participation de De Gaulle, du général Weygand, présent à Varsovie, mais oublié par Potocki, et  de la camarilla d’un millier d’officiers français

Ainsi l’homme d’affaires historien célébré par le Figaro, en effaçant l’agression du 25 avril et les épisodes suivants de l’invasion de l’Ukraine soviétique par l’armée polonaise transforme l’envahisseur, mandaté et armé par l’impérialisme français, en envahi… contraint de se défendre contre celui-là-même qu’il a attaqué.

(1) « L’Europe vit le troisième acte d’un drame ouvert il y a cent ans ».

Jan Roman Potocki : Homme d’affaires et essayiste, Jan Roman Potocki a exploré dans un livre magnifique, Frères d’armes, le rôle militaire et politique clé de la France dans la renaissance de la Pologne entre 1918 et 1924. Pour lui, cette période oubliée, avec ses victoires puis ses ratages stratégiques qui menèrent à la catastrophe de 1939, est pleine d’enseignements pour faire face à la crise d’Ukraine et doit mener à la relance d’une grande alliance fertile entre Paris et Varsovie, pour « piloter l’après ».

LE FIGARO : Vous avez consacré un très beau livre à la fraternité d’armes franco-polonaise de 1918-1920. Vous considérez que cette période oubliée, durant laquelle la France forma l’armée polonaise et l’empêcha d’être mort-née face aux assauts bolcheviks, est pleine d’enseignements pour le moment géopolitique que nous vivons et doit mener à une nouvelle alliance stratégique fertile entre la France et la Pologne. Pourquoi ?

Jan Roman Potocki : En rédigeant Frères d’armes, en 2020, pour marquer le centenaire de la bataille de la Vistule, j’ai été frappé autant par l’ignorance quasi complète du sujet en France que par le rôle essentiel joué par votre pays. La Pologne, à l’été 1920, a repoussé les assauts de l’Armée rouge aux portes de Varsovie avec le soutien d’un millier d’officiers français, dont le capitaine de Gaulle, et d’un armement français considérable. Sans cet appui, la Pologne serait effectivement « mort-née », selon les mots du maréchal Foch.